Les fermiers généraux avaient obtenu qu'on mît sur pied toute une armée contre une poignée de contrebandiers groupés sur la frontière. Les officiers, qui la conduisaient, menaient leur campagne militairement ; ils oubliaient qu'ils étaient sous les ordres d'une compagnie financière. Le contrôleur général en écrit au baron d'Espagnac : M. de Fischer me propose une augmentation de chevaux pour sa troupe, mais je lui ai dit que ce n'était pas à force d'hommes et de chevaux qu'on terminerait cette affaire, mais par le moyen de bons espions qui donneraient des nouvelles ; que je préférerais donner de bonnes et grandes gratifications à ceux qui feront des captures importantes, telle que celle de Mandrin, à la dépense d'une augmentation dans la compagnie[1]. Vilain son de cloche et qui ne cessera de tinter désormais. En janvier 1755, Fischer se rendit à Genève pour y Organiser, d'accord avec M. de Montperoux, résident de France, un système de renseignements[2]. Plusieurs de ses hommes consentirent à lui servir d'espions auprès des Mandrins. Nous avons le rapport que l'un d'entre eux, nommé Marsin, rédigea en avril 1755. Il était parvenu à se glisser dans la confiance de Mandrin, au point que celui-ci lui donnait la direction des petits détachements, qui passaient et repassaient le lac de Genève[3], pour tirer de Suisse les marchandises que sa troupe y avait en dépôt[4]. Marsin arriva en Savoie au commencement de janvier 1755. A Yonne, où de nombreux contrebandiers faisaient leur résidence, il parvint à se lier avec un cabaretier du nom de Bayer, très aimé des compagnons et qui lui facilita ses débuts. Au Pont-de-Beauvoisin, où il se rendit ensuite, il fut présenté à un marchand du nom de Lasnet, ami de Mandrin, et il eut le courage de s'y loger chez Mistrallet, à l'Image de Notre-Dame. Il entrait par là de plain-pied dans le milieu où il voulait pénétrer. Cependant Marsin était impatient de s'aboucher avec Mandrin lui-même. Il prit le parti de se rendre du côté de Genève, où le célèbre contrebandier se trouvait à ce moment. Un mot d'introduction de Lasnet lui valut, dès le premier jour, la confiance de deux chefs contrebandiers, Le Camus et Dauphiné. Ils l'accompagnèrent même pour passer la montagne. Arrivé à Carouge, Marsin descendit au Lion-d'Argent, une des retraites préférées de Mandrin. Gauthier, l'aubergiste, fit au premier abord des difficultés pour le recevoir, mais une lettre de Lasnet les aplanit encore. Êtes-vous donc de la bande ? lui demanda Gauthier. — Je viens pour m'y incorporer. Dès ce moment, dit Marsin, je fus le bienvenu. Gauthier lui donna le mot de passe, Thoury, le nom du propriétaire du château de Rochefort. Le lendemain, — Marsin ne précise malheureusement jamais ses dates, — il se rendit avec Gauthier à Genève où il vit deux commerçants, Divernois et Bérard, qui, sur une troisième lettre de Lasnet, lui offrirent de l'associer directement avec le chef des contrebandiers. Ce qui fut fait. Mais deux jours après, quelques Genevois ayant donné à Mandrin de la défiance sur le compte du nouveau venu, il ordonna à quelques contrebandiers qu'il avait avec lui, d'intimider Marsin et de lui conseiller de se sauver. Celui-ci tint ferme, et comme Gauthier fournissait de lui bon témoignage, Mandrin, le visage épanoui, s'avança vers Marsin, les bras ouverts, et l'embrassa. De ce moment, il le considéra et le traita comme l'un des siens. Mandrin et Marsin demeurèrent ensemble à Genève une douzaine de jours. L'espion raconte comme il vit Mandrin retirer plus de 1.400 louis qu'il avait en dépôt chez Divernois et Bérard, et 9.000 livres qu'il avait confiées à Gauthier. Le jour de son départ, Mandrin donna à dîner à une douzaine de Genevois, chez Rochard, restaurateur à Plan-les-Ouattes, paroisse Saint-Julien. L'espion de Fischer projetait d'enlever Mandrin. Il s'était associé, à cet effet, deux déserteurs qu'il
posta, à plusieurs reprises, en différents endroits où le contrebandier
devait passer, mais l'occasion ne fut jamais favorable. Pour me la procurer, écrit l'agent de Fischer, j'imaginai un jour de parier avec Mandrin que mon cheval
galoperait mieux que le sien, ce que Mandrin accepta ; mais comme, en
galopant, je conduisais Mandrin près de l'endroit où j'avais posté mon
inonde, tout auprès du village nommé Le Bachet-de-Pesay, nous trouvâmes sur
notre chemin les nommés Carnaval, Bertier et Canonnier — trois chefs
de la troupe de Mandrin — qui venaient de Rumilly, pour joindre Mandrin à Carouge,
et qui, nous ayant abordés, nous dirent sur notre pari que nous étions des
fois et qu'il fallait garder nos chevaux pour une meilleure occasion, sur
quoi ils nous ramenèrent en carrosse avec eux. Mandrin dit à Marsin qu'il se faisait toujours suivre de contrebandiers résolus, ses gardes du corps, au sujet desquels on le plaisantait souvent, mais qu'il savait par ses agents en France, qu'on cherchait à l'empoisonner, ou à l'assassiner, ou à l'enlever. Marsin était payé pour le savoir. Mandrin tomba malade, et se retira, pour se rétablir, au château de Rochefort. Durant son absence, c'est Marsin qui, d'accord avec les chefs de la bande, s'occupe des intérêts communs. Ils font des approvisionnements de tabac et en font passer en France par des porte-cols sans armes. Un soir d'avril, Marsin était à Hermance avec Bélissard. La veille ils avaient été à Coppet, pour y acheter du tabac chez un certain Bonnet, qui en tenait un important dépôt destiné à la contrebande. Tous deux, l'espion et le margandier, logeaient dans la même auberge, porte à porte. Sur le soir, six contrebandiers apportèrent une lettre à Bélissard. Celui-ci, qui était dans son lit, se la fit lire à haute voix par son valet, nommé Lejeune. Le domestique de Marsin, qui écoutait à la porte, entendit Bélissard qui disait : Comment ce coquin nous trahit ! Il s'agissait sans doute de son maître, qu'il vint avertir. Fais sortir secrètement nos chevaux de l'écurie. Marsin lui jeta son porte-manteau et s'échappa lui-même par la fenêtre. Dès que je fus à cheval, écrit l'agent de Fischer, je suivis le premier, chemin, mais, après une demi-lieue, je fis réflexion que si ces gens-là couraient après moi, ils m'attraperaient, de sorte que je quittai le chemin et me mis derrière un rocher. A peine y étais-je, que je vis passer les contrebandiers qui couraient après moi. Sur la route de Saint-Albin, Marsin rencontra deux autres compagnons, Charles et La Violette, qui lui demandèrent où il allait : Je vais rejoindre Mandrin à Salleneuve. — Nous y allons aussi. Force fut ainsi à Marsin de continuer sa route botte à botte avec eux. A un moment donné, il aurait voulu se débarrasser de ses deux conducteurs. Ceux-ci, qui se méfiaient peut-être de lui, tenaient absolument à le mener jusqu'à Salleneuve. Mais, ayant trouvé un paysan à qui je demandai le chemin de Clermont, ces deux contrebandiers voulurent sauter sur moi pour m'arrêter. Je les tuai l'un après l'autre. Après quoi, ayant marché toute la nuit, Marsin arriva à Seyssel, vers sept heures du matin. Le 22 avril, il était à Bourg-en-Bresse, où il rendait compte à d'Espagnac de sa mission et rédigeait son mémoire, qui fit sensation clans les bureaux du Ministère de la guerre ; puis il rejoignit son chef, le colonel Fischer, à Pont-de-Vaux. L'espion avait été découvert parce que les Mandrins avaient arrêté l'homme qui allait chercher ses lettres à Chambéry. Bien d'autres agents furent encore entretenus auprès des contrebandiers par le gouvernement de Louis XV[5]. Il a déjà été question de Georgy. Parfois le résident de France imaginait de les faire expulser du territoire de Genève, afin d'inspirer par là confiance en leur faveur, aux contrebandiers[6]. On comprend comment Mandrin en était arrivé à ne plus avoir foi en personne. Ses inquiétudes et la défiance où il est de ses propres gens, écrit Montperoux[7], le tiennent dans un mouvement continuel. Il n'ose plus s'arrêter en aucun endroit. Un de ses gens, nommé Saint-Pierre, que l'on appelle le Major, est quant à présent le seul avec lequel il vive. Ce service de renseignements était centralisé à Bourg entre les mains du baron d'Espagnac ; mais celui-ci n'en était rien moins que flatté et demandait qu'on l'en débarrassât : Cet emploi, écrivait-il au ministre de la guerre[8], répugne à ma probité. |
[1] Moreau de Séchelles au baron d'Espagnac, 9 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 379.
[2] Montperoux à Rouillé, 9 fév. 1755. A. A. E., ms. Genève 66, f. 291.
[3] Lettre de Montperoux, 23 avril 1755. A. A. E., ms. Genève 66, f. 314 v°.
[4] Le rapport de Marsin, rédigé à Bourg, le 25 avril 1755, sur la demande du baron d'Espagnac, est conservé aux Archives du Ministère de la guerre, ms. 3406, n° 147. Il a été publié partiellement par Ad. Rochas, l'Arrestation de Mandrin, p. 7-13. Il est intitulé : Journal de la conduite du sieur Marsin, depuis qu'il a été chargé par le sieur de Fischer d'aller en Savoie pour donner des nouvelles des contrebandiers, jusqu'à son retour, janv.-avr. 1755.
[5] Diturbide-Larre à La Morlière, 16 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 227 bis.
[6] Montperoux à Rouillé, 22 févr. 1755. A. A. E., ms. Genève 66, f. 301 v°.
[7] Montperoux à Rouillé, 22 févr. 1755. A. A. E., ms. Genève 66, f. 301 v°.
[8] 23 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 141.