Entrée en Dauphiné. — Le combat de Curson. — Le brigadier du Grand-Temps. — Les Mandrins à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. — Ils sillonnent le Languedoc et poussent jusqu'en Rouergue. — Retour par le Bugey. — L'hospitalité de Mme Passerat de la Chapelle à Chatillon-de-Michaille. — Rentrée en Suisse et en Savoie par la route de Genève. Les Mandrins, pour leur donner le nom qui ne va pas tarder à retentir dans la France entière[2], firent leur première apparition le 2 janvier 1734. Les brigadiers des Fermes, établis en Chartreuse, furent subitement attaqués par quelques contrebandiers qui tombèrent sur leur poste, les dépouillèrent de leurs armes, lacérèrent leurs registres, et disparurent, comme ils étaient venus, avec la vitesse du vent, après les avoir menacés de leur faire un mauvais parti s'ils continuaient de faire leur métier[3]. Voilà Mandrin. Il a déclaré la guerre aux fermiers généraux et à leurs agents, qui l'ont ruiné, qui ont tué son frère et qui pillent les braves gens. Au reste, il ne laisse pas de se montrer bon prince, et si tous ces commis voulaient quitter leur vilain métier, il serait le premier à leur tendre la main. Le 5 janvier, il pénètre en France, suivi de ses hommes, une centaine de bandits, avec armes et bagages, de petits canons à la biscaïenne et une quantité considérable de marchandises de contrebande portées à dos de mulet. C'était surtout du faux tabac, c'est-à-dire du tabac de contrebande, récolté en Suisse. Au XVIIIe siècle, on ne fumait pas autant qu'aujourd'hui, mais on prisait et l'on chiquait énormément. Le tabac à priser était vendu en carottes, c'est-à-dire pressé et ficelé en manière de saucisson, préparé pour la râpe. Le consommateur râpait le tabac à son usage, portant à cet effet sur lui une petite râpe de bois dur ou d'ivoire. Le tabac destiné à être mâché était en rôles, autrement dit en andouilles ; c'était ce que l'administration appelait le menu filé. Un autre article, dont les margandiers trouvaient un facile débit, était leur excellente poudre de chasse, connue sous le nom de poudre des princes. Puis, pour les daines, des indiennes et des mousselines brodées ; étoffes qui n'étaient pas encore fabriquées en France et qui venaient, les unes des manufactures suisses, les autres directement des Indes par les bateaux anglais[4] ; des flanelles, des articles de Genève, montres et bijouterie. Mandrin transportait également quantité de vin en barils et en bouteilles, car il buvait autant qu'il fumait, et ses hommes fumaient et buvaient autant que lui[5]. Les contrebandiers étaient tous armés d'un mousquet, de deux pistolets de ceinture, de deux pistolets d'arçon et de deux pistolets de poche, chacun à deux coups ; en outre, d'un couteau de chasse[6]. Ils étaient montés sur des chevaux petits, robustes et agiles, nourris dans ces pays de montagnes où les cultivateurs en faisaient l'élevage spécialement pour eux. Quand ils ne les achetaient pas, les contrebandiers les louaient très cher pour la saison d'hiver. En marche, ces chevaux se distinguaient par un harnachement particulier nommé à la contrebandière[7]. Sur ces montures vives et nerveuses, nos compagnons franchissaient en plein hiver des distances considérables avec une incroyable rapidité. Le 7 janvier, Mandrin est au village de Curson, près de Romans, à quinze lieues du bourg natal. Il y dépose ses marchandises. Apprenant que les employés des Fermes viennent l'attaquer, il va à leur rencontre, avec une poignée d'hommes seulement. La route est prise comme dans un étau entre de hautes collines. Brusquement elle tourne pour franchir un pont sur le torrent de l'Herbasse : à ce tournant les gapians ont apparu. Une décharge des contrebandiers tue ou blesse les uns, et met le reste en fuite. C'est là que Mandrin conquiert son fameux chapeau de brigadier, en feutre noir galonné d'or. Ces gens ont de belles armes, disait-il. Je veux m'équiper à la brigadière. Il jeta sur ses épaules la mante du brigadier, se coiffa de son chapeau et enfourcha sa monture[8]. A cette époque, très exactement, Mandrin portait un habit gris à boutons jaunes, un gilet de panne rouge aux goussets profonds, le chapeau galonné d'or enlevé au brigadier, d'où ses cheveux blond ardent, annelés, c'est-à-dire bouclés, s'échappaient naturellement, noués sur la nuque, en catogan d'un ruban de linon noir. La ceinture de cuir fut alors remplacée par une ceinture de soie rouge et verte où étaient. pris un couteau de chasse et une paire de pistolets. Il quitt.ait rarement son fusil à deux coups. Jean Bélissard se battit à Carson, sous les ordres du jeune capitaine qu'il avait lui-même fait entrer dans sa bande[9]. Mandrin était à peine âgé de vingt-neuf ans. Ayant appris le lendemain, 8 janvier, qu'un brigadier des Fermes nominé Dutriet, domicilié au Grand-Lemps, et qu'il connaissait, avait exprimé le regret de ne pas s'être trouvé à Curson pour se battre contre lui, il résolut de l'aller trouver au plus vite. Il part, de nuit, suivi de quelques hommes, par un grand clair de lune[10]. Les silhouettes noires des cavaliers couraient sur la neige. Le Grand-Lemps, à douze kilomètres de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, était le siège d'un des plus importants marchés de la province. Mandrin arrive chez Dutriet, enfonce la porte. Le brigadier et sa femme sont tirés de leur lit, ils sont traînés clans la rue. L'homme avait les jambes nues et la femme était en chemise. Mandrin menaçait Dutriet de lui casser la tête d'un coup de pistolet, mais sa femme pleurait et grelottait clans la neige. Les habitants étaient accourus au bruit, à peine vêtus ; ils tenaient des lanternes. Mandrin sacrait comme un Templier. Il était résolu de mettre le feu au village et de fusiller tout le monde au moindre mouvement. Cependant la femme continuait de pleurer, frileuse dans la neige ; alors, Mandrin, brusquement, car il était bon diable, lui dit d'aller se remettre au lit, et avec son mari, auquel il se contenta d'enlever ses armes et son cheval, qui se trouvait tout harnaché dans l'écurie[11]. Ceci se passait dans la nuit du 8 au 9 janvier. Le lendemain matin, Mandrin arrivait à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, le pays natal. II entre à la tête de ses hommes, les armes liantes, à grand fracas. Quelle frayeur pour les ennemis de sa famille, qui avaient bruyamment applaudi à sa ruine ! Ils fuient, ils se cachent. Mandrin se contenta de rire de leur terreur ; mais il se rendit chez Louis Veyron-Churlet, marchand, consul exacteur des deniers royaux, et entreposeur des tabacs, comme tel représentant des Fermes. C'était son propre oncle maternel et son parrain, celui qui lui avait donné son prénom, Louis ; personnage d'importance au reste et qui avait été élu consul dix fois de suite ; mais il était représentant des Fermes, et comme tel notre contrebandier devait s'en prendre à lui. Nuit close, neuf heures du soir. Mandrin avait avec lui dix hommes, tous armés de carabines, fusils et doubles pistolets. Les uns veillaient au croisement des rues, d'autres faisaient sentinelle aux portes. Mandrin voulait tout l'argent que l'exacteur avait tiré des contribuables ; mais Veyron-Churlet s'était enfui, laissant sa fille entre les mains de son coquin de neveu qui réclama à sa cousine 8.000 livres. Hélas ! tout ce qui se trouvait clans la caisse était loin d'aller à pareille somme. Mandrin consentit que l'un des curieux, groupés autour de la maison, se détachait pour aller demander à l'exacteur un billet de 400 livres payables dans le plus court délai. Puis, avec sa troupe, il se retira. Après plusieurs jours, Veyron-Churlet, qui avait pu faire quelques recouvrements, envoya spontanément les 400 livres à Mandrin, qui se déclara stupéfait de constater que ses fonctions d'exacteur et d'entreposeur des Fermes n'empêchaient pas son oncle et parrain de se conduire en honnête homme. Voilà la première et unique réquisition opérée par Mandrin dans son bourg natal. Cet exploit méritait une mention spéciale. Peut-être n'était-ce qu'une réponse de Mandrin à son parrain, réponse aux observations et réprimandes que celui-ci n'avait pas manqué de lui adresser en le voyant tourner mal, — une bonne, ou plutôt une mauvaise farce jouée par le neveu à son excellent oncle Louis. Dès ce moment, M. de Moidieu, procureur général au Parlement de Grenoble, se mit en rapport avec l'avocat général près le Sénat de Savoie, pour demander l'extradition de Mandrin, au cas où celui-ci rentrerait en Savoie ; cependant, qu'il écrivait au comte d'Argenson, ministre de la guerre, pour obtenir de nouveaux secours en troupes. Ce sont les premières poursuites dirigées contre Mandrin en tant que contrebandier[12]. De ces poursuites, celui-ci ne s'inquiétait guère. Durant les mois qui suivent, il parcourt librement avec ses hommes les villages et les bourgs du Dauphiné, de la Bresse et du Bugey. Il débite ouvertement ses marchandises de contrebande, il les débite avec succès, car ses prix sont sensiblement inférieurs à ceux que les habitants ont coutume de payer. Le tabac ordinaire, pour lequel les fermiers généraux demandaient au public 3 francs 4 sous la livre, était vendu par les Mandrins 30 sous ; le tabac de première qualité, qu'on payait aux buralistes des Fermes 5 francs, était vendu par nos compagnons 50 sous[13]. Mandrin établissait son camp dans de fortes positions[14], sur les hauteurs, où il faisait étaler ses marchandises ; puis, les habitants des environs recevaient l'avis que de belles et bonnes occasions les attendaient auprès des brigands. Et le marché se tenait le plus régulièrement du monde, sous la protection des baïonnettes contrebandières. Les bourgeoises cossues, les soubrettes coquettes et les fermières endimanchées, pittoresques en leurs coiffes blanches, nouées de rubans de couleur, les clames mêmes et les demoiselles de château, venaient sans crainte profiter des occasions. Aussi bien, Mandrin, beau garçon, bon garçon, bien mis et de belle humeur, et qui, du jour où il fut devenu chef de bande, affecta systématiquement une extrême politesse[15], n'avait rien pour les effaroucher. Et les employés des Fermes contemplaient de loin le spectacle, avec un ébahissement comique. Mandrin prit pour devise : S'enrichir en faisant plaisir au public. Il y réussit[16]. Les nobles lui étaient favorables, comme les paysans. Mandrin a demandé plusieurs fois asile à mon grand-père maternel, au château de Montlégier, écrivait Gabriel de Mortillet, conservateur du Musée d'Annecy. Il demandait l'hospitalité d'une manière très polie, dit un contemporain, mais en même temps assez significative pour faire craindre les effets d'un refus[17]. Le 25 mars, il se présente aux portes du château de Bournazel, dans les environs de Rodez, où il fut traité galamment. En reconnaissance, Mandrin fit cadeau au châtelain d'un très beau couteau de chasse, dont le descendant du comte de Bournazel a fait hommage à la Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron, laquelle l'a déposé au Musée de Rodez[18]. Aux domestiques, Mandrin donnait des carottes de tabac suisse. Du Rouergue, le retour au point de départ, la Suisse et la Savoie, se fit par le Bugey. Le 4 avril, nos compagnons suivaient les bords de la Semine, qui coule à torrents, entre de liantes falaises, et se dirigeaient vers Châtillon de Michaille, gros bourg sur la grand'route de Genève. La file des chevaux et des mulets se déroulait au fond des gorges étroites, où, vraiment, de nos jours encore, sans effort d'imagination, on croit les apercevoir ; on croit apercevoir les margandiers, passant dans les ravins étroits, avec leurs chapeaux à larges bords, leurs carabines en bandoulières, les ballots de marchandises placés en sautoir sur le dos des mulets qui secouent leurs grandes oreilles ; ils serpentent entre les épaisses forêts de pins et de sapins qui tapissent le revers des montagnes et, par endroits, envahissent le chemin. De place en place, des rochers rocailleux, couverts d'une herbe fine. Châtillon de Michaille est bâti sur une grosse roche. De quelque côté que la vue se porte, de l'Est à l'Ouest, ce sont des montagnes : au couchant le Galanchon, le mont Retors, la croix Jean-Jacques, suite du Colombier, contrefort du Jura ; à l'Est, le Sorgia et le Credo. Le château était habité par le docteur Cl.-Fr. Passerat de la Chapelle, seigneur de Seyssel, ami et médecin de Voltaire. Bâtiment sans style, datant de Henri IV, avec une tourelle carrée. Il occupait le fond de la place d'en haut. Les employés des Fermes, surpris par cette irruption inopinée, eurent à peine le temps de se sauver dans toutes les directions : tels les lapins dans la garenne à l'approche du chasseur ; mais l'un d'eux, Claude-Joseph Laboury, fut tué dans sa fuite d'un coup de fusil, au moment où il passait devant la poterne du château, ouvrant à droite de la porte charretière. Il était cinq heures du soir[19]. Mme Passerat de la Chapelle, de son nom de jeune fille Jeanne-Anthelmette Michard, était seule à la maison. L'assassinat du gapian, dont son huis avait été ensanglanté, n'était pas pour la rassurer. Cependant il fallut se préparer à faire gracieux accueil au bandit. Après avoir disposé ses postes en une première ligne aux abords de la ville, en une seconde ligne aux abords du château, Mandrin vint prendre part, avec ses officiers, parmi lesquels Bélissard, au dîner que la châtelaine lui avait fait servir. Elle lui avait aussi ménagé bon gîte. Le lendemain, 5 avril, de très bonne heure, Mandrin fit demander s'il pouvait être admis à présenter ses remerciements à la maîtresse du logis. Celle-ci ne s'était pas couchée. Et Mandrin la supplia d'accepter quelques pièces de mousseline et de toile des Indes[20]. Ces pièces d'étoffe étaient enfermées dans de longues boîtes de carton, en forme de rouleaux, dont les gravures contemporaines donnent l'image. A la suite de cette aventure, trois compagnies de Montmorin furent établies à Châtillon-de-Michaille[21]. Par la route de Genève les Mandrins regagnèrent la frontière. |
[1] Antoine Vernière, Courses de Mandrin (extrait de la Revue d'Auvergne, 1839). Clermont-Ferrand, 1890, in-8° de 93 pages.
[2] Mémoires du marquis d'Argenson, à la date du 16 décembre 1754. — Projet d'organisation des troupes des Fermes générales (1755). Archives de la Gironde, C 2382.
[3]
L'intendant du Dauphiné au Garde des Sceaux, 17 juin 1754. A. A. E., ms. Turin, 222, f. 261.
[4] Le chevalier de Merveilleux au ministre de la guerre, 30 janv. 1755. Archives municipales du Mans, ms. liasse 7 bis.
[5] Abbrégé, p. 8.
[6] Storia dell' anno 1754. — Registre des délibérations de la communauté de Villefranche.
[7] Journal de Marsin, févr. 1755. A. G., ms. 3406, n° 117.
[8] [Abbé Régley], Hist. de Mandrin, p. 99.
[9] Sentence contre Bélissard. Archives de la Drôme, B 1304, f. 312.
[10] Abbrégé, p. 10.
[11] L'intendant du Dauphiné au Garde des Sceaux, 17 juin 1754. A. A. E., Turin 224, f. 261. — Abbrégé, p. 10-11.
[12] Le ministre de la guerre au Procureur général près le Parlement de Grenoble, 23 févr. 1754, A. G., ms. 3381, n° 309 ; — l'intendant du Dauphiné au Garde des Sceaux, A. A. E., ms. Turin 222, f. 261.
[13] Projet d'organisation des troupes des Fermes générales. Archives de la Gironde, C 2382. — Marquis de Mirabeau, Théorie de l'impôt, p. 282.
[14] Ad. Rochas, Biographie du Dauphiné, p. 100.
[15] Cohendy, op. cit., p. 139, d'après des documents cités des Archives du Puy-de-Dôme.
[16] Abbrégé, p. 7, 13, 17. — [Abbé Régley], Histoire, p. 103.
[17] Storia dell' anno, 1754.
[18] Mémoires de la Soc. des Lettres, Sc. et Arts de l'Aveyron, II, 5, 5.
[19] Registre de la paroisse d'Ardon, dont Châtillon-de-Michaille dépendait alors.
[20] Récit de Hon.-Ant. Passerat, baron de Chapelle, petit-fils du Dr Passerat de la Chapelle, qui habitait le château de Châtillon-de-Michaille, en 1754 ; confirmé par le registre de la paroisse d'Ardon, 4 avril 1754 (meurtre de l'employé Cl. Jos. Laboury), et par le jugement de Bélissard.
[21] Bibl. de l'Arsenal, ms. 6449, n° 383.