La prison où Mandrin fut écroué à Valence, place du Présidial, était sous la dépendance des fermiers généraux. Les gardiens en étaient des gapians. Au fond d'un cachot, Mandrin fut attaché par des chaises, rivées à ses chevilles et à ses poignets. Il n'était plus question que de lui, dans toute la province. Le président de la Commission, Levet de Malaval, était assailli de requêtes : chacun voulait voir le héros et l'entretenir. Tout le monde s'intéresse à lui, écrit Mme de Bressac. Les curieux étaient introduits par groupes de cinq ou six, après avoir fait queue très longtemps. Ils regardaient le prisonnier et conversaient avec lui, par une porte à claire-voie, grillée. Il avait beaucoup d'esprit, la réponse sûre et prompte, la physionomie des plus guerrières et des plus hardies, l'œil vif ; enfin la figure montrait qu'il était capable d'entreprendre ce qu'il avait fait[2]. Il répondait avec grâce et entrain aux questions qu'on lui posait, quand elles n'étaient pas indiscrètes. Sa conversation était pleine de sentiment ; mais, par moment, il disait rudement leur fait à des malappris qui le traitaient en hèle curieuse ou qui insultaient à son malheur[3]. D'ailleurs, il ne se plaignait de rien, sinon d'avoir été pris en trahison[4]. On accourait de toutes parts pour voir ce coupable, écrit l'abbé Régley[5], ce coupable dans lequel on prétendait trouver quelque chose de grand. Et, après l'avoir vu et avoir conversé avec lui, chacun se retirait en plaignant son sort[6]. Les femmes, admiraient sa prestance, sa taille bien tournée, sa jambe haute et qui était des mieux, ses épaules larges, ses cheveux blonds annelés et son air d'audace qui les remplissait d'émotion, d'admiration et de frayeur[7]. Terrier de Cléron parle en bons termes de ces badauds qui, avec des réflexions niaises, venaient regarder cet homme célèbre, destiné à la mort : A la foire de Valence, une vipère sans venin de l'île de Malte, un crocodile du Rhin — au XVIIIe siècle il y avait donc des crocodiles dans le Rhin —, un loup d'Angleterre, n'attiraient pas plus de populace et de beau monde[8]. On venait en poste des villes voisines ; les voituriers organisaient des coches de plaisir. Quand, fatigué de ces visites, Mandrin demandait à se reposer, les gens attendaient son réveil à la porte grillée. Du jour où les interrogatoires furent commencés et où Mandrin dut traverser la cour pour se rendre, de son cachot, à la chambre du secret, où siégeait Levet de Malaval, il y voyait les curieux qui s'y entassaient, pressés comme des harengs dans une caque. Le contrebandier en exprima plus d'une fois son dégoût[9]. Un particulier de Tournon, à qui Mandrin avait sauvé la vie, un jour où ses camarades, le prenant pour un gapian, voulaient le tuer, lui envoya des pigeons et du vin vieux. Dès qu'on sut que Levet de Malaval permettait à sou prisonnier ces douceurs, ce furent d'incessantes arrivées de pâtés, de saucisses, de gâteaux à l'eau-de-vie, de becfigues confits dans de la gelée, de bouteilles de bourgogne et de flacons de liqueur. Mandrin faisait honneur à ces envois, au vin vieux surtout. Chaque jour, le courrier lui apportait une nombreuse correspondance. Les lettres lui étaient remises après avoir été décachetées. L'une d'elles le toucha beaucoup. Elle était écrite par un acteur qui lui demandait pardon à genoux de l'avoir joué sous les traits d'Arlequin[10]. Tous les témoignages recueillis sont unanimes sur l'attitude tranquille, ferme, sans forfanterie, que Louis Mandrin garda durant tout son procès. Régley est contraint d'en convenir[11]. Levet de Malaval, à qui Mandrin en avait imposé, le traitait avec égards, il lui donnait du Monsieur et le faisait asseoir[12]. Le juge lui demandait quels étaient les fauteurs de ses crimes : Ce sont les receveurs et les employés des Fermes, répondit-il ; — s'il n'avait pas été soutenu par les subsides de quelque puissance étrangère : J'avais assez de ressources en moi-même[13]. Et comme on l'interrogeait sur les noms de ses complices : Je n'en ai pas meublé ma mémoire pour les livrer aux tribunaux[14]. Il fit élargir un garçon perruquier, en déclarant qu'il l'avait forcé, par menaces de mort, à entrer dans sa bande, parce qu'il avait besoin de lui pour lui faire la barbe. Un autre témoin niait avoir reçu quatre louis que Mandrin lui avait donnés : Tu fais bien, lui dit-il[15], de soutenir que tu n'as pas reçu les quatre louis, puisque, après te les avoir présentés vingt fois inutilement, je les laissai sur la table et te forçai ainsi à les prendre. Je t'avais pris pour me servir de guide dans la route que je voulais tenir et, quoique tu protestasses que tu ne la savais pas, je te gardai. Et comme quelques-uns de ses camarades, confrontés avec lui, pleuraient sur son sort : Que pleurez-vous, tandis que je
suis tranquille ! Si la mort fait une certaine peine, ne faut-il pas
savoir la braver ? Ne devez-vous pas avoir appris à le faire pendant que je
vous commandais ? On voulut le confronter avec deux de ses anciens valets, La Pierre, qui lui avait servi de haut-le-pied, et le grand Bertier, arrêtés précédemment. Mandrin refusa de leur répondre. Il ne comprenait pas qu'on prît contre lui les témoignages d'anciens domestiques[16]. Durant ses conversations avec son juge, Mandrin lui prouva, en lui citant les dates exactes et les circonstances, qu'à trois reprises différentes il aurait pu le faire assassiner. Quelques camarades l'y poussaient, mais il répugnait à un guet-apens[17]. Il reconnut les délits de contrebande armée qui lui étaient imputés ; mais il nia avoir eu part aux meurtres commis durant ses expéditions[18]. Souvent même, il avait cherché à les empêcher, ce qui fut reconnu exact. Étant donnée la manière dont Mandrin avait été arrêté, et en présence des négociations entamées entre les Cours de France et de Sardaigne, devant la protestation et la réclamation formelle de Charles-Emmanuel III, Levet de Malaval avait le devoir de diriger lentement, sinon de suspendre sa procédure. Mais le contrôleur général des Finances lui avait fait tenir des ordres précis. Le président de la Chambre de Valence mit bouchées doubles. Mandrin dut subir deux interrogatoires par jour, de quatre heures chacun. Les confrontations et les témoignages les plus essentiels furent écartés, parce qu'on n'avait pas les gens sous la main. Il fallait gagner de vitesse les courriers dépêchés par le roi de Sardaigne. Ce match, où un magistrat s'est engagé, avec le supplice d'un homme pour but, produit une impression sinistre. Bref, Malaval fit tant et si bien que le procès immense fut instruit et terminé et le jugement prononcé en douze jours. Les contemporains, qui n'étaient pas au courant du coup de main de Rochefort en Novalaise, en expriment leur étonnement[19]. Aussi bien, en cette circonstance, le gouvernement français était d'autant plus coupable de se préteur aux rancunes sanguinaires des financiers, que le roi de Sardaigne venait de donner une preuve de son bon vouloir et de son esprit de conciliation, en faisant arrêter le fermier du château de Rochefort, Perrety, sous l'inculpation d'intelligence avec Mandrin, à qui il offrait asile[20]. Il arrivait parfois, dans la prison du Présidial, que l'on réunît Mandrin et son ami Saint-Pierre. Mandrin songeait aux conditions dans lesquelles il avait été pris. Il ne doutait pas qu'il ne fût réclamé par le roi de Sardaigne[21]. Et il pensa qu'il se trouvait un moyen d'aplanir le conflit sur le point d'éclater. On a vu son vif désir de prendre rang dans les armées du roi. Le capitaine Diturbide avait témoigné quelques égards au magnifique bandit qu'il était allé saisir au château de Rochefort. A son adresse, Mandrin fit écrire par son ami, Saint-Pierre, le billet suivant : Monsieur, Celle ycy est pour vous prier de vouloir bien vous resouvenir des bontés que vous avez eu pour moy et de vouloir me les continuer. J'esperre que Monsieur ne m'a point a ban-donner et qui voudra bien me procurer les puissance de M. le colonne ! de La Mourelière, et luy représenté que sy voulé bien me faire plaisir, que, chez luy, en moy, il pou-voit ce flatet d'avoir un soldats. Et il signait : Tout à vous. L. Mandrin[22]. Diturbide-Larre transmit cette lettre au colonel de La Morlière en l'agrémentant de plaisanteries sur le prisonnier de Valence, ce général manqué[23]. La Morlière transmit la lettre de Mandrin au comte d'Argenson, avec d'autres plaisanteries, et d'Argenson la mit au panier. Les fonctions de ce dernier à la tête de l'armée française étaient remplies par Mine de Pompadour. Durant la guerre de Sept ans, on la verra fixer les emplacements à occuper par les troupes avec des mouches sur du papier rose. Au maréchal de Löwendal, qui était mourant, les nouvellistes faisaient dire, sur son lit d'agonie, qu'il fallait accorder la vie au jeune chef des contrebandiers, comme à l'unique capitaine capable de le remplacer au moment où menaçait d'éclater la lutte contre la Prusse et l'Angleterre[24]. Les vieux généraux ont quitté, écrit le marquis d'Argenson ; les jeunes se poudrent ; ce sont des femmes auxquelles il ne manque que des cornettes ; — le chemin de Rosbach. Les seules visites dont Mandrin se montrât impatient étaient celles des prêtres. Malaval lui avait d'abord envoyé comme confesseur un gros dominicain. Le contrebandier le reçut en lui jetant un verre de vin à la figure[25]. Puis, quand il revit le juge : Cet homme, qui s'est présenté de votre part, était bien gras pour venir me parler de pénitence[26]. Un récollet n'eut pas meilleur succès. Mandrin l'accabla d'injures. Si j'étais en liberté et que j'eusse mon sabre, je te hacherais en morceaux. Et s'il m'était possible de te tenir, je te ferais passer à travers ces barreaux ! Sors d'ici, gueux ![27] Les adieux que lui firent, les 15 et 16 mai, ses deux anciens valets, La Pierre et le grand Bertier, qui allaient au supplice, l'avaient cependant ébranlé un moment. La Pierre parla à Mandrin en termes émus et très forts ; mais celui-ci ne tarda pas à trouver l'oubli de ces idées noires dans le fond d'un flacon de liqueur[28]. Les derniers jours qu'il fut en prison, Mandrin disait en riant, à son juge : Après tant de visites que j'ai
reçues, ne serait-il pas dans la bienséance que j'allasse en faire de porte
eu porte mes plus respectueux remerciements ? — Vous êtes trop fatigué, répondit le magistrat, mais dans quelques jours vous pourrez bien donner au public cette marque de votre reconnaissance[29]. Singulière allusion au supplice qui devait être subi sur la grand'place de la ville. Mandrin exprima le désir de voir son cher curé de Saint-Genix-d'Aoste[30]. On lui répondit qu'il n'était plus temps de le faire venir. Plusieurs dames de charité le visitaient. C'étaient des âmes pieuses qui s'étaient donné pour mission la conversion des pécheurs. L'une d'elles lui parlait du ciel vers lequel elle levait ses grands yeux ; Mandrin l'interrompit : Dites-moi plutôt, Madame, combien il y a de logis — auberges — d'ici en paradis, car il ne me reste que six livres à dépenser sur la route[31]. Et comme il remarqua que cette plaisanterie trop brusque avait fait de la peine, il présenta ses excuses. La dame de charité profita de l'avantage qu'elle avait dans l'instant pour parler avec plus de force ; Mandrin en fut touché. Levet de Malaval, qui s'était fait porter dans la prison, étant repris d'un de ses accès de goutte, intervint dans ce moment. Bien qu'il n'eût pas le cœur tendre, note Mme de Bressac[32], il se mit à pleurer de son côté. Les natures les plus cruelles ont de ces sensibleries. Comme la dame nommait à Mandrin le Père Gasparini, jésuite italien, homme de mérite et de la maison — collège — de Tournon, il parut fléchir. Malaval insistait : Je ne viens point en qualité de juge, lui disait-il, mais plutôt en qualité d'ami et de frère. Je ne vous annonce rien de sinistre. Il ne faut cependant pas vous flatter ; mes fonctions sont remplies. Mettez ordre, à tout événement, aux affaires de votre conscience. Je vous en offre les moyens. Vous trouverez ici de grands directeurs qui méritent votre confiance[33]. Mandrin céda. On courut faire part de la nouvelle à l'évêque de Valence[34]. Mandrin vit le Père Gasparini. On était au 24 mai. Le prisonnier aurait voulu remettre sa confession au lendemain ; mais le Jésuite savait qu'il devait être exécuté le 26, et il l'engagea à commencer sa confession sur-le-champ[35]. Cette confession dura deux jours, les 24 et 25 mai. Puis le contrebandier rédigea son testament. Il couvrit de son écriture quatre pages qu'il remit au Père Gasparini. Sa sœur Marianne était instituée légatrice universelle de tous les biens qu'il possédait en Savoie[36], des sommes qui étaient déposées chez les marquis de Saint-Severin et de Chaumont. Plusieurs hôteliers et plusieurs curés savoyards étaient dépositaires de sommes moins importantes. Les biens qu'il pouvait avoir en France devaient être, par le jugement à intervenir, confisqués au roi, mille livres y étant prises au préalable en amende à M. Bocquillon, concessionnaire des Fermes. Le 26 au matin, Léorier, greffier de la Commission, donna
lecture à Mandrin du jugement qui avait été rendu l'avant-veille par Levet,
assisté de ses six comparses, Gaillard, Luillier, Bolozon, Bachasson, Rouvevre
de Létang et Cozon[37]. Le
contrebandier était condamné au supplice le plus épouvantable : à la torture,
à la roue, et les débris de son corps à être exposés aux fourches
patibulaires. Il en a ouï la lecture avec toute la
tranquillité possible, écrit au ministre de la guerre, l'intendant du
Dauphiné[38].
On m'ajoute qu'on n'a jamais vu un criminel si doux
sur la sellette. La lecture terminée, il se contenta de dire aux juges : Je vous prie de m'envoyer le Père Gasparini, pour achever ma confession avant de me faire mettre dans les tourments[39]. En entrant, le Jésuite lui dit qu'il lui apportait les compliments de l'employé trouvé naguère dans le coche du Rhône à Romanèche, auquel lui, Mandrin, avait sauvé la vie, quand ses camarades le voulaient tuer. Tiens ! dit Mandrin, je ne m'en souviens pas ! Il ajouta en souriant : J'oublie mes bienfaits[40]. La confession, à la fin de laquelle le Jésuite lui donna l'absolution, dura de huit heures jusqu'à dix. Puis on lui appliqua les instruments du supplice, les brodequins qui devaient horriblement lui comprimer les jambes. Désirant signer son interrogatoire à la question, il prit une chaise et s'assit. La douleur n'avait pas altéré son visage et sa main ne trembla pas. Les bourreaux n'avaient d'ailleurs pu tirer de lui le nom d'aucun de ses complices et camarades, ni aucune accusation, aucune indication de nature à leur nuire. Les sentences prononcées par la Commission de Valence sont conservées par centaines, ainsi que les dates où elles furent exécutées. On constate invariablement un intervalle de quatre ou cinq jours entre la condamnation et l'exécution des contrebandiers envoyés au supplice. Il en est notamment ainsi, des arrêts rendus par Levet de Malaval. En l'occurrence, on aurait eu une raison pour différer davantage encore, puisque la réclamation du roi de Sardaigne était instante. Cette restitution attire la curiosité de tout Paris, note l'ambassadeur Sarde[41]. On est persuadé que l'exécution de Mandrin étant le but principal des fermiers généraux, ils feront dépendre de là leur triomphe. Le président de la Commission de Valence comprit qu'il importait de tuer le jeune contrebandier immédiatement. Il n'avait pu le faire dès le samedi soir, l'arrêt ayant été prononcé trop tard ; le lendemain était un dimanche. Malaval fixa donc au lundi, 26 mai, l'exécution de l'arrêt prononcé le 24. La date était aussi rapprochée que possible. Les fermiers généraux ne pouvaient demander mieux. Quant à Jean Saint-Pierre, le camarade de Mandrin, qui avait été saisi avec lui à Rochefort, et qui était réclamé, lui aussi par la Cour de Sardaigne, il fut supplicié le 27 mai, le jour même où il fut condamné. On pense à sœur Anne qui, penchée au liant de la tour, attend avec une cruelle inquiétude les cavaliers libérateurs. Malaval est au guet avec une égale anxiété ; mais ce qu'il craint, c'est que les cavaliers n'arrivent à temps. Aussi bien, l'opinion publique, dès cette époque, ne s'y trompa pas, et la plume de Michel Forest, qui rédige les Annales de Valence, s'en exprime clairement. Le jour de l'exécution, 26 mai, la ville fut envahie par une foule d'étrangers venus de quinze lieues à la ronde. On en compta jusqu'à six mille. Si l'on avait pu prévoir la rapidité que les juges mirent à faire périr Mandrin, il en serait venu bien davantage[42]. Mandrin sortit de sa prison avec
une constance et une fermeté sans pareilles, écrit Michel Forest. Il
était pieds nus, en chemise, avec une torche dans les mains, les poignets et
les bras liés, la corde au col, et un écriteau derrière le dos, où étaient
ces mots : CHEF DE
CONTREBANDIERS, ASSASSIN,
CRIMINEL DE LÈSE-MAJESTÉ, FAUX-MONNAYEUR, PERTURBATEUR DU REPOS PUBLIC. Au moment de quitter la prison, Mandrin embrassa une dernière fois son camarade Saint-Pierre, et, comme celui-ci pleurait, il lui fit courage. Entre les rangs pressés d'une foule compacte, Mandrin traversa en biais la place du Présidial, où se trouvait la prison, pour se rendre, é l'entrée du vieux cloître, à celle des trois portes de la cathédrale que l'on nommait la porte du Pendentif. Devant ses yeux le vieux Pendentif carré, aux colonnes cannelées, au chapiteau fleuri d'acanthe ; les murs sombres et massifs du cloître, et, dans le fond, le flanc droit de la cathédrale. Mandrin se mit à genoux, au seuil de la porte, et lut d'une voix tranquille la formule de l'amende honorable qui débutait par ces mots : Je demande pardon à Dieu, au roi et à la Justice. Suivait l'énumération des délits qui lui étaient reprochés. Il fit cette amende honorable, note Michel Forest, avec un air fier et aussi martial que celui qu'il devait avoir lorsqu'il se battait, ce qui étonna tous les assistants. L'église Saint-Apollinaire de Valence occupe la terrasse qui domine la vallée du Rhône, bordée sur la rive opposée par les derniers contreforts de l'Ardèche, où se dressent les ruines, trouées de lumière, du château de Crussol, à pic sur la crête aiguë des rochers. La ville descend par étages jusqu'au port Saint-Nicolas, près des bancs de gravier humide. C'est une succession de jardins et de vergers, de clos de vignes où, de place en place, dans la verdure, les toits de tuiles mettent des rectangles rouge-clair ou brunis par le temps. La vieille enceinte crénelée plonge sa base noircie dans l'eau du fleuve. Et, sur l'autre bord, est tracé le chemin de halage où les chevaux de trait font remonter le Rhône aux lourdes péniches, aux gabarres et aux chalands. De la porte du Pendentif, Mandrin, traversant le grand Mazel, vint à la place des Clercs qui servait aussi de Place d'Armes, où l'échafaud avait été dressé. La place des Clercs et la petite place aux Arbres, autre-nient dite des Ormeaux, avec laquelle elle communiquait, grouillaient de curieux. Des spectateurs étaient grimpés jusque sur les toitures plates des maisons voisines, d'autres s'accrochaient aux balustrades des frontons. Les pilastres romans, dont est ornée l'abside de Saint-Apollinaire, retenaient des grappes humaines. Les toitures de quelques vieilles baraques en appentis faillirent croûler. Comme pour un spectacle, des entrepreneurs avaient dressé des échafaudages où la place coûtait douze sols[43]. De Tournon et de Saint-Vallier, on avait fait venir des brigades de maréchaussée qui accompagnèrent Mandrin au supplice. Tout le régiment de Tallaru, en garnison à Valence, avait pris les armes. Par surcroît de précaution, on avait fermé les portes de la ville. Il était six heures du soir. Mandrin était pieds nus, mais cela ne l'empêcha pas — et bien qu'il fut à peine tiré de la torture aux brodequins — de marcher avec assurance[44]. Arrivé devant l'échafaud, le condamné s'arrêta quelques instants pour en examiner la construction. Tout, dans son allure, était très simple. Sa figure, à l'expression ouverte et aux traits sympathiques, prévenait en sa faveur. Il s'assit sur la croix de Saint-André, où il devait être roué, et dit tout haut : Jeunesse, prenez exemple sur moi. Conformément à l'usage du temps, on avait fait placer en effet au premier rang les enfants des écoles, pour les édifier par le spectacle du crime puni. A ce moment, écrit un témoin oculaire, ses yeux commencèrent à paraître un peu égarés. Quant au Jésuite, qui assistait Mandrin, il avait plus besoin d'être soutenu que le condamné, car il pleurait comme une femme. Mandrin ayant demandé de l'eau de la Côte, la fameuse liqueur sucrée et aromatique que l'on fabriquait à la Côte-Saint-André, pour laquelle, depuis son enfance, il avait une prédilection, — lui et le confesseur en prirent tous deux. Cela n'empêcha d'ailleurs pas le père Gasparini de s'évanouir un moment après. Comme le bourreau voulait retrousser au condamné les manches de sa chemise : Laissez-moi faire, mon ami, lui dit Mandrin. Il défit lui-même ses boutons, releva ses manchettes et retroussa sa culotte. Enfin il s'étendit sur la croix. Il fit signe au bourreau qu'il était inutile de lui couvrir le visage. Fais ton devoir, mon ami, le plus promptement que tu pourras[45]. Le supplice de la roue avait été importé d'Allemagne au XVIe siècle. Le condamné était attaché, les bras étendus et les jambes écartées, sur deux morceaux de bois, disposés en croix de Saint-André, c'est-à-dire en forme d'X. Sur chaque traverse on avait pratiqué des entailles profondes, particulièrement à l'endroit où devaient se trouver les genoux et les coudes du patient. Après que celui-ci y avait été solidement fixé, le bourreau frappait à l'aide d'une lourde barre de fer, à tours de bras, de manière à briser les os des jambes, des bras et du bassin. Le supplicié ayant été rendu de la sorte suffisamment souple, on l'attachait, en repliant les bras et les jambes, sur une petite roue de carrosse, le dos posé à plat sur l'une des faces de la roue, qui était ensuite hissée avec son fardeau pantelant, au haut d'un poteau élevé, de manière que le condamné y agonisait lentement, la face tournée vers le ciel, à regarder les vols de corbeaux, guettant son dernier soupir. Le Père Gasparini revenu à lui, exhortait le contrebandier. Il disait tout haut : Voilà un homme qui va mourir en bon chrétien[46]. Et le bourreau lui fracassa les membres de sa barre de fer, lui assénant à toute volée les huit coups réglementaires sur les bras, les jambes et les reins. Cela faisait un horrible margouillis d'os brisés et de chairs déchirées. Mandrin ne poussa pas un cri. Après avoir été laissé huit minutes les membres broyés — ce court délai représentait un adoucissement de peine —, il fut étranglé. C'était une faveur du juge — accordée à la demande de l'évêque de Valence — afin que le misérable ne restât pas à expirer lentement sur la roue. Les débris de son cadavre furent exposés aux fourches patibulaires. La sentence, qui l'avait condamné à mort, et le procès-verbal de son exécution furent affichés dans tous les lieux où il avait passé. La tranquillité, la simplicité et la vraie grandeur dont Mandrin fit preuve jusqu'au dernier moment, frappèrent tout le monde. Les témoignages en sont nombreux et unanimes. Aux fourches patibulaires, où ses débris furent exposés, ce fut durant trois jours un ardent pèlerinage. On y afficha des vers de tout étage et des épitaphes en lettres de sang[47]. Voici l'une d'entre elles : Tel qu'on vit autrefois Alcide Parcourir l'Univers la massue à la main, Pour frapper plus d'un monstre avide Qui désolait le genre humain, Ainsi j'ai parcouru la France, Que désolaient mille traitants ; Je péris pour avoir dépouillé cette engence, Je jouirais comme eux d'une autre récompense, Si j'avais dépouillé les peuples innocents[48]. Qu'est-ce que c'est que ce criminel, observe le chevalier de Goudar[49], dont toute la France parle ? qu'un chacun plaint, que tout le monde regrette, et à qui une infinité de gens voudraient racheter la vie de leur propre sang ? L'évêque de Valence, Alexandre Milon avait mandé de Lyon un peintre originaire de Valence, Jacques-André Treillard. Il désirait avoir un portrait authentique du fameux contrebandier. Si grande avait été la hâte du juge, que Treillard arriva trop tard ; néanmoins il put encore installer son chevalet le 27 mai, au pied des fourches[50]. Il y prit des croquis de la figure du supplicié, qui lui permirent ensuite de peindre son portrait. Celui-ci fut gravé à Valence même. L'original en semble perdu ; du moins la gravure en a-t-elle été retrouvée. Elle est reproduite ici. Portrait fut-il jamais fait dans des circonstances plus affreuses et destiné à plus de retentissement ? Ce même jour, 27 mai, avait été exécuté Saint-Pierre le cadet, condamné à la roue comme Mandrin. Il fut mis à mort une heure après que la sentence eût été prononcée. Il éveilla la compassion de tous les spectateurs par son extrême jeunesse. Il appartenait à une très bonne maison de Savoie. Celle-ci avait fait, auprès du capitaine Diturbide, une démarche où se traduit l'esprit de famille du temps. Pour l'honneur du nom, il importait d'éviter la flétrissure d'une condamnation publique. Aussi, les parents de Saint-Pierre s'engageaient-ils à faire prendre Manot, le successeur de Mandrin, à deux conditions : la première, que Saint-Pierre, le cadet, soustrait à une peine afflictive, serait renfermé par lettre de cachet pour le restant de ses jours. Ils m'ont assuré, écrit le capitaine Diturbide[51], que c'est le plus grand service qu'on pourrait leur rendre. La seconde condition était que Saint-Pierre l'aîné, qui avait rempli les fonctions de major auprès de Mandrin et se trouvait à présent dans la bande de Manet, y serait tué par les argoulets, lorsque cette bande serait surprise. Ainsi serait gardé sans tache l'honneur de la maison. Le capitaine Diturbide avait accepté la proposition, mais lui aussi arriva trop tard. Dans ce seul mois de mai, Levet de Malaval fit rompre ou pendre quatorze contrebandiers ; il en tenait douze autres dans sa geôle pour les fournées prochaines. Et tous les jours on lui en amenait de nouveaux[52]. |
[1] Les pièces du procès de Mandrin ont été brûlées en 1871, avec les archives de la Cour des Comptes, déposées au palais du quai d'Orsay. L'histoire de la détention, du procès et de la mort de Mandrin est reconstituée ici d'après les documents suivants :
Précis de la vie de Louis Mandrin, chef des contrebandiers avec un récit de sa prise et de l'exécution de son jugement. S. d. (1755, in-4°, de 4 p.) ; relation immédiatement contemporaine (permis d'imprimer ce 24 juin 1755). Ad. Rochas (p. 31) incline à la considérer comme une relation officielle. Nous pensons que ce n'est qu'un simple canard, comme les événements importants en faisaient encore naître fréquemment dans les lieux où ils s'étaient produits. Le récit est presque exclusivement consacré au procès et au supplice de Mandrin. Souvent réimprimé, entre autres par Simian, Mandrin, p. 58-63, par Rochas, l'Arrestation de Mandrin, p. 31-35, el par A. Fouquier, les Causes célèbres, liv. 99 et 100, p. 36-37. — Au Précis on joindra les pages de Terrier de Cléron, Abbrégé (p. 52-72). Le Précis et l'Abbrégé sont complétés par : 1° les Annales de Michel Forest, bourgeois de Valence éd. Brun-Durand p. 42-46 ; 2° une lettre de Valence, 27 mai 1755, imprimée à la suite du jugement qui condamna Mandrin (Clermont-Ferrand, chez Boutandon , imprimeur du roi), 2 feuilles in-4°, Archives de la Drôme ; 3° une correspondance de Valence, du 25 mai 1755, publ. dans le Courrier d'Avignon de mai 1755, p. 175 ; 4° une lettre écrite de Valence, le 27 mai 1755, à une personne d'Autun, publ. par Harold de Fontenay, p. 34-35 ; 5° une correspondance de Valence du 23 mai 1755, insérée dans le Courrier d'Avignon de juin 1755 ; 6° une correspondance de Valence, du 30 mai 1755, insérée dans la Gazette de Hollande du 17 juin suivant ; 7° enfin, une lettre de Mme de Bressac, du 4 juin 1755, publ. par Gallier, la Vie de province au XVIIIe siècle.
[2] Annales de Michel Forest, éd. Brun-Durand, p. 43.
[3] Abbrégé, p. 54.
[4] Storia dell'anno, 1754.
[5] Histoire de Louis Mandrin, p. 147.
[6] Annales de Michel Forest, p. 43-44.
[7] Annales de Michel Forest, p. 43.
[8] Abbrégé, p. 54.
[9] Courrier d'Avignon, mai 1755, p. 175.
[10] Abbrégé, p. 71.
[11] Histoire, p. 146.
[12] Courrier d'Avignon, ann. 1755, p. 175.
[13] Abrégé, p. 57.
[14] Courrier d'Avignon, mai 1755, p. 175 ; [Abbé Régley], Histoire, p. 146.
[15] Gazette de Hollande, 17 juin 1755, lettre de Valence, 30 mai.
[16] Courrier d'Avignon, mai 1755, p. 175.
[17] Précis, éd. Simian, p. 63.
[18] La Porte, intendant du Dauphiné, au ministre de la guerre, 1er juin 1755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 287.
[19] Storia dell'anno, 1755.
[20] Charles-Emmanuel III au Sénat de Savoie, 17 mai 1755, éd. J.-J. Vernier, Mandrin et les Mandrinistes, p. 35-36.
[21] La Porte, intendant du Dauphiné, au ministre de la guerre, 1er juin 1755, A. G., ms. 3406, n° 237.
[22] Archives de la Guerre, ms. 3406, n° 223 bis.
[23] Le capitaine Diturbide au colonel de la Morlière, 16 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 227 bis.
[24] Marquis d'Argenson, Mémoires, 5 juin 1755.
[25] Lettre de Valence, du 27 mai 1755, éd. Harold de Fontenay, p. 35.
[26] [Abbé Régley], Histoire, p. 148.
[27] Lettre de Valence, du 27 mai 1755, éd. Harold de Fontenay, p. 35.
[28] Courrier d'Avignon, mai 1755, p. 175.
[29] Abbrégé, p. 53.
[30] Lettre de Valence du 27 mai 1753, publ. par Harold de Fontenay, p. 35 ; — Abbrégé, p. 60.
[31] Abbrégé, p. 53.
[32] Lettre du 4 juin 1755, publ. par Brun-Durand, Annales de Michel Forest, p. 46.
[33] Abbrégé, p. 54.
[34] Abbrégé, p. 60-61.
[35] Abbrégé, p. 56.
[36] Correspondance de Valence du 30 mai 1755, Gazette de Hollande, du 17 juin 1755.
[37] Jugement souverain qui a condamné à la roue Louis Mandrin, du lieu de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs en Dauphiné, principal chef des contrebandiers, qui ont commis les crimes et désordres mentionnés audit jugement, du 24 mai 1755, in-4°, de 4 pages, orig. A. A. G., ms. Turin 224, f. 361. Souvent réimprimé, entre autres par Rochas, Biographie du Dauphiné, article Mandrin, p. 101-105 et par A.-P. Simian, Mandrin, p. 73-89.
[38] La Porte à d'Argenson, 1er juin 1755, Paris. A. G., ms. 3406, n° 287.
[39] Lettre de Valence du 30 mai 1755, Gazette de Hollande, 17 juin 1755.
[40] Précis, éd. Simian. p. 62.
[41] Lettre (Archives de Turin), citée par A.-D. Perrero, p. 347-348.
[42] Michel Forest, Annales, p. 44.
[43] Annales de Michel Forest, éd. Brun-Durand, p. 44.
[44] Lettre de Valence, 28 mai 1755, Courrier d'Avignon, juin 1755.
[45] Précis, éd. Simian, p. 61.
[46] Lettre de Valence, du 27 mai, éd. Fontenay, p. 35.
[47] Abbrégé, p. 72.
[48] Chansonnier Clairambault, p. 37.
[49] Testament politique de Mandrin, p. 3-4.
[50] Correspondance de Valence du 28 mai, insérée dans le Courrier d'Avignon, juin 1755 ; Abbrégé, p. 71.
[51] Diturbide-Larre et La Morlière, 16 mai 1755, le Pont-de Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 227 bis.
[52] Lettre de Valence, 27 mai 1755, imprimée à la suite du jugement condamnant Mandrin. Archives de la Drôme.