A peine nos compagnons furent-ils rentrés en Suisse et en Savoie, que le gouvernement français réclama l'extradition de Mandrin et de son ami Bélissard, coupables de crimes atroces[1]. Le comte de Chavigny, ambassadeur en Suisse, et le chevalier de Chauvelin, ambassadeur à Turin, recevaient l'ordre d'insister très fortement. Comme l'écrivait le Contrôleur général, Moreau de Séchelles, au ministre des affaires étrangères, Rouillé : Il serait à souhaiter que l'on fit un exemple de cet homme — Mandrin — dont le nom n'est déjà que trop célèbre[2]. Il n'était bruit que de lui. Déjà naissaient à son sujet mille et mille légendes qui sont venues jusqu'à nous. On est presque honteux de parler aujourd'hui de Mandrin, écrit le vicaire général de Valence à l'intendant d'Auvergne, tant ce qu'on en mande se soutient peu[3]. Arrivait-il qu'on arrêtât quelqu'un : c'était Mandrin ; parlait-on d'un audacieux coup de main : il était l'œuvre de Mandrin. On avait vu Mandrin partout, il avait été partout. De là cette infinité de gobelets dans lesquels il a bu, de bottes qu'il a chaussées, de fers dont sa jument a été ferrée, de pièces d'indiennes dont il a fait présent à des dames de château, et de pistolets et d'épées dont il a exterminé les suppôts de la Ferme, reliques conservées comme des fétiches dans tous les coins de la France. La mode est venue, écrit encore l'abbé d'Aurelle[4], de faire sortir les Mandrins comme des champignons du sein de la terre. Les portraits, que les graveurs de Paris et de Lyon avaient tirés de sa figure, le mettaient dans le rang des personnages célèbres[5]. Il s'en débitait beaucoup plus d'exemplaires que de celui du feu maréchal de Saxe, le vainqueur de Fontenoy. Les Savoyards les vendaient en montrant la marmotte[6]. La police dut intervenir[7]. Mandrin arriva à Carouge avec Binbarade. Ils y restèrent à soigner leurs blessures, du 2 au 9 novembre 1754[8]. Le jeune contrebandier avait envoyé quérir à Genève l'un
des meilleurs chirurgiens de la ville, en disant que
si on était assez hardi pour arrêter son homme, il mettrait le feu aux
maisons de campagne des Genevois et qu'il trouverait bien le moyen de prendre
un magistrat dont la vie lui répondrait de celle de son hommes[9]. Notre bandit ne
fit d'ailleurs pas bon ménage avec ce chirurgien, car comme son bras
continuait d'enfler, il le soupçonna de chercher à l'empoisonner. Ses emportements engagèrent son hôte à faire avertir le chirurgien
de ne plus revenir le panser. C'est, dit-on, ce qui a fait prendre à Mandrin
le parti de quitter Carouge, écrit le résident de France à Genève, en
date du 13 novembre. Mandrin alla à Fribourg pour achever de s'y faire guérir[10]. Il a déjà été question de cet aubergiste de Carouge. On a des renseignements sur lui par un officier du nom de Marsin, qui parvint à se glisser, comme nous le verrons par la suite, parmi les contrebandiers et les espionna pour le compte du gouvernement français[11]. Je traversai la montagne du Mont Sion, écrit Marsin, et, en arrivant à Carouge, je fus loger au Lion d'Argent, chez le nommé Gauthier, aubergiste. Il refusa d'abord de me loger, mais, lui ayant montré une lettre de Lasnet — marchand, du Pont-de-Beauvoisin, partie de Savoie, ami de Mandrin —, il me demanda si j'étais de la bande. Sur quoi, je répondis que je venais pour m'y incorporer, et, dans le moment, je fus le bien venu. Gauthier, dit encore Marsin, était entièrement au fait des affaires de Mandrin. C'est lui qui fait tous les achats d'armes, de munitions de guerre et de marchandises, qui reçoit toutes les lettres dans doubles enveloppes et qui a le secret de tout. Il avait une assez grande fortune et prêtait de l'argent aux contrebandiers qui ne disposaient pas des ressources nécessaires pour acheter des chevaux et des armes. Au retour de leurs expéditions, les compagnons le remboursaient avec intérêt. Les comptes s'apuraient régulièrement. Quand il ne logeait pas chez Gauthier, Mandrin était à cette époque chez Rochard, aubergiste à Plan-les-Ouattes, paroisse de Saint-Julien, à une demi-lieue de Genève, également sur territoire de Savoie. Il mettait chez lui une partie de son argent en dépôt. Dans une des salles de l'auberge, il avait tout un arsenal de fusils, de gibecières et d'armes diverses[12]. Mandrin et ses hommes étaient très bien vus en Savoie. L'ambassadeur français à Turin en écrit au chevalier Ossorio : La dépense qu'ils font dans les villages et l'exactitude avec laquelle ils paient à haut prix les denrées qu'ils consomment, leur rendent les paysans favorables[13]. Le séjour des contrebandiers à Carouge était devenu une des curiosités du pays. Les touristes poussaient jusque-là afin de les y voir[14]. Pour se rendre en Suisse, les Mandrins guéaient la rivière d'Arve. Ils la traversaient de nuit, avec précaution. Après avoir fait un quart de lieue sur les terres de l'État de Genève, ils gagnaient le Chablais, passaient le lac, et allaient faire leurs emplettes de tabac à Neufchâtel[15]. De Genève, on pouvait les apercevoir marchant dans la campagne par files de quatre-vingts à cent hommes, avec des ballots de tabac suisse posés en sautoir sur leurs montures[16]. Les baillis, qui commandaient sur les bords du lac Léman, défendaient, il est vrai, aux bateliers de passer les contrebandiers, et aux hôteliers de les loger ; mais ils n'exerçaient ensuite aucune poursuite contre les contrevenants et ces défenses demeuraient platoniques[17]. Les magistrats de Rolle, petite ville du pays de Vaud, dans le bailliage de Morges — où nous venons de voir une partie des Mandrins s'installer à leur retour de France allèrent trouver leur bailli, pour lui demander des instructions sur la ligne de conduite à suivre vis-à-vis des margandiers. Le bailli leur dit : Je ne vous ordonne, ni ne vous défends rien. Considérez cependant que ces gens-là répandent ici beaucoup d'argent et qu'ils n'y font point de désordre. Si vous les attaquez, ils peuvent mettre le feu à vos maisons de campagne et se porter aux plus violents excès[18]. Les contrebandiers formaient la principale clientèle du pays de Vaud, rempli de magasins, de manufactures et d'entrepôts de tabac. Ils étaient devenus pour ces contrées une voie ordinaire et régulière d'exportation en France. Le 16 novembre 1754, Mandrin était revenu à Carouge[19]. Mandrin et sa troupe, écrit M. de Montperoux, occupent cinq à six lieues où ils se répandent. Ils y dépensent dans les plaisirs de la bonne chère l'argent qu'ils ont rapporté[20]. La ville de Chambéry était toute bondée de contrebandiers[21]. En Novalaise, ils constituaient la partie la plus importante de la population active. Montperoux l'écrit à son ministre : Il est certain que toute la Savoie est pour les contrebandiers[22]. Quand, d'aventure, les troupes du roi de Sardaigne arrêtaient quelques-uns de nos compagnons, le Sénat de Savoie s'opposait à leur extradition et, au besoin, les faisait évader[23]. Le roi de Sardaigne n'avait d'ailleurs dans tout le pays qu'un unique régiment de dragons ; encore, quand il s'agissait de courir sus à des contrebandiers, hésitait-il à le mettre en mouvement[24]. Dans les estaminets du Pont-de-Beauvoisin, dragons Sardes et Mandrins trinquaient en francs camarades[25]. Mandrin se montrait partout ouvertement. Le 22 novembre 1754, il fut aux noces d'un des hommes de sa bande qui se célébrèrent publiquement à Yonne, avec fifres, tambourins et violons[26]. Il venait souvent à Groisy-en-Bornes, où il avait un dépôt de marchandises. II y était reçu en bienfaiteur du pays. Les meilleurs mets lui étaient réservés, le meilleur fourrage était pour ses chevaux ; chaque maison faisait avec joie des préparatifs pour loger quelqu'un des siens[27]. Et comme Rouillé, ministre des affaires étrangères, s'en plaignait auprès du comte de Sartirane, ambassadeur sarde à la Cour de France, l'Italien répondait finement : Je puis assurer à Votre Excellence que le roi, mon maître, a envoyé en Savoie les ordres les plus précis afin que l'on fasse tout son possible pour arrêter ce chef de contrebandiers ; malgré cela, il n'est pas étonnant que Mandrin se montre en Savoie, puisque de temps en temps il fait de semblables apparitions dans les villes de France[28]. Mandrin était aimé des Dauphinois comme il l'était des
Savoyards. Les habitants du Dauphiné, écrit
La Morlière, favorisent les contrebandiers. Les gens
de naissance eux-mêmes et ceux qui sont en charge, leur donnent des avis pour
les garantir des mesures que les troupes du roi prennent contre eux[29]. Mandrin profitait de son séjour en Suisse et en Savoie pour préciser et pour compléter l'organisation de sa bande. Il faisait des recrues auxquelles il donnait 300 livres d'engagement et une solde d'un écu par jour[30]. Les bénéfices des expéditions étaient régulièrement répartis entre les chefs, c'est-à-dire entre ceux qui partaient avec chevaux, valets et marchandises. Il arrivait parfois qu'un chef engageât dans une expédition des chevaux, des valets et des marchandises, sans y prendre part lui-même. Il n'en touchait pas moins un dividende, proportionnellement moindre, il est vrai. Enfin il se trouvait des négociants pour placer leurs fonds dans les expéditions contrebandières, qui devenaient, par leur régularité, de véritables opérations commerciales. N'avait-on pas vu, dès le XVIe siècle, les premiers personnages du royaume équiper des vaisseaux pour les corsaires qui faisaient la course sur l'Océan ? L'une de ces Compagnies de navigation est signalée en 1541 par l'ambassadeur espagnol. Les armements sont faits en commun par le roi de Navarre, l'amiral de France, le cardinal de Tournon et Mme d'Étampes. Le seul but de cette assemblée d'actionnaires était de dépouiller de leur cargaison les navires battant pavillon d'Espagne, à leur retour du Nouveau Monde. Un siècle plus tard, la fameuse expédition dirigée par Pointis sur Carthagène-des-Indes ne se fit pas dans d'autres conditions. Encore les Mandrins ne se proposaient-ils pas de détrousser les gens, mais uniquement d'écouler leurs marchandises dans les conditions les plus avantageuses au public. L'état-major de la troupe, dont Mandrin était le capitaine, était composé d'un lieutenant, d'un major, d'un enseigne, d'un secrétaire et d'un chirurgien[31]. Le lieutenant de Mandrin se nommait Broc, de son vrai nom Joseph Riondet ; les correspondances officielles le qualifient de fameux contrebandier[32]. Il était des Échelles en Savoie, où il était marié et tenait boutique ouverte. Sa mère, la veuve Riondet, était également marchande aux Échelles. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une taille au-dessous de la moyenne, cinq pieds un pouce ; mais trapu, aux épaules larges, les cheveux noirs, lisses et longs ; il les portait en queue, il avait les yeux noirs et enfoncés, le nez gros et camard[33]. Broc était à la tête d'une fortune personnelle qu'on estimait à 30.000 livres[34], représentant une centaine de mille francs d'aujourd'hui. Dans sa correspondance, M. de Montperoux, résident de France à Genève, qui n'a pas entendu prononcer distinctement son nom, l'appelle Gros[35]. Quant au major de Mandrin, François d'Huet de Saint-Pierre, qui était également des Échelles, il en a déjà été question. Le ministre de la guerre écrit à cette époque que les chefs contrebandiers ont adopté un costume vert, un costume semblable à celui que portaient les capitaines commandant les brigades de gapians aux ordres des fermiers généraux[36]. Mais Mandrin, à qui répugne toute dissimulation, continue de se vêtir d'un costume voyant ; c'est son habit gris perle à boutons de cuivre brillants, sa veste de panne rouge, son grand manteau écarlate et son chapeau de feutre noir festonné d'or. Il se montrait ainsi en Savoie, toujours escorté comme le roi ou la reine des guêpes[37], d'un détachement de six gardes, que l'on nommait ses canonniers[38]. Nos compagnons mettaient une attention extrême à être toujours exactement informés des mesures prises contre eux en France. Au reste, c'était à qui leur servirait d'espion. Mandrin avait pour le renseigner des gentilshommes savoyards qui utilisaient à son intention les relations qu'ils avaient en France ; entre autres, un officier du roi de Sardaigne, que le résident de France à Genève voyait fréquenter les offices à sa chapelle. M. de Montperoux proposait de le faire enlever dans le pays de Gex où il allait souvent. De son côté, le gouvernement français cherchait à être tenu au courant des faits et gestes, et surtout des projets de nos compagnons. Il insiste auprès de son résident à Genève pour qu'il tienne la main à l'organisation de ce service. M. de Montperoux répond au ministre : Quant aux détails sur le temps du départ des contrebandiers, sur le lieu où ils devront se rendre, la qualité du chargement de chaque bande, le nom des chefs qui les commandent, le nombre d'hommes armés qui les composent, etc., je doute, Monseigneur, qu'il puisse m'être possible, quelques soins que j'y apporte, de pouvoir en être informé. J'ai cherché inutilement à intéresser par des récompenses proportionnées aux services, je ne puis trouver personne qui veuille se charger d'un espionnage aussi dangereux[39]. Montperoux écrit encore : Je n'ai plus d'espérance d'avoir aucun espion. On vient de me dire que je n'en aurais pas à un louis par heure. La frayeur ne peut être plus grande[40]. Et le nombre des contrebandiers augmentait tous les jours[41]. Il y eut cependant un officier suisse, M. de Georgy, capitaine dans Fischer, c'est-à-dire dans le régiment commandé par M. de Fischer, qui consentit à se rendre en Suisse et en Savoie pour éclairer les manœuvres des contrebandiers. Du premier jour, Georgy fit preuve d'un grand zèle. Il me parait, écrit Montperoux[42], que l'officier de Fischer se conduit avec beaucoup d'adresse. Il a introduit parmi les contrebandiers un homme dont il est sûr, qui risquera même d'entrer dans leurs troupes. Cet officier veut hasarder d'avoir une entrevue avec Mandrin et même de faire quelques marches avec sa troupe. Je crains qu'il ne risque trop avec des gens qui se vengent au premier soupçon. Georgy arriva à ses fins. Il a arrangé un rendez-vous avec Mandrin, par le moyen du gentilhomme savoyard qui s'est attaché à ce malheureux[43]. Le 1er décembre, Mandrin arriva à Carouge avec deux ou trois de ses hommes. Il en fit prévenir Georgy qui s'y rendit sur-le-champ. Notre capitaine dans Fischer reproduit fidèlement la conversation qu'il eut avec Mandrin, et Montperoux la mande à son ministre. Le bandit lui fit très bon accueil. Comme Georgy avait l'accent étranger, il feignit d'être au service de la reine de Hongrie, Marie-Thérèse. Il fit espérer au contrebandier qu'il parviendrait, en utilisant ses relations, à le faire entrer dans l'armée autrichienne. Devenir un soldat était le rêve de Mandrin, qui goûta cette proposition et offrit à son interlocuteur tout l'argent dont il pourrait avoir besoin pour mener son projet à bonne fin. Georgy demanda trois semaines pour la réponse, comptant profiter de ce temps pour s'immiscer dans la confiance du contrebandier. Cependant Mandrin eût préféré prendre service dans l'armée française. Il fit lire à Georgy une lettre que lui aurait écrite le comte d'Argenson, ministre de la guerre. Après lui avoir fait voir la fin honteuse qui l'attendait, cette lettre lui promettait sa grâce. Néanmoins, ajouta Mandrin, je n'ai pas trouvé assez de sécurité dans ces assurances. Il avait raison, c'était un piège qui lui était tendu pour le faire tomber dans un guet-apens. J'aime ma patrie, dit-il encore, et je ne crois pas avoir manqué au roi en m'en prenant aux fermiers généraux. Puis il lui conta comment les Fermes lui avaient fait perdre 40.000 livres au temps où il avait son entreprise de mulets dans l'armée d'Italie. Je serais prêt à quitter le métier que je fais si je pouvais espérer que le roi me fit grâce[44]. Mandrin laissa à Georgy son adresse, à Plan-les-Ouattes. Quand le comte d'Argenson apprit l'espoir dont le jeune contrebandier s'était bercé, d'obtenir peut-être son pardon, il protesta vivement. Il travaillait dans ce moment avec Bouret d'Érigny à réduire Mandrin par d'autres moyens que la clémence. La fabuleuse épopée que Mandrin avait tracée en quelques mois, et, plus encore, sa popularité grandissante, commençaient à émouvoir la Cour de France et les fermiers généraux. Le 12 novembre 1754, Louis XV renouvelle ses ordonnances contre les contrebandiers. Bouret d'Érigny se multiplie. Il parcourt les frontières de la Suisse et de la Savoie, se met en rapports avec les officiers qui y sont installés, leur trace une ligne de conduite contre l'ennemi commun. Il correspond avec l'ambassadeur français auprès du roi de Sardaigne[45]. Il installe au Pont-de-Beauvoisin un contrôleur général des Fermes, qui est en même temps subdélégué de l'intendant du Dauphiné[46], M. Le Roux de la Motte, avec mission d'organiser l'espionnage parmi les contrebandiers et de leur dresser des embûches. La Morlière est toujours au Pont-de-Beauvoisin, à la tête de ses argoulets. Depuis le 16 octobre 1754, d'Espagnac est installé à Bourg-en-Bresse, muni d'ordres semblables[47]. Vis-à-vis des Mandrins, le rôle des argoulets de la Morlière et celui des compagnies placées sous les ordres du baron d'Espagnac devaient avoir un caractère surtout défensif. L'offensive était réservée à un corps d'élite, aux chasseurs de Fischer. Jean-Christian Fischer, d'origine allemande, peut-être alsacienne, était venu comme palefrenier dans la suite du maréchal d'Armentières. Il s'était distingué au siège de Prague, où le maréchal avait remarqué son activité et sa bravoure. De sa propre initiative, Fischer avait commencé d'y former un corps de troupes légères. Le 1er novembre 1743, celui-ci ne constituait encore qu'une compagnie, laquelle s'était progressivement accrue, jusqu'à former huit compagnies d'infanterie et huit de cavalerie. Les chasseurs de Fischer se distinguèrent particulièrement en 1747, au fameux siège de Berg-op-Zoom. Ils comptaient alors quatre cents chasseurs à pied et deux cents à cheval, presque tous alsaciens. Ils avaient la réputation d'être des soldats particulièrement résolus et braves et la conservèrent[48]. Je voulais, écrit encore en 1761 le duc de Croy, je voulais avoir les troupes et gens déterminés de Fischer[49]. Le service des éclaireurs, la protection des convois, les razzias, coups de main et camisades, les reconnaissances et entreprises aventureuses, tel était leur lot. Leur uniforme était entièrement vert, du moins pour l'infanterie. La cavalerie conservait la veste verte, mais recouverte d'une pelisse rouge, les culottes rouges, le bonnet noir avec plume et cocarde blanche et la shabraque rouge ornée aux coins de trois poissons jaunes — allusion au nom de Fischer : pêcheur. L'équipage du cheval était rouge également avec trois poissons de laine jaillie. C'était un corps franc et le premier corps de chasseurs, c'est-à-dire de troupes légères, qui ait figuré dans l'armée française. En 1754, Fischer, à la tête de ses chasseurs, avait le rang de lieutenant-colonel. Le baron d'Espagnac lui rendra ce témoignage : C'est un des officiers les plus intelligents que je connaisse et toujours occupé de ses devoirs. Sa vigilance, son exactitude, les peines infatigables qu'il se donne et une bravoure décidée le rendent digne de tout intérêt[50]. On plaça les Fischer à Cuiseaux, petite ville de Bourgogne, sur la route de Bourg à Lons-le-Saulnier, et dominant la région. De là, soit que Mandrin rentrât en France par les Rousses et le pays de Gex, soit qu'il y rentrât par le Bugey, il devait être atteint, à l'issue des gorges ou au passage de la Loire. Fischer avait ordre de poursuivre sans relâche et d'attaquer les contrebandiers partout où il les rencontrerait. Le premier soin de Fischer fut d'aller à Genève pour y étudier de près ses futurs adversaires. Il y arriva le 8 décembre 1754[51]. Son intention était de s'efforcer d'y gagner les chefs par des promesses de grâce et de récompenses[52]. Mais on a vu que telles n'étaient pas les idées des fermiers généraux. Il ne faut pas penser à faire aucun accommodement avec les contrebandiers, écrit le comte d'Argenson à d'Espagnac, mais tâcher de se saisir d'un ou de plusieurs de leurs chefs, si il — Fischer — peut les faire tomber — mots rayés, remplacés par attirer — en lieu convenable pour cela[53]. Et à Fischer lui-même : Vous n'avez d'autre projet à suivre que celui de tâcher d'attirer Mandrin et les autres chefs dans quelque piège où on puisse les saisit. C'est une occasion de vous distinguer, que vous ne devez pas manquer, et, puisqu'il vous semble que Mandrin est si aisé à prendre, je vous invite à déployer tout votre savoir-faire pour le faire tomber dans le panneau que le sieur Georgy a mandé lui avoir tendu[54]. Fischer repartit de Genève le 10 décembre et retourna à Bourg[55]. Le régiment de Montmorin à Belley, celui d'Harcourt en Franche-Comté, et, en Bourgogne, le régiment de Champagne complétaient ce système de défense contre les Mandrins. On garnissait de troupes les pays que le contrebandier avait parcourus. Le régiment de Maugiron avait la mission de protéger le Forez et le Beaujolais ; deux compagnies prenaient leurs quartiers à Villefranche, une autre à Charlieu, une quatrième à Montbrison, d'autres à Neuville-sur-Saône, à Belleville-sur-Saône, à Feurs. Des garnisons étaient mises à Trévoux, à Montmerle, à Thoissey[56]. Et des postes de garde étaient établis sur tous les points qui commandaient les routes du pays[57]. Il en était de même dans le Dauphiné[58]. Le comte de Tavanes, lieutenant général pour le roi en Bourgogne et Bresse, ordonnait d'interroger tous ceux qui se présenteraient pour entrer dans les villes, de s'enquérir de leur identité, de se renseigner sur le but de leur voyage. Ceux qui paraîtraient suspects devaient tout aussitôt lui être signalés[59]. Le 4 décembre 1754, du Pont-de-Beauvoisin, La Morlière donnait avis que les contrebandiers avaient abandonné les rives du Guiers vif et étaient remontés du côté de Genève. Le 6 décembre, il signale leurs rassemblements au-dessus de Chambéry et du côté d'Aix-en-Savoie. Ils pourraient se jeter en Franche-Comté par la Suisse ou par le Bugey. Ils pourraient même y pénétrer par le Fort de l'Écluse. Le 7 décembre, M. de Montperoux reçoit avis que Mandrin se dispose à marcher, qu'il a quitté le voisinage de l'Écluse et qu'il, a pris son fusil à deux coups. Il a cent cinquante chevaux chargés à Annecy et trois cents autres dans les bailliages de Nyon et de Morges. Pour cette campagne d'hiver, un grand nombre de curés savoyards, en dépit des admonestations épiscopales, ont mis à sa disposition les chevaux qu'ils possédaient. Le résident de France écrit aux baillis de Nyon et de Morges pour leur demander de faire saisir tous ces chevaux et de leur fermer le passage du lac[60]. Mandrin est à Nyon le 9 décembre avec dix-huit hommes. Le bailli en donne avis au résident de France, mais il ne songe pas à le faire arrêter[61]. Mandrin est à la tête de 90 hommes d'élite, sans compter les valets[62]. Il n'a plus avec lui d'autres chefs de bandes momentanément associés à son entreprise ; il commande immédiatement à tous les hommes de sa troupe. Un des contrebandiers les plus importants de ce temps, le plus important après Mandrin lui-même, Joseph I3ertier, dit le grand Joseph ou le grand Benoit, qui l'avait suivi dans la campagne précédente, reste auprès de lui pour le seconder. Il était tailleur d'habits et cabaretier au Pont-de-Beauvoisin, demeurant sur la place. Il était l'un des principaux propriétaires de la paroisse de Domessin[63]. On s'attendait à voir Mandrin se jeter en Alsace, mais, subitement, par le col de Saint-Cergues, il pénétra en Franche-Comté. |
[1] Communication du chevalier Ossorio au chevalier de Chauvelin, transmise par ce dernier à Rouillé, le 23 novembre 1754, A. A. E., ms. Turin 223, f. 351 ; — dépêche de Chauvelin à Rouillé, 6 nov. 1754, A. A. E., ms. Turin 223. f. 292.
[2]
Lettre datée de Versailles, 3 déc. 1754. A. A. E.,
ms. Turin 223. f. 365.
[3] Lettre de l'abbé d'Aurelle, 5 déc. 1754. Archives du Puy-de-Dôme.
[4] Lettre de l'abbé d'Aurelle à l'intendant d'Auvergne, citée par Vernière. p. 10.
[5] Mercure historique et politique, mai 1755, p. 346. — Gazette de Hollande 16 mai 1755.
[6] Abbrégé, p. 71.
[7] Lettre (4 avril 1755, Bourg) du baron d'Espagnac au ministre de la guerre, avec apostille du ministre. Archives de la guerre.
[8] Gazette de Hollande, n° 96 (29 nov. 1754).
[9] Montperoux à Bouillé, 13 nov. 1754, A. A. E., ms. Genève 66, f. 205 v°.
[10] Montperoux à Rouillé, 13 nov. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, f. 205.
[11] Journal de Marsin. Ce précieux document est conservé aux Archives du Ministère de la guerre, section historique, ms. 3406, n° 147. Il a été publié partiellement par A. Rochas, l'Arrestation de Mandrin et son supplice à Valence, extrait du Journal de Valence, 1889, p. 6-13.
[12] Journal de Marsin, éd. A. Rochas, l'Arrestation de Mandrin, p. 9 ; et lettre (2 déc. 1754, Genève) de Montperoux à Rouillé. A. A. E., ms. Genève 66, f. 236-237.
[13] Mémoire du 20 nov. 1754. A. A. E., ms. Turin, 223, n° 340.
[14] Gazette de Hollande, n° CIV (27 déc. 1754), correspondance de Chambéry du 9 décembre.
[15] Gazette de Hollande, n° CIV (27 déc. 1754), correspondance de Chambéry du 9 décembre.
[16] Gazette de Hollande, n° XCVI (29 nov. 1754), correspondance de Genève du 16 novembre.
[17] Rouillé au chevalier de Chauvelin (11 nov. 1754, Fontainebleau).
[18] Montperoux à Rouillé, 13 nov. 1754. A. A. E., ms. Genève, 66.
[19] Le même au même, 17 nov. 1754. lbid, f. 216.
[20] Lettre à Rouillé, 9 nov. 1754. lbid, f. 202.
[21] Montperoux à Rouillé, 22 nov.1754. lbid, f. 224 v°.
[22] 13 nov. 1754. Ibid, f. 205.
[23] Séchelles à Rouillé, 21 nov. 1754. A. A. E., ms. Turin, 223, f. 348.
[24] Montperoux à Rouillé, 13 nov. 1754. A. A. E., ms. Genève 66.
[25] Journal de Marsin, éd. Rochas, l'Arrestation de Mandrin, p. 8.
[26] Joly de Fleury à Rouillé, 28 nov. 1754, A. A. E., ms. Turin 223, f. 357.
[27] Gabriel de Mortillet, Mandrin et Echinard, extr. du Bulletin de l'Association florimontane d'Annecy (1855), p. 1.
[28] Rouillé à Chauvelin. 7 déc. 1754 A. A. E., ms. Turin 223, f. 369.
[29] Lettre du 25 oct. 1754, A. G., ms. 3385, n° 417.
[30] Montperoux à Rouillé, 17 nov. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, f. 216.
[31] Montperoux à Rouillé, 1er nov. 1754. A. A. E., ms. Genève, 66, f. 182.
[32] A. A. E., ms. Turin 226, f. 54.
[33] Signalement transmis au Sénat de Savoie, publ. par Vernière, Mandrin et les Mandrinistes, p. 28.
[34] Journal de Marsin, A. G., ms. 3406, n° 147.
[35] Montperoux à Rouillé, 17 nov. 1754. A. A. E., ms. Genève, 66, f. 217.
[36] Le ministre de la guerre au baron d'Espagnac, 16 déc. 1754. A. G., ms. 3386, pièce 338.
[37] Abbrégé, p. 48.
[38] Montperoux à Rouillé, 22 nov. 1754. ibid. ; — le même au même, 29 nov. 1754, ibid. — le même au même, 18 déc. 1754, ibid.
[39] Montperoux à Rouillé, 13 nov. 1754, A. A. E., ms. Genève 66, f. 265.
[40] Montperoux à Rouillé, 17 nov. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, f. 216 v°-217.
[41] Montperoux à Rouillé, 17 nov. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, f. 217.
[42] Montperoux à Rouillé, 27 nov. 1754, Genève. A. A. E., ms. Genève 66, f. 226.
[43] Le même au même, 2 déc. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, f. 236.
[44] Montperoux à Rouillé, 2 déc. 1753. A. A. E., ms. Genève 66, f. 236-237.
[45] Chauvelin à Rouillé, 20 nov. 1754. A. A. E., ms. Turin 223, f. 343.
[46] A. A. E., ms. Turin 224, f. 185 et 259.
[47] Le ministre de la guerre à La Morlière. A. G., ms. 3335, n° 410.
[48] H. Ganier, Costumes des régiments... d'Alsace et de la Sarre (Épinal, 1882, in-fol., p. 65-67.
[49] Journal du duc de Croy, éd. Grouchy et Paul Cottin, I, 523.
[50] Lettre au ministre de la guerre, 29 mars 1755, Bourg. Archives de la Guerre.
[51] Le ministre à Fischer, 16 déc. 1754. A. G., ms. 3386, n° 337.
[52] Le ministre à d'Espagnac, 16 nov. 1754. A. G., ms. 3386, n° 338.
[53] Le ministre à d'Espagnac, 16 nov. 1754. A. G., ms. 3386, n° 338.
[54] Le ministre à Fischer, 16 déc. 1754, A. G., ms. 3386, n° 337.
[55] Montperoux à Rouillé, 40 déc. 1751, A. A. E., ms. Genève 66, f. 253 v°.
[56] Registre des délibérations de la communauté de Villefranche en Beaujolais.
[57] Mémoires de d'Argenson, nov. 1754. — Antoine Vernière, Courses de Mandrin, p. 57. — Le marquis d'Argenson avait des correspondants, des nouvellistes, parmi les troupes chargées de combattre les Mandrins, qui le renseignaient particulièrement. Mémoires à la date du 9 févr. 1755.
[58] Lettre, en date du 3 décembre 1754, du comte de Marcieu, gouverneur du Dauphiné, au subdélégué de Romans.
[59] Lettre du comte de Tavanes, 16 nov. 1754, citée par Harold de Fontenay, Mandrin et les contrebandiers à Autun, p. 9 ; — lettre du comte de Tavanes, 22 nov. 1754, aux officiers municipaux de Montbard, extr. du registre des délibérations de Montbard (Côte-d'Or), art. 2, cote 21, f. 68-69.
[60] Lettre de Montperoux, 7 déc. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, f. 216.
[61] Montperoux à Rouillé, 10 déc. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, f. 216.
[62] Montperoux à Rouillé, 10 déc. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, f. 216.
[63] Jugement qui condamne Bertier à être rompu vif, Archives de la Drôme, B 1304, f. 214.