FÉERIE POUR LA RÉFORME DES MŒURS SOUS LOUIS XIV La Devineresse, comédie-féerie de Donneau de Visé et Thomas Corneille — ce dernier est généralement appelé par les contemporains Corneille de Lisle, — fut représentée à Paris en 1679, l'année même du procès des Poisons. Nicolas de La Reynie insistait, dans ses rapports au roi et aux secrétaires d'État, sur la nécessité, non seulement de punir les coupables, mais d'empêcher la propagation et, si possible, le retour de forfaits semblables à ceux qui avaient été révélés. Nous avons montré comment, en collaboration avec Colbert, il rédigea l'édit, registré au Parlement le 31 août 1682, par lequel les magiciens étaient chassés de France et par lequel, surtout, la fabrication et la vente des poisons nécessaires à la médecine et à l'industrie étaient soumises à une réglementation rigoureuse. Ce fut une œuvre de maître : nous avons rappelé que, aujourd'hui encore, après deux siècles, ces règlements sont en vigueur. La Reynie estima qu'il était utile, outre ces mesures préventives, de mettre le public en garde contre le dangereux entraînement qui avait mis tant de jolies petites têtes passionnées entre les mains des devineresses. Rappelons les déclarations de l'une de ces dernières : Les personnes qui regardent à la main sont la perte de toutes les femmes, tant de qualité que autres, parce qu'on connaît bientôt quel est leur faible et que c'est par là où on a accoutumé de les prendre, quand on l'a reconnu, et de les pousser où l'on veut. Comme lieutenant de police, La Reynie avait la haute main sur la direction des théâtres ; il revoyait et censurait les manuscrits des auteurs ; il était en relation journalière avec eux. Il était l'ami de plus d'un écrivain de talent, car le magistrat se doublait en lui d'un fin et charmant lettré, qui réunit, avec un goût délicat, une bibliothèque admirable. En cette année 1679 il fut particulièrement en rapport avec Donneau de Visé, fondateur et rédacteur du Mercure galant, une des phis curieuses figures assurément de notre histoire littéraire[1]. Boursault venait de composer sa spirituelle comédie, également intitulée le Mercure galant, où il faisait la vive et incisive satire du journalisme naissant, lequel avait déjà, sous l'impulsion de Donneau de Visé, pris les caractères du journalisme moderne. Le Mercure, disait Boursault, est une bonne chose : On y trouve de tout, fable, histoire, vers, prose, Sièges, combats, procès, mort, mariage, amour, Nouvelles de Province et nouvelles de Cour. Visé supplia La Reynie de ne pas autoriser la
représentation de la pièce sous le titre même du journal ; La Reynie
acquiesça et Boursault, en prenant gaîment son parti, intitula sa pièce : La
Comédie sans titre. D'ailleurs, Visé était très bien en Cour. Dès que
Louis XIV vit le succès du Mercure, il s'empressa de faire au
rédacteur en chef une pension de 500 écus — ce trait est encore très moderne,
de le loger au Louvre et de le nommer son historiographe. La plume de Visé
devint une plume officieuse. Donneau de Visé n'était pas seulement
journaliste, il était auteur dramatique, et, comme auteur dramatique, il
était ce qu'il était comme journaliste, — très moderne. Il avait trouvé le
moyen de se faire connaître bruyamment en commençant par attaquer, avec une
extrême violence, Corneille puis Molière. Il composa contre ce dernier sa
comédie Zélinde ou la véritable critique de l'Échoie des Femmes et la
critique de la critique'[2], où il a laissé
ce portrait du poète, devenu célèbre, qui est à nos yeux, non la critique,
mais le plus bel éloge de l'artiste : Je suis
descendu, dit un marchand de dentelles[3]. Elomire — c'est l'anagramme de Molière — n'a pas dit une seule parole. Je l'ai trouvé appuyé sur ma
boutique dans la posture d'un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur
trois ou quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles, il
paraissait attentif à leur discours et il semblait, par le mouvement de ses
yeux, qu'il regardait jusqu'au fond de leurs âmes pour y voir ce qu'elles ne
disaient pas. La Reynie songea à utiliser le talent et la notoriété de l'auteur dramatique, et, non content de lui accorder ce qu'il demandait à propos du titre de la comédie de Boursault, il lui donna, par-dessus le marché, le sujet d'une pièce qui devait être appelée au plus grand succès. Établir à grand bruit, dans Paris, par une pièce de théâtre où le public, tout impressionné de l'Affaire des poisons, se rendrait en foule, que la prétendue science des devineresses et des sorciers n'était que leurre et duperie, semblait assurément la meilleure voie pour détourner de leur commerce la foule naïve. De cette idée sortit la Devineresse ou les Faux enchantements, comédie représentée pour la première fois à Paris, par la troupe du roi, le 19 novembre 1679 et publiée au mois de février suivant[4]. Nous avons dit que Donneau de Visé avait été l'un des précurseurs de la vie littéraire moderne, la Devineresse en sera une nouvelle preuve. Notons en premier lieu que Visé fut le père d'une coutume littéraire qui est aujourd'hui en pleine prospérité, la collaboration. Un des maîtres de la critique théâtrale, Édouard Thierry, écrit[5] à ce sujet : La collaboration, dont le nom inusité existait tout au plus comme terme de jurisprudence, n'était pas toutefois sans exemple au théâtre. Il y avait eu la Psyché du Palais-Royal, achevée par Pierre Corneille, sur le plan et sous la direction de Molière ; mais ce travail n'était considéré que comme un travail de commande ; il appartenait en définitive à qui avait loué l'ouvrier. Il y avait eu les Plaideurs de Racine, et quelques autres parodies à succès, faites en commun, disait-on ; mais ce n'était qu'un amusement, un pique-nique littéraire de beaux esprits en gaieté qui s'excitaient l'un par l'autre à la satire ; mais personne ne s'était avisé jusque-là d'élever le jeu à la hauteur d'une industrie. Du premier jour l'industrie donna des résultats qui allèrent au delà de tout espoir. Visé, qui avait fait amende honorable au vieux Corneille, s'associa son frère cadet. Ce Thomas Corneille, qui fut un vaudevilliste remarquable et qui fut aussi un remarquable érudit, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a été injustement écrasé par la gloire de son frère aîné. La Devineresse ne fut pas seulement une pièce moderne par ce fait nouveau de la collaboration, elle fut l'instigatrice et, sans doute, est demeurée le modèle de ces pièces à spectacle, à trucs, à mouvements de décors, qui font aujourd'hui le succès du Châtelet. Et nous constaterons, non seulement que l'idée est partie de là, mais que la comédie contient des scènes et des trucs qui, de pièce en pièce, sont venus jusqu'à nous, et que la plupart d'entre nous ont vus dans les Pilules du diable, la Poudre de Perlinpinpin, ou autres spectacles de ce genre — tels le décapité parlant, l'homme coupé en morceaux dont les membres se rajustent d'eux-mêmes, l'hydropisie passant d'un sujet dans un autre, la fée, le sorcier ou le diable qui entre dans la chambre au travers de la muraille. Enfin la Devineresse doit occuper une place de choix dans les annales du théâtre moderne par la manière dont les auteurs s'entendirent à la lancer. L'un d'eux, Donneau de Visé, était journaliste, partant maître en réclame. Il imagina, entre autres, de faire faire, pour 1680, l'almanach de la Devineresse, où l'on voit une grande planche gravée, un placard, représentant, groupées autour d'une monstrueuse figure satanique, les principales scènes de la pièce, les clous du spectacle, c'est-à-dire les principaux tours de fausse magie exécutés par la devineresse et son compère. Ces images sont conservées[6] et offrent à nos yeux une représentation curieuse, aussi bien des scènes du théâtre au XVIIIe siècle que de l'intérieur des maisons où les sorcières recevaient leurs clients. Ces circonstances, jointes à l'actualité poignante et à l'esprit des auteurs, assurèrent à la Devineresse un succès d'argent et de curiosité sans précédent. Tout Paris y courut. Le spectacle fut donné durant cinq mois, et, ce qui paraissait alors invraisemblable, quarante-sept fois de suite ; les dix-huit premières représentations se firent au double de la recette coutumière[7]. Secondé par le talent et l'habileté des auteurs, le lieutenant de police avait atteint son but. La devineresse, qui est le principal personnage de la pièce, n'était autre que la Voisin, de qui Corneille et Visé déformèrent légèrement le nom en appelant leur devineresse Mme Jobin. On trouve dans la comédie l'écho des réponses que la sorcière fit devant les commissaires de la Chambre ardente, ce qui indique l'intervention de Nicolas de La Reynie[8]. Le principal compère de la Voisin s'appelait Du Buisson, celui de Mme Jobin s'appelle Du Clos. Les pratiques sont les mêmes, mais ridiculisées par les auteurs, qui font de leur Mme Jobin une simple intrigante qui n'a d'autre préoccupation que d'attraper les écus des bonnes gens. Par le fond du caractère, nous sommes donc loin de la terrible devineresse de la Villeneuve-sur-Gravois. Au cours de la deuxième scène du deuxième acte, Mme Jobin explique à son frère en quoi consiste son art : Voilà comme sont la plupart des hommes. Ils donnent dans toutes les sottises qu'on leur débite, et, quand une fois ils se sont laissé prévenir, rien n'est plus capable de les détromper. Voyez-vous, mon frère, Paris est le lieu du monde où il y a le plus de gens d'esprit et où il y a aussi le plus de dupes. Les sorcelleries dont on m'accuse et d'autres choses qui paraîtraient encore plus surnaturelles, ne veulent qu'une imagination vive pour les inventer et de l'adresse pour s'en servir. C'est par elles que l'on a croyance en nous. Cependant la magie et les diables n'y ont nulle part. L'effroi où sont ceux à qui on fait voir ces sortes de choses les aveugle assez pour les empêcher de voir qu'on les trompe. Quant à ce qu'on vous dira que je me mêle de deviner, c'est un art dont mille gens, qui se livrent tous les jours entre nos mains, nous facilitent les connaissances. D'ailleurs le hasard fait la plus grande partie du succès de ce métier. Il ne faut que de la présence d'esprit, de la hardiesse, de l'intrigue, savoir le monde, avoir des gens dans les maisons, tenir registre des incidents arrivés, s'informer des commerces d'amourettes, et dire surtout quantité de choses quand on vous vient consulter. Il y en a toujours quelqu'une de véritable et il n'en faut quelquefois que deux ou trois, dites au hasard, pour vous mettre en vogue. Après cela vous avez beau dire que vous ne savez rien, on ne vous croit pas, et, bien ou mal, on vous fait parler. Quant à la pièce, elle est loin d'être sans mérite. Assurément on n'y voit pas l'ampleur et la sûreté de touche de ce Molière que Visé avait tant raillé, et le plaisir qu'on peut trouver à la lire est gâté par le regret du parti que Molière eût tiré d'un tel sujet où se concentraient tant de ridicules et tant de passions ; néanmoins la plupart des féeries modernes auraient beaucoup à envier à la Devineresse, autant au point de vue de la composition qu'à celui de la valeur littéraire. Au cours de la préface mise en tête de l'édition de leur pièce, les auteurs ont soin de parler des fameuses règles, dites d'Aristote, sans lesquelles on ne pouvait faire une pièce au temps de Racine et de Boileau. Et, de fait, Visé et Thomas Corneille les ont observées ! ils ont observé les trois fameuses unités d'action, de temps et de lieu. Dans une féerie ! et c'est assurément ce qu'un auteur d'aujourd'hui trouverait dans leur pièce de plus féerique. La préface expose le sujet de la comédie : Une femme entêtée des devineresses, un amant intéressé à
l'en détromper et une rivale qui veut empêcher qu'ils ne se marient sont un
sujet qui se noue dès le premier acte et qui n'est dénoué dans le dernier que
par le faux Diable découvert. Les autres acteurs, ou du moins une partie,
sont gens envoyés par l'une ou l'autre des deux personnes intéressées, et
qui, par ce qu'ils rapportent, augmentent la crédulité de la comtesse ou font
croire plus fortement au marquis que la devineresse est une fourbe. Ainsi on
ne peut regarder ces personnages comme inutiles. Il est vrai qu'il y en a
quelques-uns qui, ne connaissant ni la comtesse, ni le marquis, ne consultent
Mine Jobin que pour eux-mêmes ; mais, étant aussi fameuse qu'on la peint ici,
eût-il été vraisemblable que pendant vingt-quatre heures, il ne fût venu chez
elle que des personnes qui se connussent et qui servissent à l'action principale
? Dès le début la pièce est bien posée et le caractère des personnages apparaît clairement. Quant au sel qui assaisonne le dialogue, il est un peu gros ; mais l'esprit jaillit toujours d'une observation juste, souvent fine. Notons la scène où la devineresse, qui dupe aisément les personnes d'un esprit cultivé, Celles même qui ne laissent pas de se tenir sur leur garde, se trouve embarrassée par la naïveté primitive d'une villageoise. Le dénouement est fourni par la présence d'esprit du marquis qui cherche à détromper la comtesse qu'il aime. La devineresse a prédit d'effroyables malheurs à la comtesse, si elle venait à épouser le marquis, payée qu'elle est pour en agir ainsi, par une Mme Noblet qui s'est prise de passion pour ce dernier. Le marquis, armé d'un pistolet, saute à la gorge d'un diable que la sorcière fait paraître au travers de la muraille. Le diable tombe à genoux : Quartier, Monsieur, je suis un bon diable ! Resterait à rechercher si le lieutenant de police eut
autant de succès que les auteurs de la pièce, c'est-à-dire si les pratiques
qu'il voulait extirper de France disparurent sous ses efforts. La Reynie
réussit, autant qu'il le pouvait espérer, dans la lutte qu'il avait engagée
contre les empoisonneurs. Quant à la magie, elle fut vivace. Vous ne sauriez croire à quel point on est sot à Paris,
écrit Madame Palatine, en date du 8 octobre 1701[9]. Tous veulent passer maîtres dans l'art d'évoquer les
esprits et autres diableries. De nouvelles messes noires étaient dites
aux environs de Paris, dans des circonstances si horribles qu'une fille mendiante, âgée de treize ans, y ayant été
conduite, mourut de peur ; elle fut enterrée avec ses habits, par le
sous-diacre Sebault et Guignard, curé de Notre-Dame de Bourges, qui avaient
dit le monstrueux office[10]. Il est vrai
qu'à en croire M. Huysmans on dit encore des messes noires aujourd'hui. Quand, deux mille ans avant notre ère, par les nuits claires, les mages chaldéens et les grands prêtres d'Égypte pénétraient de leur regard patient le ciel étoilé, y lisaient-ils qu'après trente siècles, un grave magistrat, chef de la police, combattrait leurs descendants par une féerie-vaudeville, avec des trucs, de la machinerie et des calembours ? FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Voir une biographie de J. Donneau de Visé dans l'Histoire du théâtre français depuis ses origines, t. X (Paris, 1747, in-12).
[2] Paris, 1663, in-18.
[3] Scène VI, p. 48-49 de l'éd. de 1663.
[4] Paris, 1680 (achevé d'imprimer pour la première fois le 14 février 1680), in-18 de 218 p.
[5] Préface (p. IX) à l'édition du Théâtre complet de Th. Corneille, Paris, 1881, gr. in-8°.
[6] Elles sont intercalées dans un exemplaire de la Devineresse conservé à la Bibl. de l'Arsenal, impr. B. L. 9830 bis, t. VI. On en conserve des exemplaires légèrement différents dans la collection des almanachs, grand in-folio, du département des estampes de la Bibliothèque nationale.
[7] Voir l'article Devineresse (la), dans le Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, 1163, in-12.
[8] M. Gustave Reynier a déjà fait observer que la pièce n'est qu'une perpétuelle allusion aux faits établis par l'enquête. Thomas Corneille, sa vie et son théâtre (Paris, 1892, in-8°), p. 300.
[9] Correspondance de Madame, duchesse d'Orléans, traduction de M. Ern. Jæglé, 2e éd., Paris, 1890, 3 vol. in-8°, t. I, p. 248.
[10] Mémoire autographe de Marc-René d'Argenson, publ. par Fr. RAVAISSON, Archives de la Bastille, t. VII, p. 172-173.