LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

IX. — MME DE LA MOTTE ÉCRIT L'HISTOIRE DE SA VIE[1].

 

 

La comtesse de La Motte retrouva son mari à Londres le 4 août 1787. Plusieurs fois, pendant le temps que j'ai passé avec elle, écrit le comte, elle a tenté de se détruire et cela pour des bagatelles, pour des contrariétés fort minimes. Deux fois je l'ai retenue par ses vêtements, lorsqu'elle s'élançait pour se précipiter par la croisée. Lorsqu'elle vint me rejoindre à Londres, j'évitais toutes les occasions de lui causer la moindre contrariété. Je m'aperçus aisément que les grands malheurs qu'elle venait d'essuyer avaient encore aigri son caractère et qu'il fallait user de ménagements et de précautions pour la conserver. Malgré toute ma patience je ne pus cependant m'empêcher de lui dire, un jour, que son entêtement et ses violences étaient la cause de tous nos malheurs. Je n'eus pas plutôt prononcé ces paroles qu'elle sauta sur un poignard qui se trouvait par hasard sous sa main, et, malgré ma promptitude à voler à son secours, ainsi que les personnes qui se trouvaient dans l'appartement, nous ne pûmes empêcher qu'elle ne se frappât au-dessous du sein et nous la vîmes tomber à la renverse.

La misère des deux époux était extrême. Lamotte, panier percé, n'avait pas tardé à dépenser tout ce qu'il avait encore retiré en argent et en bijoux de chez le joaillier Gray, après sa fuite de Bar-sur-Aube en 1785. Un lord anglais, ému de compassion pour la pitoyable victime d'une erreur judiciaire, fit une pension à la comtesse, et celle-ci trouva un second protecteur en Charles-Alexandre de Calonne, l'ancien contrôleur général des finances, que nous avons vu travailler activement à l'acquittement du cardinal, pour en blesser la reine, et que nous allons voir dans quelques jours s'efforcer de porter à Marie-Antoinette le dernier coup. Jeanne avait alors trente et un ans. Elle était toujours jolie, vive, piquante. Le vieux Calonne en était tout émoustillé[2]. Et de la sorte, sa haine pour la reine s'unit en lui aux sentiments pour la petite femme : rencontre qui va produire la plus monstrueuse des collaborations.

L'affaire du Collier avait fait en Europe un tapage prodigieux, en Angleterre surtout. Un livre où Mme de La Motte conterait l'histoire par le menu, devait être un succès de librairie qui lui permettrait de subsister. Comme elle écrivait en un style invraisemblable, Calonne lui amena Serre de Latour, un publiciste français, qui s'était réfugié à Londres, avec la femme de l'intendant d'Auvergne qu'il avait enlevée, et y rédigeait le Courrier de l'Europe, feuille commanditée par un brasseur d'affaires nommé Swinton[3]. Et Calonne lui-même se mit à sa disposition.

La marée des médisances montait autour de Marie-Antoinette. Écoutez, disent les Goncourt, écoutez ce chuchotement et ce murmure d'un peuple qui monte et qui redescend, redescend et remonte des Halles à Versailles et de Versailles aux Halles. Écoutez la populace, écoutez les porteurs de chaises, écoutez les courtisans ramenant la calomnie de Marly, la ramenant en poste à Paris ! Écoutez les marquis au foyer des comédiennes, chez les Sophie Arnould et les Contat, chez les courtisanes et les chanteuses. Interrogez la rue, l'antichambre, les salons, la Cour, la famille royale elle-même. La calomnie est partout, jusqu'aux côtés de la reine. Et quel aliment la plume de la comtesse va lui fournir ! On le redoutait à Versailles. Mme de La Motte et Calonne y étaient observés. La duchesse de Polignac partit pour Londres. Elle descendit jusqu'à négocier avec les époux La Motte, promit de l'argent. Mais Jeanne s'exaltait, elle avait des prétentions sans bornes. Elle voulait sa réhabilitation[4] et en outre les biens, l'argent, tout ce qu'on lui avait enlevé. Les Mémoires parurent[5].

Je puis attester, écrit Mme Campan, que j'ai vu dans les mains de la reine un manuscrit des Mémoires de la femme La Motte, qu'on lui avait apporté de Londres et qui était corrigé, de la main même de M. de Calonne, dans tous les endroits où l'ignorance totale des usages de la Cour avait fait commettre de trop grossières erreurs. — M. de Latour, écrit d'autre part le comte de La Motte, remit le manuscrit à M. de Calonne qui y fit des changements, des corrections, des additions sans nombre, presque à chaque page ; toutes ces corrections étaient écrites de sa main et, pour la plupart, au crayon[6].

Dans ses interrogatoires, à la Bastille, Jeanne de Valois avait prétendu que le Collier avait été volé par Cagliostro. Puis elle avait déclaré au Parlement que le voleur était le cardinal de Rohan. Dans l'affaire du Collier, avait-elle écrit quand elle fut sur le point de paraître devant ses juges, il est un fait constant, c'est que le roi, la reine, avaient refusé depuis plusieurs années de l'acquérir. S'il était vrai que la reine eût formé un vœu nouveau pour ce bijou de fantaisie, elle pouvait se le procurer sans mystère sur les fonds dont elle disposait.

Jeanne de Valois change une fois encore d'avis : Le Mémoire justificatif parait : le Collier a été pris par la reine. Dans son indignation, Labori s'écrie, s'adressant à la Conférence des avocats[7] : Non, messieurs, la reine de France n'est pas une voleuse, en douter c'est presque insulter la patrie !

***

Un extrait permettra d'apprécier le Mémoire justificatif. Je n'ai plus rien à ménager, écrit Mme de La Motte : je me suppose en ce moment dans ces régions d'indépendance et de paix où mes souffrances me mériteront, à ce que j'espère, une place, racontant, sans intérêt comme sans passion, à la troupe céleste les tristes rêves que j'ai faits sur terre.

On sait que le cardinal de Rohan n'était arrivé à Vienne comme ambassadeur qu'une année après le départ de Marie-Antoinette, venue en France pour y épouser le dauphin qui fut Louis XVI. Rohan ne pouvait donc y avoir vu la jeune archiduchesse. Ce n'était pas là un obstacle pour Jeanne de Valois, qui raconte sans intérêt comme sans passion, à la troupe céleste :

Le cardinal de Rohan m'a dit à moi, m'a répété plus d'une fois, que les griefs de Sa Majesté étaient malheureusement fondés. Il m'a confié que, lors de son ambassade à Vienne, la reine était encore archiduchesse. Enhardi par la légèreté de ses manières, il avait osé offrir des hommages qui n'avaient pas été rejetés. Son bonheur avait passé comme un songe. Les préférences marquées qu'avait obtenues un officier allemand, lui avaient tourné la tête au point de lui faire hasarder des propos indiscrets.

Ce trait, pris entre cent traits pareils, fait apprécier le ton et la véracité de l'ouvrage, qui se présentait au public sous le couvert des plus beaux sentiments : ... ma sensibilité et mes notions délicates sur l'honneur, disait Jeanne. Le livre avait aussi emprunté quelque chose à ce don de persuasion que Beugnot signale en Mme de La Motte. Il fut tiré à huit mille exemplaires, et, en peu de temps, le libraire en écoula plus de sept mille. Il fut aussitôt traduit en anglais et en allemand. En Allemagne, il en parut deux éditions différentes, l'une publiée par les soins des libraires de Brunswick, l'autre par les libraires de Nuremberg.

A Londres, écrit M. Pierre de Nolhac[8], Mme de La Motte publie ses odieux Mémoires, faits de rage et de mensonge, qui traînent la couronne dans la boue des ruisseaux infâmes. Entre la parole de la reine et celle de la drôlesse, la France hésite. Bientôt elle ose choisir, et ce sont les pamphlets de cette femme qui font accepter définitivement la légende des vices de Marie-Antoinette. C'est là que Fouquier-Tinville prendra ses arguments et armera sa justice. — A la Cour, aussi bien qu'à la ville, dit Me Labori[9], chacun se montra préparé à faire à la reine crédit de toutes les perversités et de tous les vices, et la légende de ses débauches n'a pas encore disparu de l'histoire.

Néanmoins Me Labori lui-même, pour respectueusement dévoué qu'il soit à la mémoire de Marie-Antoinette, admet que la comtesse a pu avoir des relations avec elle. Affirmons, au contraire, qu'elle n'eut jamais avec la reine des rapports d'aucune sorte, à aucun moment. La reine ne l'a jamais vue. Marie-Antoinette écrit le 22 août 1785 à son frère Joseph II : Cette intrigante du plus bas étage n'a nulle place ici et n'a jamais eu d'accès auprès de moi. — A l'époque du procès, dit Mme Campan, la reine envoya chercher quelques-unes des gravures représentant Mme de La Motte : Elle ne se souvint même pas de l'avoir vue passer dans la galerie de Versailles, qui était publique, et où Mme de La Motte s'était montrée souvent.

Que dit à l'instruction Rosalie, femme de chambre de la comtesse ?

Je n'ai jamais entendu parler à personne dans la maison de relations que Mme de La Motte pouvait avoir avec la reine[10].

Que dit Mlle Colson, sa dame de compagnie ?

J'ai passé deux ans chez Mme de La Motte — précisément à l'époque de l'intrigue du Collier — et n'ai jamais vu ni entendu quoi que ce fût qui pût me faire supposer des relations entre la reine et la comtesse[11].

Que déclare Marie-Anne de Saint-Rémy, sieur de Jeanne de Valois, à l'abbé Bew, qui le mande aussitôt à son cousin le libraire Bew, à Londres, éditeur des Mémoires de Mme de La Motte ? Oui, monsieur, ma sœur elle-même m'a dit que les lettres dans son Mémoire avaient été forgées et que la plupart du Mémoire était faux. Quant à moi, monsieur, je vous avoue avec confiance que ma sœur n'a jamais eu aucune entrevue avec la reine et que toute cette histoire est absurde[12].

Et Mme de La Motte elle4néme, que déclare-t-elle dans ses-lettres, dans ses interrogatoires, dans ses confrontations, dans les Mémoires qu'elle fait rédiger par son avocat ? Je n'ai jamais eu l'honneur de voir la reine[13]. — Je ne me suis jamais vantée d'avoir du crédit auprès de la reine[14]. — Je ne connais personne qui fût attaché à la reine[15]. — La dame de La Motte, dit Me Doillot, son avocat, malgré un nom authentiquement reconnu, était ignorée à la Cour et n'avait avec la souveraine aucune relation ni publique ni particulière[16]. Et plus loin : Faut-il parler d'une autre fable, de ces liaisons avec la reine dont on veut que la dame de La Motte se soit fait honneur, ainsi que d'une correspondance secrète ? La comtesse de La Motte serait bien coupable, si l'allégation était vraie, puisque c'est un honneur qu'elle n'a jamais eu. Elle supplie humblement ses juges d'écouter attentivement la lecture des dépositions sur cette fable, de redoubler d'attention suie le ton ferme avec lequel elle a dénié[17].

Après ces témoignages multiples et concordants, peut-il subsister le moindre doute ?

 

L'apparition du Mémoire de Jeanne de Valois eut pour première conséquence de lui faire perdre la protection et les subsides du lord anglais, qui avait répandu son âme et sa bourse sur les genoux de cette pauvre martyre des tribunaux français. C'était, paraît-il, un homme de bon sens, et la victime de l'erreur judiciaire lui parut de ce jour moins intéressante.

Après s'être brouillée avec le lord, elle se brouilla avec Calonne. Ce fut une scène animée. Les deux amoureux jouaient au piquet. Sur un coup décisif, l'ex-ministre s'écria : Madame vous êtes marquée ! L'allusion cinglait. On connaît le caractère de la comtesse. Vive comme l'éclair, elle a renversé la table ; elle s'est jetée sur son partenaire, et de ses belles mains, qui, jusqu'alors, n'avaient fait que flatter la figure du vieux galant, y met des empreintes incisives.

Le comte de La Motte en avait décidément assez. Il profita du désordre que venait de produire la journée du 14 juillet pour abandonner sa femme et revenir à Paris. Il y arriva le 18 août 1789. Il descendit rue des Bons-Enfants, hôtel de Varsovie, où il avait naguère fait la connaissance de Mirabeau et où il eut la bonne fortune de le retrouver. La Motte obtint de Bailly un sauf-conduit et s'occupa de faire aboutir à la Constituante une demande en réhabilitation.

De ce jour, la correspondance de Mme de La Motte avec son mari et avec sa sœur, Marie-Anne, retirée en l'abbaye de Jarcy, près de Brie-Comte-Robert, fournit les renseignements les plus précieux[18].

Marie-Anne, que le comte Beugnot a dépeinte comme une grosse fille, blonde, fade, douce et indolente, était de tous points le contraire de sa sœur. Quand, le 2 juin 1786, elle avait appris la condamnation prononcée contre Jeanne, folle de douleur, elle avait absorbé une fiole de poison. Mme de Bracque, abbesse de Jarcy, lui fit administrer des remèdes pendant douze heures consécutives. La jeune fille se tordait dans d'affreuses douleurs. Elle revint à la vie. Le 20 septembre 1787, l'abbé Pfaff en écrivait na comtesse de La Motte réfugiée à Londres :

Quand vous demandez du secours à Madame votre sœur, je vois trop que vous ignorez son triste état. Elle est, pour sa santé, dans un état pire que la mort. Les différents poisons qu'elle a réussi à avaler jusqu'à quatre fois, depuis le 2 juin 1786, et surtout ce jour-là, ces poisons, que son désespoir sur votre terrible état a portés dans ses entrailles, l'ont conduite à un tel état de souffrances continuelles et d'altération momentanée de ses esprits, qu'il n'est pas possible d'imaginer une situation plus douloureuse et plus pitoyable. Ajoutez à cela des besoins de première nécessité qu'elle continue à éprouver. Elle n'avait pour subsister que sa pension de 800 livres. Après la condamnation de Mme de La Motte, Louis XVI y ajouta une rente de 2700 livres sur son Trésor[19].

Les lettres que Marie-Anne adresse à sa sœur Jeanne, à partir du moment où celle-ci, délaissée de son mari, demeure seule à Londres dans une misère affreuse, sont touchantes de sentiment :

Votre mari, lui écrit-elle au commencement de décembre 1789, vous a laissée dans la misère. Il est à Paris où on dit qu'il tient des propos infâmes sur votre compte. Pauvre malheureuse ! Ce sont ces gens-là, leur mauvaise compagnie, leurs mauvais conseils, qui vous ont perdue ! Les Mémoires encore, qu'ils viennent de vous faire faire, que votre mari vous a fait signer sans les signer lui-même, pour pouvoir les désavouer et vous en laisser l'odieux, vous ont fait grand tort. Beaucoup de personnes qui, comme moi, vous croyaient innocente, ainsi que vous me l'aviez assuré à la Bastille, ont été étonnées de ces Mémoires. Je ne crois pas ma sœur capable des horreurs qu'ils contiennent, d'autant qu'ils contiennent des horreurs contre mon père et sont remplis de faussetés. Marie-Anne ajoute qu'elle va quitter la France et engage Jeanne à venir avec elle. Mme de La Motte l'a informée qu'elle travaille à de nouveaux écrits, à une grande histoire où elle développera sa vie entière et dont la publication fera sensation.

Vous dites dans votre lettre que vous écrivez votre vie. Hélas ! à quoi tout cela servira-t-il ? On dit que vous ne faites tout cela que pour gagner de l'argent. Est-ce là comme une Valois doit s'y prendre pour regagner l'estime publique ?

Marie-Anne termine en suppliant : Écoutez la voix de l'honneur et de la vérité. Ne rejetez pas ce que je vous dis. C'est le cœur qui vous parle, le seul qui vous reste encore et qui vous dit que le silence vaut mieux que tous ces mémoires dans lesquels vous vous perdez vous-même. Si vous voulez revenir à vous et suivre mes conseils, vous trouverez dans votre sœur une amie véritable, qui ne veut que votre bien et qui partagera volontiers ce qu'elle a avec vous. Et je vous proposerais de finir nos jours ensemble et de nous retirer en Suisse ou en Italie, ou chez quelque prince d'Allemagne, où nous soyons heureuses et libres et surtout ignorées. Avec ma petite fortune, quand on recommencera à payer à la Ville et au Trésor, nous pourrons vivre toutes deux fort honnêtement dans les pays où la vie est à bon marché. Hélas ! ma pauvre amie, je voudrais que ce projet puisse te plaire. Je donnerais tout au monde pour que cela soit et je serais heureuse d'avoir ma sœur auprès de moi et revenue de ses erreurs et vivre ensemble jusqu'à la mort.

 

Mme de La Motte répond en parlant du bon Dieu, et Marie-Anne, de son lit, où elle est retenue par la faiblesse et l'émotion, lui écrit à nouveau le 15 décembre 1789 :

Je viens de recevoir votre lettre belle et toute en Dieu, qui ne m'aurait point étonnée parce que je n'ai jamais douté de vos bons sentiments, tant que vous serez éloignée de la mauvaise compagnie ; mais qui m'a surprise d'un autre côté par les aveux que vous me faites d'avoir réellement publié les Mémoires, dans lesquels vous vous êtes rendue si coupable et où vous oubliez ce Dieu que vous avez aujourd'hui si souvent au bout de votre plume. Marie-Anne parle ensuite des mauvais propos que le comte de La Motte répand à Paris sur sa femme. Il y mène d'ailleurs joyeuse vie, au Palais-Royal, dans un appartement au deuxième, fort cher.

Je souhaite que votre détresse ne soit pas pire que la sienne, dit Marie-Anne. Pauvre malheureuse ! malgré que vous l'approuvez, je ne puis me résoudre à pardonner au principal auteur des malheurs de ma pauvre sœur. Je pourrais aussi invoquer le nom de Dieu comme vous, continue-t-elle, et, sans pénétrer plus avant dans cette fatale affaire, vous dire sans cesse que Dieu est bon et miséricordieux, qu'il faut espérer en ses bontés et qu'il ne refuse pas sa grâce à l'enfant soumis et repentant, comme vous dites si bien. Eh bien ! ma sœur, pourquoi donc, avec de si beaux sentiments de religion, vouloir toujours faire parler de vous, par tous ces écrits qui achèvent de vous perdre devant Dieu et les hommes ? Avec un véritable repentir vous pourrez encore espérer, comme vous le dites, d'être plainte et respectée ; mais, je vous le dis, ce n'est pas par ces Mémoires que vous y parviendrez. Je suis votre sœur, votre amie, ne rejetez pas mes conseils, et puisque vous dites que je suis votre consolation, et que je ne demande pas mieux que de contribuer à vous rendre heureuse, cela ne tient qu'à vous. Je donnerais ma vie pour y réussir, ma chère sœur. Renoncez, je vous en prie, à tous ces prétendus Mémoires justificatifs.

Je vois avec bien du chagrin que vous n'avez pas approuvé la proposition que je vous ai faite de passer le reste de nos jours ensemble, puisque vous ne me répondez pas sur cet article. Seules, dans un pays libre, où nous serions inconnues, nous pourrions vivre honnêtement. Je vous avoue que, vous répétant cette offre, je crains de vous trouver opposée. Au reste, je ne prétends pas gêner vos inclinations. Ce que je vous dis, c'est le cœur et l'honneur qui me le dictent, et malheureusement vous n'avez pas toujours entendu ce langage. Mon intention n'est pas de vous faire jamais aucun reproche. Que le passé soit passé ! mais c'est le présent qui doit guider pour l'avenir. Je ne blâme dans vos erreurs que les malheureux qui vous y ont plongée. Je serais au comble de la joie que ma sœur reconnaisse enfin mon amitié et ait quelque confiance en son unique amie.

Pauvre sœur ! pense donc une bonne fois que ton plus grand ennemi actuellement, c'est toi-même, et que ta seule amie, c'est moi qui t'offre tout ce que j'ai !

On dit que l'on recommencera bientôt à payer à la Ville, où il m'est dû dix-huit mois d'arrérages. Alors je t'enverrai quelques secours et tu viendras me rejoindre, ou j'irai te chercher si il le faut, et nous nous retirerons en quelque endroit où nous vivrons encore heureuses, si tu le veux bien.

Adieu, mille fois. Je t'embrasse.

 

A ces mots d'une émotion si vraie, d'une amitié si sincère, que répond Mme de La Motte ? Nous n'avons pas ses lettres à sa sœur Marie-Anne, mais nous avons celle qu'elle écrit à son mari.

La comtesse s'y montre tout entière, nous allons la voir dans son vrai jour :

J'étais si pressée vendredi par la poste, écrit Jeanne à son mari, le 11 janvier 1790, que je n'ai pas eu le temps de te faire aucun détail concernant la moissonneuse — c'est Marie-Anne. J'ai reçu seulement deux lettres d'elle — les deux lettres que nous venons de lire. Dans la première, elle me fait des offres de finir nos jours ensemble, dans la Suisse ou en Italie où la vie 'n'est pas chère ; qu'elle serait très heureuse si j'approuvais son projet ; mais qu'elle me conseille de cesser toute publication de Mémoires et elle désire connaître ma situation pour venir à mon secours. On dit dans Paris que ton mari t'a abandonnée. Et mille horreurs. Comme je connais ces bons cœurs factices, je n'ai pas donné trop dedans. En conséquence, je fis une réponse très laconique et ne demandai rien pour moi, mais seulement dix guinées pour ce monstre d'Angélique.

(Ce monstre d'Angélique est la fille qui, étant prisonnière à la Salpêtrière, s'était dévouée à servir la comtesse de La Motte. Comme Marie, qui avait accompagné Mme de La Motte dans sa fuite, elle avait rejoint la comtesse eu Angleterre. L'une et l'autre s'y étaient mises à son service. Mais comme Mme de La Motte ne les payait pas, qu'elles étaient scandalisées de ce qui se passait dans la maison, elles l'avaient quittée. Et Angélique réclamait ses gages afin de pouvoir retourner en France.)

Une seconde lettre, poursuit Mme de La Motte, arriva en date du 15 décembre : infâme.

(Cette seconde lettre est la lettre même que nous venons de transcrire. Le mot infâme est souligné par Jeanne de Valois.)

Toujours mille offres, que l'on n'effectuerait qu'à une condition : qu'il n'y aurait plus de Mémoires justificatifs. Enfin elle me traite horriblement mal. Quant à toi, tu es le héros de la fête, tu es le seul auteur ; enfin des expressions dignes des deux coquins — sa sœur, Marie-Anne, et l'abbé Pfaff[20] qui a pris son état en pitié et s'efforce de diriger ses intérêts —. Habitués à tromper tout le monde, ils donnent leurs réelles qualités aux autres, ainsi que je leur ai marqué.

Mme de La Motte dit ensuite comment l'abbé est venu la voir à Londres.

Son entrée chez moi fut le dimanche à cinq heures du soir, 27 décembre. Il m'embrassa,son haleine pue comme la peste,me serra la main à l'anglaise, Il resta jusqu'à dix heures et revint le lendemain.

Le même coquin impudent — l'abbé Pfaff —, voyant que je traitais si mal ma sœur, relativement à tout l'argent dont elle jouit depuis mes infortunes et qu'il lui sied si peu, en me faisant des offres, d'y ajouter des conditions, que tout ce qu'elle a était à moi ; il me répondit que ce n'était pas vrai, que c'était le roi qui le lui avait donné. Mais le roi n'a donné que ce qui nous appartient. Elle a 3 200 livres de rente qui sont certainement les 35.000 livres de la Bastille.

(Louis XVI avait en effet songé tout d'abord à donner ces 30.000 livres — non 35.000 — qui provenaient du vol du Collier, à Marie-Anne de Saint-Rémy ; mais le cardinal de Rohan y ayant mis opposition, le roi avait donné à la sœur de Jeanne 2 700 livres de rente sur sa cassette particulière.)

Et ce monstre, poursuit Mme de La Motte en parlant de Marie-Anne, a eu le courage de ne pas venir au secours de sa sœur et d'entretenir un coquin. Ah ! celui-là — l'abbé Pfaff — lui coûte cher. Il a dit qu'ils avaient trois enfants ; que, là où ils étaient, ils payaient huit cents livres. Il occupe le derrière et elle le devant. Il va la trouver aussitôt que les domestiques sont couchés, par le moyen d'un passage qui est sous l'escalier, qui donne dans un petit cabinet de la moissonneuse près de sa chambre à coucher.

(Est-il besoin d'observer que tous ces détails sont rêverie de Mme de La Motte, qui s'empressa de raconter ces mêmes histoires et d'en écrire à tout le monde ? Les Anglais eux-mêmes en furent indignés.)

Jeanne a d'ailleurs trouvé le moyen de se procurer l'argent qui lui fait défaut. J'enverrai chez ma sœur, écrit-elle à son mari, ouvrir les secrétaires et voler 9.500 livres.

 

Cette lettre si curieuse, comme on voit, pour fixer le caractère de Mme de La Motte, est enfin précieuse par les lignes de la fin. Certes, il ne paraît plus utile de démontrer que Jeanne a volé et dépecé le Collier de la reine. L'ensemble des faits est écrasant. Il est néanmoins intéressant d'en recueillir l'aveu formel de sa propre main.

Dans les Mémoires rédigés et publiés par elle-même on lit :

Les moyens de défense du cardinal ne portaient que sur l'empressement prétendu de M. de La Motte à emporter, non seulement ses diamants, mais encore les miens avec notre argenterie, nos dentelles et tout ce que nous avions de plus précieux ; n'était-ce pas à Mme de Surmont — la tante de M. de La Motte qui avait, il y a des années, recueilli Jeanne de Valois à Bar-sur-Aube —, n'était-ce pas à Mme de Surmont à déclarer qu'il était faux que M. de La Motte eût enlevé ces effets pour prendre la fuite puisqu'il l'en avait rendue dépositaire[21].

Et, d'autre part, dans cette lettre du 11 janvier 1790 à son mari, Mme de La Motte écrit :

Et n'oublie pas la drôlesse de Surmont. Car, mon ami, oh ! oui, c'est elle qui est la cause de nos malheurs. Ne la ménage pas, au nom de Dieu ! Si je pouvais, je ne sais ce que je lui ferais ! Sens bien, mon ami, que si elle avait donné, oui, tout donné dans un propre temps, nos diamants, hélas ! mon ami, sur quoi aurions-nous été condamnés ?

Ces diamants livrés par Mme de Surmont furent mis sous les yeux de Jeanne de Valois à la Bastille. Le comte de La Motte écrit, dans des Mémoires encore inédits :

Ces boucles — bijou échangé à Londres par La Motte contre des diamants provenant du Collier — étaient restées à Bar-sur-Aube, avec différents autres objets, ainsi que tous les bijoux, diamants qui appartenaient à Mme de La Motte ainsi qu'à moi. Tous ces objets furent représentés à Mme de La Motte dans ses interrogatoires et ses confrontations[22].

La correspondance entre Jeanne et son mari se poursuit. Mme de La Motte note sa tristesse, sa misère de plus en plus grande. Le chagrin ne cesse de m'accabler et me réduit à l'état de squelette[23]. Une autre fois : Je suis bien malade, mon ami, la bile me tourmente, le chagrin me ronge ; mais le courage me fait vivre et l'espoir de conquérir mes ennemis me soutient[24]. Le comte ne parait pas en meilleure posture, mais Jeanne le secoue rudement : Ah ! mon ami, cesse donc d'avoir la faiblesse de te servir du mot brûler la cervelle ! En vérité, tu fais honte à ton sexe[25]. Il faut vivre, au contraire, et Jeanne en donne la raison : Vis, mon ami. Quant à moi, j'aimerais mieux me mettre servante que de faire ce plaisir — de mourir — à mes ennemis[26].

 

 

 



[1] Pour retracer la fin de la vie de Mme de La Motte, les documents conservés aux Archives nationales, F1, 4945 B, sont une source inappréciable. C'est la correspondance de la fugitive avec sa sœur et avec son mari. On y trouve plusieurs lettres d'un nommé Warren, chez lequel Mme de La Motte demeura à Londres, et d'autres très curieuses d'un certain Bertrand, envoyé auprès d'elle par Dubu de Longchamp, administrateur général des postes. On s'est servi en outre de la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck (Paris, 1851, 3 vol. in-8°), des journaux de l'époque, et, avec réserve, des Mémoires de Mme de La Motte, de ceux de son mari, enfin des pamphlets publiés par elle ou en son nom, Lettre de la comtesse de Valois de La Mothe à la reine de France (Oxford, 18 oct. [1789], in-8° de 16 p.) et Supplique à la nation et requête à l'Assemblée nationale... en révision de son procès (s. l. n. d., de l'imprimerie patriotique), in-8° de 8 p.

[2] Campardon, p. 181-188. — Le caractère de Jeanne de Valois, ainsi que le fait observer M. Campardon, et, d'autre part, la preuve aujourd'hui acquise de sa collaboration avec Calonne, donne le poids nécessaire à la citation tirée du Bon patriote, II, 17. Le second fait, puisqu'il ne fut su du public que plus tard, prouve que l'auteur cité connut réellement de près Calonne et la comtesse.

[3] Sur Serre de Latour, voir Hatin, Histoire de la presse en France, III, 404-409 et 422-423.

[4] Mémoires du comte de La Motte, p. 128 et suivantes, confirmés, quant au fait de la négociation de Mme de Polignac, par l'abbé Georgel, II. 209.

[5] Mémoire justificatif de la comtesse de Valois de La Motte, écrit par elle-même. Londres, 1789, in-8° de 215 p.

[6] Madame Campan, 1re édit., II, 107-108 ; Mémoires du comte de La Motte, édition Louis Lacour, p. 113. De son côté Mme de La Motte déclare : C'est M. de Calonne qui a corrigé lui-même les Mémoires, Vie de Jeanne de Saint-Rémy, II, 267. Ce triple témoignage est encore confirmé par celui de Henri-Alexis Cahaisse, qui se trouvait alors à Londres, comme observateur de la police française, et en relations avec Calonne ; voir une lettre de lui à M. de Martignac, en date du 18 janvier 1829, Arch. nat., F7, 6354 A, 7277. J'avais remis à M. le marquis de La Luzerne (ambassadeur de France à Londres), écrit le comte de La Motte, le manuscrit de M. de Calonne. Il l'avait envoyé au cardinal de Loménie de Brienne. Il s'était chargé, ainsi que son frère, qui était alors ministre de la guerre, de conclure. Il s'agissait d'acheter le silence des époux La Motte et d'empêcher l'impression du pamphlet. (Archives nationales, F7, 6351 A, 7277). C'est ce manuscrit que Mme Campan vit entre les mains de la reine. — Quant au manuscrit du Libelle-Calonne, Mme la vicomtesse de Fontanges atteste que la surveille du 10 août, et par la main de l'abbé de Montesquieu-Fezensac, Marie-Antoinette le fit parvenir en ses mains pour le lui conserver jusqu'à des temps meilleurs. Lafont d'Aussonno, Mémoires secrets, II, 136-137.

[7] Discours prononcé à la Conférence des avocats le 26 nov. 1888.

[8] Pierre de Nolhac, la Reine Marie-Antoinette, p. 75.

[9] Discours à la Conférence des avocats, loc. cit., p. 2, col. 2.

[10] Interrogatoire du 22 mars 1796, Archives nationales, X2, B/1417.

[11] Vie de Jeanne de Saint-Rémy, II, 325.

[12] Reproduit dans une lettre de Mme de La Motte à son mari, en date du 12 février 1790. Archives nationales, F7, 4445, B.

[13] Interrogatoire du 8 mai 1786, publié par Campardon, p. 389.

[14] Interrogatoire du 8 mai 1786, publié par Campardon, p. 392.

[15] Lettre écrite de la Bastille par Mme de La Motte le 29 août 1785.

[16] Sommaire pour la comtesse de La Motte, dans Collection complète, V, 4.

[17] Collection complète, V, 29.

[18] Cette correspondance, entièrement inédite, est conservée aux Archives nationales, F7, 4445, B.

[19] Le roi lui avait d'abord attribué une somme de 30.000 livres en billets de caisse, qui avait été trouvée parmi les effets de Mme de La Motte, sous les scellés de la Bastille (lettre de Calonne à l'abbesse de Jarcy, 2 août 1786) ; mais le cardinal de Rohan ayant fait opposition sur les biens de Mme de La Motte, le roi avait accordé 2.700 livres de rente sur sa cassette particulière.

[20] Le comte François-Simon de Pfaff de Pfaffenhoffen, comte d'Empire, chevalier de Malte, né à Saint-Riquier en 1753.

[21] Vie de Jeanne de Saint-Rémy, II, 280-261.

[22] Arch. nat., F1, 6354 A, 7277.

[23] Lettre du 23 juillet 1790.

[24] Lettre du 11 janvier 1791.

[25] Lettre du 14 décembre 1790.

[26] Lettre du 28 janvier 1790.