C'était un enfant vif, turbulent, aux boucles blondes, aux grands yeux clairs. Il fut dès son bas âge clergeron, ce qui veut dire enfant de chœur de messire Tholosan, curé de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, mort en 1740. Dès de l'âge de neuf ans, en 1734, on voit le petit Louis Mandrin apposer sa signature, comme témoin, sur un acte de naissance, au registre de catholicité, et souvent depuis cette époque. Deux neveux du curé Tholosan, furent les condisciples du jeune Mandrin, sous la direction de leur oncle, et peut-être même sous le curé Biessy, successeur de Tholosan, qui tenait également des pensionnaires et les instruisait. Ces deux jeunes Tholosan, qui ont été les camarades de Mandrin, devinrent l'un, Tholosan de Montfort, prévôt des marchands de Lyon, où il a donné son nom à la place Tholosan ; — et l'autre, introducteur des ambassades sous Louis XV. La bibliothèque de ce dernier constitue aujourd'hui un fonds à la Bibliothèque nationale. Tels sont les rares renseignements parvenus jusqu'à nous sur l'enfance de Louis Mandrin[1]. Au reste, à moins qu'ils n'aient été fils de princes, l'histoire est généralement ignorante de l'enfance des hommes célèbres. Le jour même de sa mort, par testament du 20 janvier 1742, François-Antoine Mandrin institua pour légataires universels sa femme, Marguerite Veyron-Churlet, et son fils aîné, Louis Mandrin[2], celui qui va nous occuper. Ce dernier avait dix sept ans. Si jeune encore, il devenait le chef d'une nombreuse famille et qui allait lui imposer de lourdes charges : quatre frères, Pierre, Claude, Antoine et Jean, âgés respectivement de treize, onze et six ans — le dernier Jean, naquit deux mois après le décès de son père ; — et quatre sœurs, Marie, Marianne, Anne et Cécile, âgées de seize, neuf, six et deux ans. Pour faire face aux obligations nouvelles qui lui incombent, le jeune homme se met à l'œuvre. Il cherche à donner plus d'extension au commerce que pratiquait son père et déploie la plus grande activité. Il fréquente les foires de la région, celles de la Côte-Saint-André, et de Beaurepaire, de Voiron et de Beaucroissant ; il fait des ventes et des achats aux foires de Grenoble, et jusqu'au Puy-en-Velay, au fameux marché de la place du Plot. De commun accord avec sa mère, il loue des prairies[3], achète des terres, fait un trafic de bestiaux, construit des écuries ; il entreprend, pour le compte de la commune, des fournitures de chevaux et de mulets. L'une de ces fournitures doit fixer notre attention. Il s'agit de quatre mulets que Mandrin s'engage à conduire aux ordres de M. de Maucune de Beauregard, subdélégué à Romans, pour le compte de la commune de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, qui contribuait ainsi pour sa part à la levée de 1.800 chevaux, mules et mulets de trait et de bât, pour le service de l'armée du Piémont, que le Conseil du roi venait d'ordonner[4]. La conduite de ces quatre mulets par Mandrin est du mois de janvier 1717. On verra l'influence exercée par cet événement de mince importance sur la suite de sa vie. Le jeune homme figure dans les comptes, sous la désignation de Louis Mandrin, marchand ; ainsi distingué de son oncle, Louis Mandrin, conseiller. Ce dernier titre représentait des fonctions municipales qui ne subsistèrent que peu de temps et dont l'oncle du futur contrebandier fut pourvu pendant leur courte durée. Parmi les nombreuses erreurs répandues sur la jeunesse du célèbre contrebandier, il faut citer celle qui fait de lui un soldat. Il se serait même distingué en Italie sous le commandement du duc de Coigny. Mandrin n'a jamais été enrôlé dans les armées du roi. Il était exempté du service comme chef de famille imposé à la taille[5]. En revanche, on le voit prendre part aux assemblées de la communauté de sa ville natale et on le trouve cité dans le registre des délibérations[6]. Il était à vingt ans un beau gars, robuste, large d'épaules, bien planté, la jambe haute, pleine et bien faite. Il était doué d'une souplesse d'une agilité et d'une force surprenantes. Il avait le teint clair, les cheveux blonds, mais tirant sur le roux, comme si le soleil, tout en les brunissant, y eût laissé de ses reflets. A cette époque de sa vie, il les portait courts, non frisés. Il semblait aussi que le soleil eût contribué à la couleur de ses yeux, des yeux profonds d'un roux clair, et dont les prunelles étaient comme semées de sable d'or. Sa taille dépassait la moyenne : cinq pieds, quatre pouces (1 m. 71). Il avait les traits accentués, le nez un peu fort, le visage légèrement grêlé de petite vérole, une bouche assez grande, bien fendue et dont les lèvres à l'expression énergique découvraient fréquemment, dans un rire large et sonore, les deux rangées de dents blanches ; de fortes dents et de fortes mâchoires ; celles-ci et le regard dominateur marquaient la volonté. Le menton était un peu pointu, fourchu, avancé en dehors[7]. En somme, il avait bonne mine. Sur ce point, tous les signalements s'accordent[8] ; une physionomie franche, ouverte, sympathique, bien qu'elle cid quelque chose de très brutal. Il était toujours gai, d'une gaieté communicative, rempli d'entrain, d'activité, de juvénile énergie. Ses camarades le surnommaient Belle humeur[9]. Mandrin fumait sans cesse, riait sans cesse, sacrait et tempêtait ; il buvait beaucoup et aimait excessivement la bonne chère. Il parlait facilement, voire avec éloquence, d'une voix chaude, cordiale, prenante. Sa parole était pleine de vie et de couleur. A cette époque il était communément vêtu d'un habit de drap
d'Elbeuf gris, sans parements aux manches, y ayant
seulement une pièce de la même étoffe avec quatre boutonnières, ce qu'on
appelle à la Cuisinière ; sous son habit, une camisole de
molleton, croisée, également de couleur grise ; des culottes de peau, boutonnées
aux genoux, avec des dessins en broderie au-dessus des boutonnières. II
portait des guêtres de ratine, couleur gris d'épine ; enfin son grand chapeau
de feutre noir, dont l'aile de derrière était d'ordinaire rabattue, et qu'il
mettait par devant, de façon qu'elle lui couvrait une partie du visage. Il
portait son argent dans une ceinture de cuir, de la largeur d'un demi-pied[10]. C'était une nature ardente, violente ; il ne pouvait mai-friser les mouvements de colère qui s'emparaient de lui. Il fréquentait trop les cabarets. Son père n'était plus là pour le diriger. L'absence de son père fut sans doute le premier malheur de sa vie ; il fut la cause de tous les autres. Sa mère, devenue veuve, eut sur lui une grande influence. Elle demeurait avec lui. C'était une femme exaltée, très vive, sans beaucoup de jugement. On vient de la voir en scène. Elle était très dominante, parlant avec emportement, n'admettant pas la contradiction, ou, plutôt, ne l'entendant pas. Elle était de ces femmes qui, par leur manque de raison même, rapides et absolues dans leurs décisions, font marcher les hommes de leur famille. Elle faisait marcher son fils Louis, d'autant qu'il était très jeune et se laissa toujours facilement influencer. Elle était avide de biens, avide d'avoir des terres et des écus dans des bas de laine ; à ce point de vue une vraie paysanne, mais sans la prudence et le bon sens qui caractérisent les paysannes généralement. Son fils aîné, Louis, était une nature d'une extrême activité, une de ces natures qui ont besoin d'espace, à qui il faut de grandes circonstances pour se déployer. Un chien courant enfermé dans un panier à poulets le mettra en pièces. Dans le petit bourg champêtre où sa naissance l'avait jeté, Mandrin devait se heurter rudement à tous les coins d'une existence qui ne pouvait cire que médiocre et étroite. Ce qui serait devenu une activité vigoureuse sur un théâtre plus vaste, n'était que vaine agitation ; ce qui, dans une vie plus large, eût été de la force, devenait de la violence et de la brutalité. Et puis il traînait trop dans les cabarets, — ce qui était encore une conséquence de l'existence sans horizons qu'il était condamné à mener dans ce petit trou rustique, sans vie ni mouvement, de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. En 1743, Charles Destenave, marchand mercier à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, avait prêté à Louis Mandrin 120 livres. Mandrin lui en rendit une partie, successivement, par petites sommes, mais il tardait à s'acquitter entièrement. Trois ans passés, le dimanche 30 octobre 1746, Destenave rencontrant Louis Mandrin, lui demanda une fois de plus de terminer l'affaire et de lui remettre enfin l'argent qu'il lui devait encore : Eh bien, allons boire chopine et je te satisferai ![11] On entra chez Guigue Rey. Le cabaretier était absent. Sa jeune femme servait les clients. Assis sur des bancs de bois, Pierre Bertallon, un boucher, était attablé avec Jean Madelan, un marchand de Saint-Etienne, et un laboureur nommé Philippe Duruf. Ils avaient les coudes sur la table et tout en buvant, ils faisaient marché d'une porche — truie — qui avait plusieurs petits cochons[12]. Mandrin et Destenave venaient de faire rencontre d'un camarade, Pierre Garnier dit l'Amour. Ils entrèrent avec lui et tous trois s'attablèrent de leur côté. On but chopine sur chopine, et l'on allait se lever pour sortir du cabaret[13] quand Destenave rappela à Mandrin qu'il était venu pour lui régler sa créance. Mandrin n'entendait pas. Destenave insista[14]. Alors Mandrin se leva tout en colère : Tu es un J... F... Va quérir ton billet, canaille, coquin, et je te paierai ![15] Et il se dirigea vers la cheminée, où il se baissa pour prendre de la braise afin d'en éclairer sa pipe[16]. Destenave s'apprêtait à sortir : Je ne demande que cela, d'être pavé ; mais c'est vraiment à toi, un sot, un pillard, à m'insulter ![17] Mandrin se redressa, laissa tomber sa pipe. Il sacrait et jurait le saint nom de Dieu[18]. Il se jeta sur Destenave, le prit au cou, voulant l'étrangler ; il le saisit par les cheveux, et, le jetant à terre, il lui laboura le visage, les côtes et le ventre à coups de pieds. Le sang coulait. Il allait le tuer[19]. Destenave revenait de la foire de Roybon où il avait vendu un lot de mercerie[20]. Il avait de l'argent dans ses poches. L'on des coups de pied que Mandrin lui donna, fit sauter la bourse de son gousset et les pièces de monnaie se répandirent, sur le plancher. Philippe Duruf intervint, ainsi que Pierre Garnier. La cabaretière, à laquelle se joignit une autre jeune femme, Louise Curt, accourue du seuil de sa maison qui se trouvait en face de l'estaminet, tiraient le fougueux agresseur par la veste. Enfin, non sans avoir recueilli leur part de coups[21], Garnier, Duruf et les deux jeunes femmes, celles-ci le tirant toujours par la veste, parvinrent à entraîner Mandrin dans la cuisine attenante à la chambre banale de l'auberge[22]. A ce moment, Guigne Bey, le cabaretier, rentra[23]. Il vit Destenave se relever, le visage rempli de sang et disant à haute voix en s'adressant aux assistants : Vous serez tous témoins[24]. Puis, gagnant la porte : On est bien malheureux de demander son bien et d'être battu... Mais je vais porter plainte an châtelain[25]. Un enfant, Jacques Vincent, accouru au bruit, pour voir, s'était mis à ramasser l'argent tombé de la bourse de Destenave. Il réunit six sols et cinq deniers que le cabaretier lit reporter le jour même au logis de leur propriétaire, mais la femme de celui-ci, qui était seule à la maison, les refusa en disant que le compte n'y était pas[26]. Destenave porta plainte entre les mains du lieutenant châtelain, François Buisson[27]. Querelle d'estaminet. Dans les faits qui suivent, la veuve Mandrin, sans paraître au premier plan, joua cependant le principal rôle ; ce fut elle qui mit en mouvement son fils aîné, comme elle l'avait fait rte b n mari, quand il s'était agi de brûler la femme Vinoy. En cette année 1743, où Destenave avait prêté de l'argent à Mandrin, celui-ci, de commun accord avec sa mère, acquérait d'un certain Joseph Merlin, tâcheron à leurs gages, un morceau de pré, sur les bords de la Rivière vieille, autrement dit le Glier, au mas du Moulin Blanc. En contrebas et à gauche de la route qui mène de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs à Saint-Marcellin, au fond d'une combe verdoyante, ombragée de noyers séculaires et bordée de pièces de vigne, le Glier coule, encavé entre des peupliers très hauts. Or il arriva que le torrent rapide, roulant sur des pierres et des cailloux blancs, à la suite de pluies abondantes, changea de lit, dans une crue subite, et, en se jetant au travers d'un pré voisin appartenant à Pierre Champel, bourgeois de l'Albenc, et à Joseph Berlioz, marchand rouennier de la Côte-Saint-André, en coupa un morceau pour le réunir au fonds récemment acquis par Louis Mandrin[28]. — Notons au passage que le Berlioz de qui il est question ici était le propre grand-père du futur compositeur Hector Berlioz —. Les prairies de Louis Mandrin étaient en effet bornées, au levant, par la rivière. Celui-ci n'hésita pas à prendre possession de la pièce de terre que le Glier venait de lui attribuer ; ce que voyant, Berlioz et Champel firent faire des fortifications pour ramener la Rivière vieille dans son ancien lit et recouvrer leur bien. A peine les travaux furent-ils terminés, que Louis Mandrin, assisté de Joseph Merlin, les détruisit, arrachant palis et piquets, et le Glier de reprendre son nouveau cours. Il en résulta un procès devant le lieutenant châtelain François Buisson qui se termina par un accord en date du 30 juillet 1713 : la veuve Mandrin et son fils reconnurent le bon droit de Champel et de Berlioz, leur versèrent 44 livres 16 sols d'indemnité et acceptèrent que l'on plantât trois limites ; pour borner les prés[29]. La contestation semblait donc réglée, quand, sur la fin de 1717, sous prétexte que les fortifications de Champel et Berlioz, en faisant violemment refluer les eaux du Glier, portaient dommage à ses prairies, Mandrin les fit détruire une seconde fois par Merlin[30]. Le 24 mai 1748, à nuit tombante, Mollet, maître cordonnier, passait dans les prés, en contre-bas de la route de Saint-Marcellin, au moment où Merlin, une hache en main, démolissait piquets et gabions. Et lorsqu'il voulut lui représenter le tort qu'il faisait aux sieurs Berlioz et Champel, de ce qu'il arrachait leurs palis, Merlin lui dit : Ces b... de voleurs veulent faire gâter mon pré par l'eau ! Si la chose n'était pas faite, je la referais[31]. Pour la troisième fois, Champel et Berlioz firent recommencer les travaux destinés à maintenir le Glier dans son cours primitif. Deux terrassiers, Félix Doublier et Jean Gondrand-Mettais, y étaient occupés quand survint Mandrin. En les apercevant, il se mit en colère : Que venez-vous travailler ici,
n'avez-vous pas d'ouvrage chez vous ? — Je travaille sur un sol qui appartient à MM. Champel et Berlioz, répondit Gondrand, et non pas sur le vôtre. Tant qu'ils me donneront de l'ouvrage, je travaillerai pour eux. A quoi Mandrin répliqua sur un ton d'ironie : Je voudrais pouvoir trouver l'occasion de te servir d'ami, je le ferais comme il faut[32]. S'adressant à Doublier, Mandrin lui parla de même, le menaçant beaucoup et lui disant qu'il ne lui convenait pas de faire ce travail, que ces réparations n'existeraient pas longtemps. Je travaille par ordre de MM. Champel et Berlioz, répondit à son tour Doublier, et sur leur sol. Ne venez pas me menacer. — Je ne vous menace pas, répartit Mandrin. Je voudrais seulement vous trouver dans un endroit à pouvoir vous faire plaisir. Si vous n'aviez pas de quoi vivre, vous n'aviez qu'à venir me trouver ; je vous aurais donné de quoi, car vous faites là un ouvrage, qui, je vous le répète, ne durera pas longtemps'[33]. Et, pour la troisième fois, durant la nuit, Merlin arracha ou coupa gabions et pois de masse. Du haut de la route, qui dominait la combe, Louis Maclet, un tâcheron de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, le vit en passant : Pourquoi enlèves-tu ces palis ? Mais ledit Merlin l'envoya promener en lui disant que ce n'était pas ses affaires et qu'il en ferait bien davantage, ce qu'entendant, Maclet poursuivit son chemin[34]. Au cours du procès qui en résulta, Joseph Merlin déclara
qu'il avait démoli les travaux exécutés sur les ordres de Champel et de
Berlioz, parce que, toutes les fois que le torrent aurait débordé, les eaux
en auraient été rejetées avec rapidité contre ses prés, de manière à les
détruire. Nul ne peut se réparer, disait
Merlin[35], pour nuire à son voisin. Il avait d'ailleurs pris
cette initiative de lui-même par la raison qu'il
n'était pas en état de faire un procès à Berlioz et à Champel, attendu sa pauvreté.
Aussi bien le torrent, un débordant depuis, lui avait emporté tout son fonds[36]. Ce Joseph Merlin, paysan de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, était logé depuis plus de quinze ans chez les Mandrin et nourri par eux. Le père, François-Antoine, puis son fils Louis, avaient pavé ses dettes. En retour il leur avait abandonné tous ses biens, à l'exception de ses bois et d'une maison qu'il possédait, attenante au jardin des Mandrin. Au mois de janvier 1749, Merlin s'absenta pour aller demeurer quelque temps à la Côte-Saint-André. En rentrant il trouva, comme il le dit lui-même, sa maison saccagée[37]. Louis Mandrin avait commencé par pénétrer chez lui pour lui prendre deux chemises et tous ses papiers. Peu après, Pierre Mandrin, pigé de vingt ans, étant rentré au pays après avoir servi dans les armées du roi, s'était introduit, avec son frère Louis et avec Jean Joug, leur domestique, dans la grange de Joseph Merlin. Il y avait pénétré en montant sur les épaules de son frère qui s'appuyait contre le mur, de manière à atteindre une fenêtre qui donnait au levant sur son jardin, laquelle fenêtre il avait fait tomber, car elle n'avait aucune ferrure[38]. De l'intérieur, il avait ensuite ouvert la porte. Louis et Pierre Mandrin avaient pris dans la grange deux tonneaux de onze charges, avec leurs chantiers. Comme ces tonneaux n'étaient pas entièrement pleins, ils avaient eu soin de les remplir avec du vin tiré d'un troisième fût. Le cordonnier, Etienne Motuel, qui travaillait dans son échoppe, en prenant sa distraction dans le va-et-vient de la rue, avait aperçu les deux Mandrin au moment où ils faisaient rouler l'un des tonneaux du seuil de la maison Merlin jusqu'à leur cave. En arrivant, Louis Mandrin avait dit à Joug, son domestique, qu'il avait effectivement pris ce vin dans la cave de Joseph Merlin. ... Puisque je paie les charges du fonds, les fruits m'en appartiennent[39]. Au mois d'octobre suivant, toujours aidé de son frère Pierre, auquel il adjoignit le maçon Jean Gérin, qui travaillait alors chez lui, Louis Mandrin pénétra une seconde fois dans la grange, pour y prendre un tonneau de onze charges, trois poutres de cinq pouces carrés et longues de douze pieds, plusieurs planche, et un manteau de pressoir[40]. Le charpentier Mathays, en journée chez les Mandrin, employa tout aussitôt les poutres au couvert de l'écurie, qu'on était occupé à construire, les plaçant en ventrière, sablière et chevron, et il fit servir les planches ainsi que le couvercle du pressoir, à la réparation du degré qui descendait à la cave. Mathays ne put cependant s'empêcher de dire à la veuve Mandrin, qui faisait agir ses deux fils : Si Merlin était ici, cette manœuvre n'aurait pas été faite. — Merlin ! répondit la bonne femme[41], je n'ai eu que trop de patience avec lui ! Tout ce que mes fils ont pris leur appartient. Voilà longtemps que nous l'entretenons, Merlin ! Quant à Louis Mandrin, comme Joseph Biessy, fermier de M. de Mons de Savasse, lui exprimait, sur le bruit public, la surprise que lui avait causée ce déménagement : Il m'est bien permis de prendre mon bien et les effets que mon père a achetés de Merlin. Ce ne fut cependant pas l'avis de ce dernier, quand, à son retour, il constata ces déprédations. Il s'en plaignait à tout venant. Déjà les Mandrin lui avaient fait perdre presque tout ce qu'il possédait. Le 9 novembre 1749, il en adressa une plainte au juge ordinaire de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Des vols de cette espèce, écrit-il, méritent une punition exemplaire. Le juge, Cava de la Batie, ordonna une instruction. Louis Mandrin reconnut l'ensemble des faits, mais il allégua que Merlin avait, depuis quinze et vingt ans, l'habitude de vivre chez son père François Mandrin et chez lui, qu'il n'avait cessé d'être nourri par eux, qu'il avait fait un testament en faveur de François Mandrin, lui léguant tous ses biens à l'exception de sa maison et de ses bois, et que, conséquemment, les effets lui appartenant avaient toujours été considérés comme biens communs. Les poutres, disait Louis Mandrin, m'appartiennent précisément ; du consentement de Merlin, je les avais mises en dépôt dans sa grange. Quant au reproche d'avoir passé par la fenêtre, il est absurde, puisque, j'avais à ma disposition la clé de la porte. Les dépositions de son frère Pierre et de sa mère furent identiques. La mère ajouta que le pressoir, dont ses fils avaient pris le manteau, avait été construit par les soins de feu son mari et que le vin des tonneaux était leur propriété. Le procureur au bailliage de Saint-Marcellin prit ses conclusions le 28 janvier 1750. Les Mandrin furent condamnés en 150 livres de dommages et intérêts envers Merlin, en 6 livres d'amende et en 10 livres d'aumône. Ils firent appel[42]. Ce dernier procès et les faits qui l'entourent découvrent un état de gêne, où Mandrin et sa famille, qui jouissaient d'une honnête aisance quelques années auparavant, semblent brusquement tombés. Les domestiques ne sont plus payés et quittent le vieux logis ; ce sont des expédients pour faire face aux nécessités de l'existence. De graves revers venaient, en effet de porter un trouble profond dans les affaires communes dont le jeune Louis Mandrin avait la gestion et de le' ruiner avec tous les siens. Ces revers, la manière surtout dont ils se sont produits, vont avoir sur sa destinée une influence prépondérante. Il importe de s'y arrêter un instant. |
[1] Octave Chenavaz, Notice sur la maison patrimoniale de Mandrin ; Grenoble, 1892, in-8°. — Octave Chenavaz, Mandrin et la Légende, dans le journal la Justice, 15, 16 et 17 juin 1893.
[2] Archives de M. Veyron-Lacroix, notaire à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, vol. 1770, f. 87.
[3] Minutes de Me Buisson, notaire, 1753, f. 191, Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
[4] Lettre du subdélégué de Romans (13 déc. 1716j aux châtelain et consuls de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. — Registre des délibérations de la communauté de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Ibid. — Lettre du subdélégué de Romans (6 mai 1747) aux officiers de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Ibid.
[5] Rôle des garçons, gens mariés de la communauté de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, depuis l'âge de seize ans, jusqu'à l'âge de quarante ans, qui doivent se trouver à l'assemblée indiquée le 10 janvier 1747 pour tirer au sort. Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
[6] Aux Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
[7] On a de nombreux portraits et signalements de Mandrin à cette période de sa vie. On trouve son portrait dans la lettre du châtelain Buisson à M. de Moidieu, procureur au Parlement de Grenoble, 31 mars 1753, publ. dans la Petite revue des Bibliophiles Dauphinois, I (1869-74), 113-117 (Bibl. nat., Q 5729).
[8] Bonne mine, lettre du châtelain Buisson, pull. par Simian, Mandrin, p. 10 ; Tout prévenait dans sa figure, Précis sur la vie de Louis Mandrin, publ. par Rochas, l'Arrestation de Mandrin, p. 31.
[9] Abbregé de la vie de Louis Mandrin, p. 4.
[10] Ce signalement, envoyé par M. Buisson, châtelain de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, à M. de Moidieu, procureur général près le Parlement de Grenoble, le 30 mars 1753, a été publié pour la première fois par M. Victor Teste dans le Moniteur viennois en 1849 ; réimprimé dans la Petite revue des Bibliophiles Dauphinois, I, 113 (Bibl. nat. Q 5729).
[11] Déposition de Destenave.
[12] Déposition de Ph. Duruf et de J. Madelan.
[13] Déposition de Destenave.
[14] Déposition de P. Bertallon, boucher.
[15] Dépositions de Destenave et de Jean Maillais, laboureur et de P. Bertallon.
[16] Déposition de Catherine Bey.
[17] Dépositions de Jean Mathais et de Ph. Duruf et de Cath. Rey et de P. Bertallon.
[18] Déposition de Destenave.
[19] Déposition de Destenave.
[20] Déposition de Destenave.
[21] Dépositions de Cath. Rey et de Ph. Duruf.
[22] Dépositions de Louise Curt et de Guigne Rey.
[23] Déposition de Guigne Rey.
[24] Dépositions de Louise Curt et de Jean Mathais.
[25] Dépositions de Guigne Rey et de P. Bertallon.
[26] Dépositions Guigne Rey et de Catherine Rey.
[27] Les pièces de procédure et les dépositions des témoins, aux Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin, justice de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs.
[28] Requête de Berlioz et Champel, du 22 juin 1748.
[29] Minutes de Me Buisson, 4743, f. 113 v° sq., Archives de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs.
[30] Dépositions de Jos. Alegret, tournier, et de Noël Riollet, cordonnier.
[31] Déposition de Noël Riollet.
[32] Déposition de J. Gondrand-Mettais.
[33] Déposition de Félix Doublier.
[34] Déposition de Félix Doublier.
[35] Interrogatoire de Jos. Merlin.
[36] Les pièces de procédure, dépositions et interrogatoires relatifs à l'affaire du Glier, aux Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin.
[37] Déposition d'Et. Motuel, cordonnier.
[38] Déposition de J. Joug, domestique.
[39] Dépositions d'Et. Motuel, cordonnier et de J. Joug, domestique.
[40] Requête de Jos. Merlin au juge de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs ; interrogatoire de la veuve Mandrin ; déposition de J. Gérin, maçon.
[41] Interrogatoire de la veuve Mandrin.
[42] Toutes les pièces du procès aux Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin.