Dans l'origine, le mot Gabelle s'était appliqué à toutes sortes d'impositions publiques[1]. Il en arriva à ne plus désigner que l'impôt du sel. Dès le temps de saint Louis, la gabelle était, de toutes les prestations, la plus impopulaire. Dans les pays de grandes gabelles, l'impôt avait élevé le prix du sel à un taux qui représentait dix fois ce que nous le payons aujourd'hui — vingt ou trente fois en tenant compte de la valeur relative de l'argent, — et il n'était pas permis à la ménagère économe de ne pas saler son pot. Tout citoyen était obligé d'acheter dans les greniers du roi une quantité de sel déterminée : sept livres par an et par tête dans chaque ménage. La gabelle faisait entrer annuellement 54 millions dans les caisses de l'État, c'est-à-dire qu'elle produisait à elle seule autant que toutes les contributions foncières[2]. Ces 54 millions étaient payés presque exclusivement par les pays de grandes gabelles, lesquels comprenaient les généralités de Paris, Orléans, Tours, Bourges, Moulins, Dijon, Châlons, Soissons, Amiens, Rouen, Caen et Alençon. Les pays de petites gabelles ne connaissaient ni la vente par impôt, ni le devoir de gabelle. Chaque gabellant y jouissait de la liberté d'y prendre telle quantité de sel qu'il estimait utile à son usage, pourvu qu'il en fit l'acquisition dans l'un des greniers de la Ferme, qui le lui débitait à un prix modéré. Il ne lui était interdit que de se servir de sel de contrebande. Les pays de petites gabelles étaient divisés en quatre Fermes distinctes : 1° Celle du Lyonnais, du Beaujolais, du pays de Foix, du haut Vivarais, du Mâconnais, du Bugey et de la Bresse ; 2° celle du Languedoc, de la haute Auvergne, du Rouergue et du Roussillon ; 3° celle de la Provence ; 4° celle qui comprenait le Dauphiné et la principauté d'Orange. Les pays de salines étaient sujets à des droits particuliers, relativement peu élevés. On les nommait ainsi parce qu'ils tiraient leur sel des carrières qui y étaient situées. C'était la Franche-Comté, la Lorraine et les Trois Évêchés. Etaient encore pays de salines, le Rethélois, le duché de Bar, une partie de l'Alsace et le Clermontois. On nommait pays rédimés ceux qui, à une certaine époque, la plupart sous le règne de Henri II, s'étaient libérés de l'impôt du sel moyennant une forte somme, une fois versée entre les mains du roi. Ces provinces avisées étaient le Poitou, l'Aunis et la Saintonge, l'Angoumois, le Limousin, une partie de l'Auvergne, le Périgord, le Quercy, la Guyenne, les pays de Foix, de Bigorre et de Comminges. On n'y payait pour le sel qu'un droit modique, le convoi de traite. Les provinces franches étaient plus favorisées encore. Elles n'étaient soumises à aucun impôt sur le sel. C'était la Bretagne, l'Artois, la Flandre et le Hainaut, le Calaisis, le Bourbonnais, les principautés d'Arles, de Sedan et de Raucourt, le Nebouzan, le Béarn, la basse Navarre, les îles de Ré et d'Oléron, enfin les parties de l'Aunis, de la Saintonge et du Poitou qui confinaient aux marais salants. Ajoutez que ce tableau, suffisamment compliqué, était encore surchargé de nombreuses exceptions, de coutumes spéciales, de divers modes de perceptions et de maints privilèges. Citons les pays de quart bouillon. En de nombreuses salines de basse Normandie, on fabriquait du sel blanc, que pouvaient se procurer librement les habitants de plusieurs élections comprises dans les généralités de Rouen et de Caen, moyennant une redevance à verser dans les caisses de la Ferme. Cette redevance s'élevait au quart du Prix payé pour le sel aux sauniers, — d'où le nom. Enfin, dans les contrées mêmes qui étaient sujettes à l'impôt, on voyait des villes, des bourgs, et jusqu'à de simples particuliers, pour des motifs divers, et le plus souvent sans motif connu, affranchis de la gabelle. La levée de ces droits s'effectuait avec une rigueur
extrême. En Normandie, dit le Parlement de
Rouen, chaque jour on voit saisir, vendre, exécuter,
pour n'avoir pas acheté de sel, des malheureux qui n'ont pas de pain.
C'était une inquisition de tous moments. Les sept livres de sel prises aux
greniers de la Ferme devaient servir directement et exclusivement à l'usage
personnel du titulaire. C'était le sel pour pot et salière. Que si un villageois en avait
épargné quelques onces pour la salaison de son porc, le porc était confisqué
et le bonhomme condamné à l'amende. Pour la salaison du porc, il fallait s'en
aller au grenier acheter d'autre sel, faire une autre déclaration, rapporter
un autre bulletin. Interdiction de conserver la saumure de ses salaisons pour
en faire servir le sel à un autre usage. Dans l'Ancien Régime de
Taine, on retrouve ce passage de Letronne : Je puis
citer deux sœurs qui demeuraient à une heure d'une ville où le grenier
n'ouvre que le samedi. Leur provision de sel était finie. Pour passer trois
ou quatre jours jusqu'au samedi, elles firent bouillir un reste de saumure,
dont elles tirèrent quelques onces de sel. Visite et procès-verbal des
commis. A force d'amis et de protection il ne leur en a coûté que 48 livres. L'eau de mer est salée. Il n'était pas plus permis d'y toucher que, de nos jours, il n'est permis de toucher à une affiche électorale. Que si l'on s'avisait de faire boire sa vache dans quelque source qui se trouvait être salée, la bête était confisquée et l'on devait payer 300 livres d'amende. La salaison du poisson de mer était surveillée de près. Introduire quelques brins de sel dans le ventre d'un turbot était un délit grave. Il était interdit d'en mettre une couche, si mince fût-elle, entre les lits superposés des maquereaux rangés dans le baril. Cent et une restrictions, aussi vexatoires que bizarres, motivaient et autorisaient les perquisitions des gabeleurs dans les moindres recoins des logis. La différence énorme entre le prix du sel dans les pays de grandes gabelles et clans les pays exempts ou rédimés, développa ainsi cette branche de la contrebande que l'on nomma le faux saunage. L'activité des faux-sauniers devenait légendaire. On en trouve le récit clans un curieux petit livre : Méthode et briève instruction aux gabeleurs pour la destruction du faux saunage[3]. Les pays de gabelles et les pays francs ou rédimés mêlaient et enchevêtraient leurs frontières à tel point qu'une armée de 3000 gabeleurs, répandue dans le pays, était impuissante à entraver le faux saunage. Celui-ci était devenu une industrie régulière qui se
transmettait héréditairement. Des milliers d'hommes,
écrit Necker, sans cesse attirés par l'appât d'un
gain facile, se livrent continuellement à un commerce contraire aux lois ;
les enfants s'y forment de bonne heure sous les yeux de leurs parents. Faux sauniers et gabeleurs étaient donc, sur tous les points de la France, en guerre perpétuelle, guerre séculaire. C'est pour obvier à l'impossibilité où l'on se trouvait de mettre obstacle à la contrebande du sel, que l'on avait imaginé, dans les pays de grandes gabelles, cette obligation pour chaque habitant d'aller acheter au grenier de la Ferme un minimum de sept livres de sel par an. Il y avait donc là tout au moins un premier approvisionnement pour les ménages, qu'on était certain d'arracher à la contrebande et d'assurer au fisc. Mais si la quantité de sept livres était suffisante à la consommation du pauvre, elle ne l'était pas à celle du riche ; puis il y avait tous les usages de la vie où le sel est nécessaire, les salaisons, les conserves, etc. La contrebande trouvait donc encore à s'exercer. On en arriva ainsi, par une conséquence nécessaire, — tandis qu'on obligeait les habitants des pays de grandes gabelles à acheter individuellement sept livres de sel par an, — à défendre aux habitants des districts limitrophes d'en acheter par an plus de 14 livres par tête, de crainte qu'ils n'en fissent passer à leurs voisins. En sorte que si les uns se plaignaient de ce qu'on les obligeât d'acheter trop de sel, les autres se plaignaient de ce qu'on les empêchât d'en acheter suffisamment. Procès-verbaux, saisies, arrêts, condamnations, amendes et peines afflictives tombaient dru comme grêle. Les édits défendaient expressément aux juges de modérer les peines fixées par les ordonnances en matière de faux sel. Le Contrôleur général lui-même avouait bon an mal an 3.500 arrestations pour délits de gabelle, réparties entre 234,0 hommes, 900 femmes et 260 enfants ; un nombre infini de visites domiciliaires ; plus de 6.000 saisies ; 500 condamnations au fouet et aux galères. Le tiers du nombre total des galériens étaient des condamnés pour délit de gabelle. Les pénalités étaient d'une rigueur extrême. Tristes effets, dira Necker[4], d'une constitution vicieuse, qui fait des peines, ce frein sacré déposé entre les mains du souverain, un besoin continuel du fisc. Darigrand, ancien employé aux gabelles, met sous nos yeux ces deux tableaux, comme en un diptyque : Dans ce village, une famille tout en larmes défend contre des huissiers les haillons qui la couvrent ; déjà une voiture est chargée d'une vingtaine de gerbes de blé, glanées par les enfants, elles étaient destinées à nourrir ces infortunés le mois de décembre. Ces malheureux n'ont pas été assez opulents pour saler leur soupe, et on a décerné contre eux une contrainte pour la quantité qu'on a jugé qu'ils auraient dit consommer de sel. Il se fait des milliers d'exécutions pareilles dans le royaume, et à peine les meubles vendus suffisent-ils pour payer les frais. Mais un spectacle plus réjouissant arrête notre avocat quelques pas plus loin : Des juges ont quitté leur robe,
et, mêlés avec leurs greffiers, des receveurs, des commis, je les vois tous
travailler avidement à répartir entre eux un monceau de sel. C'est un bon de
masse. On nomme ainsi ce que tous ces gens, préposés à la distribution du sel
au peuple, ont eu l'adresse de retrancher sur la portion de chacun : sous
prétexte de marquer le sel, on y a mis plusieurs mesures de terre ; l'on a eu
soin que la trémuie, ou entonnoir, qui reçoit le sel pour le verser par la
gouge dans la mesure, ne soit jamais trop pleine, dans la crainte que le
poids ne fasse précipiter le sel avec trop de force et ne l'entasse. On
procède doucement à ce versement. Au moyen de ces précautions, le sel, par sa
forme pyramidale, se soutient et laisse des vides dans la mesure, et le
particulier achète de l'air au même prix que le sel. Par la même raison
encore, on passe avec la plus grande rapidité et le plus de force possible la
barre destinée à racler la mesure, afin que les parties angulaires du sel,
qui excèdent les bords, accrochent une partie du sel de la mesure, et
l'entraînent en même temps. De ces fraudes, et de bien d'autres, résultent
les bons de niasse. Le fermier, au nom duquel ces fraudes se font, en prend
pour lui la moitié ; le reste est abandonné à ces dignes distributeurs d'une
denrée si commune et qu'on a trouvé le secret de rendre si précieuse... — Mais les juges des Greniers à sel devraient... — Taisez-vous !... ils partagent[5]. En 1787, le comte de Provence disait devant les Notables : Les effets de cet impôt sont si effrayants qu'il n'est pas de bon citoyen qui ne voulût contribuer, fût-ce d'une partie de son sang, à l'abolition d'un pareil régime. |