LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

IV. — CAGLIOSTRO CONTRE LE GOUVERNEUR DE LA BASTILLE.

 

 

D'autre part, Cagliostro avait introduit sa fameuse action contre le marquis de Launey, gouverneur de la Bastille, et contre Chesnon fils, le commissaire eu Châtelet qui avait été chargé de perquisitionner à son domicile quand il avait été constitué prisonnier. Dès le 29 mai, alors que Cagliostro n'était pas encore jugé par le Parlement et qu'il était encore sous les verrous du roi, Me Thilorier avait publié une requête, aussi bien écrite, observe le libraire Hardy, que le mémoire précédemment tant fêté du public et qui contenait la démonstration frappante des faits suivants : 1° Par la faute du commissaire Chesnon, chargé d'une perquisition au domicile de Cagliostro arrêté, forçant alors les secrétaires, ouvrant toutes les armoires, les garde-robes, chiffonnant et bouleversant les effets du comte et ceux de sa femme, chapeaux, plumes, robes, linge, bouleversant et entassant tout pêle-mêle, puis négligeant d'apposer les scellés avant de partir — pour plus de 100.000 livres d'effets avaient été détériorés ou livrés au pillage ; — 2° le marquis de Launey, gouverneur de la Bastille, avait conservé par devers lui, refusant de les rendre au suppliant ou à sa femme, de l'argent, des diamants et des bijoux d'une valeur très considérable.

Cagliostro précise. Les gens de la suite du commissaire prenaient ce que bon leur semblait.

L'exempt a la témérité de s'emparer, en la présence même du suppliant, d'une valeur de plus de 200 louis en baumes, gouttes, élixirs, sans que le commissaire s'oppose à cette déprédation.

De mon secrétaire, dit Cagliostro, ont disparu : 1° Quinze rouleaux de 50 doubles chacun, cachetés de mon cachet ; 2° 1.233 sequins vénitiens et romains ; 3° un rouleau de 24 quadruples d'Espagne cacheté de mon cachet ; 4° 47 billets de la caisse d'escompte de mille livres chacun. En outre, dans mon portefeuille vert, se trouvaient des papiers de la plus grande importance. Ils sont perdus et le dommage qui en résulte pour moi est de plus de 50.000 livres.

Non content de ces déprédations, le commissaire a exécuté de la manière la plus vexatoire les ordres qu'il avait reçus, bousculant le comte de Cagliostro et le malmenant sur le boulevard, lui et sa femme, au scandale des passants. De ce fait encore est réclamée une indemnité de 50.000 livres. Soit en tout 200.000 livres, qui sont dus par le gouvernement du roi ou par ses agents, sur lesquelles, avec la grandeur d'âme qui le caractérise, le comte de Cagliostro abandonne la moitié, 100.000 livres, pour le pain des pauvres prisonniers du Châtelet.

Cette requête avait été présentée dès le 29 mai, avant le jugement du procès du Collier, à la Grand'Chambre et à la Tournelle assemblées. Le 21 juin, de Londres, s'étant fait représenter à Paris par des hommes de loi, Cagliostro lança contre le marquis de Launey et le commissaire Chesnon une assignation au tribunal du Châtelet.

La requête de Cagliostro se termine par ces mots :

On n'exigera pas sans doute que j'établisse les faits par une preuve testimoniale. Un citoyen n'appelle pas tous les jours deux citoyens pour constater l'état de son coffre-fort. J'aurais été sûr d'être arrêté que j'aurais cru cette précaution, non seulement inutile, mais injurieuse à la nation qui m'accorde l'hospitalité. — Dira-t-on que le fait que j'avance est invraisemblable ? Tous ceux qui m'ont connu peuvent dire, si, depuis que je suis en France, j'ai dépensé visiblement moins de 100.000 livres par an. Est-il donc étonnant qu'un homme, qui n'est pas dans l'usage de faire valoir son argent, ait devant lui une année de son revenu. Au surplus, je me soumets d'affirmer, sous la religion du serment, la sincérité de l'état déjà certifié par moi. C'est sans doute tout ce que la justice a le droit d'exiger. On n'imaginera pas que, pour une somme de 100.000 livres, le comte de Cagliostro voulût se parjurer aux yeux de toute l'Europe.

On trouvait, dit Hardy, cette requête du comte, claire, précise et énergiquement écrite. Cette pièce, dans laquelle les droits du suppliant paraissaient aussi bien établis qu'ingénieusement discutés, recevait du public le même accueil que les précédentes.

Un nouveau mémoire suivit. Il présente, dit Hardy, les faits d'une manière bien propre à remuer les esprits et à intéresser singulièrement les citoyens de tous les ordres. Citons la péroraison :

Français, nation vraiment généreuse, vraiment hospitalière, je n'oublierai jamais ni l'intérêt touchant que vous avez pris à mon sort, ni les douces larmes que vos transports m'ont fait répandre. La calomnie et la persécution s'étaient attachées à mes pas. Tout ce que le cœur humain peut souffrir de tourments, le mien l'avait déjà éprouvé. Un seul jour de gloire et de bonheur m'a dédommagé de mes longues souffrances. — Cagliostro fait allusion à son triomphe après l'acquittement au Parlement. — Appelé, désiré, regretté partout, j'avais choisi pour demeure le pays que vous habitez ; j'y avais fait tout le bien que ma fortune et mes talents m'avaient permis de faire. Strasbourg, Bordeaux, Lyon, Paris, vous rendrez témoignage de moi à l'univers ! Vous direz si jamais j'offensai le moindre de vos habitants ! Vous direz si la religion, le gouvernement et les lois ne furent pas toujours pour moi un objet sacré : et cependant la voix de mes ennemis a prévalu ! Ils ont trompé un roi : une lettre d'exil et d'exil indéfini, voilà ma récompense. Je suis chassé de France ! Habitants de cette heureuse contrée, peuple aimable, sensible, recevez les adieux d'un infortuné digne peut-être de votre estime et de vos regrets.

Il est parti, mais son cœur est resté parmi vous. Quelque région qu'il habite, croyez qu'il se montrera constamment l'ami du nom français. Heureux si les malheurs qu'il éprouva dans votre patrie ne retombent que sur lui seul !

 

Le public, dit le libraire Hardy, dévorait pour ainsi dire le Mémoire du comte de Cagliostro, qu'on avait imprimé en nombre suffisant pour satisfaire son avidité.

Or, en ce moment, Latude, sorti de prison, remplissait la France des récits de son long martyre ; le pamphlet de Linguet contre la Bastille, celui de Mirabeau contre les ordres arbitraires avaient un formidable retentissement. On sait aujourd'hui ce que ces écrits contenaient d'exagérations et de mensonges ; mais le peuple, dans une crainte douloureuse, écoutait avec avidité. Le marquis de Launey était gouverneur de la Bastille, le commissaire Chesnon était l'officier chargé de l'exécution des lettres de cachet. On se rappelle, dira Chesnon dans sa réponse aux accusations de Cagliostro, l'effet terrible qu'a fait son Mémoire dans le public. Il a fait le même effet dans toute l'Europe. Le débit en approchait de la sédition. Cagliostro, de son côté, dans une lettre au peuple anglais, publiée peu après, constate avec orgueil : Mon Mémoire contre les sieurs Chesnon et de Launey parut. Il a fait sur tous les esprits une impression qui subsiste encore et qui subsistera toujours, quelque chose qui puisse arriver, parce que la vérité a un caractère indélébile.