Mandrin pénètre en Franche-Comté. — Combat contre les brigades de Mouthe et de Chauneuve. — Excursion en Lyonnais. — Débit de contrebande à Saint-Chamond. — Les Mandrins reviennent en Savoie. Fin juillet, à la tête de sa bande, Mandrin rentra brusquement en France, par la Franche-Comté. Les brigades de Mouille et de Chauneuve se portèrent à sa rencontre. Le jeune capitaine avait établi son campement à côté d'un petit bois, de manière à être protégé par des marais sur le devant, et, sur l'arrière, par la montagne. Il dissimula une partie de ses hommes dans un fossé, près du campement, et laissa approcher les employés, qui furent surpris par un feu nourri, dont plusieurs furent étendus raides sur le sol. Les gapians tournèrent bride, emmenant les blessés et les chevaux des morts. Dans leur fuite, quelques employés donnèrent contre un hourdis de chariots, dont Mandrin avait fait une manière de barricade, et furent faits prisonniers ; mais le vainqueur se contenta de les dépouiller de leurs armes et d'une partie de leurs effets. Puis il ordonna d'enterrer les morts et de leur rendre les honneurs militaires. Sur les tombes il fit faire des décharges de mousqueterie. L'affaire avait éveillé l'attention du pays ; bonne réclame pour nos margandiers qui s'empressèrent d'ouvrir un marché où leur tabac et leurs étoffes, deux jours durant, se vendirent en abondance[2]. Mandrin prit ensuite le chemin de Lyon ; mais il eut soin d'éviter la grande ville et se dirigea sur Saint-Chamond. Par une chaude après-dîner, A quelques lieues de Lyon, sur une terrasse au bord du chemin, une société élégante prenait l'air en devisant. Des paysans accourent effarés : Les Mandrins ! La bande arrive, vite et bruyante, dans un grand remous de poussière ; soixante cavaliers qui ralentissent leur allure en approchant de la terrasse. En tète, leur capitaine. Au passage, il salue les darnes, de son chapeau festonné d'or ; il leur crie de n'avoir aucune crainte. Mandrin avait des cheveux blonds annelés et longs ; il les portait en queue. Il était proprement vêtu, d'un habit bleu de roi, et montait une jument grise[3]. Il entra dans le village, où, suivant l'usage, ses hommes se répandirent dans les cabarets. La compagnie sur la terrasse se remettait de son alerte, quand elle vit paraître le chef des margandiers suivi de deux compagnons. Il vendit aux darnes quelques pièces d'étoffes, au plus bas prix, et goûta quelque peu du vin, des pastèques et des pommes d'orange que lui présentèrent ses clientes, gracieuses, curieuses. Elles avaient un peu peur, agréablement. Pour le voir partir, les paysans se rassemblèrent. Mandrin, sur ses étriers, les jambes raides, leur demanda si, parmi eux, quelqu'un avait eu A se plaindre de ses hommes ; il s'informa si chacun des siens avait payé exactement ce qui avait été pris ou consommé, et comme tout le monde se déclara satisfait, les filles saluant d'une jolie révérence paysanne, et les hommes en tirant un pied derrière l'autre, le jeune capitaine, après avoir jeté aux gamins, qui se pressaient devant lui, une poignée de menue monnaie, disparut, comme il était venu, dans un nuage de poussière[4]. Le 8 août, Mandrin entrait dans Saint-Chamond, capitale du Jarrest, à huit lieues de Lyon, coquette petite ville sur le Gier, dominée par un château fort, et qu'animaient des fabriques de rubans et de lacets. Mandrin fit son entrée en plein midi, suivi de onze contrebandiers qui, le fusil haut, conduisaient les chevaux chargés de contrebande. Le débit s'en fit sur la place du marché. Au passage on salua de quatre coups de fusil le bureau des soies, dont le brigadier fut mortellement atteint[5]. L'un des auteurs les moins inexacts qui aient écrit sur Mandrin au XVIIIe siècle, le Président Terrier de Gléron, fait pousser Mandrin, dans cette troisième campagne, jusqu'à Ambert en basse Auvergne, où il serait arrivé le 19 août[6]. Déjà Antoine Vernière a signalé l'invraisemblance de cette expédition à la date où elle est indiquée[7]. A ses arguments on joindra celui-ci : il est certain que Mandrin rentra de Savoie en France le 20 août 1754, à la tête d'une troupe nouvelle. Il n'est donc pas possible que, le 19 août, il se soit trouvé à Ambert[8]. Le jeune capitaine-général des contrebandiers s'en revenait donc par la route de Savoie, rêvant peut-être au développement ultérieur de son entreprise dont la prospérité allait croissant, quand il vit poindre, au tournant du chemin, un carrosse attelé de deux chevaux robustes et dispos. Sa propre monture était fatiguée et il était pressé de regagner la frontière : Dans la voiture une daine et son cavalier. Mandrin, le chapeau bas : Vous avez là des chevaux dont je m'accommoderais assez. — Ils sont à vous, dit le gentilhomme, qui avait compris dès l'abord qu'il n'avait pas d'autre discours à tenir. Peu après, Mandrin renvoya, par un valet, les chevaux à l'adresse indiquée en y joignant une pièce de caragah et des rubans de soie moirée qui contribuèrent au rétablissement de la clame ; car celle-ci s'était mise au lit avec une fièvre assez forte, en suite de l'émotion que le bandit lui avait donnée[9]. |
[1] Antoine Vernière, Courses de Mandrin dans l'Auvergne, le Velay et le Forez (1754). Clermont-Ferrand, 1890, in-8°.
[2] Jugement contre Mandrin, 24 mai 1755. — [Abbé Régley], Histoire, p. 119-122.
[3] Lettre de l'intendant du Dauphiné au ministre de la guerre. A. G., ms. 3406, n° 161. — Signalement transmis par la Cour de France à celle de Turin, éd. J.-J. Vernier, p. 23.
[4] Fortia de Piles et Guys de Saint-Charles, Souvenirs de deux anciens militaires, éd. de 1847, p. 43-44.
[5] Jugement contre Mandrin, 24 mai 1755. — Abbrégé, p. 16.
[6] Abbrégé, p. 17.
[7] A. Vernière, Courses de Mandrin, p. 7.
[8] Jugement souverain du 24 mai 1755.
[9] Abbrégé, p. 16-17.