MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

CINQUIÈME PARTIE. — LA FIN DES FERMIERS GÉNÉRAUX

 

LXIII. — LA MORT DES FERMIERS GÉNÉRAUX[1].

 

 

L'impopularité qui poursuivait les fermiers généraux, — et dont les expéditions de Mandrin avaient été la brutale et retentissante expression, — n'avait fait que grandir. En son Tableau de Paris Mercier se fait l'interprète de la moyenne bourgeoisie : La finance, s'écrie-t-il, c'est la machine première qui nous foule, c'est la grêle qui désole les cantons. Lorsqu'elle a saisi sa proie, elle l'emporte, la soustrait aux tribunaux, et, dans son antre, seule avec sa victime, elle est à la fois juge, partie et bourreau. Aussi bien les fermiers généraux, aveuglés par l'or qui miroitait à leurs yeux, accumulaient inconsciemment les provocations à l'opinion publique.

Le plus illustre d'entre eux, un homme de génie et un grand caractère, Lavoisier, ne pouvait se résigner à voir commettre des fraudes aux octrois de Paris. La ville était ouverte et se développait librement dans un paysage de verdure. Il n'y avait de barrière qu'à la seule intersection des routes qui pénétraient dans la cité. A ces barrières les employés des Fermes percevaient les entrées de Paris. En 1780, Lavoisier découvrit que si l'on entourait Paris d'une muraille de pierre, les profits de la Ferme en seraient accrus. Il rédigea un mémoire et employa son intelligence, son activité, ses relations, à en faire adopter les conclusions. Et l'on vit commencer cette œuvre monstrueuse, qui se poursuivit aux légitimes clameurs de la capitale entière : afin qu'une poignée de financiers gagnassent plus d'argent, on emmura la grande ville, si charmante dans sa libre enceinte de bois et de prés fleuris — depuis les coteaux de Montmartre, où tournaient des moulins à vent, jusqu'aux plaines verdoyantes de Grenelle et de Montrouge. Le quartier Maubert communiquait avec la campagne par le champ de l'Alouette et le Clos payen, qu'arrosait la Bièvre, dont Victor Hugo encore a donné de si jolies descriptions. Le jardin du Luxembourg se perdait immédiatement dans la campagne et, de la terrasse du palais Médicis, ce n'était jusqu'à l'horizon qu'un océan de verdure. A l'Est, le bois de Vincennes poussait jusque dans le faubourg Saint-Antoine ses taillis épais ; et, à l'Ouest, entre les Tuileries et le joli village de Passy, jusqu'au coteau de Saint-Cloud, ce n'étaient qu'ondulations boisées. Les étrangers en parlaient avec enthousiasme : Les adorables environs de Paris, écrit miss Williams, ne sont pas encombrés de maisons et de bâtisses comme les environs de Londres, où il faut franchir dix ou douze milles, avant d'arriver à des sites champêtres. Du moment où vous avez passé la barrière, c'est une charmante succession de collines vêtues de pampres, de bois et de prairies[2]. Il aurait pu être permis de séparer les Parisiens de ces environs charmants et d'entraver le développement de la ville, pour les besoins impérieux de la défense nationale ; — mais dans un sordide intérêt d'argent ! Calonne, la plus odieuse figure du gouvernement de Louis XVI, l'homme de la corruption, de la légèreté, des plus cyniques complaisances, donna à Lavoisier l'autorisation nécessaire. Les travaux commencèrent en 1781 :

Le mur murant Paris, rend Paris murmurant.

Il faut lire, dans le tableau de Paris de l'honnête Mercier, les échos des colères populaires. Pamphlets, libelles, gazettes et nouvelles à la main, protestent avec violence contre l'œuvre entreprise. Ces travaux — une enceinte de 12.000 toises — se faisaient dans le moment où le Trésor souffrait de la plus cruelle pénurie : les dépenses avouées pour le mur s'élevèrent à 30 millions. Et chacun les soupçonnait d'être en réalité beaucoup plus grandes encore. C'était le moment où les pouvoirs publics faisaient des efforts désespérés pour restaurer la marine française. Ces trente millions auraient suffi à cette œuvre de salut national, — et ils servaient à emprisonner les Parisiens.

Ceux-ci, il est vrai, à la manière du bon vieux temps, cherchaient à se consoler par des chansons :

Pour augmenter son numéraire

Et raccourcir notre horizon,

La Ferme a jugé nécessaire,

De nous mettre tous en prison.

La noblesse joignait ses protestations à celles du peuple. Le duc de Nivernais déclarait publiquement que le promoteur de cette mesure méritait la corde : c'était un Lavoisier.

La perte du sens moral est le châtiment de l'argent.

Une Seconde mesure dictée, comme la première, par l'inlassable besoin de s'enrichir, ne fut pas moins impopulaire. Au XVIIIe siècle, on prisait en France, beaucoup plus que l'on ne fumait. Le consommateur râpait son tabac au moment de s'en servir. Vint l'usage des tabatières et les détaillants trouvèrent leur avantage à vendre leur tabac tout râpé. On sait la chanson :

J'ai du bon tabac dans ma tabatière

J'en ai du fin et j'en ai du râpé.

Les débitants installèrent donc des ateliers de râpage, où ils dépensèrent des sommes assez importantes. De nombreuses familles s'y créèrent un moyen d'existence.

Et voilà que, brusquement, sur la proposition d'un fermier général qui était, lui aussi, un des plus honorables de la compagnie — Jacques Delahante — la Ferme interdit la vente du tabac râpé, pour s'en réserver le monopole. Mesure odieuse, abus de pouvoir, que l'intérêt de la Ferme ne suffisait pas à justifier ; un vol véritable puisque, sans indemnité, on ruinait des milliers de braves gens. D'une extrémité à l'autre de la France, l'opposition fut générale. Les débitants, les particuliers mêmes engagèrent des procès contre la Ferme et nombre de Parlements se firent avec ardeur les défenseurs de leur cause, notamment les Parlements de Grenoble, d'Aix, de Rouen et de Rennes. Les magistrats ordonnèrent des saisies et, par arrêt de justice, les boucauts — tonnelets de tabac râpé — de la Ferme, furent brûlés publiquement. D'autre part, le Conseil du roi soutenait les fermiers. Émeutes, mouvements de troupes, lits de justice. Quand éclata la Révolution, le Parlement de Rennes était encore occupé à condamner les fermiers généraux dans les procès que s'obstinaient à leur intenter les antirâpistes. On reprochait notamment aux fermiers généraux de mêler trop d'eau à leur tabac râpé et de le vendre ensuite comme s'il était pur. Le tabac mouillé fermentait dans les boucauts. Lavoisier lui-même dut signaler au ministre cette mouillade exagérée[3]. En 1789, la Société royale d'agriculture déclarait que l'analyse faite, en 1785, du tabac vendu dans les bureaux des Fermes, avait démontré que celui-ci contenait 5 p. 100 de sel et 25 p. 100 d'eau surabondante, c'est-à-dire une fraude d'un quart, sur une ferme qui rapportait 30 millions[4].

En son ensemble, la Compagnie des Fermes générales s'était cependant considérablement améliorée et épurée, dans le courant de cette seconde moitié du XVIIIe siècle. Necker, bien qu'il fût l'adversaire des fermiers, n'hésitait pas à constater combien ils avaient gagné au point de vue des mœurs et des manières, autant qu'au point de vue de la capacité, de l'application au travail et de la probité. Il faut convenir, écrivait-il en 1780, qu'en général cette compagnie s'épure, qu'elle ne ressemble plus à ce qu'elle était autrefois et qu'on aurait peine aujourd'hui à trouver parmi ces Messieurs des copies des Turcarets dont ils ont fourni les modèles.

Ce n'était plus cette poignée d'aventuriers de la haute banque, fils de laquais et de haut-le-pied, qui administraient la levée des impôts publics à l'époque où ils supplicièrent Mandrin : l'étape dont parlera Paul Bourget.

 

Pour supérieurs qu'ils fussent à leurs prédécesseurs, les fermiers généraux de 1789 n'en devaient pas moins hériter des rancunes que ceux-ci avaient semées. Je ne puis passer devant l'hôtel des Fermes, écrit Mercier dans son Tableau de Paris, sans pousser un profond soupir : Je voudrais pouvoir renverser cette immense et infernale machine qui saisit à la gorge chaque citoyen. La Ferme est l'épouvantail qui comprime tous les desseins hardis et généreux. Il termine par le vœu que la Révolution commençante puisse ruiner ce corps financier, auteur de tant de maux et de tant de désordres. En ses Nuits de Paris, Restif de la Bretonne s'exprime en termes identiques[5].

Parmi les premiers pamphlets révolutionnaires, on trouve les plus virulentes attaques contre nos financiers. Le Don patriotique des fermiers généraux les passe successivement en revue : La Borde, qui bâtit des palais plus magnifiques que ceux du Souverain ; Delahante, qui promène ses maîtresses dans des chars aussi superbes que ceux d'un triomphateur ; Lavoisier — l'illustre chimiste—, qui possède une loge à tous les spectacles ; Puissant, chez qui l'on joue la comédie ; Verdun, qui entretient une vingtaine de demoiselles ; Le Bas de Gourmont, de qui la table surpasse en délicatesse et en abondance celle des Apicius et des Vitellius. Le pamphlet se résumait en ces mots : Le financier doit prendre, le peuple doit payer, c'est l'ordre éternel des choses.

Les employés mêmes des Fermes, de qui Goudar exprimait, dès 1755, en termes si pittoresques, les griefs et les doléances, joignaient leurs voix aux imprécations publiques : Où trouver des maures plus cruels ? Ah ! s'il nous était possible de feuilleter les comptes fournis au gouvernement par les Fermes, que de mystères inconnus à l'État seraient révélés !

A l'usage des fermiers généraux on inventait un ingénieux néologisme :

Tremblez, leur criait-on, vous qui avez sangsuré les malheureux !

Le mot fit fortune et, dans les années qui vont suivre, il ne cessera de retentir.

 

On sait que les premières émeutes révolutionnaires furent dirigées contre les octrois de Paris. Les recettes de la Ferme furent pillées, les registres furent lacérés. Le 14 juillet, écrit Arnault[6], j'arrive à la barrière de la Conférence : elle était en feu. Le peuple s'amusait à brûler les bureaux et les registres des commis, faute de pouvoir les brûler eux-mêmes.

Dès le 5 mai 1789, les trois ordres réunis, clergé, noblesse, Tiers-État, avaient demandé l'abolition de la Ferme, et, le 23 septembre 1789, fut aboli le tribunal d'exception, la Commission de Valence, que Louis XV avait eu la faiblesse d'accorder aux financiers ; enfin l'institution des Fermes elle-même fut définitivement supprimée par l'Assemblée constituante le 20 mars 1791. La liquidation en fut confiée à six des anciens titulaires : Delaage, Saint-Amand, Delahante, Puissant, Couturier et Brac de la Perrière. On supposait aux fermiers généraux des fortunes fabuleuses.

La Convention succède à la Législative. On sait l'esprit dont elle était animée. Le 26 février 1793, Carra propose la nomination d'une commission chargée de rechercher les crimes et délits commis par les financiers au préjudice de l'État. Pourquoi la nation, s'écrie-t-il, ne prendrait-elle pas sa fortune dans les mains de ceux qui l'ont dilapidée ? Il rappelait la chambre de justice de 1716 contre les financiers voleurs des deniers publics ; il rappelait les ordonnances publiées pour réprimer la concussion et le péculat ; il en citait les termes, où s'affirmait la nécessité d'accorder au peuple la justice qu'il réclamait contre les exactions des traitants ; exactions qui avaient été portées au dernier excès et avaient causé la ruine presque entière de l'État[7]. Usure, péculat, concussion, agiotage, accaparement ; — dans son violent discours, Carra touchait toutes les cordes. Les fermiers généraux, ont achevé de transmettre dans leurs propres mains la fortune publique, et les dernières gouttes de la sueur et du sang du peuple. Ses imprécations roulaient comme un tonnerre. Non, s'écriait-il, vous ne laisserez pas ces vils financiers mollement endormis sur des coffres d'or et d'immenses portefeuilles d'assignats ! On ne devait cependant pas être très bien couché sur des coffres d'or et sur des portefeuilles d'assignats.

Les considérants du projet de décret déposé sur le bureau de l'assemblée étaient très violents :

Non, vous ne laisserez pas ces stupides sangsues dans l'ombre du silence, sans les faire dégorger de tout le sang qu'elles ont sucé sur le corps du peuple !

Législateurs, il n'y a point de temps à perdre ! Tous ces voleurs de deniers publics, ces sangsues du peuple, ces exécrables agioteurs vont se hâter de vendre leurs possessions territoriales et de fuir, en portant à vos ennemis le reste de la fortune publique, si vous ne vous hâtez vous-mêmes de les prévenir !

Le décret fut adopté.

Les commissaires liquidateurs se mirent donc à l'œuvre ; mais, dès le 5 juin 1793, le député Montant prétendait au sein de la Convention qu'ils cherchaient à retarder la reddition des comptes et à détourner les sommes qui leur étaient confiées. Un décret fut rendu sur sa proposition, qui supprimait la commission et ordonnait l'apposition des scellés sur les papiers des ci-devant fermiers généraux.

La perquisition ne fut opérée chez Lavoisier que les 10 et 11 septembre, en son domicile du boulevard de la Madeleine, par deux délégués du comité des Piques. L'illustre savant venait d'être chargé, par le comité de l'instruction publique, d'organiser la nouvelle commission des poids et mesures. Fourcroy et Romme, délégués du comité, assistèrent à la perquisition et à la mise sous scellés, pour en retirer les objets relatifs aux poids et mesures dont Lavoisier était le dépositaire.

A l'action que la Convention dirigea ainsi contre les fermiers généraux, vinrent se joindre les dénonciations d'anciens employés des Fermes, aigris par de vieilles rancunes contre leurs ci-devant patrons. L'on s'empressa de les en croire sur parole et l'on alla jusqu'à leur promettre une prime proportionnelle aux recettes qu'ils parviendraient à procurer au Trésor ; — au fait, c'était exactement le système que les fermiers généraux avaient employé durant un siècle contre les contrebandiers, les faux-sauniers et tous les prétendus fraudeurs.

Ces dénonciateurs se réunirent à leur tour en commission. Ils avaient à leur tête un certain Gaudot, qui avait été receveur des entrées de Paris au Port-Saint-Paul. Il avait été mis en prison pour avoir opéré un vuide de 500.000 francs dans sa caisse et avait recouvré liberté par suite du bris des prisons effectué pendant les premiers moments de la Révolution[8]. A lui se joignirent l'ancien directeur de Paris pour les gabelles, nominé Vernon, deux ci-devant chefs de bureau à l'Hôtel des Fermes, Jacquard et Mathey, et Châteauneuf qui regardait comme extrêmement injuste qu'on ne l'eût pas nommé chef de bureau. A ces cinq personnages, la Convention adjoignit deux de ses membres, Jack et Dupin ; transformant ainsi la commission des délateurs en une commission chargée de réviser les comptes des ci-devant fermiers généraux.

L'âme des poursuites, qui devaient en résulter, allait être Dupin, qui avait été employé des Fermes, en qualité de contrôleur général surnuméraire. Avant la Révolution, il s'était aristocratiquement appelé de Beaumont. Il avait été nommé représentant à la Convention par le département de l'Aisne. C'était un homme timide et faible et qui pleurait d'attendrissement à tout propos. Il était doux et modéré[9]. Mais sa haine contre les fermiers généraux le rendait féroce. Il disait à Barère :

La guillotine sera meilleure financière que Cambon.

Ladite commission de révision poursuivait son travail, quand, le 23 novembre 1793, comme il venait encore d'être question de l'opulente compagnie au sein de la Convention, Bourdon de l'Oise se leva et, dans un mouvement d'impatience :

Voilà la centième fois que l'on parle des fermiers généraux ! Je demande que ces sangsues publiques soient arrêtées et que si leur compte n'est pas rendu dans un mois, la Convention les livre au glaive de la loi.

C'est ainsi que, le 21 novembre 1793 (4 frimaire an II), la Convention décréta d'arrestation tous les fermiers généraux qui avaient eu part aux trois derniers baux passés avec le gouvernement royal du roi, à savoir les baux David (1774), Salzard (1780) et Mager (1786).

En lisant, le 25 novembre, le journal du soir — écrit le fermier général adjoint Delahante — pendant que Mme Delahante soupait, j'y trouvai un décret qui, sur le motif que les fermiers généraux se refusaient à la reddition de leurs comptes, ordonnait qu'ils fussent mis en arrestation[10].

Le jour même, dix-neuf fermiers généraux, sans compter plusieurs receveurs des finances ou administrateurs des domaines, étaient écroués au ci-devant couvent de Port-Royal, transformé en prison sous le nom de Port-Libre un nom excellent pour une prison. — L'emplacement en est aujourd'hui occupé par l'hôpital de la Maternité.

Lavoisier était en faction, comme soldat de la milice parisienne dont il faisait partie depuis 1789, quand il entendit les crieurs annoncer le décret de la Convention. Il courut au Louvre se réfugier dans le modeste appartement d'un huissier de l'Académie des Sciences, nommé Lucas, d'où il écrivit une lettre an Comité de Sûreté générale, pour faire valoir l'importance des travaux dont il était chargé par la commission des poids et mesures, ajoutant que, d'ailleurs, depuis trois ans, il n'appartenait plus à l'administration des Fermes. Il offrait de rester prisonnier sur parole, sous la surveillance de deux de ses frères sans-culottes. La lettre demeura sans réponse. Le 28 novembre, Lavoisier apprit l'incarcération de Paulze, son beau-père, fermier général comme lui. Il n'hésita plus et vint dans la prison prendre sa place auprès de lui.

Les fermiers généraux ne tardèrent pas à être prisonniers à Port-Libre, au nombre de vingt-sept. Lavoisier fut placé, avec son beau-père et avec son collègue Nicolas Deville, dans la cellule n° 33. Il prend l'aventure du bon côté, avec la supériorité de son caractère. Il s'occupe à aménager du mieux possible le logement où il est installé : On pose des planches, écrit-il, on cloue, on scie, on charpente. Sept fermiers généraux, qui furent emprisonnés dans la suite à l'hôtel des Fermes, ne figurent pas sur les registres d'écrou de Port-Libre.

A Port-Libre les fermiers généraux concertaient leurs moyens de défense. Ils rédigèrent une pétition commune à la Convention où ils demandaient la restitution de leurs papiers et registres. Sans ces documents confisqués, il leur était impossible d'établir la reddition de comptes pour laquelle on leur avait donné un mois. Ils demandaient aussi à être transférés tous clans une maison nationale, où il leur serait possible de travailler ensemble et tranquillement. La pétition fut discutée au sein de la Convention, le 11 décembre 1703. Elle fut défendue par Thuriot, combattue au contraire par Bourdon de l'Oise, Montant et Cambon. Ce dernier, qui avait la réputation d'un financier profond et infaillible, affirmait que les premiers travaux des commissaires avaient déjà fait découvrir, à la charge des ci-devant fermiers généraux, pour plus de trois cent millions de déprédations, qu'il s'agissait de faire restituer aux voleurs. Cependant les fermiers généraux obtinrent satisfaction. Le Comité de Sûreté générale, d'accord avec la Convention, décida le transfert des prisonniers, de la maison de Port-Libre en leur ancien Hôtel des Fermes, rue de Grenelle Saint-Honoré, que les commissaires Jack et Dupin, conjointement avec Dufourny, président de l'administration du département de Paris, étaient chargés d'aménager en prison.

 

Le 24 décembre les fermiers généraux furent avertis que leur transfert aurait lieu le lendemain. Dans la matinée du 25, écrit Delahante, nous fîmes les dispositions nécessaires pour que notre petit mobilier nous y suivît. Nous fûmes, vers midi, autorisés à le faire charger sur des charrettes qui avaient été réunies pour en opérer le transport ; mais ce ne fut que vers trois heures que nous fûmes appelés chez le concierge, où nous trouvâmes un officier municipal et un nombre de gendarmes considérable. A l'Hôtel de la Ferme, la cour était éclairée par un grand nombre de pots à feu ; et toutes les portes étaient gardées par des gendarmes. On fit monter les prisonniers au premier étage. C'est à peine s'ils reconnaissaient les lieux où ils avaient siégé au temps de leur gloire dorée. Dupin y avait déployé des qualités d'architecte geôlier remarquable : guichets fermés de lourdes portes en chêne massif, grilles de fer aux fenêtres, cloisons de fortes madrières, des lits de camp, ou, plus simplement encore, pour le plus grand nombre, des matelas jetés par terre.

Vingt-sept fermiers généraux, titulaires ou adjoints, furent ainsi traduits, le 25 décembre 1793, dans leur ancien hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Honoré. L'un d'entre eux, Mercier, ne tarda pas à être placé dans une autre prison ; Papillon de Sannois fut élargi. Ils n'étaient donc plus que vingt-cinq quand vinrent les y rejoindre Le Bas de Gourmont, Rougeot, Parseval, Maubert de Neuilly, Fabus de Vernant, Saint-Cristau et Sanlot.

On imagine si la presse du jour, les pamphlets et les libelles, redoublaient leurs attaques contre les financiers maudits, surtout que, maintenant, on les devinait vaincus.

Que j'aimerais à me trouver à l'Hôtel des Fermes, écrit Hébert dans son Père Duchesne, à contempler autour du tapis vert ces grosses trognes de financiers...

Le Père Duchesne espère qu'on ne tardera pas à leur faire restituer l'or acquis par leurs brigandages[11].

Marat, dans l'Ami du Peuple, s'acharnait plus particulièrement contre Lavoisier. Je vous dénonce, écrivait-il, le coriphée des charlatans, sieur Lavoisier, fils d'un grippe-sol, apprenti-chimiste, élève de l'agioteur Genevois, fermier général, régisseur des poudres et salpêtres, administrateur de la Caisse d'Escompte, secrétaire du roi, membre de l'Académie des Sciences... Ce petit Monsieur, qui jouit de 150.000 livres de rente, n'a d'autre titre à la reconnaissance publique, que d'avoir mis Paris dans une prison, de lui avoir intercepté la circulation de l'air par une muraille qui coûte 33 millions au pauvre peuple... Plût au ciel que ce suppôt de la maltôte eût été lanterné le 7 août — jour d'émeute populaire où les régisseurs des Salpêtres, dont Lavoisier, faillirent être massacrés par la foule —. Aussi était-ce en vain que la commission des poids et mesures, que le comité des assignats et monnaies demandaient la mise en liberté de l'illustre savant.

Au reste, la surveillance qui entourait les prisonniers à l'Hôtel des Fermes était très large. Ils recevaient la visite de leurs parents et amis ; ils étaient même autorisés à sortir sous la surveillance d'un garde. On ne craignait guère qu'ils s'échappassent. Selon l'observation d'un contemporain : La haine publique faisait sentinelle autour d'eux.

Les fermiers généraux emprisonnés rue de Grenelle-Saint-Honoré travaillaient avec acharnement. Nos efforts, qui furent unanimes, écrit Delahante, furent couronnés du plus grand succès. Toutes les opérations de notre comptabilité se trouvèrent terminées le trentième jour de notre entrée à l'Hôtel des Fermes, et nos comptes purent être remis aux commissaires de la comptabilité dans la matinée du trente et unième, c'est-à-dire le 27 janvier 1794[12].

Lavoisier et ses compagnons assuraient qu'ils n'avaient pas laissé une seule objection sans réponse, une seule justification sans preuve. De ce moment ils reprirent espoir. Quelques-uns même se flattaient d'une prompte mise en liberté.

De son côté, la commission de révision, établie par la Convention, terminait son rapport, qui fut imprimé en germinal an II (mars-avril 1794). Les conclusions n'en étaient pas précisément les mêmes que celles du Mémoire justificatif des fermiers généraux. Ceux-ci y étaient accusés d'avoir constamment perçu des indemnités et gratifications abusives et des intérêts excessifs sur les sommes avancées à l'État. Le principal grief relevé contre eux était cette fameuse concussion sur le tabac râpé. Bref, les fermiers généraux des trois derniers baux, les baux David, Salzard et Viager, étaient déclarés redevables en fin de compte à l'État, sous forme de restitution, d'une somme de 107.819.033 livres. Ces griefs furent repris avec une âpre violence par Dupin, au sein même de la Convention, dans la séance du 16 floréal an II (5 mai 1794). On ne reproduira pas ici le détail de son discours. Il est facile à imaginer.

Dupin insistait surtout sur la mouillade du tabac râpé. Les colères soulevées au sein du peuple par le coup de force dont les fermiers s'étaient rendus coupables, en s'adjugeant le monopole de la fabrication du tabac en poudre, n'étaient pas encore calmées. Le réquisitoire devenait facile. Il insistait sur la mouillade du tabac dans les boucauts, grâce à laquelle les fermiers se seraient assuré des bénéfices frauduleux.

Le Courrier républicain, en rendant compte de la séance, disait le lendemain : La lecture du rapport a souvent été interrompue par des murmures et par des cris d'indignation et la Convention a renvoyé tous ces vampires devant le Tribunal révolutionnaire pour y être jugés sans délai[13].

Ainsi que le constatera plus tard l'avocat Antoine Roy : La mouillade est le cri funèbre qui conduisit à la mort les fermiers généraux.

Le décret, qui renvoyait ceux-ci devant le Tribunal révolutionnaire, fut adopté séance tenante, sans débat, à l'unanimité : les accusés n'avaient pas trouvé un seul défenseur. Il était quatre heures du soir (16 floréal an II, 5 mai 1794).

Un ami, qui assistait à la séance, se rendit immédiatement à l'hôtel des Fermes. Le premier des détenus qu'il rencontra fut Lavoisier. L'illustre chimiste eut ainsi la mission d'informer ses collègues de la terrible nouvelle.

Le soir même, à sept heures, écrit Delahante[14], je vis entrer dans les cours une troupe assez considérable de cavaliers ; une demi-heure après, la grande porte s'ouvrit de nouveau et quatre chariots couverts entrèrent et se rangèrent au pied du mur du bâtiment que nous habitions. Les fermiers généraux furent empilés dans les chariots qui se mirent en marche, à la nuit close. Les quatre chariots allaient l'un derrière l'autre, escortés d'une double rangée de gendarmes à cheval. Des hommes à pied, porteurs de torches, éclairaient la marche.

Nous étions empilés dans les chariots, écrit Delahante, et très mal à notre aise, ce qui nous fit trouver la route longue. Il était onze heures lorsque nous arrivâmes à la porte de la Conciergerie. Un officier de gendarmerie me donna la main pour descendre du chariot. Nous ne tardâmes pas à entrer. Il nous fallut rester longtemps chez le concierge pour que nos noms fussent inscrits. Les fermiers généraux passèrent à la Conciergerie une nuit affreuse. On les mit dans des chambres dépourvues de lits et de chaises. Il fallut s'asseoir par terre. Quelques-uns d'entre eux furent placés dans la chambre même qu'avait occupée Marie-Antoinette. Elle avait été autrefois tendue en papier par un détenu pour dettes, mais le papier avait été arraché le jour de l'arrivée de la reine. Et c'est là que, le lendemain, 6 mai 1704, les trente-deux prisonniers se réunirent, autour de deux grandes tables que l'on y avait dressées.

 

Si grande était la hâte que l'on avait de faire tomber ces têtes exécrées, que Fouquier-Tinville, toujours dispos à telle besogne, signa l'acte d'accusation le jour même où la Convention vota le renvoi des inculpés devant le tribunal. Cette précipitation était d'ailleurs d'autant plus surprenante que, rendu le 16 floréal, le décret de la Convention ne fut enregistré au greffe de la justice et n'eut par conséquent force légale que le 18.

Au fait, du moment où il s'agissait de la destruction des sangsues du peuple, il n'y avait pas à se préoccuper des délais légaux.

Dans la matinée du 7 mai (18 floréal an II), des gendarmes vinrent prendre les inculpés à la Conciergerie pour les amener dans une salle basse, voisine du Tribunal révolutionnaire. C'est là qu'ils devaient être interrogés.

Les inculpés savaient tous qu'ils n'avaient pas à se bercer du plus faible espoir. La brièveté même et l'insignifiance des interrogatoires qu'on leur fit subir, suffisaient à leur montrer qu'il ne s'agissait plus que de formalités. Celui de Lavoisier tient en vingt lignes. On ne lui demanda rien et il ne répondit rien.

Le soir de cette journée du 7 mai, on remit aux prisonniers, réintégrés dans leurs chambres, une copie de leur acte d'accusation. Il remplissait les cieux côtés d'une grande feuille, couverte d'une écriture très fine et très difficile à lire. Les accusés s'apprêtaient à en prendre connaissance, pour savoir les griefs dont ils étaient chargés, lorsque, de la cour, on leur cria d'éteindre leurs lumières. Il nous parut vraisemblable, observe Delahante, que l'on ne nous avait enjoint d'éteindre nos lumières que pour nous priver de la faculté de connaître les choses dont nous devions être accusés et de préparer des moyens de défense.

Le lendemain matin, on introduisait leurs défenseurs d'office. Ceux-ci avaient un quart d'heure pour délibérer avec leurs clients. Les fermiers généraux étaient accusés d'être les auteurs ou complices d'un complot qui a existé contre le peuple français, tendant à favoriser le succès des ennemis de la France. Lavoisier et ses compagnons ne savaient pas ce que cela voulait dire.

Il était dix heures du matin quand les trente-deux accusés, libres et sans fers, furent conduits dans la salle du Tribunal révolutionnaire, où ils s'assirent l'un près de l'autre, sur les gradins.

Le tribunal était présidé par Coffinhal, vice-président, assisté de deux autres juges, Étienne Foucault et François-Joseph Denizot, chacun assis devant une table particulière, où étaient une bouteille de vin et un verre. A droite des trois juges, un peu en retour, l'accusateur public. A la suite, plus en retour encore, une estrade, entourée de gendarmes, où prirent place les fermiers généraux. Chacun d'eux avait devant lui une feuille de papier et une plume. En face des inculpés, les douze jurés, coiffés de bonnets rouges. Au-dessous des juges, le greffier écrivait sur une table basse ; en face, deux huissiers et les avocats d'office. La salle était bondée de curieux. Ils étaient contenus par une rangée de gendarmes, placés à deux mètres l'un de l'autre, la baïonnette au fusil[15].

L'acte d'accusation, comme il vient d'être dit, avait été dressé par Fouquier-Tinville en personne ; mais il avait laissé le soin de prononcer le réquisitoire à son substitut Gilbert Liendon. Le jury offrait un agréable mélange de conditions et de professions diverses : un ci-devant marquis de Montflambert, à présent dénommé Dix-Août, le coiffeur Pigeot, Renaudin le luthier, un joaillier, un vinaigrier, un employé aux diligences. Il fallait répondre brièvement. Les jurés, les juges mêmes, tournaient en dérision les réponses des accusés, auxquelles ils donnaient l'interprétation la plus défavorable et la plus fausse.

Comme l'accusateur demandait à Saint-Amand des explications sur un détail de l'administration des Fermes, celui-ci commença d'y répondre. Brusquement, il fut interrompu par le président Coffinhal. Celui-ci lui faisait observer que lui et ses compagnons étaient une trentaine, que si chacun d'eux voulait se mettre â parler, on n'en finirait plus : il fallait répondre exclusivement par oui et par non.

Lorsque les interrogatoires furent terminés, le président annonça un moment de repos. Plusieurs jurés sortirent de la salle, d'autres se mirent à causer et à boire avec les personnes qui, dans l'auditoire, étaient derrière eux[16]. Car il régnait une gaîté charmante parmi les juges, les jurés et les spectateurs.

Pour sa défense, Lavoisier dit que, quand il avait connu des abus, il les avait signalés au ministre des finances, notamment l'abus commis dans l'administration des tabacs ; qu'il pouvait le prouver par pièces authentiques ; mais il ne s'agissait pas de cela. Le physicien Hailé présenta en faveur de l'illustre accusé un rapport éloquent. Il énuméra les services immortels rendus par le savant à la science et à la patrie. C'est à ce moment que Coffinhal lui aurait fermé la bouche par ces mots :

La République n'a pas besoin de savants.

L'authenticité de ce propos a été niée[17]. Cela est sans importance. Coffinhal était une brute ; c'est perdre du temps que de s'arrêter à ce qu'il dit ou ne dit pas.

La défense de Ménage de Pressigny fut excellente :

Le citoyen Ménage, âgé de soixante ans, né à Mantes, est fils du directeur des Fermes de cette ville, devenu fermier général. Le seul moyen qui lui a procuré la place de son père a été l'usage de l'hérédité. Son incapacité, absolue et renommée, fait qu'il n'a occupé sa place que dans les almanachs et sur les états de répartition. Il a toujours été dans cette administration de la nullité la plus complète et la mieux avouée. Il ne mérite pas d'être confondu avec des accusés de gestion criminelle. L'un des inculpés, Didelot, se trouvait en liberté quand ses collègues furent décrétés d'accusation. Sur les conseils de Dupin, qui l'assurait qu'il était certain d'être acquitté, il alla spontanément se constituer prisonnier. Quelques jours après, Dupin se vantait publiquement du bon tour qu'il lui avait joué.

L'accusateur Liendon commença par mettre hors de cause les fermiers adjoints, Delahante, Bellefay et Sanlot. Il était prouvé qu'ils n'avaient jamais eu un intérêt direct dans les Fermes. Le fermier général Verdun fut, lui aussi, tiré d'affaire, car Robespierre témoignait de son civisme. Mais il ne fut pas question du pauvre Didelot. Il demeura accusé avec vingt-sept de ses collègues.

Ce que fut le réquisitoire il est aisé de l'imaginer. Le Bulletin du tribunal révolutionnaire en parle en ces termes : Après avoir rappelé les différents genres d'exactions et de concussions, les avoir démontrés d'une façon succincte et touchante, il conclut que la mesure du crime de ces vampires était au comble, qu'il réclamait vengeance, etc. Les quatre défenseurs d'office, parmi lesquels Chauveau-Lagarde, firent de leur mieux.

La question était : A-t-il existé un complot contre le peuple français, tendant à favoriser par tous les moyens possibles les ennemis de la France... Au reste, peu importait la question. Le ci-devant marquis de Montflambert suivi du luthier, du coiffeur, du vinaigrier et de l'employé aux diligences, répondirent oui à l'unanimité. Ils auraient répondu oui à n'importe quoi. C'est ainsi que Lavoisier fut condamné à mort.

Dupin dira lui-même dans la suite : On devait leur présenter — aux fermiers généraux —les différents chefs d'accusation, les discuter, leur mettre les pièces sous les yeux, leur faisant des interpellations ; rien de tout cela n'a été fait ; ils devaient être entendus, ils ne l'ont pas été. Ils ont été envoyés à la mort sans avoir été jugés. Dans la hâte où l'on était, on ne prit même pas la peine de mettre la déclaration du jury par écrit, de la faire signer aux jurés ; la feuille restée en blanc ne porte que la signature du président, F. Coffinhal. Or, comme on le dira dans la suite, quand il s'agira de réviser ce procès : Là où il n'y a point de déclaration de jury, il n'y a point de jugement.

Les biens des condamnés étaient naturellement déclarés confisqués à la République. Déjà les charrettes attendaient pour conduire les accusés à la place de la Révolution. Ils y furent entassés. Le triste cortège suivait l'itinéraire accoutumé : Pont-au-Change, quai de la Mégisserie, rue Saint-Honoré. La foule poussait des cris divers. Il y en avait qui imitaient la poule, et d'autres le cochon. Des poings tendus menaçaient les victimes. Papillon d'Auteroche dit à son voisin : Ce qui me chagrine, c'est d'avoir d'aussi déplaisants héritiers. Il fallut trente-cinq minutes pour faire tomber ces vingt-huit tètes. Cheverny écrit : Ils firent une fin superbe. Seul Boullongue se sentit dans ce moment mal à son aise.

 

Le lendemain, en manière d'oraison funèbre, les journaux accablèrent les morts d'insultes grossières. On comparait ingénieusement le sang, dont ces vingt-huit troncs avaient couvert l'échafaud, aux lits de pourpre sur lesquels les fermiers généraux étendaient leur mollesse.

En parlant de Lavoisier, Lagrange disait à Delambre : Il ne leur a fallu qu'un moment pour faire tomber cette tête, et cent années peut-être ne suffiront pas pour en reproduire une semblable.

Après l'exécution du 19 floréal (8 mai), six fermiers généraux restaient encore dans les prisons : ils furent guillotinés tous les six.

L'exécution du 21 floréal (13 mai) fut particulièrement atroce. On mit à mort trois vieillards. Douet, âgé de soixante-treize ans, Prévôt d'Arlincourt, âgé de soixante-seize ans, et Mercier, âgé de soixante-dix-huit ans. Le célèbre auteur du Tableau de Paris, Sébastien Mercier, se trouva enfermé dans les geôles révolutionnaires auprès de son homonyme, le fermier général. J'ai vu clans ma prison, écrit-il[18], un malheureux vieillard qui portait mon nom ; il était fils de la nourrice de Louis XV ; il n'avait jamais su faire une addition ; un autre exerçait pour lui. Il gémissait sur ma destinée et j'ai pleuré sur la sienne, car l'innocence était empreinte sur son front, comme dans sa vie passée et dans son cœur. En même temps que Douet, on coupa aussi la tête à sa femme. Fouquier-Tinville avait dit dans son réquisitoire : Vous voyez devant vous, citoyens, des fermiers généraux, ennemis de l'égalité par état et par principe : les pièces des procès vous les montreront gorgés des dépouilles du peuple et couverts de rapines. Il assura que c'étaient des hommes habitués aux horreurs inconnues aux monstres les plus féroces. Aussi les trois pauvres vieux furent-ils guillotinés.

Un autre fermier général, de Veymerange, apprenant qu'on allait l'arrêter, se jeta du haut d'un cinquième dans la rue. Il expira quatre heures après, à l'Hôtel-Dieu.

Le Gendre de Luçay, qu'on était allé saisir à Valençay, où il dirigeait des forges, parvint à s'évader. La justice révolutionnaire s'empara alors de sa femme et déclara qu'on lui allait couper la tête en lieu et place de son mari. De cette façon, on aurait toujours coupé la tête à quelqu'un. Et le fermier général d'accourir pour se remettre entre les mains des autorités. Mais il s'évada une seconde fois ; quant à Mme de Luçay, elle s'était prudemment mise à l'abri, en sorte qu'elle ne put être arrêtée de nouveau.

Le fermier général Augeard parvint à se réfugier à l'étranger.

Telle était la haine dont étaient poursuivis les financiers, que, quelques semaines après la condamnation de Lavoisier et de ses compagnons, on envoyait encore à la mort le jeune Sainte-Amaranthe, un enfant de seize ans, fils d'un ancien titulaire des Fermes.

Enfin, le 4 thermidor, le supplice de Jean-Baptiste de la Borde venait clore le martyrologe des fermiers généraux.

 

Des familles de fermiers généraux avaient été privées, en quelques mois, de tous les hommes qui les composaient. On guillotina, l'un après l'autre, M. de Parseval ; son frère, M. de Parseval-Frileuse ; leur beau-frère, M. de Vernan ; M. Brac de La Perrière, beau-frère de la première femme de M. de Parseval. Étienne-Marie Delahante, fermier général adjoint, était lui-même en prison, seul homme survivant de cette maison nombreuse, et, du fond de son cachot, il devait conseiller et diriger toute une famille de femmes et d'enfants[19].

Mme de Lavoisier fut arrêtée après la mort de son mari ; mais elle put attendre dans sa prison la réaction thermidorienne et fut remise en liberté. Les biens de l'illustre chimiste furent confisqués, sa terre de Lavoisier fut saisie, ses meubles vendus. On fit l'inventaire de ses livres, de ses collections de minéralogie, de ses instruments et de ses cornues.

 

Mais une année était à peine écoulée que Dupin, qui s'était montré le plus ardent adversaire de la Ferme, proclamait à la tribune de la Convention l'innocence de ceux qu'il avait envoyés au supplice. Pour se justifier, il alléguait les passions surexcitées contre eux[20].

Dupin avait raison. Ces passions avaient été les facteurs essentiels d'un procès où, de l'aveu même de ceux qui l'avaient dirigé, les formes les plus élémentaires de la justice avaient été négligées ; — ainsi qu'elles n'avaient cessé de l'être pour les contrebandiers, et particulièrement pour Mandrin, au sanguinaire tribunal de Valence.

 

Un arrêt rendu par le Conseil d'État, en 1806, établit que, bien loin d'avoir été, comme le proclamait la commission instituée par la Convention, les débiteurs de l'État pour une somme de 107 millions, les fermiers généraux s'en étaient au contraire trouvés les créanciers pour 8 millions, quand ils avaient été condamnés.

Les familles des victimes rentrèrent dans leurs biens ; mais elles étaient plongées dans le deuil et le génie de Lavoisier était éteint à jamais.

 

C'est la justice des hommes.

Louis XVI paya de son sang le cynisme et l'égoïsme de son grand-père. De l'échafaud où Mandrin fut supplicié, on vient, par une pente fatale, à celui où périt Lavoisier.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Journaux contemporains : le Moniteur, le Courrier républicain, le Père Duchêne, l'Ami du Peuple. — Bulletin du tribunal révolutionnaire. — Louis Joubert, les Fermiers généraux sous la Terreur, dans le Correspondant, 15 févr. 1869, p. 657-680. — Louis Reybaud, les Derniers Fermiers généraux, dans la Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1874, p. 281-308. — Ad. Delahante, Une famille de Finance au XVIIIe siècle, 2e éd. Paris, 1882, 2 vol. in-8°. — Edouard Grimaux, la Mort de Lavoisier, dans la Revue des Deux Mondes, 15 févr. 1887, p. 884-930. — Du même, Lavoisier (1743-1794), Paris, 1888, in-8°, 2e éd. 1896. — Ch. Gomel, les Causes financières de la Révolution française, Paris, 1892. — H. Thirion, la Vie privée des financiers au XVIIIe siècle, Paris, 1895, in-8°.

[2] Miss Helen-Maria Williams, Letters from the 31. mai 1793 till the 10. thermidor (Londres, 1745, in-12), II, 5.

[3] Delahante, I, 338-339.

[4] Paul Boiteau, Etat de la France en 1789, 2e éd. 1889, p. 415.

[5] Nuits de Paris, p. 1296-1297.

[6] Arnault, Souvenirs d'un sexagénaire, I, 182.

[7] Discours de Carra à la Convention, 26 févr. 1793. Moniteur, n° 60, p. 277.

[8] Mémoire d'Et.-Marie Delahante, éd. Delahante, II, 242.

[9] Miss Williams, Souvenirs de la Révolution française (1827), p. 55-56.

[10] Delahante, II, 264-265.

[11] Le Père Duchesne, n° 33.

[12] Discours de Dupin à la Convention, 16 floréal an II, Moniteur, n° 277.

[13] Courrier républicain, 17 floréal an II, 6 mai 1794, p. 44.

[14] Delahante, II, 293.

[15] Relation d'Et.-Marie Delahante, II, 307.

[16] Relation d'Et.-Marie Delahante, loc. cit., II, 308.

[17] J. Guillaume, Un mot légendaire : la République n'a pas besoin de savants, dans la Révolution française, XXXVIII (juin 1900), p. 385-395. — Les arguments de l'auteur ne sont rien moins que probants.

[18] Mercier, Nouveau Paris, VI, 100.

[19] Delahante, II, 257-258.

[20] Moniteur du 21 floréal an III (10 mai 1795).