Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs était, au XVIIIe siècle, un bourg du Dauphiné, qui dépendait du bailliage de Saint-Marcellin, élection de Romans, généralité de Grenoble. Un ruisselet l'arrose, vif et rapide, torrent en hiver, affluent du Rhône, le Glier, que les gens du pays nomment poétiquement la Rivière vieille. Petite ville rustique qui se tasse dans le creux de la plaine de Bièvre. Au levant, les premiers contreforts de la Grande-Chartreuse ; au Nord et au couchant, des lignes de collines et de coteaux boisés, où des villages, le Grand Loups, la Frette, Saint-Hilaire-de-la-Côte, semblant tombés dans les masses de verdure. Les maisons de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, très vieilles et très basses, mêlent leurs toitures de chaume et de tuiles rouges, elles sont ramassées ensemble comme pour se garantir du froid de la grande montagne. Le gros du bourg parait écrasé dans son nid, dominé par les Alpes, dans le lointain, — les Alpes mauves aux heures du soir, — où la Grande Surre, la Grand'Vache comme on dit au pays, se dresse dénudée à côté des montagnes verdoyantes du Graisivaudan et de la Chartreuse. Et il tombe une douceur paisible et grave de ces hauts sommets que domine le Mont Blanc. Aussi, les gens sont lents, réfléchis — et pleins de prudence. Un contemporain les juge ainsi : On y est fin et caché au point qu'il n'y a pas de moyen plus sûr de les surprendre sur une chose que l'on a envie de faire, que de leur dire sans affectation, trois mois auparavant, qu'on la fera ; car, comme ils ne vous auraient jamais parlé d'une chose qu'ils auraient eu envie de faire, ils n'ont pas de plus fort argument de se persuader que vous ne la ferez pas, que celui de vous avoir ouï dire que vous la feriez[2]. Aux jours de marché, Saint-Étienne est gai, surtout quand, au soleil, les toits de tuile rouge reluisent. Les prairies sont immenses et d'un vert cru et, partout, dans les prés, dans les bois, entre les vergnes, découvrant des racines de chênes et de bouleaux, court le Glier, le ruisseau des écrevisses. A part la Grand'rue, qui va de la porte Varanin à la porte de Bressieux, tout encombrée de cultivateurs, ce sont de petites ruelles, qui montent et descendent, pavées, glissantes, qui vont au vieux temple protestant, la maison du schisme, au vieux château pointu, au très ancien clocher qui branle. Et le reste du bourg s'éparpille sur le coteau boisé, au long des chemins creusés entre les touffes d'arbres et les pièces de vignes, — les chemins étroits qui serpentent, les vioulets, comme on les nomme au pays, ou bien aussi les caminots. C'est là que naquit Louis Mandrin, le 11 février 1725, de François-Antoine Mandrin, marchand de la ville, et de sa femme, Marguerite Veyron-Churlet, qui appartenait à l'une des meilleures familles du pays[3]. Louis était leur premier enfant. Il fut baptisé le même jour. Son oncle maternel, Louis Veyron-Churlet, et sa tante paternelle, demoiselle Amie Mandrin, lui servirent de parrain et marraine[4]. La famille de François-Antoine était de vieille bourgeoisie, originaire de Mours, mandement de Peyrins, aujourd'hui département de la Drôme, où l'on trouve des Mandrin dès 1370. Ils essaimèrent à Brezins, puis à Bressieux. Le bisaïeul, Moïse Mandrin, était consul à Bressieux en 1605 et en 1613. Il est qualifié clans les actes de marchand habitant de Bressieux. Il était l'un des plus imposés au rôle des tailles et avait épousé Marguerite Guillet, de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, qui appartenait à une famille de notaires. On le voit passer de nombreux actes de vente, achat ou échange. Il s'agit de bestiaux, de fourrages et de céréales. En 1617, Laurent Bourguignon, bourgeois de Brezins, oncle de Moïse, qui avait des biens considérables pour l'époque, mourait à Saint-Étienne- de-Saint-Geoirs, eu léguant à son neveu ce qu'il possédait dans cette dernière localité. Aussi voit-on Moïse Mandrin vendre, à cette date, une partie des terres et immeubles qu'il possédait à Bressieux et venir s'installer, avec femmes et enfants, à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Moïse Mandrin mourut vers 1637. L'aisé de ses cinq enfants, Maurice Mandrin, né à Bressieux vers 1600, était déjà apte a le seconder, quand, en 1617. Moïse l'avait emmené avec lui à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Dès 1618, Maurice, qui était un lettré pour l'époque, est cité fréquemment dans les actes notariés, comme témoin instrumentaire avec la qualification de clerc de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Il est associé à son père dans l'administration des biens de plusieurs des familles importantes du pays, et, après la mort de son père, il reste seul chargé de cette administration. Maurice Mandrin fut deux fois consul de la communauté et du mandement de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, en 1616-1617 et en 1657-1658. C'est Maurice Mandrin qui, le 21 septembre 1614, acheta de Benoît de Revel, seigneur de la Flammenchère, la maison noble où naquit, le 11 février 1725, l'aîné des enfants de François Mandrin et de Marguerite Veyron-Churlet. Maurice Mandrin mourut en 1666. Il s'était marié trois fois. Sa première femme avait été demoiselle Catherine du Gillet. De sa seconde femme, Florie Farcoz, il avait eu, en 1655, un fils, Pierre-Maurice. Avec celui-ci, la famille devait atteindre l'apogée de sa fortune. Pierre-Maurice fut élevé au collège des Jésuites de Grenoble avec les héritiers des maisons titrées de la province[5]. Il fut le bourgeois le plus considéré du mandement ; en tête d'un rôle, dressé le 18 mars 1691, des pauvres assistés de la paroisse, il figure parmi ceux qui doibvent fournir pour leur subsistance. Il y est nommé Monsieur Mandrin et le seul parmi lesdits donateurs de qui le nom soit orné de cette qualification flatteuse. Pierre-Maurice, qui avait épousé en 1686 demoiselle Anne Bernard, mourut en 1702, laissant trois fils, dont l'aine avait dix ans, et trois filles. L'aisé des fils, Louis, fut dans la suite surnommé le Conseiller. Le notaire, Gabriel Buisson, lui demandait fréquemment d'assister comme témoin à la rédaction des actes importants. Le second fils, François-Antoine, né en 1699, fut le père de Louis Mandrin, le contrebandier. Il exerçait le métier de négociant marchand. Il était en même temps maquignon, comme la plupart des propriétaires ruraux en Dauphiné, à cette époque. Par suite des partages entre les enfants, la fortune de Pierre-Maurice se trouva réduite entre les mains de chacun d'eux, et, bien que François-Antoine jouit encore d'une honnête aisance, il n'occupait plus le rang de son père et de ses devanciers. Il tenait boutique dans la maison que Maurice Mandrin avait achetée de Benoît de Revel, le 21 septembre 1614. L'acquisition en avait été faite moyennant 1.260 livres. Il s'agissait, d'après l'acte de vente, d'une maison d'habitation située dans le bourg de Saint-Etienne, au canton de Cloistre, avec son plassage, précour, aisance, jardin, basse-cour avec le puits étant dans la basse-cour, le tout de la contenance d'une éminée. C'étaient des fonds nobles affranchis de la taille ; maison patrimoniale des Asport, ancienne famille titrée du pays, avec jardin et dépendances, que Benoît de Revel avait recueillie dans la succession de sa mère Louise Asport. La maison s'élevait au centre du bourg, à l'angle du chemin de la porte Varanin à la Porte de Bressieux et du chemin de la Porte-Neuve à la porte de Saint-Geoirs ; voisine du marché, dont elle n'était séparée que par la largeur de la rue nommée la Grande-Charrière. Cette demeure, que Mandrin le contrebandier a habitée jusqu'aux trois dernières années de sa vie, est restée intacte jusqu'en 1791 ; vieille gentilhommière qui avait été tour à tour auditoire de châtellenie, maison de ville, résidence bourgeoise et maison de commerce. Aujourd'hui, c'est la Maison de Mandrin, dont les Stéphanois font les honneurs, non sans fierté, aux étrangers de passage. Les murs massifs, hauts de trois étages, en ont été construits vers le milieu du XVIe siècle en cailloux roulés, comme on nomme ces grosses pierres arrondies et polies au cours de l'eau, semblables à des galets, qui se trouvent en abondance dans la vallée, où l'Isère occupait anciennement un lit beaucoup plus large qu'aujourd'hui. L'appareil de maçonnerie est apparent, disposé en épis de blé, avec cordons de briques. Ce qui donnait de l'originalité à la construction, c'est qu'elle était portée tout entière sur des voûtes en arceaux qui faisaient du rez-de-chaussée une manière de grande halle, où l'on accédait par quatre vastes portes en tiers point, percées sur les quatre côtés. La largeur de ces portes tenait la moitié de chacune des quatre façades. Ce préau, dénommé les poêles, de pallium abri, le patois gallo-romain du pays l'appelait lo Peylo, — était terrain communal, bien que la maison qui s'élevait au-dessus fût propriété particulière. Il appartenait à l'ensemble des habitants de la ville et leur servait de place publique, une place publique à l'abri des intempéries ; aussi, du soir au matin, y voyait-on arrêtées des bonnes gens qui devisaient. C'était le préau où se réunissaient parfois les assemblées de la communauté sous la présidence du châtelain ; où, les jeudis, quand se tenait le marché à la place voisine, les paysans venaient ranger leurs légumes en tas, empiler leurs sacs de blé ou d'avoine et déposer leurs grands paniers carrés remplis de volaille bruyante ; où les fermières mettaient en ligne leurs bannettes pleines d'œufs ou de mottes de beurre frais. Et, ces jours, quel hourvari ! Tout le bruit charmant que font les chevaux qui piaffent, les moutons qui bêlent, les veaux qui beuglent, les poulets et les femmes qui caquettent. A la procession de la Fête-Dieu, on y dressait un reposoir tendu de draps blancs, où les bougies brûlaient en vacillant, petites flammes incertaines dans la clarté du jour ; là se réunissaient les samedis au soir, après la semaine, et les dimanches à relevée, les bourgeois de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs et les paysans du mandement, pour s'entretenir de leurs affaires publiques ou privées ; là, enfin, se débattaient les intérêts de la commune et se faisaient les enquêtes, les criées et les encans ; les propriétaires s'y rassemblaient pour y discuter les questions d'eaux et de voirie ; les tabellions y réunissaient les parties pour la rédaction des contrats Fait et stipulé à Saint-Etienne, sous le poêle de la maison Mandrin ; lit-on dans les formules des actes. Au commencement du XVIIe siècle, l'immeuble subit une modification importante. La fontaine publique de Saint Etienne-de-Saint-Geoirs fluait sous le poêle, à l'entrée de la voûte en arceaux qui s'ouvrait sur le chemin de la porte Neuve. On vient de dire que ce poêle, terrain communal, servait de place publique. Or la fontaine vint à tarir, tandis que l'eau était toujours claire et profonde dans le puits qui se trouvait au milieu de la basse-cour des Mandrin. La communauté proposa à ces derniers de leur accorder, en échange de leur puits, la jouissance d'une partie du poêle. Les intéressés acceptèrent, cédèrent leur puits et se construisirent sur le terrain du poêle, c'est-à-dire sous leur maison, un magasin flanqué d'une chambre d'habitation, à l'angle de la façade nord-ouest du préau. En 1727, les trois fils de Pierre-Maurice Mandrin, c'est-à-dire Louis, François-Antoine et Joseph, se partagèrent l'héritage foncier, conformément au testament paternel. Louis eut pour sa part les maisons, tènement et dépendances de la famille Mandrin au hameau de Cours ; Joseph eut la partie de la maison Mandrin à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, sise au Midi, avec la basse-cour, le jardin et autres dépendances. Cette partie, ajoutée au commencement du XVIIIe siècle, avait été adossée à l'ancien bâtiment, au midi, près l'arceau qui se dressait de ce côté, mais sans obstruer le passage sous la voûte. Enfin, François-Antoine reçut pour sa part l'ancienne maison paternelle, nord et couchant, avec la boutique construite sous le poète banal[6]. La boutique des Mandrin s'ouvrait donc par une porte de bois de sapin, aux jambages de chêne très vieux, sur le préau qui servait de place publique aux habitants de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Cette porte était garnie de gonds et de barres, sans serrure. Elle fermait à l'intérieur par un verrouil. Au-dessus de la porte, une fenêtre gisante, armée de trois barres de fer, attachées à une poutre qui était enchâssée dans la muraille. Le sol de la pièce était de terre battue, de terre grasse, non unie : par l'usage il s'y était fait des trous en plusieurs endroits. Le plafond en était soutenu par onze poutrelles saillantes. Là, se débitaient toutes sortes de marchandises, mercerie et quincaillerie, outils de labour, houes, crocs et hoyaux ; des étoffes, de menus bijoux d'or et d'argent pour les fiancés de village, des affiquets rustiques et des rubans aux couleurs vives pour les bonnets des paysannes. C'était en n'élue temps un comptoir de marchand de vin, comme l'indique un procès-verbal de levée de corps, où se trouve notée la triste fin d'un habitant de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, qui avait tant bu d'eau-de-vie, ès bouctique de François Mandrin, qu'il en était tombé ivre-mort au pas de la porte, pour ne plus se relever. François-Antoine faisait le commerce en gros et en détail. Il était surtout un maquignon actif, fréquentant les foires renommées de la Côte-Saint-André, de Burcin et de Beaucroissant. Fut-il en même temps contrebandier ? Il ne serait pas impossible, étant donnée la nature de son commerce. Ainsi que l'observe l'historien qui a étudié ces faits de la manière la plus exacte, M. O. Chenavaz, tout le monde à cette époque en Dauphiné pratiquait la contrebande, de près ou de loin. En 1740, François Mandrin avait déjà, de sa femme Marguerite Veyron-Churlet, sept enfants, trois garçons et quatre filles, quand se produisit un petit draine de village qui nous retiendra un instant, non seulement parce qu'il éclaire les mœurs et les idées du temps, mais surtout parce qu'il met en lumière le caractère de Marguerite Veyron-Churlet, la mère de Louis Mandrin le contrebandier, qui eut sur la destinée de son fils une si grande influence[7]. L'aînée des filles de François Mandrin, nominée Marie, était, en 1740, dans sa quatorzième année. L'enfant avait les pâles couleurs, elle était très nerveuse, et souffrait par moments de telles crises que sa bonne femme de nièce ne tarda pas à se persuader qu'elle était ensorcelée. Précisément il y avait clans le bourg une femme, Michelle Droblier ou Doublier, mariée à un cordonnier du nom d'Antoine Vinoy, de qui la mère avait été réputée sorcière et qui passait elle-même pour en tenir aussi[8]. Il n'y avait pas de doute, du moins pour Mme Mandrin : sa fille était devenue la proie du diable par le fait de la femme Vinoy[9]. Dame Marguerite, n'eut pas de peine à faire partager sa conviction, en premier lieu à son mari, puis au bon abbé Peyrache, vicaire de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, puis à Gabriel Buisson, notaire, qui demeurait au premier de l'immeuble dont les Mandrin occupaient le rez-de-chaussée ; puis à Bonaventure Chantillon, maitre chirurgien, enfin à Pierre Chillard, laboureur, et à Guigne Treillard, tailleur[10]. La femme Mandrin était en proie à la plus vive exaltation, elle Parlait avec impétuosité, avec conviction, elle n'admettait aucune réplique ; sans cesse elle revenait sur les pratiques abominables de la sorcière qui tuait sa fille ; tant et si bien que les six compères en arrivèrent à concevoir l'action la plus noire et la plus condamnable[11]. Il ne s'agissait de rien moins que de brûler vive la femme Vinoy. C'est du moins ce qu'exigeait Mine Mandrin. En réalité on ne voulait que lui faire peur, afin de la décider à retirer le sort qu'elle était soupçonnée d'avoir jeté sur l'enfant. Le 9 août 1740, les conjurés profitèrent de ce que Michelle Doublier — c'est-à-dire la femme Vinoy était allée moissonner et de ce que son mari travaillait de sa profession de cordonnier à Brezins, pour faire les préparatifs nécessaires à l'exécution de leur dessein[12]. Ils bâtirent un bûcher dans l'une des chambres que le notaire Buisson occupait dans la maison Mandrin. A neuf heures du soir, Pierre Chillard fut député par ses complices auprès de Mme Vinoy pour lui dire que Mme Mandrin la priait de venir lui parler. Jean-Baptiste Veyron-Lacroix, dit Carrière, était assis au
pas de sa porte, sur un banc de bois, avec les
demoiselles, sa sœur et sa belle-sœur, et la première se levait pour
s'en retourner, quand elle aperçut que l'on menait la dame Vinoy chez
François Mandrin, — il s'était répandu sur l'affaire de vagues propos, — ce
qui l'obligea de dire à son frère et à sa
belle-sœur : Allons voir ce que l'on fera et ce que l'on dira à Michelle Vinoy[13]. Et, frère, sœur, belle-sœur, d'emboîter le pas à Pierre Chillard qui conduisait Michelle Vinoy. Celle-ci portait un de ses enfants dans ses bras. Peu à peu, de droite, de gauche, des curieux se joignirent au cortège, qui s'était grossi jusqu'à quarante personnes quand on arriva devant la maison de François Mandrin. Ici c'était une autre scène. La petite Marie, en proie à l'une de ses crises, poussait des cris épouvantables, et, comme la demeure des Mandrin était envahie de tant de gens, qu'à peine les pouvait-elle contenir, Laurence Humbert, cousine de Mandrin, — une fille de vingt-cinq ans de qui la mère était boulangère, — prit une des mains de Marie, tandis que Mme Buisson prenait l'autre, et l'enfant fut ainsi emmenée à l'étage supérieur occupé par le notaire royal. A ce moment, le logis fut envahi par les trente ou quarante personnes qui poussaient devant elles la femme Vinoy[14]. Celle-ci était jeune, brune ; elle avait de grands yeux enfoncés dans la tète, où ils brillaient ; une partie de ses cheveux, ramassés au-dessus de la nuque, s'étaient défaits et lui tombaient sur l'épaule ; elle avait l'air hagard et tenait toujours son enfant dans ses bras. Autour d'elle, des gens exaspérés. C'était des vociférations, des menaces, des poings tendus. On lui criait d'ôter les sorcelleries qu'elle avait mises sur la petite Mandrin et dont celle-ci périssait, ou qu'on allait la brûler vive[15]. François Motives, garçon tailleur, âgé de dix-huit ans, passait devant la maison. Il était neuf heures du soir et ce jeune apprenti se rendait à l'église, avec la femme de son patron. Ce qui fait un tableau d'une jolie poésie : dans le bourg qui s'éteint, à l'entrée de la nuit, quelques fenêtres s'éclairent l'une après l'autre, silencieuses, et cet apprenti de dix-huit ans s'en va à l'église avec la femme de son patron. Il entendit les cris de la petite Mandrin, ce qui l'obligea, dit-il aussi, d'entrer dans la maison et de monter dans la chambre. Michelle était debout au milieu de la pièce, raide, les yeux fous, son enfant dans les bras. Elle portait une camisole d'un bleu éteint, à raies, dont la partie supérieure s'était déboutonnée, découvrant le cou jusqu'aux aisselles ; les manches en étaient retroussées jusqu'aux coudes ; elle avait un jupon de finette grise dont les plis tombaient tout droits. Mme Buisson, chez qui l'on se trouvait, était auprès de la fenêtre. Une quinzaine de personnes se tenaient autour de l'accusée. Le malheureux bébé, 'effrayé de tant de bruit, pleurait. Ce qui fit que Moures, craignant que l'on ne fit du mal à l'enfant, le prit à sa mère, et, sortant de la maison, il le remit à une femme qu'il ne connaissait pas[16]. La femme de son patron, qui l'avait attendu, voulut alors l'emmener à l'église ; mais lui, demeura planté devant la maison. A l'intérieur, la femme Vinoy se débattait en sanglotant. Treillard s'était emparé d'elle et, après lui avoir retroussé ses vêtements jusqu'aux seins, il s'efforçait de la jeter dans le feu qu'on venait d'allumer en faisant flamber une poignée de paille prise à la paillasse du lit qui était dans le coin le la pièce. La malheureuse poussait des cris affreux ; elle se débattait devant les flammes qui lui léchaient les chairs et s'efforçait de leur échapper en se tordant comme une couleuvre blessée ; mais Treillard et Chillard la rejetaient dans le feu, à coups de pied, qui lui meurtrissaient la peau, et en l'accablant d'injures. Veyron-Lacroix étant entré, Michelle Vinoy se précipita vers lui, le saisissant par son justaucorps : Monsieur, sauvez-moi ! empêchez que l'on me tue tout à fait, ou du moins ayez la complaisance de faire venir un confesseur avant que je ne meure ! Treillard répondit en ricanant : Tu n'auras pas besoin de confesseur, nous te confesserons bien nous-mêmes ![17] La malheureuse s'accrochait au tablier de Louise Humbert, en la suppliant de lui venir en aide : Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ![18] La fillette ensorcelée poussait de grands cris. Il faisait nuit. La pièce n'était éclairée que par la lueur fumeuse d'une chandelle que tenait un garçon tailleur[19]. La chandelle brasillait et vacillait en répandant dans la chambre une clarté mouvante qui faisait se profiler les assistants en grandes ombres vagues sur le mur. Mme Buisson, qui avait peur qu'on n'incendia son logis, s'était emparée d'une bène pleine d'eau qu'elle répandait sur les flammes[20]. Alors Treillard saisit la prétendue sorcière et, la jetant violemment contre un pétrin, dans un coin de la chambre : Tu en verras bien d'autres ![21] François Moures était rentré, car
la curiosité est ordinaire aux jeunes gens. Il aperçut la pauvre
Michelle à genoux au milieu de la chambre. Elle ne
disait mot. Machinalement elle essuyait ses larmes avec ses cheveux
défaits. La femme Buisson éteignait le feu épars autour de la chambre en y
répandant de l'eau. Elle se fâchait en disant si on
voulait la faire brûler dans sa maison[22]. Enfin
l'intervention énergique de Veyron-Lacroix termina la scène qui avait duré de
neuf heures du soir à onze[23]. Tandis qu'on cherchait à brûler la sorcière, François Mandrin, en compagnie d'un peigneur de chanvre, Etienne Saint-Jean, s'en était allé à Brezins, quérir Antoine Vinoy, le mari[24]. ils trouvèrent Vinoy qui travaillait chez Marguet, maitre cordonnier, mais celui-ci, qui avait beaucoup d'ouvrage, ne voulait pas le laisser partir. Vous paierez bien chopine, lui dit François Mandrin. Et tous quatre, Marguet, Mandrin, Vinoy et Saint-Jean, de s'installer au cabaret, où, tout en buvant, Mandrin tira à part Marguet et lui dit : Faites-moi le plaisir de laisser aller Vinoy. J'ai ma fille qui est ensorcelée. Je compte que c'est Michelle, la femme de Vinoy qui l'a ensorcelée. Ainsi, s'il vient, il la fera désensorceler, autrement, s'il ne le fait pas, je ferai parler de ma vie et tuerai plutôt Michelle[25]. Mandrin avait encore été poussé à cela par sa femme, qui lui reprochait de demeurer à baver aux corneilles comme un lambin, tandis que sa fille était mangée par le diable. Marguet laissa donc aller Vinoy. Tout en cheminant, sur la route de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Mandrin faisait la leçon au cordonnier. Il s'agissait pour celui-ci de secouer sa femme, afin de l'obliger à retirer le sort qu'elle avait mis sur la petite Marie. Quand ils arrivèrent au logis de Buisson, la scène était terminée. Antoine Vinoy poursuivit en justice les persécuteurs de sa femme. Le procureur fiscal conclut à l'emprisonnement de François Mandrin et de ses deux complices, Treillard et Chillard ; mais l'affaire fut arrangée moyennant une indemnité de 400 livres, que versèrent les Mandrin, et une déclaration publique où la clame Vinoy était proclamée femme de bien et d'honneur[26]. Ce François Mandrin, père de Louis Mandrin le contrebandier, n'est pas mort dans une embuscade dressée par les employés de la Ferme, comme on le répète souvent. Il mourut pacifiquement dans son lit, le 20 janvier 1742, à l'âge de quarante-trois ans, muni des sacrements de l'Église. Il fut enterré par le curé de sa paroisse, qu'assistaient les membres de la confrérie des Pénitents, dont le défunt faisait partie. L'inventaire, qui fut alors fait de ses biens, établit qu'il laissait, outre une maison franche de dettes, une boutique garnie de mercerie, laine, cire et joaillerie d'or et d'argent, avec des bouteilles de vin et d'eau-de-vie. L'histoire de cette boutique, qui s'ouvrait sur le préau servant de place publique, sous les poêles de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, a son importance au début de ce récit. Le jeune Louis Mandrin y traîna dès sa première enfance. Il y entendait les conversations des bonnes gens, leurs plaintes contre les rigueurs du fisc, leurs colères contre les excès des gapians, leurs doléances sur l'état lamentable du commerce, gêné par les entraves que les fermiers généraux ne cessaient d'y apporter. Là se semèrent, dans la pensée vive et ardente du jeune Mandrin, les germes des révoltes prochaines, quand il entendait les contraintes dont on accablait le paysan qui travaillait, quand on décrivait devant lui les misères et les souffrances dont s'alimentaient le luxe monstrueux et les orgies grossières des publicains de Paris, que des orateurs d'estaminet faisaient passer sons ses yeux en tableaux fantastiques. Accroupi dans un coin, sur la terre grasse qui servait de parquet à la boutique, Louis Mandrin écoutait, la figure appuyée au creux de ses deux mains. Dans la boutique ouverte sous les poêles de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs se formèrent les idées du futur contrebandier. |
[1] Octave Chenavaz, Notice sur la maison patrimoniale de Mandrin à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs ; Grenoble, 1892, in-8° de 150 pages.
[2] Mémoire sur le Dauphiné, Bibl. de l'Arsenal, ms. 4095, f. 127.
[3] Née en février 1703 (baptisée le 27) de Jean Veyron-Churlet et de sa femme Ennemonde Bidonne, marchands à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Registre de catholicité à l'Hôtel de ville de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, t. IV (1704-1720), f. 4 v°.
[4] Acte de baptême de Louis Mandrin aux Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
[5] Les grâces pleurant sur le tombeau de la reine T. C. Anne d'Autriche, dessein et l'appareil funèbre dressé dans l'église du collège des Pères de la Compagnie de Jésus, à Grenoble (1666), p. 16. [Bibl. de la ville de Grenoble U 775].
[6] O. Chenavaz, Notice sur la maison patrimoniale de Mandrin, p. 61-62.
[7] D'après les documents conservés aux Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin. La transaction entre Mandrin et Vinoy, dans l'Etude de M. Veyron-Lacroix, notaire à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs.
[8] Déposition de J.-B. Veyron-Lacroix, dit Carrière.
[9] Requête des époux Vinoy.
[10] Requête des époux Vinoy.
[11] Requête des époux Vinoy.
[12] Requête des époux Vinoy.
[13] Déposition de J.-B. Veyron-Lacroix, dit Carrière.
[14] Déposition de Laurence Humbert.
[15] Déposition de Laurence Humbert.
[16] Déposition de Fr. Moures.
[17] Dépositions de Veyron-Lacroix, dit Carrière, et de Louis Tourtat.
[18] Déposition de Louise Humbert.
[19] Déposition de Louise Humbert.
[20] Dépositions de Louise et de Laurence Humbert, de Veyron-Lacroix.
[21] Déposition de Laurence Humbert.
[22] Déposition de François Moures.
[23] Déposition des époux Vinoy.
[24] Déposition de Saint-Jean.
[25] Déposition de J. Marguet, cordonnier.
[26] Le protocole de Me Buisson, les pièces de procédure, les interrogatoires et dépositions, dans l'Etude de Me Félix Veyron-Lacroix, à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs.