On a vu Cagliostro s'embarquer pour l'Angleterre le 16 juin, exilé de France après son acquittement au Parlement. Tandis que notre héros venait pour la troisième fois sur
les bords de la Tamise, Gœthe, qui voyageait en Italie, retrouvait sa famille
à Palerme. Peu avant la fin de mon voyage,
note le grand écrivain à la date du 13 avril 1787, m'arriva
une intéressante aventure. Durant mon séjour à Palerme, j'avais souvent
entendu parler, à table d'hôte, de Cagliostro et de ses histoires. Les
Palermitains étaient tous d'accord sur un point, à savoir que le mystérieux
personnage n'était autre qu'un certain Joseph Balsamo, lequel, après plus
d'un mauvais tour, avait été chassé de la ville. On le reconnaissait dans les
portraits de lui qui étaient publiés. J'appris de la sorte qu'un juriste de
Palerme, à la demande du ministère français, avait fait des recherches sur
les origines de cet homme qui avait eu l'audace, au cours d'un procès grave
et important, de débiter les contes les plus absurdes à la face de toute la
France, on peut dire du monde entier. Je demandai, poursuit Gœthe ; à faire la connaissance de l'homme de loi et lui fus présenté. Il me montra l'arbre généalogique, dressé par lui, de la famille à laquelle appartenait Cagliostro, et les notes et documents qui lui avaient servi à la rédaction d'un mémoire qu'il venait d'envoyer en France. Après en avoir pris connaissance, Gœthe exprima le désir d'être présenté à la mère et à la sœur de Balsamo, qui demeuraient dans la ville. Ce sera difficile, répondit l'homme de loi, car ce sont des gens pauvres qui vivent très retirés : une visite effaroucherait. Gœthe insista et finale ment le juriste lui offrit de mettre à sa disposition son secrétaire qui connaissait la famille personnellement. Gœthe vit le secrétaire. On convint que le visiteur se ferait passer pour un Anglais apportant de Londres, où Cagliostro était refugié, de ses nouvelles à sa famille. La maison habitée par les Balsamo se cachait à Palerme dans le recoin d'une ruelle, non loin de la voie principale, il Casaro. Gœthe et le secrétaire, son compagnon, gravirent un escalier misérable, qui menait directement dans la cuisine. Une femme de taille moyenne, très robuste d'apparence, large de poitrine, sans être grasse, y lavait la vaisselle. Elle était vêtue proprement et, dès qu'elle aperçut les visiteurs, releva le coin de son tablier de manière à en cacher le côté sali. Son regard fut d'un accueil joyeux et, s'adressant au secrétaire qui accompagnait Gœthe : — Seigneur Giovanni, apportez-vous de bonnes nouvelles ? avez-vous abouti ? Elle faisait allusion à quelques menues affaires intéressant sa famille, dont le secrétaire s'était chargé. Je n'ai pas encore réussi, fut la réponse, mais voici un ami de votre frère qui peut vous dire comment il se trouve à présent. — Vous connaissez mon frère ? demanda-t-elle en se tournant vers Gœthe. — Toute l'Europe le connait, répondit le visiteur, et sans doute apprendrez-vous avec plaisir qu'il est pour le moment en toute sécurité et que sa santé est excellente. — Mais entrez, dit-elle, je vous suis à l'instant. On passa dans une grande chambre, très haute, qui semblait servir de logement à la famille entière. Une seule fenêtre. Les murs, où l'on voyait encore trace de la peinture qui les avait recouverts autrefois, étaient ornés de quantité d'images pieuses, portraits de saints, toutes noires dans leurs cadres d'or. Deux grands lits sans rideaux étaient rangés d'un côté ; en face, une petite armoire brune qui avait la forme d'un bureau à écrire. Les chaises de paille avaient eu leurs dossiers dorés ; on les voyait encore briller par endroits. Le dallage du parquet était défoncé en plusieurs places. Tout était d'ailleurs d'une propreté parfaite. Les visiteurs approchèrent de la famille groupée autour de la fenêtre, dans le fond de la pièce. Tandis que le secrétaire, son compagnon, criait dans les oreilles de la vieille mère de Cagliostro, qui était fort sourde, pour lui expliquer ce qui amenait l'étranger, Gœthe examinait personnes et choses autour de lui. Une fillette de seize ans, bien venue, mais la figure martelée de petite vérole, était accoudée à la fenêtre ; près d'elle se penchait un jeune homme de qui le visage n'était pas moins grêlé. De l'autre côté de la fenêtre, étendue dans une chaise longue, une personne qui semblait frappée de léthargie. Gœthe poursuit : On nous fit
asseoir. La vieille femme m'adressa quelques questions que je dus me faire
traduire par mon compagnon, car elle s'exprimait en pur dialecte sicilien.
Pendant qu'elle parlait, je regardais cette vieille avec plaisir. Elle était
de taille moyenne, mais bien formée. Les traits étaient réguliers et l'âge en
avait respecté les lignes pures et précises. Son expression avait cette
sérénité que l'on trouve généralement chez les gens sourds. Le ton de la voix
était doux et agréable. Gœthe lui dit que son fils venait d'être
acquitté par les tribunaux français et qu'il se trouvait en Angleterre où il
était bien accueilli. Ses réponses eurent alors des
éclats de joie, avec des mots pieux qui étaient touchants. Et comme elle
parlait dans ce moment plus lentement je pouvais à peu près la comprendre.
Cependant sa fille, la sœur de Cagliostro, que l'on avait trouvée rinçant la
vaisselle dans la cuisine, était rentrée. Elle s'était assise près du
secrétaire, se faisant répéter ce que l'étranger disait. Elle avait mis un
tablier propre et rangé ses chevaux soigneusement dans une résille. Elle
semblait d'humeur gaie et paraissait vive et bien portante. On lui donnait
quarante ans. De ses yeux bleus et joyeux elle jetait autour d'elle un regard
éveillé, sans qu'il fût possible d'y trouver la moindre nuance de méfiance.
Assise, elle paraissait plus grande que lorsqu'elle était debout. Elle se
tenait sur sa chaise, le corps légèrement plié en avant, les deux mains sur
les genoux. Elle rappelait évidemment Cagliostro,
ajoute Gœthe, tel que nous le représentent les gravures
sur cuivre répandues partout. Elle me questionna sur nies projets d'excursion
en Sicile et me dit que je reviendrais certainement à Palerme pour fêter avec
eux la sainte Rosalie. Et la conversation reprit entre Gœthe et la mère, tandis que la sœur de Cagliostro s'entretenait avec le secrétaire. Celle-ci disait que son frère lui devait encore quatorze onces pour des emplettes qu'elle lui avait faites avant son départ de Palerme. Puisque son frère se trouvait posséder à présent de si grands trésors, il devait être à même de lui rendre cette somme. Elle priait l'étranger de se charger d'une lettre pour lui. Car sa situation à elle était bien précaire. Elle était veuve avec trois enfants : une fille élevée dans un couvent, une autre fille en ce moment près d'elle, et un fils qui se trouvait dans l'instant à l'école. Elle avait aussi avec elle sa mère et s'était en outre chargée de cette pauvre femme malade, étendue dans la chaise longue. Aussi pouvait-elle à grand'peine, malgré toute son industrie, subvenir à de telles obligations. Certes, disait-elle en terminant, Dieu ne laissera pas mes efforts sans récompense, mais le poids est trop lourd et depuis trop longtemps. Les jeunes gens s'étaient mêlés à la conversation, qui était devenue animée. Gœthe entendait la vieille demander à sa fille : Pratique-t-il aussi notre sainte religion ? Et la jeune femme de répondre avec tact : L'étranger semble bien disposé pour nous et il ne serait pas convenable de lui poser pareille question dès l'abord. Et comme les braves gens apprenaient que Gœthe devait bientôt quitter Palerme, ils devinrent pressants, le suppliant de revenir, de passer avec eux la fête de sainte Rosalie, patronne de la ville. Ce jour, il verrait dans Palerme des splendeurs sans pareilles. Le visiteur prit congé en promettant de revenir le lendemain chercher la lettre que la sœur de Cagliostro devait écrire à son frère. Et je m'en allai, dit Gœthe, profondément impressionné par cette famille pieuse et tranquille. Le lendemain, après le dîner, il revint seul. Son entrée provoqua la surprise. La lettre pour Cagliostro n'était pas encore terminée. En outre, ajoutaient les bonnes gens, plusieurs de nos parents désirent faire votre connaissance. Mais Gœthe assurait qu'il lui était impossible de différer son départ au delà du lendemain. A ce moment entra le fils que les visiteurs n'avaient pas vu la veille. Il tenait en main la lettre pour Cagliostro qu'il rapportait de chez l'écrivain public, à qui l'on avait demandé de l'écrire selon l'usage répandu dans le peuple. Ce jeune homme avait des façons tranquilles, empreintes de mélancolie et réservées. Il parla de son oncle, de ses richesses, des dépenses qu'il faisait, ajoutant tristement : Pourquoi délaisse-t-il ainsi sa famille ? Ce serait notre plus grande joie de le voir revenir un moment à Palerme et s'occuper de nous. Et l'on dit que partout il nous renie, se faisant passer pour un seigneur de naissance illustre. La jeune fille survint. Elle n'avait plus la timidité de la veille, parla de son oncle, chargea le visiteur de mille souvenirs pour lui, pressant Gœthe de revenir à Palerme pour fêter la sainte Rosalie. La mère insistait comme ses enfants. Monsieur, dit-elle, bien qu'il ne soit pas convenable pour moi de recevoir dans ma demeure des hommes étrangers, puisque j'ai une fille en âge et que l'on a de bonnes raisons de se garder, aussi bien du danger que de la médisance, je tiens à vous dire que vous serez toujours chez nous le bienvenu quand vous reviendrez dans la ville. — Oui, oui, oui ! s'écriaient les jeunes gens, nous voulons promener Monsieur partout durant la fête, nous lui montrerons tout. Nous irons nous asseoir sur les meilleures estrades d'où l'on pourra le mieux admirer le cortège. Quelle surprise pour Monsieur quand il verra le grand char et surtout les illuminations ! Cependant la vieille avait fini de lire la lettre pour Cagliostro. Elle la remit à Gœthe, ajoutant avec vivacité, avec feu : Dites bien à mon fils combien j'ai été heureuse d'avoir de ses nouvelles, dites-lui que je le serre sur mon cœur, — et la bonne femme faisait le geste d'étendre ses bras et de les replier sur sa poitrine. — Chaque jour je prie pour lui Dieu et la sainte Vierge. Je lui envoie ma bénédiction à lui et à sa femme et je n'ai qu'un désir : avant ma mort, le revoir une fois encore de ces yeux qui ont tant pleuré pour lui. En rapportant ces paroles Gœthe observe que la grâce et le caractère particuliers à la langue italienne leur donnaient leur physionomie. La vivacité sicilienne en augmentait l'impression. Aussi, dit-il, je quittai ces bonnes gens rempli d'une émotion très grande. Toutes les mains se tendaient vers moi, et tandis que je descendais l'escalier, les enfants se précipitèrent au balcon qui régnait devant la fenêtre sur la rue. De là ils me criaient encore, avec de joyeux saluts, de ne pas oublier de revenir. Je passai l'angle de la rue et les aperçus une dernière fois me faisant signe de la main. Gœthe, qui ne devait plus revoir la famille Balsamo, songea à leur envoyer avant son départ ces quatorze onces que leur devait Cagliostro. Il eût justifié ce don en alléguant que, de retour à Londres, le débiteur les lui rembourserait sans doute aucun ; mais, en examinant sa bourse, il la trouva très plate, et, pensant qu'il allait devoir s'engager dans l'intérieur de la Sicile, pays aux communications difficiles, il craignit de se démunir. Pauvres bonnes gens qui mettaient leur espoir en la fortune de l'absent. Apprirent-ils la suite de ses aventures ? Cagliostro s'enfuit de Londres en avril 1187, chassé par ses retentissants démêlés avec le Courrier de l'Europe, qui s'y publiait. Nous le suivons à Bâle, à Bienne en Suisse, où il vit d'une pension que lui fait un M. Sarrazin de Bâle, à Aix-en-Savoie, puis à Turin, Gênes, Vérone, et enfin à Rome, où il est arrêté le 27 décembre 1789 par les sbires du Saint-Office. Il venait d'adresser une pétition à l'Assemblée nationale pour être autorisé à rentrer en France. Écroué au château de Saint-Ange, il fut jugé comme franc-maçon et condamné à mort. Sa peine fut commuée par le pape en prison perpétuelle. Tandis que l'on enfermait sa femme, la gracieuse donna Lorenza, au couvent de Sainte-Apolline, on l'incarcéra lui-même au château de Léon, dans le duché d'Urbin, où il mourut le 1er octobre 1795. Cette fin rend indulgent pour ses extravagances, même pour ses escroqueries. Peut-on penser sans tristesse à des prêtres qui jettent un homme dans une prison perpétuelle, uniquement parce qu'il a des croyances différentes des leurs ? A la même époque, en France, les Jacobins guillotinaient des femmes, des enfants, des vieillards, auxquels ils n'avaient à reprocher d'autre crime que la plus belle des vertus, la fidélité du sentiment. Les excès attirent d'autres excès — sans les justifier. Et le crucifié du Golgotha disait : Aimez-vous les uns les autres. |