MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

CINQUIÈME PARTIE. — LA FIN DES FERMIERS GÉNÉRAUX

 

XLI. — LA RÉFORME DES FINANCES[1].

 

 

Il n'est pas douteux que les campagnes de Mandrin, son supplice et les complications entraînées par l'équipée de Rochefort n'aient produit une vive impression, non seulement sur l'opinion publique, mais sur ceux qui avaient en main le gouvernement de l'État. De cette époque, les remontrances des Cours souveraines contre la manière dont les impôts étaient perçus, allèrent se multipliant. Les édits bursaux, dit le Parlement de Paris (mai 1763), tendent à la subversion des lois fondamentales du royaume, ils menacent la sûreté même de la Couronne.

Le Parlement de Bordeaux ose parler de la chute des Empires causée par le mécontentement des peuples ; celui de Rouen demande qu'on lui envoie l'état financier du royaume, avec un tableau des revenus et des dettes, afin qu'il avise aux remèdes à y apporter. Les Cours des Aides, les Cours des Comptes mêlent leurs voix à celles des Parlements[2]. Ceux-ci nomment des commissions afin d'étudier les griefs des contribuables. Les Parlements de Besançon, de Rouen, de Bordeaux, de Metz, d'Aix, de Grenoble, refusent d'enregistrer les édits nouveaux. Ils peignent en couleurs violentes les exactions dont le peuple est victime. En vain emprisonne-t-on les magistrats ou les exile-t-on par lettres de cachet ; le peuple en fait des martyrs.

Le Parlement de Rouen prétend que les lois fiscales ne sont obligatoires qu'à la condition d'être enregistrées par l'ensemble des Parlements du royaume, formant par leur réunion le Parlement de France. Les abus menaçaient de dresser, en face de la monarchie, un pouvoir qui déjà avait la prétention de la contrôler, pour la dominer ensuite. La Cour des Aides de Paris, en ses remontrances du 23 juillet 1763, faisait entendre cette menace prophétique : Si l'on osait insinuer au Seigneur-Roi que ces peintures sont outrées, et si on lui rendait suspectes d'exagération les assertions des magistrats à cet égard, les Cours alors ne pourraient s'empêcher de la supplier de vouloir bien écouter ses peuples eux-mêmes par la voix de leurs députés dans une convocation des Etats généraux du royaume.

En ces remontrances, qui se répètent dans les diverses provinces, presque de mois en mois, c'est naturellement l'administration des Fermes générales qui est le plus violemment prise à parti. La Ferme des Aides, dit le Parlement de Rouen[3], attaque toutes les conditions et le commerce en général, elle pèse sur le pauvre en particulier, de la manière la plus inhumaine... la Ferme des gabelles ne présente pas un spectacle moins révoltant.

Au premier moment, Louis XV essaya de résister. Mais le mouvement était trop fort. Dès le 21 novembre 1763, le roi se vit obligé d'inviter les Parlements, Chambres des Comptes et Cours des Aides, à présenter des mémoires sur les moyens de perfectionner et de simplifier l'établissement, la répartition, le recouvrement, l'emploi et la comptabilité de tout ce qui concerne l'état des Finances.

Les particuliers enhardis élèvent des protestations isolées et qui vont se multipliant. Roussel de la Tour, conseiller au Parlement, fait imprimer et distribuer à des milliers d'exemplaires son pamphlet coutre l'administration des Finances publiques, intitulé : Richesse de l'État. En sa fameuse Théorie de l'impôt, le marquis de Mirabeau commente le mot dont le peuple poursuivait les fermiers généraux, ces piliers de l'État, pilleurs du royaume[4]. La France renaîtra de ses cendres, écrit-il ; il ne faut pour cela que purger notre langue d'un mot que nos ennemis actuels et nos plus dignes émules ne peuvent rendre dans la leur que par des circonlocutions, il ne faut que supprimer le mot odieux : Financier[5]. Mirabeau fut jeté au donjon de Vincennes. La Bastille s'ouvrit pour l'avocat Darigrand, auteur de l'Anti-financier ou Relevé de quelques-unes des malversations dont se rendent journellement coupables les fermiers généraux, et des vexations qu'ils commettent dans les provinces[6]. Mesures de rigueur qui ne firent que grandir le succès des livres poursuivis.

Le mouvement de révolte qui, peu à peu, secoue la France entière, inspire à Voltaire ces lignes souvent citées :

Tout ce que je vois jette les semences d'une Révolution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses[7].

Croyant pouvoir endiguer et arrêter le courant, les fermiers généraux sollicitèrent et obtinrent l'édit du 28 mars 1764, portant défense de. publier aucun écrit concernant l'administration des Finances[8]. Mais les Parlements ne cédèrent pas :

On veut éviter, Sire, les remontrances de vos Cours ; on a raison de les craindre, sans doute ; quand elles ont à représenter à Votre Majesté la misère d'un peuple épuisé qu'on livre sans examen à l'avidité des financiers.

Les protestations s'exprimèrent avec le plus de force dans les célèbres remontrances de la Cour des Aides rédigées par Malesherbes en 1775. Plus complètement que dans les œuvres de Voltaire ou dans celles de Rousseau, on y trouve ce qu'on pourrait appeler la préface de la Révolution[9].

 

Les fermiers généraux eux-mêmes comprirent combien le mouvement était profond et ils se résignèrent à céder quelque peu de leurs privilèges. L'année même de la mort de Mandrin, ils consentirent au roi un prêt de 60 millions, à raison de 4 p. 400, afin d'obtenir le renouvellement de leur bail. Comme ils ne pouvaient eux-mêmes se procurer l'argent nécessaire qu'à 5 et 6 p. 100, il y avait là de leur part un assez grand sacrifice.

Sénac de Meilhan, dans son étude sur les Fermes générales, observe que, de cette époque (1755) jusqu'en 1776, les bénéfices réalisés par les fermiers ne s'élevèrent plus qu'aux deux tiers des chiffres précédemment atteints.

Les nouvellistes commentent les réformes, à leur façon : Turcaret, éploré, arrive chez sa maîtresse. Il se jette dans un fauteuil :

Enfin, ma reine, me voilà débarrassé de ce malheureux tapis vert où j'étais cloué. Morbleu ! nos affaires ne vont point du tout. Les Fermes sont à tous les diables. Elles ne rendent plus que 30 p. 100. Il n'y a pas l'eau à boire !

L'abbé Terray porta des coups sensibles aux privilèges des fermiers généraux, en augmentant leurs cautionnements et en diminuant leurs bénéfices. Turgot, qui lui succéda, ne l'en força pas moins à restituer le pot de vin de 300.000 livres qu'il avait touché au renouvellement du bail, selon l'usage. Turgot déclara abolie cette coutume du pot-de-vin que le Contrôleur général avait reçu jusque-là, à chaque nouveau bail, et il fit distribuer aux curés de Paris, le montant de celui qui lui devait être remis, pour former les avances d'un travail de filature et de tricot, dont les ouvrages seraient vendus et dont le prix renouvellerait ainsi le fonds.

Turgot peut donc enfin parler avec indépendance à l'opulente Société financière. Il soumit l'administration des Fermes à un contrôle rigoureux. Dans son rapport au roi, du 11 septembre 1774, il signala tous les vices de cet organisme vieilli, la faveur et la protection qui s'étaient emparées des places, l'abus des croupes et des pensions, et Louis XVI apostilla le rapport de sa propre main : Approuvé[10]. Le 13 septembre, Turgot en écrivit directement aux fermiers généraux : Dorénavant, leur disait-il[11], il ne sera plus accordé de places de fermier général qu'à des personnes capables, et qui auront prouvé leur valeur dans les places qu'elles auront occupées ; les fils de fermiers généraux eux-mêmes devront avoir donné des preuves de leur capacité ; enfin les fermiers généraux et leurs croupiers, qui n'auraient pas fait la totalité de leurs fonds, seront privés de la portion d'intérêt correspondante au déficit.

Les financiers voulurent résister ; mais Louis XVI prit le parti de son ministre. Il y avait quelque chose de changé en France.

Necker, dans son fameux compte rendu[12], insista avec plus de force encore. Le bail qu'il passa en 1780, le bail Nicolas Salzard, n'admit plus les fermiers généraux au partage des bénéfices, qu'après les trois premiers millions entièrement acquis au roi. Sur les bénéfices du bail précédent, il ne laissa à chaque fermier que 130.000 francs au lieu de 600.000. C'étaient 30 millions qui demeuraient au Trésor. La plus grande partie des croupes et des pensions furent supprimées[13]. Necker retira aux fermiers la perception des droits domaniaux, pour ne leur laisser que les gabelles, les tabacs et les traites. Joly de Fleury, qui avait fait la connaissance de Mandrin à Bourg-en-Bresse, succéda à Necker et suivit sa politique. Enfin, d'Ormesson, en 1783, par un arrêt du 24 octobre, eut le courage de supprimer les fermiers généraux eux-mêmes en convertissant la Ferme en régie. Cette révolution financière, car c'en était une, était prématurée, et d'Ormesson prenait ces mesures radicales dans le moment où le Trésor était vicie. Le 8 novembre 1783, les fermiers généraux se transportèrent en corps à Fontainebleau, où ils menacèrent le roi du plus grand désordre dans les Finances si cette réforme était appliquée. Ormesson fut sacrifié.

Au reste, la toute-puissante compagnie faisait de son côté des efforts pour remédier aux abus qu'elle avait laissé s'accumuler. Elle essaya d'uniformiser le régime auquel les différentes provinces étaient soumises ; les droits que les marchandises payaient pour passer de Roussillon en Languedoc cessèrent d'être levés ; en matière de gabelle, les fermiers généraux proposèrent spontanément la suppression du régime vexatoire appelé pot et salière, ainsi qu'un adoucissement aux peines prononcées contre les faux-sauniers, enfin la suppression de toutes les juridictions de grande gabelle dont le fonctionnement était si onéreux. Delahante raconte que Necker l'ayant mandé à Versailles lui et son collègue Couturier, alors que les États généraux étaient déjà réunis, ils furent mis en présence des députés du Maine et de l'Anjou. Nous leur fîmes connaître, dit-il, que les choses dont ils se plaignaient n'avaient plus lieu[14].

 

Les partisans étaient venus d'eux-mêmes à résipiscence — trop tard.

 

 

 



[1] Marquis de Mirabeau, Théorie de l'impôt, Paris, 1760, in-12. — Adr. Delahante, Une famille de finance au XVIIIe siècle, 2e éd. Paris, 1881, 2 vol. in-8°. — Ch. Gomel, les Causes financières de la Révolution française, Paris, 1892, in-8°. — Louis Reybaud, les Derniers Fermiers généraux, dans la Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1874, p. 282-308. — René Stourm, Bibliographie historique des Finances de la France au XVIIIe siècle, Paris, 1895, in-8°.

[2] Une liste de ces remontrances a été donnée par M. René Stourm, Bibliographie historique des Finances de la France, p. 88.

[3] Remontrances du 5 août 1763.

[4] Théorie de l'impôt, p. 404.

[5] Théorie de l'impôt, p. 519-520.

[6] Amsterdam (lieu supposé), 1764, in-12 de 140 pages.

[7] Lettre du 2 avril 1764.

[8] Recueil d'Isambert, XXII, 100.

[9] Très humbles et très respectueuses remontrances que présentent au Roi, notre honoré et souverain seigneur, les gens tenant sa Cour des Aides à Paris. A Paris, en la Cour des Aides, le 6 mai 1775, in-12 de 180 pages.

[10] Réimprimé par A. Delahante, I, 234-242.

[11] Turgot aux fermiers généraux, 13 sept. 1774, Paris ; éd. A Delahante, I, 243-245.

[12] Compte rendu au roi par M. Necker, directeur général des Finances. Paris. 1781, in-4° de 116 pages, avec cartes et tableaux hors texte.

[13] Encyclopédie méthodique, section Finances, au mot Croupes.

[14] Delahante, II, 117, 202-205.