Le comte de l'Hospital, au retour d'une inspection des troupes postées sur les frontières contre les Mandrins, faisait son rapport au ministre : J'arrive aujourd'hui, dix-huitième jour de marche de ma tournée, par les bords du Guiers et sur ceux du Rhône... Dans le moment je reçois avis, du bas Dauphiné, qu'il y a des assemblées assez nombreuses de religionnaires — c'est-à-dire de protestants — au Buis et à Nyons. Ces fermentations, avec l'esprit et l'appât de contrebande, dont je me suis aperçu, qui règne généralement dans cette province, depuis le noble jusqu'au roturier, exigeaient indispensablement l'ordre que vous avez donné pour interdire le port d'armes dans cette province à tous ceux qui n'en ont pas le droit[1]. Depuis 1753, en effet, on signalait des mouvements parmi les Réformés du Dauphiné et parmi ceux des Cévennes. La Cour s'en inquiétait, des troupes étaient envoyées dans le pays[2]. Le retentissement, en 1754, des six campagnes de Mandrin a accru les espérances et l'activité des mécontents. Les voici qui font des assemblées, constituent en secret des dépôts d'armes ; ils guettent l'occasion favorable pour un nouveau soulèvement où les Mandrins leur donneraient la main. On a des renseignements précis sur les complots qui se forment à cette date parmi les religionnaires des Cévennes[3], sur les dépôts d'armes qui sont faits secrètement à Pallières, au Vigan, à Molières. Auprès des villages d'Arphy, de Molières et de Bren, on a creusé des souterrains recouverts de gazon, au pied de la montagne. A la tête du mouvement se trouvent sept ministres et huit proposants, qui sont entrés en correspondance avec les Anglais. La présence des Mandrins dans le Rouergue, en 1754, met en rumeur les protestants du Languedoc. Bonafons, subdélégué à Lodève, en écrit à l'intendant. Il demande des soldats et ajoute : Les calvinistes dans les Cévennes, qu'on a appelés Camisards, commencèrent à peu près dans ce goût-là'[4]. La situation devient assez grave pour que le maréchal de Richelieu soit envoyé dans le pays en mission spéciale. Ainsi tout se prépare à la guerre civile, observe le marquis d'Argenson, et voilà que le roi n'emploie plus ses forces que contre ses sujets. Il ajoute : Tout s'achemine à une grande révolution, dans la religion ainsi que dans le gouvernement[5]. Il est certain, écrit l'intendant du Languedoc, que les ministres protestants ont pris avantage des succès remportés par les Mandrins pour exposer au peuple que ces gens-là se joindraient à eux, les disciplineraient, peut-être même ont-ils avancé quelque chose de plus[6]. Déjà plusieurs ministres proposants ont groupé autour d'eux des jeunes gens en armes. L'une de ces bandes en compte deux cents. L'arrivée des contrebandiers est annoncée par eux comme une ressource certaine, et je craindrais, dit M. de Saint-Priest, intendant du Languedoc[7], que leurs nouveaux hôtes — les Mandrins — ne leur — aux protestants — fussent d'un grand secours pour les guider et même pour les discipliner, comme ils en sont bien capables, par la façon dont on voit qu'ils se sont défendus contre les troupes du roi. Le maréchal de Richelieu se multiplie en Languedoc, dans les Cévennes, dans le Velay, pour y exciter le zèle des troupes et calmer les craintes que les récents événements avaient fait naître de diverses parts[8]. Le ministre de la guerre répond à l'Hospital : Vous avez bien raison de penser qu'il peut y avoir beaucoup de connexité entre les démarches des contrebandiers et celles des religionnaires et que, par conséquent, il ne faut pas avoir moins d'attention sur les uns que sur les autres[9]. La situation générale est exposée dans un rapport qui se trouve parmi les papiers d'État conservés aux Archives des Affaires étrangères et qui fut rédigé à l'époque même où se déroule ce récit. Il est intitulé : Mémoire politique et militaire sur la situation présente de la France, par rapport à sa querelle avec l'Angleterre[10]. Déjà l'on est sous la menace des premiers signes qui présagent la terrible guerre de Sept ans. L'auteur de ce mémoire note particulièrement la situation des provinces du Sud-Est, très misérables malgré la richesse du pays, impatientes des impôts qui les accablent ; un grand nombre de protestants y résident, irrités des lois particulières dont on les entrave, irrités du grand nombre de troupes qui viennent d'être mises en quartier parmi eux. De longue date, ces populations ont favorisé les contrebandiers, dont la popularité s'est encore accrue par leurs récents succès. Le peuple a vu avec quelle audace et avec quelle aisance ils se jouaient des troupes du roi. Que se passera-t-il dans ces provinces, au jour imminent du conflit avec l'Angleterre ? Dans cette partie de la France, le souvenir d'un fameux contrebandier, devenu en 1702 un célèbre camisard— il s'agit de Tobie Rocairol — était demeuré singulièrement vivant[11]. Rocairol faisait la contrebande des étoffes de soie. A Coppet, dans le pays de Vaud, où il allait pour ses affaires, tout comme Mandrin, il s'était mis en rapport avec un ministre réfugié, Sagnol de la Croix. Celui-ci lui transmettait les instructions des ambassadeurs de Hollande et d'Angleterre à Turin. Au moment où Cavalier faisait sa soumission, Rocairol partit pour les Cévennes et s'efforça de détourner Roland de suivre l'exemple de son chef : Il est certain, écrit Lamoignon de Basville, intendant de Languedoc[12], que Rocairol nous empêcha de finir tout d'un coup la révolte des Cévennes, après la retraite de Cavalier, et il nous donna encore bien de la peine, qui ne finit que lorsque Roland fut tué. L'Angleterre était ainsi parvenue à son but : maintenir durant la guerre une diversion du côté des Cévennes. Rocairol fut pris et condamné le 6 septembre 1707, aux galères perpétuelles. Il se rendit libre, on ne sait comment. Toujours est-il qu'on le trouve dans la suite, portant le titre de capitaine réformé des armées de l'Empereur. L'abbé Régley dit que, au moment où Mandrin remplissait l'Europe du bruit de ses exploits, Rocairol vivait en Hollande avec le grade de colonel, âgé de quatre-vingts ans. Au reste son histoire a eu avec celle de Mandrin de si proches analogies que, dans plusieurs écrits, on a fait de lui un lieutenant du contrebandier Dauphinois ; et Rocairol l'aurait même trahi. Il n'est pas douteux que Mandrin n'ait été à cette époque en correspondance avec le gouvernement anglais[13]. Mais ce qu'il aurait voulu, lui, c'est de passer dans les colonies britanniques de l'Amérique du Nord[14]. Les observateurs placés auprès de lui notent que de nombreuses lettres lui sont adressées de Londres[15]. Il reçoit, de l'étranger, des sommes importantes, en une fois 30.000 livres qui lui arrivent par Berne. Fischer est persuadé que cet argent lui vient des Anglais[16]. En voyant les dépenses extraordinaires que font les Mandrins, le baron d'Espagnac, servi par ses espions, estime, lui aussi, qu'ils sont soutenus par l'Angleterre[17], et le ministre de la guerre partage son opinion[18]. On ne doit pas être surpris de l'incroyable afflux de circonstances qui, si rapidement, ont donné tant d'importance à la folle entreprise du jeune villageois de Saint-Étienne-de Saint-Geoirs. Celui-ci était l'homme qui répondait à ces circonstances, s'il est vrai qu'il venait trop tôt ; car, à regarder de près les idées de Mandrin — encore rudimentaires assurément et à peine ébauchées — on y voit déjà les idées de la Révolution. Il en a le patriotisme, il en a le tempérament militaire ; il en a l'horreur des privilèges et le goût de l'égalité ; il veut refondre, réformer, rendre la France régulière et unie ; il n'aime pas les prêtres ; il est impatient de toute contrainte. Avec cela, un véritable amour des humbles, beaucoup d'éloquence naturelle, beaucoup de feu dans la conversation, une activité incroyable, une incomparable force physique ; une ardeur et un élan naturels qui le portent au delà des obstacles qu'on croit mettre devant lui. Cet élan qui l'entraînait, et, avec lui, ceux qu'il commandait, et qui fit de lui le plus remarquable partisan que l'on ait vu dans notre histoire, lui venait peut-être précisément de ce fait qu'il n'était pas un homme de réflexion, ni de calcul. Un visionnaire, mais qui agissait au lieu de demeurer figé dans ses contemplations. Et puis il était bon et accueillant et ouvert. Il allait de l'avant, sans se retourner pour regarder derrière lui. Aimé de ceux qui l'entouraient parce qu'il les aimait. Et tout un peuple sentait qu'il était l'homme compatissant à ses misères, parce qu'il en avait été lui-même profondément atteint. Mandrin avait résolu de pousser sa nouvelle expédition jusque dans les environs de Paris, où les financiers avaient leurs maisons de plaisance, afin d'y enlever un ou plusieurs de ces matadors de l'or, et d'en faire des otages pour lui et pour les siens[19]. Voilà qui devenait tout à fait mauvais. Les fermiers généraux ne pourraient donc plus couler tranquillement leur existence mollement corrompue au fond de leurs palais magnifiques ? Ils risquaient de voir tomber sur eux, comme le tonnerre, des gaillards hirsutes, noirs de hâle, les mains rudes, les habits rapiécés, qui les arracheraient d'entre les bras parfumés de leurs maîtresses, pour les transporter à dos de mulet, ficelés comme des bennes de tabac, en des retraites inaccessibles. Heureusement la vigilance de M. Bouret d'Érigny, fermier général en mission sur la frontière, ne se trouva pas en défaut. Le danger aviva son zèle. Il pouvait compter sur M. de Fumeron, premier commis à la guerre, sur le comte de L'Hospital, maréchal de camp en Dauphiné, et sur le colonel de la Morlière, commandant des argoulets. Il pouvait compter même sur le comte d'Argenson, ministre de la guerre, créature de la Pompadour, de qui lui, Bouret d'Érigny, avait épousé la cousine. Mais il convenait d'être prudent, d'écrire des lettres secrètes[20], confiées à des porteurs spéciaux ; car il y avait des mauvaises tètes : le comte de Marcien, gouverneur du Dauphiné, qui voulait faire l'honnête homme ; M. de la Tour du Pin de Gouvernet, commandant au Pont-de-Beauvoisin, qui avait perdu une jambe au siège de Dendermonde et qui voulait faire le soldat ; le comte de Tavanes, gouverneur de Bourgogne, qui voulait faire le gentilhomme ; M. de Moidieu, procureur général au parlement de Grenoble, qui voulait faire le magistrat. Le succès, écrit le comte de L'Hospital au ministre de la guerre[21], ne sera dû qu'au plus profond secret et qu'en surmontant avec adresse les entraves avec lesquelles je ne puis, ni ne dois vous taire, on ne cesse de lier nos opérations, à M. de la Morlière et à moi. |
[1] Le comte de l'Hospital au ministre de la guerre, 8 avril 1755, Grenoble. A. G., ann. 1755, n° 86.
[2] Le gouverneur du Dauphiné au ministre de la guerre, 15 nov. 1753. Fontainebleau. A. G., ms. 3377, n° 52.
[3] Lettres de Saint-Priest, intendant du Languedoc, et du baron d'Espagnac sur l'interrogatoire subi par Jacques Boyer, fils d'un ministre protestant à Anduze, Archives de l'Hérault, C 440 et 441.
[4] Le subdélégué de Lodève à l'intendant du Languedoc, 21 juil. 1754. Archives de l'Hérault, C 1918.
[5] Mémoires du marquis d'Argenson, 5 mars 1755.
[6] Lettre de Saint-Priest, 17 janv. 1755, Montpellier. A. A. E., ms. France 1317, f. 251.
[7] Lettre de Saint-Priest du 17 janv. 1755, loc. cit.
[8] Lettre de Saint-Priest, 2 janv. 1755, Montpellier. Archives de l'Hérault, C 1978.
[9] Le ministre de la guerre au comte de l'Hospital, 10 avril 1755, A. G., ms. 3398, n° 330.
[10] Année 1755. — A. A. E., ms. Angleterre 439, f. 291.
[11] Eug. Thomas, Un agent des Alliés chez les Camisards, dans les Mémoires de l'Acad. des sc. et lettres de Montpellier, Section des lettres, III (Montpellier, 1359-63), p. 15-59.
[12] Lamoignon de Basville au marquis du Puisieulx, 12 juil. 1707. A. A. E., ms. Languedoc 1640, f. 304.
[13] Tavanes au ministre, 10 mai 1755, Dijon. A. G., ms. 3106, n° 210.
[14] Journal de Marsin.
[15] Montperoux à Rouillé, 19 févr. 1755. A. A. E., ms. Genève 66, f. 306.
[16] Tavanes au ministre, 25 mars 4755, Dijon. A. G., ms. 3406, n° 51.
[17] Espagnac au ministre, 4 avril 1755, Bourg. A. G., ms. 3406, n° 80.
[18] Le ministre à d'Espagnac, janv. 1755. A. G., ms. 3397, n° 156.
[19] Lettre de Georgy, 30 avril 1755, Genève. A. G., ms. 3406, n° 174. — Journal de Marsin, A. G., ms. 3406, n° 147. — Mémoires de d'Argenson, 18 févr. 1755.
[20] C'est la mention que portent les lettres en question conservées aux Archives de la Guerre.
[21] Lettre secrète, 22 avril 1755, Voiron. A. G., ms. 3406, n° 135.