MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

CINQUIÈME PARTIE. — LA FIN DES FERMIERS GÉNÉRAUX

 

XLII. — LA RÉVOLUTION EN DAUPHINÉ[1].

 

 

Sera-t-on surpris de voir le pays de Mandrin devenir le berceau de la Révolution française ?

André Chenier le chante en un hymne immortel :

Terre, terre chérie !

Que la liberté sainte appelle sa patrie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Monts sacrés d'où la France

Vit naître le soleil avec la liberté.

On ne peut mettre sérieusement en doute, écrit M. Octave Chenavaz, que le Dauphiné n'ait le premier à jeter le cri de ralliement de la Révolution.

Le Parlement de Grenoble menait le mouvement. Sur les magistrats, les lettres de cachet tombaient comme grêle. Elles ne faisaient que rehausser leur prestige. Pour avoir essuyé quatorze lettres de cachet, le conseiller Meyrieux était devenu le premier homme de sa compagnie[2].

Dès le 7 juin 1788, la ville de Grenoble se lève en tumulte contre les ordres du roi. Paris ne suivra son exemple qu'une année plus tard, le 14 juillet 1789. Le peuple, écrit un témoin oculaire[3], se mit à dépaver les rues, à monter sur les toits et à faire pleuvoir sur les soldats qui paraissaient, une grêle de tuiles et de cailloux. Les femmes s'emparèrent des cloches et sonnèrent le tocsin. Sous cette averse de tuiles, qui leur tombaient sur la tête, les troupes royales se replièrent. Épisode qui donna son nom à la Journée des Tuiles.

Le 14 juin, le Conseil général de la ville de Grenoble, qui comptait des membres des trois États, reprenait avec une énergie nouvelle les doléances que les Cours souveraines ne cessaient de présenter depuis nombre d'années. Il proclamait que l'impôt ne peut être établi que par le consentement des peuples, il exigeait la convocation des États généraux, et l'assemblée décidait d'en donner comme un modèle dans la réunion des trois États de la province, appelés à prendre séance au château de Vizille, dès le 21 juillet suivant.

L'échauffement des têtes est toujours le même, écrivait le duc de Clermont-Tonnerre, lieutenant-général en Dauphiné. Il y a en ce moment une population immense dans la ville — Grenoble — et quantité de brigands s'y sont introduits ; on a aussi infiniment à craindre des gens de la campagne et tous les montagnards se sont également ameutés...

De tous les points de la province arrivaient au Conseil de Grenoble des adhésions enthousiastes. Les convocations à l'assemblée de Vizille étaient portées par des huissiers aux officiers municipaux et aux curés. J'ai la certitude, écrit le duc de Clermont-Tonnerre, que bien des curés les ont proclamées à leurs messes de paroisses.

L'assemblée, qui se réunit le 21 juillet 1788 dans le château de Vizille, groupant les trois États du Dauphiné, est demeurée célèbre : elle protesta contre le pouvoir absolu, contre les abus dans les Finances, contre les lettres de cachet ; elle réclama la convocation des États généraux.

L'assemblée dispersée, la propagande révolutionnaire se poursuivit dans tout le pays avec une ardeur croissante. Dans les villages, les curés distribuaient aux paysans les écrits séditieux.

On est au seuil de la Révolution. A Versailles, les États généraux se transforment en assemblée nationale. En Dauphiné, l'agitation grandit. Dans les auberges de campagne, sur les places des bourgs et des villes, se tiennent les propos les plus violents. Les routes sont sillonnées de bandes de paysans armés. Des châteaux sont attaqués, plusieurs sont pillés et livrés aux flammes. On imagine le contrecoup brutal, dans un pays ainsi troublé, des événements du 14 juillet.

 

La grande peur en Dauphiné a été étudiée par M. Pierre Conard. Des bandes de brigands semblent sortir de terre. Les châteaux sont pillés, saccagés, incendiés. Voici une troupe commandée par le valet d'un maquignon, que l'on décorait pour la circonstance du nom de capitaine. Il était monté à cru sur un cheval couleur de froment. Le 28 juillet 1789, on arrive à Moidière. Le château, bâti à la moderne, très beau et très vaste, fut d'abord saccagé ; puis le capitaine mit le feu dans la chapelle, tandis que d'autres allumaient des incendies sur d'autres points. Quelques effets furent sauvés par les plus sages des habitants, mais le château fut entièrement détruit par les flammes. Nous ne suivrons pas ces scènes qui se répètent avec une triste monotonie. Les paysans se font donner à manger et à boire, à boire surtout. Et quand ils ont bu ils brisent tout. Parfois ils exigent de l'argent.

Le 29 juillet, poursuit M. Conard, à Diémoz, on visite le château que le propriétaire a démeublé, et on saccage la maison de M. Brunei, doyen des chanoines de la cathédrale de Grenoble. Dans les environs de la Verpillière, le château de Serezin est saccagé le male jour ; le lendemain, c'est le tour du Colombier et de Vaugelas ; on continue le pillage du Layet. Tout autour de Châtonnay, les désordres se multiplient pendant la journée du 29 ; les châteaux d'Arias, de Cazeneuve, de Saint-Jean-de-Bournay sont mis à sac ; vers quatre heures du soir, à l'issue des vêpres, l'abbaye de Bon-neveux est envahie, les archives dévastées, la chapelle profanée ; les moines se sauvent dans les bois, l'épouvante leur empêche d'en reconnaître les sentiers. Le 30, les brigands arrivent à Châtonnay et y pillent deux résidences seigneuriales. Le même jour, 29 juillet, sont encore pillés ou incendiés les châteaux de Saint-Georges d'Espéranche, de Meyssies, de Cerclier.

Chemin faisant, les bandes armées de faux, de fusils, de tridents, entraînent les paysans des villages qu'elles traversent :

N'es-tu pas du Tiers-État ? Ne paies-tu pas les charges du roi ?

Oui.

Eh bien, viens avec nous !

Que si le membre du Tiers-État préférait demeurer chez lui, il était pris au collet et roué de coups.

Comme bien on pense, les bureaux des Fermes n'étaient pas négligés ; les caisses en étaient forcées, les registres mis en pièces.

Du nord au sud de la province, plus particulièrement dans le Viennois, le pays est dans la terreur. Sur les hauteurs, les châteaux dévastés dressaient des carcasses éventrées, noircies par les flammes.

L'œuvre de dévastation fut accomplie en quelques jours. Irrésistible ouragan de haines et colères populaires trop longtemps comprimées. Voilà les vrais enfants de Mandrin, plus violents, sans doute, et plus turbulents que ne l'avait été l'ancêtre. Les flots trop longtemps contenus rompaient les digues avec fracas.

 

 

 



[1] Octave Chenavaz, la Révolution de 1788 en Dauphiné, Grenoble, 1883, in-8°. — J.-A. Félix Faure, les Assemblées de Vizille et de Romans en Dauphiné durant l'année 1788, Paris, 1887, in-16. — Ch. Bellet, les Événements de 1788 en Dauphiné, Paris, 1888, in-8°. — Pierre Conard, la Peur en Dauphiné, juillet 1789, Paris, 1904, in-8°.

[2] Bertrand de Molleville, Histoire de la Révolution de France, I, 354.

[3] Relation des troubles de Grenoble par le Parlement. Bibl. nat. Lb. 39/588.