Plusieurs des meilleurs biographes de Mandrin le montrent en 1748 et 1749 fabriquant de la fausse monnaie[1]. On vient de voir au contraire à quelles entreprises il était activement et honorablement occupé. Que s'il eut à cette époque des rapports avec la justice, ce fut pour suivre, au bailliage de Saint-Marcellin, le procès en appel que lui avait intenté son associé Brissaud[2] ; ou bien ce furent les avertissements du juge local le sommant d'avoir à payer ses dettes, car on vient de dire le fâcheux état où l'entreprise des mules avait mis ses affaires. Au reste Louis Mandrin était mal entouré. La mort de son père l'avait laissé sans soutien. On a vu le caractère de sa mère. Son frère Pierre était revenu de l'armée avec les idées de rapine que lui avaient données ses compagnons de camp. A cette époque, les armées étaient encore composées des plus fâcheux éléments. C'est Pierre Mandrin qui s'associe avec Claude Joly maréchal-à-forge établi à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, pour fabriquer de la fausse monnaie. De toute la famille le meilleur est certainement Louis Mandrin, celui qui fait l'objet de ce récit. Avec ses emportements, avec ses violences, avec son éducation fruste et rude, avec ses jurements et son penchant au vin, il est généreux et bon ; il a des élans d'enthousiasme vers cc qu'il croit le bien, Il arrive que ces élans prennent de très mauvaises directions, mais c'est le plus souvent sous l'influence de circonstances indépendantes de lui. Il est très dévoué à sa famille et cherche à se rendre utile, non seulement à ses frères et sueurs, mais à ses cousins. Il avait emmené un de ces derniers, qui s'appelait, comme l'un de ses frères, Claude Mandrin, en qualité de haut-le-pied avec sa brigade de mules. Claude se sauva en volant à Louis Mandrin des effets et l'une des bides qui lui avaient été confiées[3]. Quant à Pierre, le faux-monnayeur, frère de Louis Mandrin, et à son autre frère Claude, âgés respectivement de vingt-deux et vingt ans, l'épisode qui suit les fera connaître. Le dimanche 1er novembre 1752, un jeune matelassier, Ennemond Diot, dit Guyot, originaire d'Irigny dans le Lyonnais, arrivait à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs au moment où l'on y chantait vêpres. C'était un jeune gars de dix-huit ans, de taille moyenne, cheveux, barbe et sourcils châtains, les yeux roux, le nez épais[4]. Il était accompagné de Joseph Jourdan, dit le Blondin, originaire de Saint-Pierre-de-Bressieux[5]. Blondin avait vingt-trois ans et les cheveux d'un blond ardent. Ennemond Diot, parti de Grenoble, avait rencontré Blondin sur sa route et, tout en cheminant, la conversation s'était engagée. Dans les rues de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, nos deux compagnons trouvèrent les frères Pierre et Claude Mandrin, que Blondin connaissait. De concert, ils entrèrent au cabaret chez la boulangère, et, tout en vidant chopine, ils organisèrent un plan de vol à l'église, que Diot se chargea d'exécuter[6]. Le mardi, 3 janvier, les Stéphanois virent cet inconnu traverser plusieurs fois le cimetière de l'église, accompagné de Pierre et de Claude Mandrin. Le même jour, sur les cinq heures du soir, le sacristain, Jean Boulier, vint, comme de coutume, pour fermer l'église à nuit tombante. Plusieurs femmes y priaient encore. Elles étaient à genoux, la tête inclinée, masses sombres dans la pénombre du jour qui s'éteignait. Le sacristain les avertit qu'on allait fermer. Elles se levèrent lentement. Et il fut obligé de faire à plusieurs reprises la même observation à un jeune homme, — c'était Ennemond Diot, — qui, chaque fois, au lieu de sortir, se contentait de changer de place, allant d'un banc à l'autre. Le sacristain le vit pour la dernière fois auprès du banc seigneurial de M. de Mons de Savasse. Comme il y retourna peu après et n'y aperçut plus l'inconnu, il pensa que celui-ci était sorti. Il se dirigea donc à son tour vers la porte, et, après l'avoir fermée, il allait rentrer chez lui, quand une des femmes que nous venons de voir en prière lui dit qu'un homme était sans doute resté dans l'église et s'y était caché. Le sacristain alla quérir son père, Michel Boulier, qui remplissait à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs les fonctions de procureur d'office, nous dirions aujourd'hui de commissaire de police, et tous deux furent au presbytère chercher le vicaire, l'abbé Benoît Biessy, frère du curé. Le sacristain, le procureur et le vicaire, accompagnés de quelques fidèles, entrèrent donc dans l'église et se mirent à faire des recherches, On était un peu ému, qui que ce soit ne parlait[7]. Il était nuit close : chacun était armé d'une chandelle. Enfin dans la chapelle de Saint-Antoine, l'abbé Biessy aperçut le jeune homme couché sous le siège du banc seigneurial. Il faisait de grands efforts pour s'y dissimuler, et se trouvait fort pressé dans cet endroit qui n'avait qu'un pied de large, parce que le derrière dudit siège est borné par des ais qui joignent le mur et que, sur le devant dudit siège, il y a un pied-droit. L'on remarqua aussi qu'il avait tiré contre lui, afin de se mieux cacher, le banc qui sert de genouilloir. A l'abbé Biessy, qui lui demandait ce qu'il faisait là, Ennemond répondit que, se trouvant sans asile pour la nuit, il avait résolu de coucher dans l'église. L'inconnu fut conduit à la prison du bourg, où le sergent Brissaud le fouilla. On ne fut pas peu surpris de constater que ce vagabond avait dans les goussets de sa culotte une somme de 350 livres, 18 sols, 6 deniers. Le procès-verbal ajoute consciencieusement que, comme il faisait fort noir et que l'on n'y voyait plus bien clair, deux liards, qui étaient roulés de la poche du prisonnier, ne furent retrouvés que le lendemain par les gardiens qu'on lui avait donnés. En prenant cet argent, on remarqua que plusieurs des sous et deniers étaient enduits d'une sorte de glu et collaient l'un à l'autre. En sortant de la prison, où Ennemond Diot resta enfermé, Fr. Buisson, lieutenant-châtelain, et ceux qui l'y avaient accompagné aperçurent, à trois ou quatre pas de la porte d'entrée, un pot de couleur rouge, bouché avec du papier et qui était rempli de glu. Il était tombé sur de la paille qui se trouvait là, et plusieurs des assistants se rappelèrent dans ce moment que, à cet endroit, ils avaient vu l'inconnu tirer quelque chose de sa poche, mais ils n'avaient pu distinguer ce que c'était, à cause de la nuit. Le lendemain mercredi, 4 janvier, l'abbé Biessy étant allé à l'église, à six heures et demie, pour sa messe du matin, trouva le tronc pour les réparations de l'église forcé ; la serrure en était enfoncée et rompue. Le châtelain appelé en hâte en fit la constatation. L'argent du tronc avait disparu. Dans le chœur, le tronc pour les âmes du Purgatoire était enduit de glu tout autour de la fente par laquelle les fidèles glissaient les pièces d'argent. On l'ouvrit et l'on constata que la monnaie qui se trouvait dans le pot de terre était également gluante, ainsi que les bords du pot. Mêmes constatations au tronc, pour le luminaire de l'église. Enfin sous le banc de M. de Mons de Savasse, on ramassa un bois plat et très mince de la largeur environ d'un pouce, et long d'environ un pied et demi, lequel bois était aussi gluant, et n'était pas douteux que c'était par le moyen de ce bois gluant que le voleur avait arraché l'argent qui était dans lesdits coffres[8]. Ces troncs sont conservés au presbytère de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. La forme en est singulière. Cc sont des bancs, au dossier droit et plein, dont le siège est un coffre sur le haut duquel a été pratiquée la fente par laquelle on jetait l'argent. Dans l'intérieur des coffres, les pots de terre dont il vient d'être question étaient placés directement sous ladite fente pour recueillir la monnaie. Le sacrilège avec effraction était un cas royal[9], un des crimes les plus graves qu'un homme pût commettre. On imagine l'émotion que ces constatations produisirent dans le bourg de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Le châtelain Buisson revint donc tout aussitôt à la prison accompagné du procureur d'office, pour interroger l'inconnu. Celui-ci déclara s'appeler Ennemond Diot, fils de feu Fleury et de feue Jeanne, disant ne pas savoir d'autre nom à sa mère. Il avait quitté Lyon depuis trois semaines et voyageait pour se promener[10]. Diot fut transféré aux prisons de Saint-Marcellin. Quant à Pierre et à Claude Mandrin, et à Blondin leur complice, ils évitèrent par la fuite le décret de prise de corps qui fut lancé contre eux le 18 janvier[11]. Le 10 mai, Ennemond Diot était condamné aux galères par le vi-bailli de Saint-Marcellin. Il faisait appel au Parlement de Grenoble, en même temps que le procureur faisait appel à minima. La Cour du Parlement statua le 5 août. Les peines prononcées contre Ennemond Diot étaient aggravées. Il était condamné aux galères à perpétuité et à être flétri au fer rouge par les mains de l'exécuteur des hautes œuvres. En ce qui concernait la condamnation aux galères de Pierre et de Claude Mandrin, et de Blondin, leur complice, la sentence était confirmée. Ennemond Diot fut traduit des prisons de Grenoble en celles de Lyon, où il fut attaché à une chaîne de 343 forçats qui arrivèrent à Toulon le 3 juin 1753[12]. Ces faits rejaillissaient sur Louis Mandrin lui-même, et très durement, à cause de l'étroite solidarité familiale qui régissait les hommes de ce temps. Depuis 1750, depuis que la ruine de sa famille par l'affaire des mules est consommée, Louis ne fait rien à Saint-Étienne. Il n'y séjourne plus de 1752 à 1754. S'il y revient de temps à autre, il paraît se cacher et comme demander un asile aux rares amis que sa famille a conservés. Et dès alors on le voit réduit à des moyens irréguliers pour se procurer les ressources nécessaires à sa subsistance et à celle des siens. Il négocie du tabac de contrebande à Grenoble où il fréquente et où il a des parents. Au reste les poursuites, qui ont été dirigées contre ses deux frères l'ont mis hors de lui. On voit ici, comme on verra constamment par la suite, ce meneur d'hommes se subordonner à ceux qui l'entourent, à ceux auxquels il est dévoué et plus particulièrement aux siens. Mandrin se soumettait à un esprit de famille très puissant, comme le faisaient la plupart de ses contemporains. Parmi les sentiments des hommes d'autrefois, c'est peut-être celui que nous comprenons le moins bien aujourd'hui, et cependant, sans lui, il est impossible de les comprendre eux-mêmes. Un homme ne pouvait alors, en toutes circonstances, encore et toujours, que prendre le parti des siens, quoiqu'ils eussent dit et quoi qu'ils eussent fait. Du moment qu'ils étaient de la famille, aucune hésitation n'était permise. Un Français de l'ancien temps ne pensait pas et n'agissait pas par lui-même ; il pensait et il agissait par sa famille. Dans ce dévouement absolu, aveugle, Mandrin mettait la violence et la rudesse de son caractère, son emportement irraisonné. Aussi bien, on l'a dit, du moment qu'il s'agissait de défendre ou de venger un frère, il n'y avait pas lieu à raisonnement. Mandrin s'en prit tout d'abord aux frères Biessy, les deux ecclésiastiques qui avaient été la cause première des poursuites dirigées contre ses deux frères à lui. En outre l'abbé Pierre Biessy, en qualité de curé de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs et d'archiprêtre de Bressieux, était tenu de lire au prône les actes de l'autorité publique. Il eut donc à lire plusieurs fois les ordonnances et décrets d'arrestation contre les Mandrin. Louis était exaspéré par ces proclamations, il sommait le curé d'avoir à s'en abstenir ; mais naturellement messire Biessy passait outre. Celui-ci n'était pas seulement curé ; c'était un propriétaire, jaloux de la prospérité de ses domaines ; et peut-être, en bon cultivateur, très âpre au gain. Voici une enquête du 13 juin 1749, conduite par le juge Cara de la Batie, contre un certain Étienne Curbizot, dit Berticat, qui avait, dans les rues de Saint-Étienne, arraché les palissades du sieur curé Biessy, et comme celui-ci lui en exprimait son mécontentement, il l'avait traité de voleur, de fripon, de J... F..., et qu'il était pire que Cartouche[13]. Mandrin, assisté de quelques amis, tomba comme un ouragan sur les propriétés du curé Biessy aux environs de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, arrachant en un jour cent vingt mûriers, une centaine de souches de vigne, que le curé élevait sur hautains, et abattant une douzaine de gros châtaigniers. Mandrin se rendait devant la maison du curé Biessy, où il l'appelait à voix haute, lui criant de sortir afin qu'il lui pût régler son compte. Par ses menaces il terrorisa le pauvre homme au point de le contraindre à s'enfuir de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs[14]. La colère de Mandrin s'en prend aussi au lieutenant-châtelain Buisson, qui a instruit le procès. Il menace le père et le fils. Mandrin s'entoure d'amis. Le châtelain prend petit' comme le curé. Ceux des habitants de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs qui croient devoir le soutenir, sont â leur tour en but aux violences des compagnons. Nous ne savons plus que devenir, écrit le châtelain au procureur général de Grenoble ; les désordres augmentent tous les jours, tout le pays est en armes, plusieurs personnes n'osent plus sortir de chez elles. Il faut embrasser ouvertement le parti de Mandrin et se joindre à lui pour venger sa famille. Ceux qui ne sont pas avec lui sont contre lui. Le châtelain, réduit à l'impuissance, ne peut plus administrer son mandement. Ces misérables ne parlent que de tuer, brider et saccager. Tout le monde les craint. Nos habitants sont si lâches qu'il n'est pas possible de les porter à faire un coup de main, pour les arrêter. Ils — Mandrin et ses amis — paraissent tous les jours ici d'un air des plus hardis[15]. |
[1] Simian, p. 13-14 ; Vernière, p. 7.
[2] Requête de Jacquier et de L. Mandrin ; comparution de Jacquier et de Brissaud, 11 août 1751. Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin.
[3] Déposition de Cl. Brissaud, 16 sept. 1750. Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin.
[4] Arch. nat., D 5/6 vol. in-fol. Marine. Registre matricule de la Chiourme, n° 7374.
[5] Arch. nat., D 5/6 vol. in-fol. Marine. Registre matricule de la Chiourme, n. 5023. Jos. Jourdan, dit le Blondin, fut condamné, le 30 mai 1751, à cinq années de galères par la Commission de Valence, pour contrebande de tabac. Il mourut en 1759 à l'hôpital.
[6] Interrogatoire d'Ennemond Diot, 9 janv. 1752, par Payn du Perron, lieutenant pourvu en la juridiction de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Archives de l'Isère.
[7] Procès-verbal aux Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
[8] Procès-verbal aux Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
[9] Moidieu, procureur général au parlement de Grenoble, à Vincendon, procureur au bailliage de Saint-Marcellin, 12 févr. 1752. Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin.
[10] Ces faits sont établis par les deux interrogatoires d'Ennemond Diot, le premier (3 janvier 1752) devant le châtelain de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, le second (9 janvier 1752) devant Payn du Perron, lieutenant en la juridiction de Saint-Etienne, puis parles déclarations de Michel Boulier, procureur d'office, et par le procès-verbal du lieutenant-châtelain Buisson, documents conservés aux Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs et aux Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin.
[11] Etat de fournitures par Vincendon, procureur juridictionnel daté de février 1751 Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin.
[12] Archives nationales D36, vol. in-fol. Marine. Registre matricule de la Chiourme, n° 129.
[13] Enquête du 15 juin 1749. Archives de l'Isère. Justice de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
[14] Lettre du châtelain Buisson, 31 mars 1753, loc. cit. — La fuite du curé, à cette époque, se constate également par l'absence de sa signature dans les registres de catholicité. Il est suppléé par un vicaire.
[15] Lettre du châtelain Buisson, loc. cit.