On n'est donc pas surpris d'apprendre que les Dauphinois partageaient, à l'égard des Mandrins, les sentiments des Savoyards. Et, comme en Savoie, il ne s'agit pas seulement des gens du peuple, mais de ceux que La Morlière, dans une lettre au ministre, appelle les principaux habitants. Plusieurs gentilshommes, dit le colonel des argoulets, plus particulièrement ceux des frontières de la rivière du Guiers, depuis la Grande Chartreuse jusqu'au Rhône, et de la plaine du Graisivaudan, depuis Grenoble jusqu'au delà de Montmélian, frontière de Savoie, excitent continuellement leurs vassaux, pour favoriser et même défendre les bandes armées pour l'entrée des contrebandes en France, dans leurs passages sur leurs terres. Que ne fait-on pas pour désorganiser les lignes de troupes qui ont été mises sur la frontière afin d'empêcher les Mandrins de pénétrer en France ? J'ose avancer avec certitude et pleine connaissance, écrit La Morlière[1], que plusieurs gentilshommes et principaux habitants de la frontière ne s'occupent continuellement qu'à gagner par prévenances, caresses et politesses tous les officiers des troupes que le roi fait passer dans cette province pour le service. La Morlière prend le parti de renvoyer dans leurs foyers ceux de ses officiers qui se sont laissé corrompre par l'appât des plaisirs, au grand regret des mêmes gentilshommes qui rendaient — disaient — partout que je ne méritais pas d'avoir de si bons officiers que ceux-là. La Morlière recevait mille bulletins, plus infâmes les uns que les autres, qui l'informaient qu'il serait sous peu empoisonné ou assassiné. Et, ce qui paraîtra le plus surprenant, ajoute le commandant des volontaires de Flandre, c'est qu'il me serait facile de découvrir, parmi le nombre de ceux qui m'en ont fait parvenir, des gens portant des noms connus et sujets du roi. Bref, conclut La Morlière, les volontaires de Flandre, officiers et soldats, sont abhorrés des gentilshommes et principaux habitants, tant de la partie de France, que de la partie de Savoie, et ils leur rendent haine pour haine. Jusque parmi les troupes qui, sous les ordres de La Morlière, étaient postées sur la frontière pour combattre les Mandrins, de vives sympathies, de l'admiration même, pour les hardis contrebandiers ne laissaient pas de se faire jour. Un jeune officier, destiné à une carrière illustre, au cours de laquelle il devait remplir l'Europe des récits glorieux de sa bravoure et de son intrépidité[2], qui fut auprès de Lally-Tollendal aux Indes et de La Fayette aux États-Unis, l'un des rares amiraux qui aient battu les Anglais sur mer, celui qui donna Suffren à la marine française ; cœur généreux qui, après avoir embrassé avec une ardeur enthousiaste le parti des réformes révolutionnaires, se rangea dans les jours critiques du côté où l'appelait sa naissance, et, après avoir osé parler en faveur de Marie-Antoinette devant ses juges, mourut sur l'échafaud, le comte Henri-Hector d'Estaing, marquis de Saillans — avec la franchise et la spontanéité de son caractère — ne pouvait s'empêcher de laisser aller publiquement ses sentiments, où son esprit généreux les entraînait. Révolté du service qu'on lui imposait, en le mettant aux ordres des financiers et sous la surveillance de leur délégué, le contrôleur des Fermes, Le Roux de la Motte ; plein d'estime pour la vaillance, pour la valeur militaire, pour l'indépendance de caractère et pour les aspirations généreuses de ce Mandrin qu'on lui représentait comme un abominable scélérat ; il ne pouvait se retenir d'en dire son opinion, et un peu rudement sans doute, à Le Roux de la Motte, à ce racleur d'argent qui voulait régenter des soldats. Ce qui lui valut du ministre cette réprimande : J'ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m'avez écrite au sujet des mauvais propos que vous prétendez vous avoir été tenus et à Monsieur votre frère, par le sieur de la Motte, contrôleur général des Fermes au Pont-de-Beauvoisin. Suivant les éclaircissements qui m'ont été donnés, il paraît au contraire que c'est vous qui avez insulté ce contrôleur, et comme il m'est revenu par ailleurs que vous prenez en toute occasion le parti des contrebandiers, et même qu'il vous est arrivé de maltraiter les employés des Fermes, je ne puis m'empêcher de vous dire qu'une pareille conduite est déplacée dans un officier qui doit soutenir et défendre les intérêts du roi, et je vous conseille, ainsi qu'à Monsieur votre frère, d'en user à l'avenir avec plus de circonspection[3]. Rebuté, comme la plupart des officiers, d'ailleurs[4], par la besogne qu'on voulait lui imposer et par ces compromissions, d'Estaing demanda son rappel. Dès février 1755, il partit pour Londres en mission diplomatique ; peu après il s'embarqua pour aller se battre aux Indes, origine de sa glorieuse carrière. En vain les tribunaux, par des condamnations retentissantes, s'efforçaient-ils de modifier le cours de l'opinion publique. Au moment même où les Mandrins rentraient en Suisse, la Cour des Aides de Montauban terminait la procédure instruite contre eux pour les affaires de Saint-Rome-du-Tarn et de Rodez, des 23 et 30 juin 1754. Elle publia son arrêt le 30 janvier 1755. Les contrebandiers étaient condamnés à avoir les bras, cuisses et reins rompus vifs sur un échafaud qui devait être dressé sur la place de la ville ; après quoi, à être mis sur des roues, plantées dans les différentes avenues, et à y demeurer les membres rompus tant qu'il plairait à Dieu de leur conserver la vie. Mandrin lui-même devait être coupé en quatre parties, la tête, séparée du corps, mise et attachée sur une des portes de la ville de Rodez, et les jambes et bras exposés, ainsi que le tronc, sur des roues qui devaient être plantées sur le chemin par où les contrebandiers étaient entrés de Languedoc en Rouergue. La Cour de Montauban, pour reprendre ses propres expressions, voulait rendre un arrêt capable d'épouvanter ceux que l'exemple de ces brigands pourrait séduire[5]. Comme nos compagnons étaient en terre étrangère, elle dut renoncer à son exhibition de têtes, de troncs et de bras sanglants sur les places et aux croisements des grand'routes, du moins fit-elle publier sa sentence à sons de trompe en Quercy et en Rouergue, sous les halles et dans les carrefours ; elle la fit afficher aux encoignures des rues, aux portes des églises et des monuments publics, et aux poteaux des grands chemins. La voix des crieurs se perdit dans le vent, le vent décolla les affiches. Le marquis d'Argenson, d'après les nouvelles que lui adresse un de ses amis qui a un commandement contre les contrebandiers[6], note que tout le pays est contre les royalistes et pour les rebelles, car ceux-ci font la guerre aux riches fermiers généraux[7]. Le témoignage le plus touchant des sympathies dont Mandrin était soutenu, se trouve dans les registres de catholicité rédigés par un pauvre curé de village, l'abbé Léonard, desservant de Saint-Médard, au canton de Saint-Galmier. L'humble prêtre vivait dans un pays que Mandrin avait visité plusieurs fois, dans le voisinage de Montbrison, de Boën, de Saint-Bonnet-le-Château. Parmi les baptêmes, les mariages et les enterrements consignés dans son registre, il met une Note sur le brave Mandrin, chef des contrebandiers, qui ont apporté dans ce pays du bon tabac pour 45 ou 46 sols la livre, ce qui faisait autant de plaisir que de service au public, dont il s'était attiré la confiance avec ses gens 3[8]. Après quoi, poursuit l'abbé Léonard, ledit Mandrin, intrépide, en fournit aux grands dépôts, ou bureaux de la ville de Montbrison, du Puy, et plusieurs autres villes jusqu'en Auvergne, auxquels il vendait sur le pied de tabac de Hollande et, en même temps, faisait ouvrir les portes des prisons royales, et mettait en liberté les prisonniers, à l'exception toutefois de ceux qui y étaient pour vol et rapine, sans que personne s'y opposât, pas même le ministre public. Il était si vigoureux et si redoutable, dit l'abbé Léonard, que, à la tête de sa troupe, il passa et repassa le Rhétie, malgré le régiment de La Morlière-Dragons, qui le boudait et qu'il mettait en fuite. On n'a pas vu son pareil pour le courage et l'entreprise. Le curé de Saint-Médard résume ensuite la dernière campagne qui vient d'être racontée, et, tout à coup, cédant à l'enthousiasme poétique où l'entraîne son héros, il insère dans son registre de catholicité, parmi les baptêmes, les mariages et les enterrements, les vers suivants : Brave Mandrin ! Que ne fais-tu rendre bon compte Brave Mandrin ! A tous ces maltôtiers de vin De sel, de tabac, qu'ils n'ont honte De voler pauvre, riche et comte ? Brave Mandrin ! Quelle nation Eût jamais fait de connaissance Quelle nation, Avec gens de telle façon ! Qui, sans étude ni science, As parcouru toute la France, Sans émotion, Passant partout, Dans les villes, à la campagne, Passant partout, Sans craindre Morlière du tout. Ta troupe et toi as l'avantage De faire un pays de Cocagne Passant partout[9]. Les anecdotes vraies ou fausses sur le caractère et !a générosité de Mandrin, qui déjà se répétaient dans les villes, aux champs, le soir à la veillée, ne sont pas moins caractéristiques. Stendhal en a recueilli quelques-unes, des générations mêmes qui avaient connu le célèbre contrebandier. La petite Lamiel s'est prise d'enthousiasme à lire les faits et gestes du bandit. Son oncle, qui l'élève, l'en a grondée : Mais pourquoi mon oncle ne veut-il pas que je l'admire ? disait-elle dans son lit, ne pouvant dormir. Puis, tout à coup apparut cette idée bien criminelle : Mais est-ce que mon oncle aurait donné dix écus, comme Mandrin, à cette pauvre veuve Renoart, des environs de Valence, à qui les gabelous venaient de saisir sa vache noire et qui n'avait plus que treize sous pour vivre, elle et ses sept enfants ?[10] C'est encore ce qui arriva à un cultivateur de la Côte-Saint-André. Pour une dette de huit cents livres, son modeste patrimoine allait être vendu. Mandrin lui remit la somme dont il avait besoin pour s'acquitter[11]. D'une vieille paysanne des Échelles en Savoie, nous avons entendu une anecdote semblable, mais, cette fois, après que le débiteur eut reçu sa quittance en bonne et due forme, Mandrin aurait été reprendre à main armée l'argent versé au riche créancier. Mandrin était pour détruire les grosses têtes et donner aux petits, disait la bonne femme, résumant d'un mot sa légende et son histoire. Dans la Bresse, de Seyssel à Chatillon-de-Michaille, la physionomie du contrebandier est restée gravée en traits identiques dans la mémoire du peuple : C'était un qui prenait à ceux qu'avaient de trop pour donner à ceux qu'avaient pas assez. Or, tel sera toujours — qu'on fasse ou qu'on sermonne — l'idéal de la justice distributive, à l'opinion des bonnes gens. Mandrin se devait à lui-même d'être, lui aussi, à l'instar des fermiers généraux, un fournisseur de dots aux filles pauvres mais honnêtes. C'était la forme de charité à la mode. Il donna 1.200 livres à un jeune paysan de Saint-Basile-en Vivarais pour lui permettre d'épouser celle de qui son cœur était épris[12]. On n'en finirait pas si l'on voulait énumérer tous les traits de ce genre, dont le fameux contrebandier aurait été le héros. La tradition en repose sans doute sur un fonds de vérité ; et tout y serait-il légendaire, que la légende encore en serait caractéristique. La légende n'est-elle pas la fée active à tresser des couronnes éternelles pour les hommes qui ont répondu avec éclat aux aspirations populaires ? |
[1] Lettre au ministre de la guerre, A. G., ms. 3406, n° 239.
[2] Mercier, le Nouveau Paris, IV, 193-199.
[3] Le ministre de la guerre au marquis d'Estaing, colonel d'infanterie, 21 janv. 1755. A. G., ms. 3397, n° 465.
[4] Mémoires du marquis d'Argenson.
[5] Arrêts du 30 juillet 1754 et du 27 janvier 1755 de la Cour des Aides de Montauban, Archives de Tarn-et-Garonne. Série C, reg. de 1754 et 1755.
[6] D'Argenson, Mémoires, 8 janv. 1755.
[7] D'Argenson, Mémoires, 8 janv. 1755.
[8] J. de Fréminville, Notes sur Mandrin, Montbrison, 1891, in-12, extrait du Journal de Montbrison.
[9] Publ. par J. de Fréminville, loc. cit.
[10] Lamiel, roman inédit de Stendhal, publ. par Casimir Stryienski (Paris, 1859), ch. IV, p. 50-57.
[11] Dourille de Crest, Histoire des Guerres civiles du Vivarais, Paris, 1846, p. 430.
[12] Dourille de Crest, p. 430.