Immédiatement après son équipée, La Morlière partit donc pour Paris en brûlant des étapes. A peine arrivé, il vit le ministre de la guerre, sous les yeux duquel il écrivit la lettre suivante, en ayant soin de la dater du Pont-de-Beauvoisin et du 11 mai, jour de son exploit : Il court ici, et dans les environs, un bruit, lequel consiste à rendre qu'une quantité de gens inconnus sont allés hier, sur les onze heures du soir, du côté de la Savoie, qu'ils y ont enlevé, sur les deux heures, Mandrin et quatre autres de ses camarades, qu'ils conduisent actuellement à Valence. L'on rend encore que les mêmes gens inconnus en ont tué une huitaine et blessé plusieurs autres. Si j'apprends, Monseigneur, quelque chose de plus particulier sur cette nouvelle, j'aurai l'honneur de vous en faire part. J'ai celui, etc. Signé : LA MORLIÈRE[1]. Le comte d'Argenson, ministre de la guerre, â qui cette lettre — écrite dans son bureau même, — était adressée, savait par le menu tous les détails de l'aventure. Immédiatement il fit porter ce billet au ministre des affaires étrangères, qui en fit tirer sans désemparer une double copie, dont un exemplaire fut envoyé au comte de Sartirane, ambassadeur sarde auprès de Louis XV, et l'autre au chevalier de Chauvelin, ambassadeur du roi de France auprès de la Cour de Turin[2]. Un troisième exemplaire, agrémenté de mensonges nouveaux, fut adressé par La Morlière au comte de l'Hospital, qui commandait à Voiron et qui avait été l'un des instigateurs du coup de main[3]. A son tour l'Hospital, retransmit ces détails authentiques au ministre de la guerre, qui les fit parvenir à son collègue des Affaires étrangères, lequel en instruisit la cour de Sardaigne, laquelle se trouva ainsi posséder des informations provenant de sources diverses, des sources les meilleures, informations concordantes : que si, après cela, elle s'avisait encore de prétendre que des officiers et des soldats du roi de France avaient opéré l'enlèvement des Mandrins et commis les brigandages de Saint-Genix-d'Aoste, c'est que, véritablement elle n'était pas de bonne foi. En outre, avant de quitter le Pont-de-Beauvoisin, La Morlière avait laissé ses instructions à son fidèle lieutenant, le capitaine, faisant fonctions de lieutenant-colonel, Diturbide-Larre, pour faire face au comte de Marcieu, gouverneur du Dauphiné ; car c'était à celui-ci que, sans aucun doute, devaient s'adresser les premières réclamations de la Cour de Sardaigne, représentée en Savoie par le commandeur de Sinsan. Ce comte de Marcieu avait des préjugés de gentilhomme, comme il a été dit, et il eût été capable, en sa qualité de gouverneur de la province, de répondre à la réclamation, qui allait lui parvenir, en ordonnant la restitution de Mandrin et de ses complices, — ce qui eût été du joli. La Morlière s'était sauvé à Paris, sans en souffler mot à M. de Marcieu, son chef, laissant à M. de la Tour-Gouvernet commandant au Pont-de-Beauvoisin, le soin d'informer celui-ci de ce qui s'était passé. Or La Tour-Gouvernet ne savait rien de rien. Il ne put écrire à Marcieu que ces quelques lignes, où son ignorance des faits introduit encore une erreur : Mandrin vient d'être arrêté, lui cinquième, et Piémontais est du nombre. M. de La Morlière vous en mandera sans doute le détail[4]. La lettre est datée du 11 mai, dix heures du matin. On sait que Piémontais n'était pas arrêté ; quant à La Morlière, il se gardait de mander quoi que ce fût. Au premier moment, Marcieu se montre naturellement enchanté. Il répond à La Tour-Gouvernet qu'il attend avec impatience la confirmation de la bonne nouvelle et les détails que ne manquera pas de lui transmettre La Morlière. J'ai donné six francs d'étrennes à votre porteur, c'est le moins pour une si bonne nouvelle[5]. La confirmation de la capture de Mandrin arriva en effet, aussi bien de la part de La Morlière que de celle de l'Hospital, mais sans le moindre détail. Marcieu étonné, froissé, soupçonnant quelque action répréhensible, en écrit au ministre de la guerre : Vous êtes sans doute plus au fait de cette énigme que moi, qui l'ignore parfaitement[6]. La lettre est du 12 mai, sept heures du matin. A midi, comme elle n'était pas encore partie, M. de Marcieu y ajoute ce post-scriptum : Au moment où j'allais cacheter tua lettre est entré chez moi l'aide de camp que m'a dépêché M. de Sinsan. Le commandeur de Sinsan — la forme italienne du nom est Cinzano — était commandant et lieutenant-général en Savoie pour le roi de Sardaigne. Il résidait à Chambéry. Il écrivait à son collègue, le gouverneur du Dauphiné pour le roi de France : Monsieur, L'attentat qui vient d'être commis par les troupes commandées sur la frontière par M. de La Morlière, ce matin (11 mai), sur les terres du Roi mon maître, est d'une trop grande conséquence pour que je puisse nie dispenser d'en faire part à la Cour — de Sardaigne —, afin que l'on prenne les moyens de remédier à un inconvénient auquel je n'avais pas lieu de m'attendre, par la délicatesse avec laquelle j'ai toujours cherché à entretenir l'intelligence qui est nécessaire entre voisins. Mais comme on a poussé la hardiesse à un point de violer, non seulement les droits de souveraineté, mais encore d'enlever par violence des personnes qui doivent jouir de l'immunité que l'État d'un autre souverain leur procure, lorsque la rémission n'est point convenue, j'ai l'honneur de lui en faire part — à la Cour de France — par M. de la Fournache, mon aide de camp, persuadé qu'en attendant que me viennent les ordres de Sa Majesté, elle voudra bien donner incessamment les siens, pour prévenir toute violence contre les prisonniers qui ont été faits à Saint-Genix et à Rochefort, et les faire jouir du droit qui leur est acquis, comme ayant été arrêtés dans les États d'un autre souverain, jusqu'à ce qu'il en soit ultérieurement décidé[7]. Il est bien certain que si le comte de Marcieu, gouverneur de la province et lieutenant du roi, eût connu les circonstances de l'affaire de Rochefort, il eût pris Mandrin sous sa garde, dès après lecture de cette lettre, et qu'il l'y eût conservé jusqu'à ce qu'un accord fût intervenu entre les Cours de Versailles et de Turin, accord qui ne pouvait se faire que parla restitution des contrebandiers enlevés à Rochefort et à Saint-Genix. Aussi, aux renseignements que Marcieu s'empresse de lui demander, Diturbide-Larre, qui a dirigé l'expédition, lui répond-il du Pont-de-Beauvoisin : Tout ce que je puis vous dire, c'est que j'ai appris que la troupe des contrebandiers, qui habitent ordinairement Saint-Genix, avaient pris dispute ensemble pour le partage des vols qu'ils ont faits dans leurs courses, de façon que les plus forts ont forcé les plu-, faibles à se jeter en France, et, par événement, m'étant trouvé, avec partie de nos troupes, sur la frontière, j'ai ramassé Mandrin, quatre autres de ses compagnons, et fait fusilier cinq à six qui se sauvaient. Voilà, Monsieur, toutes les circonstances, et c'est un coup du ciel que le hasard m'ait conduit du côté que ces gens-là fuyaient. Si j'apprends quelque chose de nouveau et d'intéressant, j'aurai l'honneur de vous en faire part[8]. On admirera particulièrement le coup du ciel. Diturbide-Larve est fier de son épître ; il en envoie copie à La Morlière, qui est à présent très occupé à se faire valoir dans les bureaux de Paris et les antichambres de Versailles. Il y ajoute ces mots : Vous verrez que, par ma réponse — au comte de Marcieu —, je rends l'affaire telle qu'elle doit être, et, sur toutes choses, soyez tranquille[9]. Il concluait : Pourvu que la Cour soit contente, je m'embarrasse fort peu de ce qu'on peut dire. Du moins le résultat fut-il bien celui que les deux complices avaient espéré. En réponse à la réclamation du commandeur de Sinsan, Marcieu ne peut que répondre en toute sincérité : De ma connaissance il n'est pas entré de troupes du Roi, mon maître, en Savoie, et, suivant les nouvelles que je reçois du Pont-de-Beauvoisin, c'est une querelle que quelques contrebandiers ont eue entre eux qui a donné lieu à ce qui est arrivé à Saint-Genix et à Rochefort, dont vous vous plaignez. J'ignore qu'on ait enlevé des sujets de Savoie, et qu'on ait commis aucun attentat qui puisse troubler la bonne intelligence qui règne entre nos souverains et que je m'efforce d'entretenir par toute sorte de moyens. Je supplie donc Votre Grandeur de suspendre son jugement et de s'informer plus exactement[10]. Bouret et La Morlière gagnaient du temps[11]. C'était l'essentiel. On avait à Valence des magistrats dociles au premier coup de sonnette. Devant que M. le gouverneur de Savoie fût informé plus exactement, les Fermiers généraux devaient avoir réalisé leur vengeance. |
[1] A. A. E., ms. 224, f. 336.
[2] A. A. E., ms. Turin 224, f. 326.
[3] La Morlière à L'Hospital, 11 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin (les dates de la lettre ont été tripatouillées), A. G., ms. 3406. n° 212. — L'Hospital au ministre de la guerre, 11 mai 1755, Voiron, A. G., ms. 3406 n° 213.
[4] La Tour-Gouvernet à Marcieu, 11 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 206.
[5] Marcieu à la Tour-Gouvernet, 11 mai 1755, 8 heures du soir, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 206.
[6] Marcieu au comte d'Argenson, 12 mai 1755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 221.
[7] Le commandeur de Sinsan au comte de Marcieu, 1755, 11 mai, Chambéry. A. G., ms. 3406, n° 216, publ. par Henry de la Bassetière, Mandrin et sa bande, dans la Revue de famille, 15 avril 1893, p. 213.
[8] Diturbide-Larre au comte de Marcieu, 13 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 225.
[9] Diturbide-Larre à la Morlière, 13 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 226.
[10] Le comte de Marcieu au commandeur de Sinsan, 1755, 12 mai, après-midi, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 216.
[11] Sur l'intime collaboration de Bouret d'Erigny, fermier général, en mission dans ces provinces pour l'affaire des contrebandiers, avec La Morlière et Diturbide-Larre, voir encore la lettre de ce dernier du Pont-de-Beauvoisin, 96 mai 1755, à la Morlière. A. G., ms. 3406, n° 227 bis.