Le gouvernement de l'ancien régime affermait à une compagnie financière la levée des contributions indirectes. C'est ce qu'on nommait les Fermes générales, la concession en étant faite généralement pour tout le royaume[1]. L'organisation des Fermes générales remontait à Colbert. Ce grand ministre avait trouvé la perception des deniers du roi dans la plus pittoresque confusion. Ici, elle était abandonnée à des régisseurs ; ailleurs quelques financiers l'avaient prise à bail ; contrats aux conditions diverses et variables. Un contrôle exact était presque impossible. Colbert résolut de routier la levée des impôts indirects à une seule compagnie. Le 26 juillet 1681, mi syndicat de capitalistes, comme on dirait aujourd'hui, une société de partisans, comme on disait alors, afferma, pour une durée de six ans, moyennant une redevance annuelle de 56.670.000 livres, les droits de traite — c'est-à-dire de douane et de circulation —, les droits de gabelle, d'aides et de domaines — ces derniers représentant les revenus produits par les domaines propres du roi[2]. Ces baux furent renouvelés de six ans en six ans, jusqu'à l'année 1726, où la compagnie des Fermes générales fut définitivement organisée. En 1730, on y joignit la perception de l'impôt sur le tabac. Le bail des Fermes était mis aux enchères. Il était donné à extinction de chandelle, au plus offrant et dernier
enchérisseur[3]. Cette chandelle
ne brûlait que pour la forme. Il n'y avait pas d'enchère. Le chiffre du bail
était fixé d'avance par un accord entre le contrôleur général des Finances et
la société fermière ; chiffre qui ne cessa d'aller en augmentant, depuis 1726
jusqu'à la Révolution. D'un contrat à l'autre, cette augmentation fut, chaque
fois, d'une dizaine de millions. Le bail Bocquillon, qui régna sur la période
dont nous allons nous occuper, — il fut conclu en 1749, — était de 101.145.000
livres. L'acte se terminait invariablement par ces mots : Et pour qu'il plaise à Dieu bénir la présente société, il
sera dit chaque jour une messe dans la chapelle de l'hôtel des Fermes à
Paris, dont la rétribution sera payée à l'ordinaire, et, en outre, il sera
aumôné la somme de 18.000 livres par chacun an, pour être distribuées aux
pauvres, par égales portions, par chacun desdits associés, ainsi qu'ils le
jugeront à propos. L'enchère était couverte par un homme de paille, qui donnait son nom au contrat et rétrocédait ses droits à la compagnie qui lui servait de caution. Aussi, bien qu'ils prissent le titre de Fermiers généraux du roi, l'appellation légale des associés était-elle celle de Cautions de l'adjudicataire général. D'un bail à l'autre, la société fermière restait la même, avec les seuls changements qui intervenaient par suite de décès ou de démissions ; mais l'adjudicataire changeait chaque fois. Ce dernier paraissait seul dans les actes publics donnés au nom de la Ferme. Personnage, au reste, de médiocre importance, ancien domestique de quelque fermier général ou du contrôleur des Finances, que son maître admettait à l'honorariat. Ses fonctions se bornaient à toucher une rente annuelle de 4.000 livres durant le bail qu'il avait signé. L'auteur du Tableau de Paris, Sébastien Mercier, s'est assis dans un café à côté d'un Russe qui l'interroge. Dans un coin, un assez gros homme à perruque nouée. — Son habit était un peu râpé et le galon usé. Vous voyez bien cet homme-là qui
bâille ? — Oui. — Eh bien, c'est le soutien du Trésor royal. — Comment ? — C'est lui qui donne au roi de
France cent soixante millions par an, pour entretenir ses troupes, sa marine
et sa maison. Il a affermé les Fermes générales. Les fermiers généraux sont
ses commis, travaillent sous son nom, ce nom qui remplit la France entière...
Cet homme-là perçoit cent soixante millions et plus,
pour 4.000 francs par an. Il faut avouer que le roi de France est servi à bon
marché. A l'époque où Mercier écrivait, cet intéressant personnage se nommait Nicolas Salzard. Quand le Russe, à qui s'adressait ce discours, sut que c'était un valet de chambre, jadis portier, qui avait pris possession des Fermes générales et en avait signé le contrat avec le souverain, il ne put s'empêcher de rire au nez de Nicolas Salzard. Celui-ci n'y fit seulement pas attention. Il se leva pesamment, paya longuement et sortit machinalement, ne sachant de, quel côté traîner son existence solidaire des revenus de l'État. La compagnie des Fermes se composa de quarante membres depuis le jour où elle fut constituée, c'est-à-dire depuis le 26 juillet 1681, jusqu'au bail Henriet, signé le 19 août 1756. Le nombre des fermiers généraux fut alors porté à soixante. En 1780, il fut ramené au chiffre primitif. On n'était admis à prendre place parmi les quarante — il ne s'agit pas de l'Académie française — que si l'on était pourvu au préalable, par le roi, d'un bon de fermier général. Ce bon, on devine comment il était donné : Les Fermes sont livrées à l'avidité des courtisans, écrivait le marquis d'Argenson[4]. Et l'on devine aussi avec quelle ardeur il était sollicité, ce brevet, auquel s'attachait la fortune. Plusieurs mois à l'avance, les quémandeurs affluaient. Chacun faisait agir ses relations ; les influences se mettaient aux enchères. Quand il vaque quelque place de fermier général, note d'Argenson, la Cour y nomme, ou plutôt la vend... On a prétendu quelquefois y nommer des sujets sur leurs mérites : ce sont des apparitions rares, à la suite de quelque long ministère des finances, et cela même n'est jamais exempt de cabales, de faveurs et de paraguantes[5]. En 1749, on vit cinq mille candidatures pour une douzaine de places vacantes. Tout le monde est à Compiègne pour entrer dans les Fermes, il y a même des tentes pour coucher quantité de gens[6]. En garantie de sa gestion, la compagnie versait un cautionnement de 72 millions. Elle faisait en outre une avance au Trésor de 20 millions, qui lui étaient remboursés durant les six années du bail, annuellement, par sixièmes. Chargés de lever en France, à leurs risques et périls, la plus grande partie des impôts, les fermiers généraux en étaient arrivés à se donner une formidable organisation. Leur administration centrale était établie rue de Grenelle-Saint-Honoré, dans le somptueux hôtel précédemment occupé par la duchesse de Bourbon, puis par le chancelier Séguier qui y avait logé l'Académie française. L'intérieur en avait été décoré par Simon Vouët, par Lebrun et par Mignard. Cette administration comprenait onze départements, vingt et un bureaux et un conseil d'avocats. De là, siégeant autour de leur fameux tapis vert, nos quarante associés rayonnaient d'un éclat surnaturel jusqu'au fond des provinces. Au siège principal s'ajoutaient les annexes : le grenier à sel construit par Louis XIV rue des Vieux-Augustins, le bureau des entrées de Paris dans l'hôtel de Bretonvilliers, la Ferme du tabac dans le célèbre hôtel de Longueville. Quant à la France entière, l'administration des Fermes l'avait divisée eu trente départements qui comprenaient un millier de bureaux, avec une subdivision de plus de quatre mille bureaux secondaires Dans sou célèbre compte rendu (1781), Necker dit que la Ferme avait à ses gages 200.000 employés : directeurs, chefs et sous-chefs de bureau, tourneurs, inspecteurs, contrôleurs, receveurs, entreposeurs, miseurs, buralistes, gratte-papiers, brigadiers, douaniers, rats-de-cave, employés et commis de tous genres. Pour former le cautionnement demandé par l'État, chaque fermier général faisait une avance de 1.560.000 livres, qui lui étaient restituées à la fin du bail et pour lesquelles il recevait des intérêts, à raison du 10 p. 100 pour le premier million et de 6 p. 100 pour le surplus. Il touchait des jetons de présence qui montaient annuellement à 24.000 livres, puis des étrennes et des indemnités. C'était, bon an, mal an, 150.000 livres, auxquelles venaient s'ajouter les bénéfices de l'entreprise, qui ne laissaient pas de doubler la somme. Les fermiers généraux bouclèrent le bail Bourgeois (apuré en 1726) par un boni de 48 millions et demi qu'ils répartirent entre eux, outre tous les profits qui viennent d'être cités ; il en fut de même du bail Nicolas Desboves (1738). — A partir de 1770, on parvint à restreindre les profits de ces Messieurs ; ils restèrent encore d'une trentaine de millions. Ajoutez les tours et retours de bâtons, les prêts au roi à 7 p. 100. Un petit nombre d'individus, écrit Sénac de Meilhan, a partagé la cinquantième, puis la soixantième partie de toute la richesse nationale. Chaque province a contribué annuellement environ d'un million de son numéraire à cette étonnante profusion. Qu'on juge du luxe qu'elle a dû produire dans la capitale, du desséchement qu'elle a causé dans les provinces. Après avoir passé en revue les grandes fortunes acquises par les fermiers généraux, Sénac de Meilhan ajoute : Les auteurs, qui ont le plus déclamé contre les profits de la Ferme, n'ont peut-être pas imaginé qu'ils puissent s'élever à la somme immense que présente ce tableau. Ces fortunes ne se faisaient pas de rien. Joseph Prudhomme aurait dit qu'elles étaient faites de la sueur du peuple. Au reste les financiers affirmaient que le paysan devait être accablé d'impôts pour être soumis, et qu'il fallait appauvrir la noblesse pour la rendre docile[7]. Encore faut-il, pour se représenter les sommes dont la gestion des fermiers généraux accablait les finances publiques, ajouter à leurs bénéfices particuliers, les pots-de-vin, les croupes et les pensions qu'ils versaient à nombre d'individus, afin de se maintenir en faveur. Tous les six ans, au renouvellement du bail, ceux qui en avaient obtenu la concession faisaient au Contrôleur général un cadeau de 100.000 écus. Quoi de plus immoral ? Le Contrôleur général avait le devoir de défendre les intérêts de l'État, c'est à-dire du peuple, contre les financiers qui affermaient les impôts, car la tendance incessante de ces financiers devait être de faire produire aux impôts le plus possible. Quelle pouvait être l'indépendance d'un ministre qui avait commencé par accepter un cadeau de 300.000 francs ? Turgot le refusa. En dehors du Contrôleur général, les divers secrétaires d'État, ainsi que nous l'apprend le plus illustre des fermiers généraux, Lavoisier, recevaient annuellement de la compagnie fermière, en étrennes, vin, tabac et bougies, une valeur de 210.000 livres. Aussi, loin de songer à restreindre les bénéfices de nos quarante partisans et à réduire leurs exigences, ils les ménageaient et protégeaient en toute occasion ; ils n'osaient jamais les rechercher dans leur gestion[8]. Le cardinal de Fleury les appelle les colonnes de l'État. La ferme générale, écrit Necker était l'arche sainte[9]. On nommait croupes des portions secrètes de bénéfices remises à des tiers sans autre titre que la faveur. Elles montaient à des sommes élevées. Sous l'administration fameuse de l'abbé Terray, l'indiscrétion d'un commis fit connaître la liste des croupiers. Ce fut dans toute la France un cri d'indignation. On trouve parmi eux, indistinctement confondus, les noms les plus augustes et les plus inconnus ; depuis le monarque jusqu'au plus vil de ses sujets. A l'abri des publicains en titre, c'est à qui se partagera les dépouilles de la France. Ces paroles sont du contrôleur des Finances lui-même. En tête des croupiers venait donc le roi avec une part de fermier général ; les sommes perçues par Mme de Pompadour montaient à une demi-part ; Mme du Barry avait une croupe de 200.000 livres ; le Dauphin, les sœurs et les tantes du roi recevaient 30.000 livres par tête ; la nourrice du duc de Bourgogne et le médecin de la du Barry se voyaient annuellement gratifiés de 10.000 livres ; un aimable abbé de Cour, homme d'esprit au reste, l'abbé de Voisenon, émargeait aux caisses de la Ferme pour 3.000 livres par an, ainsi qu'un lieutenant-colonel des gardes-françaises. Une chanteuse du concert de la reine recevait 2.000 livres ; — puis venaient des dames qui avaient été jolies ou qui l'étaient encore. Depuis Colbert qui, dès l'origine, avait vainement essayé de s'opposer aux croupes, elles avaient été se multipliant. La marée montante battit son plein au bail de ITU. Turgot en parle avec indignation dans un mémoire que Louis XVI approuva le 11 septembre 1774 ; mais la suppression en eût entraîné une dépense de 10 millions. D'ailleurs, écrit Turgot, ces croupes ont donné lieu à des mariages, à des traités et à un grand nombre de conventions de toute nature. ***Il importe d'être fixé sur le caractère de ces financiers, de qui les fortunes, à l'ébahissement des contemporains, poussaient aussi vite que des champignons. Ce fut, jusqu'à la seconde moitié du XVIIIe siècle, une singulière classe d'individus. Héritière des idées du moyen âge, la société de l'ancien régime méprisa longtemps et repoussa les financiers. Un honnête homme ne se faisait pas publicain. Aussi les spéculateurs, qui surgirent au commencement du XVIIIe siècle, furent-ils de vrais aventuriers, sortis on ne savait d'où, dépourvus d'éducation, de scrupules et de mœurs ; des condottieres de l'argent[10]. Le Turcaret de Le Sage fut leur copie fidèle. Le fermier général Bragouze avait été garçon barbier ; il avait épousé une blanchisseuse, de qui le propre laquais disait : C'est une blanchisseuse de fin linge, qui est tombée sans se blesser d'un quatrième clans un carrosse. Après s'être ruiné, Bragouze se sauva en Suisse : — Des sabots à ses pieds, en justaucorps de bure, Et remis en un mot en la triste figure Où jadis il parut quand il était venu. Perrinet de Jars avait été marchand de vin ; Darius, marchand de drap ; de même, que Lemonnier, qui avait épousé une fille d'auberge ; Haudry, ancien rat de cave, avait pris pour femme une couturière. Dodun qui, de fermier général, devint marquis d'Herbault et contrôleur des Finances, était fils de laquais ; Gaillard de la Bouëxière, Tessier, Durand de Mezy, étaient d'anciens laquais ou des fils de laquais : Gens dont plus des deux tiers ont porté les couleurs, Qui, grâce aux saints d'enfer, l'intérêt et l'usure, Sont à présent de gros seigneurs. Thoynard, devenu seigneur de Triel, ne parvint jamais à ce faire respecter de ses vassaux, pour l'avoir vu autrefois rôder à travers champs, à pied, un bâton à la main et vêtu d'une mauvaise souquenille. Les plus somptueuses habitations étaient les leurs. Grimod de la Reynière bâtissait, rue de la Bonne-Morue, l'hôtel actuel de l'Épatant, où ses chevaux avaient des mangeoires d'argent ; Brissard achetait à Paris l'hôtel d'Armenonville et il habitait, aux environs de Versailles, une sorte de palais enchanté ; Dupin faisait l'acquisition du fameux hôtel Lambert, décoré par Le Sueur et par Le Brun ; eu Touraine, il s'installait connue un roi dans le château de Chenonceaux ; Faventines possédait les châteaux de Saint-Brix, de Lantoure, de la Cagalaise, de Mirabel ; il avait un pied-à-terre à Poteaux. Dans ce pied-à-terre se trouvaient 140 matelas, dont 95 à l'usage de la domesticité. Il leur fallait aussi des petites maisons. C'était aux environs de la ville, ou à Paris mime, en quelque quartier écarté. Bonbonnières rehaussées d'or, doublées de soie et de satin, où ils enfermaient leurs amours passagères. L'extérieur en était modeste, rien n'y était mis pour tirer l'œil ; mais à peine y avait-on pénétré qu'on était ébloui par un luxe fou. Tout y était d'une richesse extravagante, l'ameublement, les décorations, jusqu'aux moindres détails de l'installation. Les plus grands artistes avaient été appelés à y mettre la main. Les murs étaient tendus de velours cramoisi ; on marchait sur des tapis de renard bleu ; les cuves des chambres de bain étaient en marbre et les robinets en étaient d'or et d'argent. Dans la petite maison que de La Haye s'était fait aménager rue Plumet, la chambre à coucher était tendue d'une soie rose glacée d'argent et, sur la cimaise, avait été appliquée une large bande de ce point d'Angleterre dont les daines de la Cour paraient leurs robes de gala ; aux corniches des écharpes de gaze d'or et d'argent mêlaient leurs plis à des guirlandes de roses ; les fenêtres étaient en verre de Bohême et les volets en avaient été peints par Vien. Le fermier général Villemur était un marquis de Carabas ; mais ce n'étaient pas des champs, c'étaient des palais. Louis XV se rendait à Compiègne en longeant les boulevards. Il admirait ces constructions magnifiques qui sortaient de terre comme en pays enchanté : A qui cet hôtel ? — Sire, à Villemur. — Et celui-ci ? — A Villemur. — Et cet autre ? — Sire, à M. de Villemur. Louis XV cessa de questionner. Ces maisons de féerie recevaient du peuple le nom de folies, la Folie Beaujon, la Folie Boutin, la Folie Saint-James, la Folie la Bouëxière. Saint-James, qui avait dépensé 400.000 livres pour le seul ameublement de son salon, fit banqueroute et obtint d'être mis à la Bastille pour échapper à ses créanciers. Robert de Caze avait la passion des tulipes. On le surnommait le fou tulipier. Et l'on racontait qu'un horticulteur hollandais avait reçu de lui, pour un seul oignon, 30.000 livres — près de 100.000 francs d'aujourd'hui. — En 1755, Caze ne possédait plus un sou. Le luxe des partisans était tapageur, il éclaboussait. On remémorait leurs dépenses de cuisine. La table de Grimod de la Reynière avait la réputation d'être la première de l'Europe : l'indigestion y était de rigueur ; son cuisinier, le grand Mérillon, parvint à la célébrité ; et Grimod mourut lui-même d'indigestion. La chronique scandaleuse allait, redisant l'histoire amoureuse de la Ferme. Filles comédiennes et demoiselles du Bel Air, tout ce qui respirait et palpitait clans le royaume de Cythère, était à eux. Ils en expulsaient la grande noblesse. Fières de vider une caisse Qu'entretient un fermier général, dit un poète en s'adressant à ces dames, N'insultez pas dans votre ivresse Celles qui n'ont qu'un duc... Les fermiers généraux transformaient la vie de leurs maitresses en un conte des Mille et une nuits. Elles ont des robes telles que la reine n'en a point, écrit un nouvelliste. Les mines de Golconde sont épuisées pour elles. L'or germe sous leurs pas et les arts à l'envi font de leur habitation un palais enchanté. Maori de Cheverny est admis chez la Deschamps. J'avoue, dit-il, qu'habitué à voir ce qu'il y a de plus beau, je fus ébloui et stupéfait. D'Epinay, Haudry, d'Aucourt, Daugny se ruinent pour des filles. En mourant, Beaufort laissa sept veuves illégitimes qu'il entretenait galamment. Beaujon dépensait 200.000 livres par an pour que chaque soir de jeunes et jolies femmes, en toilettes brillantes, vinssent autour de son lit, lui faire des contes, jolier et chanter jusqu'à ce qu'il fût endormi. C'étaient les berceuses de M. Beaujon. Le plus célèbre de ces princes de l'or fut Michel Bouret, le grand Bouret, comme l'appelle le neveu de Hameau, dans le fameux conte de Diderot. Mme de Genlis, sa filleule, raconte son faste et ses extravagances. Il dissipa de sou vivant 4,2 millions (120 millions d'aujourd'hui) et mourut insolvable. Puis le fastueux La Poupelinière qui affectait les façons d'un roi. Marmontel célèbre les enchantements de sa résidence à Passy. Tous les habiles musiciens qui venaient d'Italie, chanteuses et chanteurs, étaient reçus, logés, nourris dans sa maison et chacun à l'envi brillait dans ces concerts. Rameau y composait ses opéras, et, les jours de l'ôte, à la messe de la chapelle domestique, il donnait sur l'orgue des morceaux de verve étonnants. Jamais bourgeois n'a mieux vécu en prince et les princes venaient jouir de ses plaisirs. Puis La Live d'Epinay, qui entretenait un corps de ballet et avait un théâtre de société pour lequel les membres de l'Académie française écrivaient des pièces. Tous seraient à citer, ou presque tous. Ils ne laissaient d'ailleurs pas de faire du bien. Ils dotaient des demoiselles, à la mode du temps. Beaujon fondait son hôpital. Ils encourageaient les Lettres et les Arts, recevaient les poètereaux à leur table et avaient les plus belles galeries de tableaux, de sculptures, de médailles et de chinoiseries. Pour misérable qu'eût été le plus souvent leur origine, les fermiers généraux n'en arrivèrent pas moins, dans le courant du XVIIIe siècle, à se faire une grande place dans la société, par la puissance de leur argent. S'il était vrai, comme le marquis d'Argenson l'observait en 1750, que l'opulence des fermiers généraux était devenue la risée de tout le monde[11] ; après s'en être diverti, on chercha d'en profiter. C'est du fumier, écrivait la duchesse de Chaulnes à son fils qui venait d'épouser la fille d'un traitant, c'est du fumier pour engraisser vos terres. Du beau fumier doré. Le corps des financiers, note un contemporain, est devenu si considérable que les princes, les ducs, les comtes, les marquis et autres personnes de condition cherchent leur alliance avec de grands empressements. Les comtes d'Evreux, de Chabot, les ducs de Brissac, de Pecquigny, d'Aligre, ainsi que les Béthune, ont cherché les millions dans ces alliances de parvenus... Les Croizat, les Bernard, les Bonnier, les Paris, les Bouret, les Senozan, et plusieurs autres de leur espèce, sont venus comme des champignons et ont été regardés comme les premiers hommes de l'Etat par leurs grandes richesses. Nos financiers gardaient cette morgue des parvenus dont il est si difficile de se décrasser. Les fermiers généraux, écrit le marquis d'Argenson, ont tous la tête bien haute. Ils ne rendent plus de visites, à l'exemple de M. le chancelier et des ministres. Ainsi l'envie se semait autour d'eux. Dans un livre qui eut beaucoup de retentissement, l'avocat
Darigrand écrit en 1763 : Est-il possible qu'on voie
tranquillement toutes les plus grandes maisons soutenues par l'or des
financiers, les seules maisons riches être les maisons des financiers,
alliées aux financiers ou d'origine financière ?[12] On leur
reprochait d'abuser de leur situation dans l'État, de commander au monarque,
d'obliger les pouvoirs publics à faire des lois à leur mesure. Comme celui qui a l'argent, dit Montesquieu[13], est toujours le maitre de l'autre, le traitant se rend
despotique sur le prince male : il n'est pas législateur, mais il le force à
donner des lois. D'ailleurs, comment les fermiers généraux pouvaient-ils devenir aussi riches ? Et l'on allait à l'explication la plus simple. Il y a dans Persépolis, dit encore Montesquieu, quarante rois plébéiens qui tiennent à bail l'empire des Perses et qui en rendent quelque chose au monarque. Duclos raconte : Pendant le séjour de M. d'Alembert à Ferney, où était M. Buber, on proposa de faire, chacun à son tour, un conte de voleur. M. Huber fit le sien, qu'on trouva fort gai ; M. d'Alembert en fit un autre qui ne l'était pas moins. Quand le tour de M. de Voltaire fut venu : Messieurs, leur dit-il, il y avait une fois un fermier général... Ma foi, j'ai oublié le reste ! On citait les termes de l'édit de mars 1716, portant
création d'une Chambre de justice pour la recherche des exactions commises
par les financiers. Ils ont détourné la plus grande
partie des deniers qui devaient être portés au Trésor royal, disait le
Régent. Les fortunes immenses et précipitées de ceux
qui se sont enrichis par ces voies criminelles, l'excès de leur luxe et de
leur faste, qui semble insulter à la misère de la plupart de nos sujets, sont
déjà une preuve manifeste de leurs malversations. Ladite Chambre de
justice avait contraint les partisans à
remettre 219 millions dans les caisses du roi. Douze années plus tard les pillards généraux, comme le peuple en était arrivé
à les nommer, avaient été condamnés ü une antre restitution de 40 millions. On contait l'histoire de Brissart, le fermier général, arrêté dans le bois de Bond- en chaise de poste : la voiture était si chargée d'or que plusieurs chevaux avaient de la peine à la traîner ; il allait abriter ses trésors au-delà des frontières. On donnait comme exemple Préaudeau, fermier général, qui avait épousé une nièce du grand Houret. Il venait de faire une banqueroute de 4 millions et avait réussi à gagner l'Angleterre, ses malles bondées de valeurs. Nombre de ses créanciers étaient ruinés ; mais lui, dans sa propriété de Gravelane, au comté d'Essex, menait une existence tranquille et opulente de gentleman farmer. Auprès de lui une actrice, la Tassin, l'amusait de ses chatteries, et dans ses écuries il avait les plus beaux chevaux d'Angleterre. ... Ces scélérats, colosses de puissance, Abhorrés des mortels, nourris de leur substance, Formés d'un sang obscur, nés de la vanité, Instruits par l'ignorance et la brutalité, Ces monstres odieux, en proie à tous les vices[14]... Ici le poète, entrainé par Pégase, va peut-être un peu loin. ***A l'époque où se place ce récit, les fermiers généraux ne régissaient directement que les entrées de Paris, les traites, les gabelles et le tabac. Ils avaient sous-affermé, dans les diverses provinces, les aides et les droits domaniaux, à des financiers de moindre envergure et que l'on nommait les sous-fermiers[15]. Ces derniers étaient plus précisément les maltôtiers. L'opulence des sous-fermiers, bien que moindre que celle des fermiers généraux, heurtait davantage encore le peuple, parce qu'elle était répandue en province et se trouvait plus près de lui. Pour 40 fermiers généraux, il y avait 200 à 250 sous-fermiers. Les sous-fermiers furent supprimés en à la suite précisément du mouvement d'opinion que provoqua Mandrin. Une chanson du temps célèbre leur départ : Sans pitié, sans humanité Vous avez assez maltraité Et l'orphelin et l'orpheline, Le paysan... ¤ Ces jambons, pâtés et saucisses, Ce gibier de toutes saisons, Dont vous nourrissiez vos maisons . . . . . . . . . . ¤ . . . . . . . . . . Pour vos amis et vos parents, Ils avaient les premières places, Quoique vains, ignorants, tenaces, Faisant sentir avec aigreur De leur crédit la pesanteur. ¤ Vous, qu'un carrosse de Martin N'osait promener le matin, Demi-duchesses, sous-fermières, Qui jadis étiez couturières, A pied, sans laquais ni cocher, On vous verra chez le boucher. ¤ Plus d'affiquets ni de pompons, Plus de cadenettes aux chignons, Plus de rubans, de pretentailles, . . . . . . . . . . ¤ Nous prions le doux Rédempteur De nous sauver de la fureur De ces misérables corsaires Dont les bedaines mercenaires Ne s'enflaient que de notre sang[16]. En dessous ou à côté des sous-fermiers, les directeurs provinciaux, les receveurs, contrôleurs et inspecteurs. On trouve dans la correspondance d'un fermier général adjoint, Étienne-Marie Delahante, la vivante peinture des mœurs faciles et dissolues du second ordre des Fermes. Les scènes se passent dans la petite ville de Coutances, où se répète, sur un théâtre plus restreint, le spectacle que donnaient les glorieux partisans de Paris[17]. Puis l'armée nombreuse des buralistes, des commis et des employés. En ses fameuses remontrances au roi, présentées au nom de la Cour des Aides, le 6 mai 1775[18], Malesherbes s'exprimait plus gravement que l'auteur de la chanson qui vient d'être citée : Il est une tyrannie dont il est possible
que Votre Majesté n'ait jamais entendu parler et qui cependant est
insupportable au peuple, parce qu'elle est sentie par tous les citoyens du
dernier état, par ceux qui vivent tranquillement de leur travail et de leur
commerce : elle consiste en ce que chaque homme du peuple est obligé de
souffrir journellement les caprices, les hauteurs, les insultes même des
suppôts de la Ferme. On n'a jamais fait assez d'attention à ce genre de
vexations, parce qu'elles ne sont éprouvées que par des gens obscurs et
inconnus. En effet, si quelques commis manquent d'égards pour des personnes
considérées, les chefs de la Finance s'empressent de désavouer leurs
subalternes et de donner satisfaction : et c'est précisément par ces égards
pour les Grands, que la Finance a eu l'art d'assujettir à un despotisme sans
bornes et sans frein tous les hommes sans protection. Or, la classe des
hommes sans protection est certainement la plus nombreuse dans votre royaume
; et ceux qui ne paraissent protégés par personne, sont ceux qui ont plus de
droit à la protection immédiate de Votre Majesté. Le chevalier de Goudar résumait l'opinion générale : Parce que 40 personnes ont les Fermes de l'État, 400.000 ménagers ne peuvent pas subsister ; parce que 300 maltôtiers regorgent des choses superflues, trois millions de sujets manquent des choses nécessaires. Toutes les richesses de l'État vont se perdre dans leurs coffres. On compte les Fermiers par le nombre de leurs millions. Il n'y a que ces gens là qui soient opulents ; ils ont chez eux le bien de tout le royaume[19]. |
[1] Encyclopédie méthodique. — [Ange Goudar], Testament politique de Louis Mandrin ; Genève, 1755, pet. in-12. — [Darigrand], l'Anti-financier ; Amsterdam, 1763, — Anonyme, Sur les finances, ouvrage posthume de Pierre André ; Londres, 1755 : — Necker, Compte rendu au Roi (janv. 1781) ; Paris, 1781, in-4°. — Sénac de Meilhan, Du Gouvernement, des mœurs... Hambourg, 1795, in-8°. — P. Clément et A. Lemoine, M. de Silhouette, Bouvet et les derniers fermiers généraux ; Paris, 1872, in-16. — A. Delahante, Une famille de finance au XVIIIe siècle ; 2e éd., Paris, 1881, 2 vol. in-8°. — E. Grimaud, Lavoisier, 1743-1794 ; Paris, 1858, — H. Thirion, la Vie privée des Financiers au XVIIIe siècle ; Paris, 1895, in-8°.
[2] On en trouve la liste dans l'Encyclopédie méthodique (id. 1784), section Finances, I, 610.
[3] Règlement du 25 juillet 1681.
[4] Lettre du marquis d'Argenson sur les Fermes (1750). A. A. E., ms. France 502, f. 238.
[5] Lettre du marquis d'Argenson, A. A. E., ms. France 502, f. 234.
[6] Lettre du marquis d'Argenson, A. A. E., ms. France 502, f. 234.
[7] Traitté de politique, par le marquis d'Argenson. A. A. E., ms. France 502, f. 79.
[8] Sur les finances, p. 16.
[9] Necker, Compte rendu, éd. or., p. 30.
[10] Necker, Compte rendu, éd. or., p. 40.
[11] Lettre du marquis d'Argenson sur les Fermes, A. A. E., ms. France 502, f. 236.
[12] L'Anti-financier, p. 94.
[13] L'Esprit des Lois, I, livre XIII, chap. XIX.
[14] La Mandrinade, éd. Rochas, p. 166.
[15] Marion, Machault d'Arnouville, p. 371-372.
[16] Chanson sur l'air des Pendus, sept. 1755. Bibl. nat., ms. franç. 12721 (Chansonnier de Clairambault), f. 57.
[17] Delahante, Une famille de finance au XVIIIe siècle, t. II.
[18] Ed. or., p. 10-11.
[19] Testament politique de Louis Mandrin, éd. de 1755, p. 12-13.