Le jour même où Benoît Brissaud avait été supplicié, place du Breuil, à Grenoble, c'est-à-dire le 21 juillet 1753, une autre exécution y avait été faite et avait eu sur l'esprit de Louis Mandrin un terrible contre-coup. Son frère Pierre y avait été pendu comme faux-monnayeur, après avoir été appliqué à la torture. Le moule dont il s'était servi pour couler ses faux écus avait été brisé au pied de la potence[1]. Cette sentence était la confirmation, en appel, d'un jugement, prononcé le 1er juin précédent par le vi-bailli de Saint-Marcellin, condamnant à mort Pierre Mandrin, travailleur, habitant de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, accusé de fausse monnaie, et en vingt années de galères Jacques Ferrier, du même lieu, contumace, accusé d'exposition de fausse monnaie. La sentence du vi-bailli comprenait un plus amplement informé contre Louis Mandrin, contumace ; ce qui voulait dire qu'on avait cru devoir impliquer Louis Mandrin dans l'instruction engagée contre son frère, mais que, faute de preuve, aucune condamnation n'avait pu être prononcée contre lui[2]. Les recherches se poursuivirent donc à son égard et nous en avons le résultat dans la sentence rendue en appel par le Parlement de Grenoble, le 21 juillet, qui confirme la condamnation en vingt années de galères, prononcée contre Ferrier, contumace, mais ne fait plus mention du délit imputable a Mandrin, pas plus que n'en fait mention le certificat le concernant, délivré le 29 juillet 1753 par le lieutenant-châtelain Buisson[3]. Pierre Mandrin avait été saisi sur la dénonciation d'un brigadier des Fermes générales, marié à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, Jacques-Sigismond Morel, — un nom que Louis Mandrin n'oubliera pas. Déjà les Fermes générales avaient ruiné sa famille dans l'affaire des roules. Aussi bien, la condamnation prononcée contre Louis Mandrin, à la suite de la rixe des Serves, faisait de lui un bandit. Depuis quelque temps il prêtait l'oreille aux sollicitations d'un chef de contrebandiers, qui jouissait d'une réputation singulière de sagesse et d'intrépidité, Jean Bélissard, du lieu de Brion, voisin de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, que Mandrin dans la suite appellera le Pays[4]. Jean Bélissard avait trente-quatre ans : agile et vigoureux, cinq pieds quatre pouces, cheveux noirs et courts, un peu frisés, visage maigre et basané, portant une longue barbe noire, peu fournie, la jambe bien faite et la taille bien prise. Il avait servi en 1714-1745 à l'armée d'Italie, dans les équipages de l'artillerie, et, à son retour, avait reçu 240 livres pour être milicien de la paroisse de Bressieux. Puis il s'était jeté dans la contrebande. Déjà il avait été arrêté en Savoie, le 8 février 1747, à la requête du gouvernement français, sur une permission qui en avait été accordée par le gouverneur de Savoie, le marquis de Sada ; mais, ayant été écroué avec son camarade Jean Droguet, dit la Noblesse, dans les prisons de Chambéry, il s'en était évadé dans la nuit du 4 au 5 janvier 1748[5]. Cette arrestation avait été opérée à la suite d'une condamnation au dernier supplice prononcée, le 6 mars 1747, par une commission spéciale établie à Valence. De ce moment, loin de se laisser intimider par les foudres de la justice, le hardi contrebandier ne passa plus une année sans tuer plusieurs employés ou brigadiers des Fermes. Il avait établi des dépôts d'argent, d'armes et de munitions sur différents points de Savoie, — où il se retirait après chaque campagne, — et notamment aux bords du lac d'Annecy, à Faverges, chez l'aubergiste Duport, et au Pont-de-Beauvoisin, sur la limite de la France et de la Savoie, chez un bourgeois, M. Crétel, et chez un aubergiste, Mistrallet[6]. Bélissard était de ceux que la contrebande armée avait portés rapidement à une assez brillante fortune. Au moment même où Mandrin apprenait l'horrible supplice subi par son frère, lui parvenait la nouvelle d'un fait d'armes qui jetait un certain éclat sur la contrebande et l'éclairait d'un jour quasiment héroïque[7]. A la tête de sa bande, où nous voyons Antoine Roche dit Prêt-à-boire, Louis Jarrier dit Piémontais, Joseph Michard dit le Camus, — des noms à retenir, — Bélissard, après avoir franchi le Guiers vif, qui séparait la Savoie de la France, au gué de Popet, près du Pont-de-Beauvoisin, envahit tumultueusement cette dernière ville sur terre de France, les armes hautes, avec des cris furieux. Il s'agissait, pour les contrebandiers, de délivrer un de leurs camarades, Gabriel Legat dit le Frisé, de qui les gapians s'étaient emparés et qui était retenu prisonnier au Pont-de-Beauvoisin, dans la maison du directeur des Fermes. En plein jour, le 25 juillet 1753, il y eut un vrai combat. Les gapians furent battus, laissant sur le terrain deux morts et un blessé ; et Bélissard, à la tête de ses huit ou neuf camarades, revint en Savoie, ramenant triomphalement Gabriel Legat, dit le Frisé[8]. Le retentissement que cet audacieux coup de main eut en Savoie et en Dauphiné et l'influence qu'il exerça sur l'esprit de Mandrin, sont indiqués par les contemporains[9]. Louis Mandrin se fit donc admettre dans la bande de Jean Bélissard ; mais à peine y fut-il entré, que déjà il en était devenu le chef. Il avait naturellement le don du commandement, et
d'instinct on lui obéissait. C'est un homme des plus
déterminés, notent, dès l'année 1754, les rédacteurs du Mercure historique. Il
a trouvé le moyen d'inspirer aux contrebandiers un si grand respect pour sa
personne, qu'ils lui obéissent aveuglement[10]. Un
correspondant de la Gazette de Hollande, qui le vit en Savoie, fait alors de
lui ce portrait : Il est assez beau de visage, grand, bien fait, fort robuste et agile. A ces qualités de corps, il joint un esprit vif et pénétrant, des manières aisées et polies. Il est prompt à venger une offense. Il est d'une hardiesse et d'une intrépidité à toute épreuve, d'un sang-froid et d'une présence d'esprit admirables dans le danger. Patient et laborieux à l'excès, son courage lui fait tout entreprendre, tout supporter pour satisfaire son ambition[11]. Son premier historien devra lui rendre cette justice : Il avait une éloquence naturelle qui persuadait, l'imagination vive, du courage pour former de grandes entreprises et l'audace dans le succès[12]. Mandrin entrait dans la contrebande au moment même où celle-ci devait prendre le plus d'extension et, dans ce moment, elle trouvait en lui le chef le mieux fait pour la diriger. Tout le monde veut être Mandrin, écrit l'abbé d'Aurelle à l'intendant d'Auvergne[13]. En Savoie — qui était alors terre étrangère — Mandrin organise et instruit ses hommes, il leur fait comprendre que l'ordre et la discipline sont nécessaires dans leur métier. C'est à la tête d'une véritable petite armée qu'il tombe en France, du haut du massif de la Chartreuse, comme un coup de vent, le 5 janvier 1754. |
[1] Arrêt du 21 juillet 1753. Archives de l'Isère, B 2197.
[2] Archives de l'Isère, B 2197.
[3] Cet important document ayant été reproduit d'une manière inexacte par A.-P. Simian (Mandrin, p. 40-41), on croit devoir le reproduire ici à nouveau :
Nous, lieutenant-châtelain de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, certifions que, dans le lieu de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, les nommés L. Mandrin, lien. Brissaud, P. Fleuret et A. Saulze-Coquillon, ont été accusés d'avoir commis un assassinat au présent lieu, prés de l'amaux (sic) des Aies, en la personne de Joseph Roux de Beaucroissant, le 1e (sic) mars dernier, pour raison de quoi nous avons informé à la requête du procureur d'office de ce lieu, et le procès a été jugé définitivement à la poursuite de M. le procureur général au Parlement de Grenoble, par arrêt du 21 du présent mois de juillet. Certifions de même que Pierre Mandrin de ce lieu et Jacques Ferrier ont, par le même arrêt, été condamnés pour crime de fausse monnaie ; n'estant pas de notre connaissance, qu'il y ait personne qui ait commis d'autre crime digne de mort ou de peine afflictive, dans cette commune, ni qu'aucun condamné à peine afflictive par contumace ou contradictoirement v fasse sa résidence. A Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, ce 29 juillet 1753. Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
[4] Octave Chenavaz, Mandrin et la Légende, dans la Justice du 16 juin 1893.
[5] Lettre (21 oct. 1754, Fontainebleau) du contrôleur général Séchelles au ministre des affaires étrangères Rouillé, A. A. E. Turin, 223, f. 213 ; mémoire adressé par Charles-Emmanuel III, roi de Sardaigne au commandeur de Sinsan, gouverneur de Savoie le 21 septembre 1751, publ. Par Vernier, Mandrin et les Mandrinistes, p. 19-20.
[6] Rapport de Marsin sur les contrebandiers en Savoie. A. G., ms. 3496, n° 147.
[7] Le colonel de la Morlière au ministre de la guerre, 16 fév. 1755, Pont-de-Beauvoisin. A. A. E. ms., Turin, 224, f. 94 : mémoire de la Cour de Savoie, ibid., f. 270.
[8] Jugement prononcé contre Bélissard, 17 janv. 1758. Archives de la Drôme, B 1314, f. 312 : lettre de La Porte, intendant du Dauphiné au Garde des Sceaux, A. A. E., ms. Turin 222, f. 261 et ms. Turin 226, f. 49-50.
[9] L'abbé d'Aurelle, vicaire général de Valence, à l'intendant d'Auvergne, 9 nov. 1754. Archives du Puy-de-Dôme, communication de M. Ant. Vernière.
[10] Mercure historique, 1754. — Cf. Storia dell' anno 1754.
[11] Correspondance de Chambéry, 9 déc. 1754, Gazette de Hollande, n° CIV, 27 déc. 1754.
[12] [Abbé Régley], Histoire de Louis Mandrin, p. 4-5.
[13] Cité par A. Vernière, p. 10.