Les fermiers généraux avaient promis 2.000 louis d'or de gratification à Fischer et à La Morlière s'ils parvenaient à prendre Mandrin[1]. L'un et l'autre furent payés[2]. Il est regrettable que Fischer, qui s'était vaillamment conduit dans les campagnes de Bohême, d'Allemagne et de Flandre, et qui, à Gueunand même, s'était comporté en soldat, ait cru devoir accepter cette monnaie. La Morlière, lui, l'avait bien méritée. L'argent ne lui suffit pas. En récompense de son exploit, il sollicite le cordon rouge. Il faut lire la lettre qu'il écrivit au ministre de la guerre, le 19 mai 1755, de Grandvaux, où il avait reçu l'ordre d'aller se cacher. Monseigneur, Voulez-vous me permettre de vous avouer que j'ai l'Aine bourrelée dans ma solitude de la promesse que je vous ai faite de ne vous jamais rien demander et d'attendre toujours que vous me fassiez la grâce de me rappeler dans votre souvenir. Je voudrais bien, Monseigneur, qu'en me passant l'abondance de cœur avec laquelle j'ai eu l'honneur de vous parler, vous trouvassiez à propos que je vous supplie de me proposer au Roi, pour la première place qui viendrait à vaquer parmi les Cordons rouges. Je vous avoue, Monseigneur, que, rempli d'honneur, je ne respire qu'au moment d'y parvenir. Satisfaites, je vous le demande comme la plus grande grâce, Monseigneur, cette ambition. La recevant des mains de mon bienfaiteur, qui m'a fait espérer de veiller à ma fortune, elle ferait le bonheur de mes jours, me donnerait de nouvelles forces pour bien servir le Roi, et je proteste de les employer à vous marquer ma reconnaissance et vous convaincre, à chaque instant de mes jours, du très profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monseigneur, etc. Signé : LA MORLIÉRE[3]. A cette supplique, La Morlière joignait un mémoire, sur la suppression de la contrebande en Dauphiné, en priant le ministre de la guerre de le communiquer à son collègue des Finances. Il n'y s'agissait de rien moins que de tirer à bout portant sur tous les contrebandiers, voire sur les simples porte-cols qui transportaient à dos d'homme, sans armes ni défense, leurs carottes de tabac et leurs rouleaux de mousseline[4]. Craignant que cette supplique pour le cordon rouge ne
produisit pas par elle-même assez d'effet, La Morlière, quelques jours après
qu'elle fut partie, et sans attendre la réponse, écrivit de nouveau au
ministre, pour lui demander de l'autoriser à venir à Paris, secrètement, et à
se présenter devant lui, la nuit, vous assurant que
personne ne sera instruit de mon arrivée[5] ; car il
importait de continuer à se cacher, ces maudits Italiens s'obstinant à
prendre les choses de travers. Au reste les placets et suppliques de La Morlière, pour obtenir avancement, gratifications, rubans et distinctions de tout ordre, continueront d'affluer au ministère de la Guerre, et dans les autres ministères, et chez les gens en place, et chez les courtisanes en faveur. Un chacun lui est bon et tout lui est prétexte à se pousser. Le 1er avril 1757, il est nommé colonel en titre des volontaires de Flandre — il n'en remplissait que les fonctions —, il est promu maréchal de camp le 10 février 1759, lieutenant général le 25 juillet 1762. La du Barry devient favorite et La Morlière a la bonne fortune, le bonheur dira-t-il, de se trouver à Louveciennes en même temps que la gracieuse courtisane. Il lui écrit : Madame, Voulez-vous bien protéger dans sa demande le seul lieutenant général des armées du Roi qui ait le bonheur de se trouver à Luciennes — Louveciennes ? C'est la place de commandeur de l'ordre de Luciennes qu'il sollicite depuis la dernière guerre. Faites-moi la grâce, je vous supplie, Madame, d'appuyer de votre protection le mémoire ci-joint à M. le duc d'Aiguillon, auquel je joins les lettres des ministres qui n'ont cessé de me faire espérer cette grâce, sans jamais avoir pu l'obtenir jusqu'à ce jour, par le défaut d'une protection aussi puissante que la vôtre. Je ne cesserai de former de s vœux pour la continuation du bonheur de vos jours. J'ai l'honneur, etc. Signé : LA MORLIÈRE[6]. La Révolution éclate. La Morlière ne songe plus à solliciter la Du Barry. Il prête tous les serments civiques possibles et désirables. Il méprise bruyamment la corruption de l'ancienne Cour, il exalte les immortels principes ; aussi est-il nommé commandant en chef de l'armée du Rhin le 1er juin 1792 ; commandant de la Ire division le 18 septembre suivant. Il fut admis au traitement de réforme le 23 pluviôse au VI (11 février 1798) et mourut en 1799 : une belle carrière, bien remplie et qui peut être proposée en modèle aux bons citoyens. La carrière de Fischer fut plus honorable. Durant la guerre de Sept ans, il fit les campagnes d'Allemagne, où il fut chargé de diriger le service des espions, sans doute à cause de sa connaissance de la langue allemande. En 1762, un de ses gens le trahit auprès du prince Ferdinand, ce qui occasionna à l'armée française un revers sensible. Les maréchaux d'Estrée et de Soubise lui en firent des reproches violents. Ils allèrent jusqu'à l'accuser de trahison. Sa vie entière avait été celle d'un soldat, remplie par l'accomplissement du devoir. L'affront lui fut si rude qu'il en tomba malade et en mourut passés quelques jours[7]. |
[1] Gazette de Hollande du 30 mai 1755. Lettre de Lausanne du 18 mai.
[2] Bibl. nat., cabinet des titres 11281, doss. Mandrin.
[3] Lettre autographe. A. G., ms. 3406, n° 238.
[4] Lettre autographe. A. G., ms. 3406, n° 239.
[5] La Morlière au ministre de la guerre, 24 mai 1755, Grandvaux. A. G., ms. 3406, n° 262.
[6] Original aux Archives de la Guerre.
[7] Bezenval, Mémoires, éd. Berville et Barrière (1821), I, 62, note.