On a dit l'émotion produite en Italie par l'équipée de Rochefort. Le chevalier de Chauvelin, ambassadeur de France à Turin[2], est submergé sous des flots de protestations, de représentations, de récriminations. Pour diplomate qu'il soit, il en perd son assurance. En France, dès qu'il eut connaissance de l'événement, c'est-à-dire le 19 mai 1755, le comte de Sartirane — en italien Sartirana —, ambassadeur de Charles-Emmanuel III auprès de Louis XV, fit tenir à Rouillé, secrétaire d'État pour les affaires étrangères, une protestation contre cette violation énorme des droits de souveraineté attachés à la couronne de son maitre. Il en demandait une réparation éclatante, avant tout la restitution des contrebandiers arrêtés[3]. La Cour de Versailles avait prévu l'orage, sans croire qu'il se déchainerait avec un tel fracas. Rouillé était un ministre incapable et mal choisi[4]. Sous son nom, les affaires étrangères étaient dirigées par l'abbé Delaville, premier commis ; mais en cette circonstance c'est le Contrôleur des finances, Moreau de Séchelles, qui donnera les instructions nécessaires à son collègue des affaires étrangères, et Séchelles lui-même ne fera que répéter ce que lui souffleront les bureaux des Fermes générales. Aussi allons-nous retrouver les procédés que nous avons déjà vu employer. Séchelles va fabriquer pour Rouillé des dépêches ostensibles, pour reprendre son expression, auxquelles seront jointes chaque fois des dépêches particulières. Les dépêches ostensibles, adressées au chevalier de Chauvelin ou à Rouillé, seront pour le comte de Sartirane à Paris ou pour la Cour de Turin[5]. La COUP de France crut d'ailleurs habile de laisser aussi longtemps que possible son ambassadeur auprès du roi de Sardaigne dans l'ignorance des faits réels, en ne lui transmettant que les versions ostensibles, ainsi qu'elle avait fait à l'égard de Marcieu, commandant en Dauphiné ; afin de ne pas priver Chauvelin, dans la défense de la cause dont il était chargé, d'une ardeur et d'un air de conviction qui lui auraient sans doute fait défaut s'il avait connu la vérité. La première version adoptée est celle que nous connaissons : les contrebandiers se sont disputés sur la frontière pour le partage de leurs vols, et le parti le plus faible, Mandrin et ses amis, ayant été rejetés en France, les argoulets les ont arrêtés ; mais ce système de défense dut être abandonné presque dès le premier moment, devant la réplique indignée de la Cour de Sardaigne. La deuxième version, que l'on se vit alors contraint de substituer à la première, nous la connaissons aussi : les employés des Fermes, sans ordres de leurs supérieurs, ont pris sur eux de s'en aller spontanément en Savoie tirer vengeance de tant de duretés que les contrebandiers n'ont cessé de leur faire subir ; la Cour de France désapprouve leur initiative et a fait incarcérer les quatre directeurs des Fermes qui en ont été les promoteurs[6]. D'autre part, on s'empressa d'éloigner de la frontière et de cacher dans des lieux écartés, La Morlière, Diturbide-Larre, Ségent, beau-frère de La Morlière, le chevalier de La Morlière son neveu, MM. de Champagnac et de Saint-Amour, en tout dix officiers, les plus compromis[7]. La Morlière fut remplacé au Pont-de-Beauvoisin par le marquis de Gantès, brigadier des armées du roi et commandant des volontaires du Dauphiné. On appelait ces derniers les Gantès, comme on nommait les volontaires de Flandre les La Morlière. Et de la sorte, quand Sartirane se rendit auprès de Rouillé pour lui renouveler de vive voix ses représentations, le ministre de Louis XV crut-il pouvoir lui dire que le gouvernement français était étranger à l'aventure, et que déjà, avant toute réclamation, les coupables avaient été punis[8]. En Dauphiné, Marcieu continuait ses recherches sur les auteurs responsables de l'équipée. Il s'adressa à La Morlière et à L'Hospital. Il tombait bien. On imagine les réponses qu'il reçut. Le 19 mai 1755, à six heures du soir, il écrivait encore au ministre, qu'aucun ordre n'avait été donné dans cette affaire, ni par le comte de L'Hospital ni par La Morlière ; mais à peine le courrier était-il parti, que les écailles lui tombaient des yeux. Le même jour, à huit heures du soir, il reprenait la plume pour écrire à son ministre : M. de Larre a été reconnu à Saint-Genix-d'Aoste, ainsi que nombre de volontaires. On est revenu de trop grand jour[9]. Enfin le ministre de la guerre signifia au gouverneur du Dauphiné, nettement et brusquement, d'avoir à se tenir tranquille. Il ajoutait : J'espère que mon billet particulier vous aura fait connaître suffisamment de quelle importance il est que vous ne témoigniez pas de mécontentement public contre cet officier — La Morlière — quand même il aurait fait quelque chose sans vos ordres — barré —, parce que ce serait l'accuser d'un fait, que l'intention du Roi est de désavouer — barré —, qui doit au moins rester dans l'incertitude, s'il n'est pas possible d'en détruire absolument le fondement[10]. Bien que la puissance du roi de Sardaigne ne pût être mise
en ligne avec celle du roi de France, les conditions où se trouvait l'Europe
imposaient à la Cour de Louis XV la plus grande circonspection. L'Angleterre
était résolue à la guerre. On allait voir ses escadres s'emparer en pleine paix
de l'Alcide et du Lys. L'on équipe
douze vaisseaux de guerre à Brest, en sorte qu'ils soient prêts pour la fin
de ce mois, écrit le marquis d'Argenson, à l'époque même où nous
sommes parvenus[11]. Il importait donc de ménager le roi de Sardaigne qui, par la position de ses États, était à même de créer de graves embarras au roi de France. Charles-Emmanuel III était un prince pieux, très populaire, dévoué au bon gouvernement de ses sujets. Son fils, Victor-Amédée, duc de Savoie, considéré comme très capable, exerçait ses qualités dans le militaire qu'il aimait beaucoup et dont il était également aimé[12]. Le roi de Sardaigne disposait de 20 millions de rente, il avait une armée permanente de 23.000 hommes disciplinés. Ses États étaient peuplés, d'un accès difficile. C'est une puissance qui, quoique très faible, conservera encore longtemps de la considération par sa situation et sou bon gouvernement[13]. La correspondance du comte de Sartirane, conservée aux Archives de Turin, témoigne des efforts faits par la Cour de France pour attirer Charles-Emmanuel III dans son alliance contre les Anglais[14]. L'affaire Mandrin arrivait on ne peut plus mal à propos. Le secrétaire d'État de Charles-Emmanuel III pour les affaires étrangères, le chevalier Ossorio, était un esprit très fin, cultivé, habile à percer les intrigues, enclin au soupçon, un diplomate de l'ancien temps[15]. Les grosses malices, que les Fermiers généraux inspiraient à notre ministre des affaires étrangères, ne le trouvèrent pas dupe un seul instant. Chauvelin a laissé une relation détaillée de l'entrevue qu'il eut avec Ossorio, le 21 mai, quand il lui alla transmettre la version officielle du gouvernement français[16]. Ossorio l'écouta attentivement, puis, après un moment de réflexion : Cette dépêche ne fait mention que des employés des Fermes. Cependant les différentes relations, qui nous sont parvenues, portent que les dragons de La Morlière et même des officiers déguisés étaient mêlés avec les commis. — De plus, poursuivait Ossorio, l'emprisonnement des quatre capitaines des Fermes est une peine peu proportionnée à l'attentat. Le ministre italien y voyait clair. L'incarcération des capitaines des Fermes était une frime, pour reprendre l'expression même du marquis d'Argenson[17]. Ossorio exigeait : 1° La punition effective des coupables ; 2° le dédommagement des pillages, la restitution des effets volés, une indemnité aux veuves et aux enfants des victimes ; 3° enfin, et surtout, la remise de Mandrin et de ses compagnons. L'abbé de Bernis, esprit délié, rompu aux façons diplomatiques, homme d'église aux formes insinuantes et aimables, se trouvait alors de passage à Turin, très heureusement pour seconder le diplomate français. Le lendemain de cette entrevue, c'est-à-dire le dimanche 25 mai, Chauvelin présentait Bernis au roi de Sardaigne. Le dimanche, il y avait habituellement réception au palais de la Vénerie, dans les environs de Turin, où Charles-Emmanuel faisait sa résidence. On parla encore de Mandrin et le roi lui-même dit d'un ton très ferme qu'il comptait sur une réparation entière. Au cours d'une nouvelle entrevue avec Chauvelin, le 29 mai, Ossorio revenait sur le même point : Toute l'Europe a les yeux ouverts sur cet événement et sur la manière dont il se terminera. Chacun assurait à Turin que les quatre capitaines des Fermes ne tarderaient pas à être dédommagés par des récompenses effectives de la punition apparente qui leur avait été infligée. Le ministre de Charles-Emmanuel concluait : La seule remise des contrebandiers arrêtés illégitimement peut être une satisfaction incontestable. C'est la seule manière de prouver que le roi votre maitre ne veut pas se prévaloir de la supériorité de sa puissance pour exercer, ou au moins pour autoriser, des actes de violence contraires au droit des gens. Chauvelin terminait sa dépêche par ces mots : Si cette condition n'est pas remplie, il est difficile de prévoir quelle issue aura cette affaire. La Cour de France commençait à comprendre que la comédie de Pierre-Encise et les lettres ostensibles ne produisaient pas un effet suffisant. Sartirane recevait l'ordre d'exiger une satisfaction immédiate[18]. Rouillé, Argenson et Moreau de Séchelles parvinrent alors à tirer Louis XV de sa torpeur coutumière et à lui faire écrire, de sa propre main, à son bon frère et oncle, le roi de Sardaigne, la lettre suivante : Monsieur mon frère et oncle, Je n'avais pas attendu les représentations que Votre Majesté a chargé son ambassadeur de me faire, pour ordonner au chevalier de Chauvelin de marquer à Votre Majesté mon regret et mon mécontentement de l'entreprise téméraire qui a été faite sur le territoire de la Savoie. Les ordres que j'ai donnés, et ceux que je suis disposé à donner, mettront, à ce que j'espère, Votre Majesté dans le cas d'être satisfaite. Ma tendre amitié pour Elle et les liens du sang qui nous unissent, me déterminent même à lui témoigner moi-même la sincérité de mes sentiments à cette occasion. J'ai reçu des preuves trop constantes des siens à mon égard pour n'être pas persuadé qu'Elle voudra bien s'en rapporter à moi du soin de la contenter sur ce qui s'est passé et de prendre les mesures les plus efficaces pour empêcher qu'à l'avenir il n'arrive rien de pareil. Je profite de cette occasion pour renouveler à Votre Majesté l'assurance du désir que j'ai, et que j'aurai toujours, d'entretenir avec Votre Majesté l'union la plus intime et la plus parfaite confiance. Je suis, avec l'amitié la plus tendre, de Votre Majesté le bon frère et neveu, Signé : LOUIS[19]. C'était évidemment très touchant. Rouillé recommandait en outre à Chauvelin d'avoir soin, en remettant cette épître au roi de Sardaigne, d'y joindre tout ce qu'il jugerait devoir faire impression sur l'esprit et sur le cœur de Sa Majesté. Le roi de France se proposait d'ailleurs de faire indemniser les personnes victimes des dommages occasionnés lors de l'entreprise du 11 mai et de faire restituer les objets enlevés. Enfin, assurait Rouillé, on s'occupait de faire des recherches pour savoir si réellement des officiers avaient été mêlés à l'aventure ; que si l'on en trouvait, ils seraient punis. Le ministre terminait en faisant appel à tous les talents de l'ambassadeur français à Turin, pour empêcher une rupture entre les deux Cours[20]. Dès que Chauvelin fut en possession de la lettre autographe de Louis XV, c'est-à-dire le 31 mai, il s'empressa d'en aller faire part au chevalier Ossorio. Le chevalier Ossorio me dit, écrit-il à Rouillé[21], que le roi son maître sentirait sûrement le prix de l'attention délicate qu'avait le roi son neveu de lui écrire. Mais il ajouta tout aussitôt, avec vivacité, en regardant fixement l'ambassadeur français : C'est fort bien, Monsieur, mais ce qui se dit dans l'intérieur du cabinet ne saurait passer pour une satisfaction. La souveraineté blessée par un acte de violence ne saurait être dédommagée et réintégrée que par une action d'éclat. Un détachement est entré à main armée et en pleine paix dans le territoire de Savoie ; il y a enlevé, à la face de toute l'Europe, des gens qui devaient se croire dans un asile sacré ; tous les princes, jaloux, avec raison, des droits attachés à leur indépendance, attendent avec empressement la satisfaction qui, seule, peut constater et rendre réel le désaveu de cet attentat. Les souverains seraient en butte aux violences de leurs voisins plus puissants qu'eux, s'il suffisait de désavouer verbalement une entreprise visiblement contraire au droit des gens, et si les effets ne devaient nécessairement confirmer les paroles. Il n'y a qu'un genre de satisfaction proportionné à l'outrage, hors duquel tout le reste est insuffisant et illusoire :... la restitution de Mandrin et de ses camarades[22]. Le lendemain de cet entretien était un dimanche. Le roi de Sardaigne recevait à la Vénerie. L'ambassadeur français s'y rendit de bonne heure. Je me fis annoncer au roi de Sardaigne, écrit-il à Rouillé. Je le trouvai avec M. le duc de Savoie. Je lui remis la lettre du Roi et je l'accompagnai des expressions les plus propres à caractériser la tendre amitié de Sa Majesté pour le roi son oncle el la disposition où elle est de le satisfaire dans cette occasion. Le roi de Sardaigne prit la lettre, la lut très lentement, la relut une seconde fois et en parut satisfait. Ensuite, prenant un air encore plus ouvert, ajoute Chauvelin, il me dit qu'un témoignage aussi frappant des sentiments du Roi confirmait et réalisait les espérances que M. le comte de Sartirane lui donnait d'une satisfaction complète. Ma cause, disait Charles-Emmanuel, est la cause de tous les souverains. Le roi mon neveu est plus intéressé que tout autre à en soutenir et à en défendre les droits. Habile allusion aux attentats contre la souveraineté française que les Anglais commettaient à l'époque même dans l'Amérique du Nord. L'entreprise sur mon territoire ayant été publique et éclatante, poursuivait le roi de Sardaigne, je ne puis douter que la réparation ne le soit de même et je l'attends avec d'autant plus de confiance et d'empressement, qu'elle prouvera à toute l'Europe l'amitié que le roi mon neveu a pour moi ![23] Le 26 mai, Mandrin avait été exécuté. Le bruit en arriva à
Turin, les premiers jours de juin. Un négociant de Lyon en apporta la
confirmation précise à Chauvelin, le 5 du mois. L'irritation générale en fut
portée à son comble. Cette exécution fut
généralement tenue pour un mépris et un affront plus grands que l'attentat
lui-même[24]. Le chevalier Ossorio et le Premier Président ont été mandés à la Vénerie — chez le roi de Sardaigne —, mande Chauvelin, et la conférence a été très longue[25]. Le 7 juin, Ossorio fit venir l'ambassadeur français : c'était pour lui dire de ne plus paraître à la Cour[26]. Le roi de Sardaigne mettait le représentant de Louis XV littéralement à la porte. Que se passait-il en France ? Louis XV, tiré de son implacable indifférence par la lettre d'excuses que ses ministres venaient de le forcer d'écrire, paraît s'être ému dans ce moment. Le mercredi 2S mai, il avait mandé son Contrôleur des finances et son ministre des affaires étrangères pour exiger d'eux un récit exact de ce qui s'était passé. Force fut alors à Moreau de Séchelles de laisser de côté ses versions ostensibles. Louis XV, avec son intelligence ouverte et son jugement très droit, comprit immédiatement la gravité de la situation et que, si l'on continuait de suivre les voies où les fermiers généraux traînaient la politique française, ou aboutirait aux pires complications. Déjà l'on en avait suffisamment sur les bras. Il ordonna au Contrôleur général d'écrire immédiatement au président de la Commission de Valence de surseoir à l'exécution de Mandrin. Moreau de Séchelles prit sa plume avec un empressement d'autant plus grand qu'il savait que, à l'heure où le courrier emporterait sa missive, Mandrin aurait été exécuté. Le jugement était du 24. Il avait donné ordre à Levet de Malaval de faire supplicier le contrebandier immédiatement, et il savait être obéi. Il en écrit à son collègue des Affaires étrangères (28 mai) : En conséquence des ordres du Roi, que Sa Majesté m'a donnés en votre présence, Monsieur, j'écris à Valence pour qu'il soit sursis à toute exécution jusqu'à nouvel ordre. Ma lettre partira ce soir. Il ne m'était pas possible de me conformer plus promptement aux intentions de Sa Majesté. Signé : SÉCHELLES[27]. Rouillé envoya copie de ce document, le 29 mai, à Sartirane et, le 3 juin, à Chauvelin[28]. Avec une rapidité inquiétante, les événements tendaient à une rupture ouverte entre les deux États. Chauvelin mandait de Turin que l'animosité, les clameurs allaient croissant[29]. A Paris, Sartirane apprenait de sou côté le supplice de Mandrin et se rendait chez. Rouillé pour exiger une audience immédiate du roi. Rouillé dut l'accompagner à Versailles. Le Roi Très Chrétien me parut déconcerté, écrit l'ambassadeur italien. Il toussa et cracha, pendant quelque temps avant de me faire réponse. — Enfin, dit Sartirane[30], il m'a répondu d'une voix tremblante. Quand il se retrouva seul avec son ministre, le roi rentra en possession de lui-même. Pour la seconde fois, il prit alors une décision dans cette affaire et, pour la seconde fois, ce fut la décision juste. Il ordonna à Rouillé de se rendre chez Sartirane pour lui annoncer que le roi de France enverrait à Turin l'un des grands seigneurs de sa Cour, pour y présenter des excuses au roi de Sardaigne. Rouillé avait fait parvenir au chevalier de Chauvelin la lettre du Contrôleur général annonçant que, le 28 mai, il avait envoyé l'ordre de surseoir à l'exécution de Mandrin. A sa lettre, Moreau de Séchelles avait joint des conseils, car les bureaux des Fermes continuaient à diriger notre diplomatie. Chauvelin devait dire à la Cour de Sardaigne que Mandrin ayant été exécuté le 26, et l'ordre envoyé par le Contrôleur de suspendre son exécution étant parti le 28, cet ordre était arrivé trop tard[31]. A Turin, où la décision prise par Louis XV ne devait être connue que le 14 ou le 15 juin, la situation de l'ambassadeur français devenait de plus en plus difficile. La rupture entre les deux Cours était rendue officielle par le rappel de Sartirane, signé le 10 juin[32]. Il avait l'ordre de partir immédiatement sans prendre congé. C'est dans ces circonstances que le malheureux Chauvelin devait aller apprendre à Ossorio que, comme l'ordre envoyé par Séchelles de ne pas exécuter Mandrin avait été expédié le 28, et que Mandrin avait été exécuté le 26, cet ordre n'était pas arrivé à temps. Ossorio, après l'avoir écouté, lui répondit qu'il était inconcevable que Mandrin, arrêté à Rochefort dans la nuit du 11 mai, eût déjà été condamné le 24. La hâte inouïe apportée à cette procédure suffisait à montrer, disait-il, l'intention bien nette où la Cour de France avait été de se soustraire à la restitution du contrebandier saisi en violation du droit des gens. Puis il ajouta que la connaissance de la sentence avait dû arriver à Versailles le 20, c'est-à-dire le jour même où avait été envoyé l'ordre de surseoir, et que par conséquent cet ordre en perdait toute valeur à ses yeux. Chauvelin ne savait que répondre. Ossorio poursuivait impitoyablement : M. de Sartirane a demandé, dès le 19, que Mandrin et ses complices arrêtés illégitimement sur le territoire de Savoie soient restitués. Depuis cette époque il y a eu le temps plus que suffisant pour lui donner satisfaction. Son exécution, ordonnée par un jugement en forme et exécuté avec éclat, a été la consommation volontaire et l'autorisation marquée de l'attentat qui les a livrés au tribunal de Valence, et, par là, l'unique moyen que je pouvais imaginer de donner satisfaction au roi, mon maitre, a été anéanti. Ossorio ajoutait que le contrebandier avait été certainement supplicié sur ordre de la Cour de France sans autorisation de laquelle les magistrats n'auraient pas osé procéder à l'exécution d'un homme arrêté dans un asile sacré[33]. Les grossières habiletés, dont le Contrôleur général et ses financiers avaient espéré embarrasser la Cour de Sardaigne, se retournaient contre la Cour de France elle-même, qui avait cru pouvoir s'en servir. Dès le 9 juin, Rouillé s'empressa d'annoncer à Chauvelin la réparation éclatante que le roi de France offrait à celui de Sardaigne, par l'envoi d'un des seigneurs titrés de sa Cour, dont l'ambassade extraordinaire n'aura pour objet que de marquer à ce prince les sincères regrets de Sa Majesté et fion désir de ne laisser subsister aucune trace de l'impression dans le cœur et dans l'esprit du roi, son oncle, que ce qui s'est passé en Savoie a pu se faire sans lui[34]. Cette phrase dit à peu près le contraire de ce qu'elle est appelée à dire. Et quel charabia ! Visiblement, à la Cour de France, on perd la tête. A Turin, Chauvelin était contraint de se renfermer chez lui. Il s'abstenait de se montrer aux conversations, aux assemblées publiques et dans les lieux fréquentés[35]. Il prit finalement le parti de s'en aller à la campagne[36]. Les ministres étrangers y vinrent lui faire des visites de sympathie qui ressemblaient à des visites de condoléances[37]. Encore le ministre autrichien, le comte de Mercy, s'en dispensait-il, et le nouvel envoyé d'Angleterre, milord Bristol, arrivé à Turin le 15 juin, déclarait-il qu'il n'aurait aucun rapport avec l'ambassadeur de France, la suspension de ses fonctions le dispensant de le reconnaître[38]. L'abbé de Bernis blême en cette occasion la conduite du représentant de Louis XV : Le chevalier de Chauvelin pouvait prendre le moyen terme d'aller faire sa cour à l'infant de Parme — gendre de Louis XV — au lieu de rester prisonnier dans son hôtel. C'est dans ces circonstances que j'arrivai à Versailles[39], où les esprits continuaient d'être fort en l'air. L'ambassadeur sarde à Paris, le comte de Sartirane, était un esprit timoré. Cette rupture avec la Cour de France, où il n'avait entretenu personnellement que des relations agréables, lui était pénible. Les nouvelles de l'ambassade extraordinaire, que Louis XV se décidait à envoyer pour faire ses excuses à Charles-Emmanuel III, le combla de joie[40] et voici que lui parvient, le 14 juin, l'ordre de revenir à Turin, sans prendre congé de la Cour de France. Cet ordre devait-il encore être exécuté, après l'acte de réparation que Louis XV offrait au roi de Sardaigne ? Sartirane, expose à son maître les motifs du parti auquel il s'arrêta : Attendu les propositions que M. Rouillé est venu chez moi me communiquer de la part du Roi Très Chrétien, lesquelles m'ont paru de nature à pouvoir être agréées de Votre Majesté, j'ai pris sur moi de différer l'exécution des ordres qu'Elle m'a donnés concernant mon départ, jusqu'à ce que je reçoive des ordres ultérieurs relatifs auxdites propositions que cette Cour — de France — aura faites à Votre Majesté par M. de Chauvelin. En attendant, dans la situation embarrassante dans laquelle je me suis trouvé, j'ai pris le parti qui m'a paru le plus convenable aux circonstances, qui a été de participer par un billet confidentiel écrit de ma main, et signé, à M. Rouillé, les ordres que je venais de recevoir et la détermination où j'étais de prendre sur moi de suspendre l'exécution desdits ordres. J'ose nie flatter que Votre Majesté daignera approuver nia conduite dans une situation des plus critiques où jamais je pusse me trouver[41]. Avec angoisse, Sartirane attendit à Paris les ordres ultérieurs, dans la pensée que la nouvelle de l'ambassade extraordinaire déterminerait la Cour de Turin à lui faire suspendre son départ ; mais aucune instruction en ce sens ne lui parvenait. A Turin, on croyait évidemment qu'il avait quitté son poste pour prendre le chemin de l'Italie. Enfin, le 23 juin, à Versailles, le ministre des affaires étrangères l'informait dans son cabinet qu'il apprenait par une dépêche de Chauvelin que, nonobstant l'offre de l'ambassade extraordinaire, son rappel était maintenu. Il ne lui restait plus qu'à corder ses malles. Le 21 juin, Sartirane se mettait en route pour l'Italie[42]. Ce départ, écrit le duc de Luynes, fait une grande nouvelle[43]. Les courtisans croyaient à une rupture définitive ; seule, la Gazette de France relata tranquillement, parmi les parades et les cérémonies de Cour, le voyage de M. de Sartirane[44]. |
[1] Les documents relatifs au différend qui se produisit entre les Cours de France et de Sardaigne, après la prise de Mandrin, sont conservés aux Archives des Affaires Étrangères, mss Turin 223, 224, 225 — La contrepartie s'en trouve aux Archives de Turin. D'après les documents de Turin, a été publiée l'importante étude de A.-D. Perrero, l'Arresto in Savoia del capo-contrabbandiere Luigi Mandrin. Vertenza tra la Corte di Torino e quella di Francia (1755), dans Curiosita e ricerche di Storia subalpina, livre XIX, Turin, 1882, p. 337-367.
[2] Claude-François, chevalier, puis marquis (1758) de Chauvelin, commença sa carrière dans l'armée. Successivement brigadier d'infanterie (1744), maréchal de camp (1746), commandant des troupes du roi de France en Corse, avec le grade de lieutenant-général (1749). il fut nommé, cette même année 1749, ministre plénipotentiaire à Gènes. Quand il prit congé, le 28 mai 1753, du doge et du Sénat de Gênes, il fut inscrit sur le livre d'or de la noblesse génoise. Il fut nommé ambassadeur du roi de France à Turin, auprès du roi de Sardaigne le 26 mars 1753, et eut sa première audience le 6 janvier suivant. Il rentra en France en 1765 pour prendre, le 12 novembre, la charge de grand-maître de la maison du roi. Il mourut à Versailles le 24 novembre 1773.
[3]
Sartirane à Rouillé, 19 mai 1755. A. A. E.,
ms. Turin 224, f. 348.
[4] Besenval, Mémoires, éd. cit., II, 5.
[5]
Le comte d'Argenson à Marcieu, 22 mai 1755. A. G., ms. 3406, n° 253 (minute).
[6] Lettre ostensible de Moreau de Séchelles à Rouillé. Paris, 17 mai 1753. Copie en fut envoyée à MM. de Chauvelin et de Sartirane, après corrections par le ministre des Affaires étrangères, le 18 mai. A. A. E., ms. Turin 224. f. 350-341. C'est l'original avec les corrections.
[7] Le comte d'Argenson à Marcieu, 22 mai 1755. A. G., ms. 3406, n° 253 (minute). — Marcieu à d'Argenson, 28 mai 1755. A. G., ms. 3406, n° 273.
[8] A.-D. Ferrero, p. 345-346.
[9] Marcieu au ministre, Grenoble, 19 mai 1755, huit heures du soir. A. G., ms. 3406, n° 237.
[10] Le ministre à Marcieu, 18 mai 1755, minute. A. G., ms. 3398, n° 140.
[11] Mémoires du marquis d'Argenson à la date du 4 juin 1755.
[12] Appréciations sur les relations de la France avec le royaume de Sardaigne (1755). A. A. E., ms. France 457, f. 226.
[13] A. A. E., ms. France 457, f. 226.
[14] A.-D. Perrero, p. 354.
[15] Chauvelin à Rouillé, 30 mai 4755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 398. — Mémoire du comte de Noailles sur la cour de Turin (1755). A. A. E., ms. Turin 225, f. 413-415.
[16]
Chauvelin à Rouillé, 30 mai 1755. A. A. E.,
ms. Turin 224, f. 308.
[17] Argenson, Mémoires, 10 juin 1755.
[18] Cité par A.-D. Perrero, p. 347.
[19]
Louis XV à Charles-Emmanuel III, 26 mai 1755, Marly. A. A. E., ms. Turin 224, f. 365-366.
[20] Rouillé à Chauvelin, 26 mai 1755. A. A. E., ms. Turin, 224, f. 368.
[21] 2 juin 1755.
[22]
Chauvelin à Rouillé, 2 juin 1755. A. A. E.,
ms. Turin 224, f. 411.
[23] Chauvelin à Rouillé, 2 juin 1755, A. A. E., ms. Turin 224, f. 418.
[24] A.-D. Perrero, p. 348.
[25] Chauvelin à Rouillé. 7 juin 1755, A. A. E., ms. Turin 224, f. 437.
[26] Le même au même, 8 juin 1755. IGicl, f. 438. — Ossorio à Sartirane, 8 juin 1755, éd. A.-D. Perrero, p. 318.
[27]
Moreau de Séchelles à Chauvelin, 28 mai 1755. A. A. E., ms. Turin 224. f. 391.
[28] A. A. E., ms. Turin 224, f. 392.
[29] Chauvelin à Rouillé, 7 juin 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 436-437.
[30] Dépêche du 9 juin 1755, citée par A.-D. Perrero. p. 381.
[31] Séchelles à Rouillé, 1er juin 1755, A. A. E., ms. Turin 224, f. 409.
[32] Charles-Emmanuel III à Sartirane. 10 juin 1755, éd. Perrero, p. 349.
[33]
Chauvelin à Rouillé, 9 juin 1755 (dépêche chiffrée). A. A. E., ms. Turin 224, f. 454.
[34] Rouillé à Chauvelin, 9 juin 1755, A. A. E., ms. Turin 224, f. 450.
[35]
Chauvelin à Rouillé, 18 juin 1755. A. A. E.,
ms. Turin 224, f. 475.
[36] Chauvelin à Rouillé, 2 juil. 1755, A. A. E., ms. Turin 225, f. 9-13.
[37]
Chauvelin à Rouillé, 18 juin 1755. A. A. E.,
ms. Turin 224, f. 475.
[38] Chauvelin à Rouillé, 21 juin 1755, A. A. E., ms. Turin 224, f. 503.
[39] Mémoires de Fr.-Joach. de Pierre, cardinal de Bernis (1715-1758), publ. par Frédéric Masson, I, 200-201.
[40] Sartirane à Charles-Emmanuel III, 9 juin 1755 ; éd. A.-D. Perrero, p. 351.
[41] Sartirane à Chartes-Emmanuel III, 16 juin 1755. Perrero, p. 352.
[42]
Rouillé à Sartirane, 24juin 1755. A. A. E.,
ms. Turin 224, f. 505.
[43] Mémoires, XIV, 194.
[44] Gazette de France, 1755, n° 32.