LE DRAME DES POISONS

 

LE DRAME DES POISONS À LA COUR DE LOUIS XIV.

 

 

I. — LES SORCIÈRES[1].

 

LE DÎNER DE LA VIGOUREUX.

Le procès de la marquise de Brinvilliers venait d'avoir un retentissement énorme. Les pénitenciers de Notre-Dame, sans nommer ni faire connaître personne, donnèrent avis que la plupart de ceux qui se confessaient à eux depuis quelque temps s'accusaient d'avoir empoisonné quelqu'un. La cour et la ville étaient encore troublées de la catastrophe qui avait soudainement enlevé à Saint-Cloud la gracieuse Henriette, duchesse d'Orléans[2], du décès si brusque de Hugues de Lionne, le grand homme d'État, de la mort foudroyante qui venait de terrasser le duc de Savoie. Un billet trouvé, le 21 septembre 1677, dans le confessionnal des Jésuites, rue Saint-Antoine, dénonça un projet d'empoisonnement contre le roi et le dauphin. Le 5 décembre suivant La Reynie, lieutenant de police, fit arrêter Louis de Vanens qui se disait ancien officier. Les papiers saisis sur lui et sur Finette, sa maîtresse, firent connaître une association d'alchimistes, de faux monnayeurs et de magiciens, où l'on voyait des prêtres, des officiers, des banquiers importants tels que Cadelan, mêlés à des filles du monde, à des laquais et à des gens sans aveu. Le Parlement instruisait l'affaire, quand le lieutenant de police mit la main sur une seconde association, semblable en apparence, mais dont l'importance aux yeux des magistrats ne tarda pas à se révéler comme beaucoup plus grande encore.

Vers la fin de l'année 1678, un avocat de mince clientèle, maître Perrin, dînait, rue Courtauvilain, chez une certaine Vigoureux, femme d'un tailleur pour dames — le métier, comme on voit, n'est pas d'aujourd'hui. La compagnie était joyeuse et le vin coulait à flots clairs. Il y avait là, entre autres, une grosse femme puissante, le visage plein, qui s'étranglait de rire en se versant des rasades de bourgogne à faire chanceler un mousquetaire. Elle se nommait Marie Bosse, veuve d'un marchand de chevaux, établie tireuse de cartes, devineresse, comme on disait alors. Le beau métier ! s'écriait-elle, et de quel monde son réduit de la rue du Grand-Huleu était achalandé : duchesses et marquises et princes et seigneurs. Encore trois empoisonnements  et elle se retirait fortune faite ! A ce trait, les convives de rire encore plus fort : cette grosse femme était d'une drôlerie irrésistible. Seul, maître Perrin, à un froncement de sourcil dur et rapide de Mme Vigoureux, vit que la parole était sérieuse. Il connaissait le capitaine-exempt Desgrez, l'officier même qui avait arrêté la Brinvilliers, et lui fut conter l'aventure. Desgrez ne rit pas du tout et, le jour même, envoya la femme d'un de ses archers se plaindre de son mari chez la devineresse. Celle-ci, à la première visite, promit son aide ; dès la seconde, elle donna une fiole de poison qui fut rapportée à l'archer ébahi. La Reynie fit arrêter la dame Vigoureux, Marie Bosse avec sa fille, Manon, et ses deux fils, dont l'un, François Bosse dit Bel-Amour, était soldat aux gardes, et dont l'autre, Guillaume Bosse, âgé de quinze ans, sortait de l'hôpital de Bicêtre où sa mère l'avait placé pour le moraliser et lui donner l'amour du travail. Marie Bosse fut appréhendée chez elle, le 4 janvier 1679, le matin, dans son lit, avec ses deux fils. Sa fille venait de se lever. Il n'y avait qu'un seul lit où ils couchaient tous ensemble. Dès le premier interrogatoire se dévoila un crime dont la nouvelle souleva une émotion presque égale à celle qu'avaient provoquée les empoisonnements de Mme de Brinvilliers.

Un arrêt du Conseil, en date du 10 janvier, chargea La Reynie d'informer contre les femmes Bosse, Vigoureux et leurs complices. Le 12 mars un exempt de robe-courte procédait à l'arrestation de Catherine Deshayes, femme d'Antoine Monvoisin, mercier-joaillier, dite la Voisin. C'est la plus grande criminelle dont l'histoire ait gardé le souvenir. Elle sortait d'entendre la messe à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Sur ses pas La Reynie allait pénétrer dans un monde de crimes que l'imagination a peine à concevoir. La vie de l'homme est publiquement en commerce, écrit-il tout bouleversé, c'est presque l'unique remède dont on se sert dans tous les embarras de famille ; les impiétés, les sacrilèges, les abominations sont pratiques communes à Paris, à la campagne, dans les provinces.

 

LA SORCELLERIE AU XVIIe SIÈCLE.

Afin de pouvoir comprendre les caractères des personnages et les faits que nous allons avoir sous les yeux, il faut nous arrêter un instant aux croyances de ce temps — de ce temps où les croyances dominaient la vie de l'homme On sait quelle était la puissance des sentiments religieux au XVIIe siècle, d'une intensité et d'une naïveté qui sont loin de nous et dont la corruption devait engendrer des superstitions invraisemblables. A l'époque même où la douce Marguerite Alacoque, sœur Visitandine de Paray-le-Monial, échangeait, dans ses divines extases, son cœur avec celui du Christ, où elle écrivait de son sang, sous la dictée du Seigneur, le contrat qui faisait dire à Dieu : Je te constitue l'héritière de mon cœur et de tous ses trésors, pour le temps et pour l'éternité ; je te promets que tu ne manqueras de secours que lorsque je manquerai de puissance ; tu seras pour toujours la disciple bien-aimée, le jouet de mon bon plaisir et l'holocauste de mon amour ; à cette époque, Catherine Monvoisin, l'effrayante sorcière de la Villeneuve-sur-Gravois, trouvait des adeptes nombreux et ardents.

Les croyances en l'action du diable et en la puissance des sorciers, si profondément enracinées dans l'imagination du XVIIe siècle, ont été résumées en 1588 dans la Démonomanie des Sorciers de l'illustre Jean Bodin, l'auteur des Six livres sur la République. Bodin définit le sorcier : celui qui par moyens diaboliques et illicites s'efforce de parvenir à quelque chose ; mais, dans son livre, il parle surtout des sorcières ; aussi bien, comme l'avait fait observer Sprenger, l'inquisiteur d'Allemagne, il faut dire l'hérésie des sorcières et non des sorciers, ceux-ci sont peu de chose. On trouve dans Bodin la plupart des pratiques de magie noire encore en vigueur à la fin du XVIIe siècle. Sorciers et sorcières forment une sorte de vaste confrérie. Ce sont des familles entières où les formules et la clientèle se transmettent comme un héritage. Jeanne Harvillier, brûlée vive le 30 avril 1579, peut servir de type. Sa mère, sorcière comme elle, avait été brûlée vive trente ans auparavant. C'était la fin naturelle de la carrière, fin prévue et qui n'épouvantait pas autant qu'on l'imaginerait celles que fascinait l'étrange vocation. Jeanne était née vers 1528, à Verberie, près Compiègne. A douze ans, sa mère l'avait présentée au diable qui lui était apparu sous la forme d'un très grand homme noir. Jeanne renonça à Dieu et se consacra à l'Esprit. Au même instant elle eut rapport d'amour avec lui, continuant depuis l'âge de douze ans jusqu'à l'âge de cinquante qu'elle avait lorsqu'elle fut arrêtée. Et il arrivait parfois que son mari était couché auprès d'elle sans qu'il s'en aperçût. C'est l'incubat. Jeanne Harvillier fut traduite en justice sous l'accusation d'avoir fait mourir par maléfices des hommes et des bêtes. Elle en fit aveu avec la plus grande franchise et conta son dernier homicide : ayant jeté quelques poudres que le diable lui avait préparées, qu'elle mit au lieu où celui qui avait battu sa fille devait passer. Un autre y passa à qui elle ne voulait point de mal et aussitôt il sentit une douleur poignante en tout le corps. Elle promit de le guérir, et, de fait, se mit au chevet du malade et le soigna avec une douceur de fille de charité. Elle supplia le diable avec insistance de rendre la vie au moribond, mais le diable lui répondit que c'était impossible.

Bodin expose gravement comment les sorcières sont transportées au sabbat sur un balais à travers les airs. Il conclut : Ce que nous avons dit du transport des sorciers en corps et en âme et les expériences si fréquentes et si mémorables montrent comme en plein jour et font toucher du doigt et à l'œil l'erreur de ceux qui ont écrit que le transport des sorciers est imaginaire et n'est autre chose qu'une extase. Cette dernière opinion venait d'être soutenue par Jean Wier, médecin du duc de Clèves, dans un livre qui est presque une œuvre de génie pour l'époque. Bodin met toute son énergie à le réfuter, car ce serait, dit-il, se moquer de l'histoire évangélique que de révoquer en doute si le diable transporte les sorciers d'un lieu dans un autre.

Abordant l'étude des maladies attribuées aux sortilèges des sorciers — dépérissements, vapeurs, mélancolies, fantaisies, langueurs, — Jean Wier trouve les remèdes dans une vie droite, conforme aux lois de Dieu, et dans la science des médecins. Quelle abominable doctrine ! On ne respectait donc plus rien. Bodin en est hors de lui. Jean Wier, dit-il, écrit sous la dictée de Satan. D'ailleurs n'a-t-il pas lui-même confessé qu'il était disciple d'Agrippa, le plus grand sorcier qui fut oncques ? Lorsque Agrippa mourut en l'hôpital de Grenoble, un chien noir, qu'il appelait Monsieur, s'alla jeter tout droit dans la rivière. Wier prétendait, à vrai dire, que ce chien n'était pas le diable, mais il ne trouvait personne de bon sens pour lui croire.

Sans prendre parti dans ce débat célèbre entre Bodin et, Jean Wier, nous devons constater que les écrits de ce dernier n'eurent aucun succès, du moins en France, tandis que le livre de Bodin y fit loi, Bossuet, de sa pensée puissante, croyait fermement en la sorcellerie. A la fin du XVIIe siècle, Bonet fut obligé de faire imprimer dans une république protestante son traité de médecine où il parlait librement de la magie et de la possession démoniaque. Il faut s'avancer jusqu'en plein cœur du XVIIIe siècle pour trouver un Abraham de Saint-André — encore était-il médecin de Louis XV — qui ose, dans ses fameuses Lettres, révoquer en doute la magie et les maléfices des sorciers.

L'affaire suivante, jugée à l'époque où se placent les événements de notre récit, et que nous reproduisons d'après les archives de la Bastille, fait comprendre la vivacité des croyances dont les sorciers eux-mêmes étaient animés.

Par sentence de la Tournelle du 2 septembre 1687, un certain Pierre Rocque fut condamné aux galères. C'était un berger habile en magie qui avait fait mourir, dit l'arrêt, par un sort qu'il avait jeté, trois cent quatre-vingt-quinze moutons, sept chevaux et onze vaches appartenant à Eustache Visié, receveur à Pacy-en-Brie. Rocque fut attaché à la chaîne avec d'autres galériens. Cependant le bétail d'Eustache Visié continuait de mourir. A peine avait-il acheté une vache ou une brebis et l'avait-il placée dans l'étable qu'elle crevait. Le seul remède, évidemment, était d'obtenir que Pierre Hocque levât le sort qu'il avait mis. Visié gagna par promesse d'argent le galérien qui était attaché à la chaîne immédiatement auprès de Hocque, un nommé Béatrix. Celui-ci parla au berger, qui répondit qu'en effet il avait mis un sort d'empoisonnement sur les bestiaux d'Eustache Visié, et qu'à son défaut, seuls Bras-de-Fer ou Courte-Épée, tous deux bergers, avaient le pouvoir de le lever. Béatrix insistant, Rocque dicta une lettre qu'on adressa à Bras-de-Fer ; mais cette lettre ne fut pas plus tôt partie que Hocque tomba dans un désespoir horrible. Il criait d'une voix rauque que Béatrix lui avait fait faire une chose qui allait être cause de sa mort, laquelle il ne pouvait éviter du moment où Bras-de-Fer commencerait à lever le sort mis sur les bestiaux. Et le malheureux se tordait dans des convulsions atroces qui émurent les autres galériens au point qu'ils auraient assommé Béatrix, cause du mal, sans l'intervention des gardiens. Ce désespoir et ces convulsions durèrent plusieurs jours, à la fin desquels Hocque mourut. Et ce fut justement le temps, dit l'arrêt de la Tournelle, que Bras-de-Fer commença de travailler à lever le sort. Les juges ajoutent : Il est constant que Pierre Hocque est mort parce que Bras-de-Fer a levé le sort d'empoisonnement sur les chevaux et les vaches, et il est vrai aussi que, depuis ce temps, il n'est plus mort de chevaux ni de vaches à Eustache Visié.

La conviction du malheureux sorcier qu'il devait périr du fait que son compagnon lèverait le sort mis par lui sur les bestiaux était si forte qu'il en mourut effectivement. Est-il possible d'imaginer une preuve plus frappante de la foi robuste que les contemporains avaient en toutes ces diableries ?

 

LES PRATIQUES DES SORCIÈRES.

A la magie noire ou blanche les sorcières joignent la médecine et la pharmacie. Elles ont des drogueries avec des fioles innombrables : sirops, juleps, onguents, baumes, émollients d'une variété infinie. Remèdes de bonne femme, mais dont l'expérience a fait connaître l'efficacité et dont la préparation s'est perfectionnée d'âge en âge. Paracelse, le grand médecin de la Renaissance, brûla en 1527 les livres de médecine de son temps, déclarant qu'il n'y avait d'utiles que les formules des sorcières. Les commères avaient des calmants pour les douleurs, des baumes bienfaisants pour les blessures et agissaient sur les maladies nerveuses par la suggestion. C'était la partie sérieuse de leur art. Le plus souvent aussi la sorcière était sage-femme, mais, de même que, dans ce monde étrange, sous la droguiste se cachait l'empoisonneuse, que l'alchimiste était doublé du faux-monnayeur, derrière la sage-femme apparaissait la faiseuse d'anges. Enfin les sorcières étaient des devineresses tirant l'horoscope d'après les cartes et d'après les lignes de la main.

Que déclarèrent les sorcières arrêtées par La Reynie ? Marie Bosse dit qu'on ne fera jamais mieux que d'exterminer toutes ces sortes de gens qui regardent à la main, parce que c'est la perte de toutes les femmes, tant de qualité que des autres ; que la devineresse connaît bientôt quel est leur faible et que par là elle sait les prendre et les mener où elle veut. Elle ajouta qu'il y avait à Paris plus de quatre cents devineresses et magiciens qui perdaient bien du monde, surtout des femmes, et de toutes conditions. La Bosse parla encore de l'argent que gagnaient ses commères, achetant des offices à leurs maris, bâtissant des maisons, et qu'il leur fallait faire autre chose que regarder dans la main pour réaliser pareilles fortunes. La Voisin dit que l'on ne saurait mieux faire que de rechercher tous ceux qui regardent à la main, que l'on entend dans ce commerce d'étranges choses, lorsque les galanteries n'allaient pas bien, que les empoisonnements étaient pratique courante, que nombre d'entre eux étaient payés jusqu'à 10.000 lb. — 50.000 francs d'aujourd'hui. Mêmes déclarations par la Leroux, autre sorcière, et par le magicien Lesage. Il est d'une extrême conséquence, dit celui-ci, de pénétrer ces malheureuses pratiques et de savoir ce mystère d'iniquité, qui est entre tous ceux qui se disent se mêler de trésors — chercheurs de trésors —, de poudres de projection — pierre philosophale — et autres choses semblables, mais qui entretiennent leur commerce par bien d'autres moyens ; les avortements et autres crimes sont de plus grands trésors que la pierre philosophale et la bonne aventure ; les gens qui s'adressent à ceux de la cabale traitent ordinairement de l'empoisonnement d'un mari, de celui d'une femme, d'un père et même quelquefois d'enfants encore à la mamelle. Il dit encore que ces malheureux — devineresses et magiciens — s'étaient attiré les protections les plus puissantes, en sorte qu'ils agissaient avec la plus grande assurance et presque en toute liberté. Ces déclarations sont confirmées par les dossiers que La Reynie put constituer.

Ce que le public demandait aux sorcières c'était, tout d'abord, de lui dévoiler l'avenir, puis de lui faire trouver des trésors. Il y avait pour ceci divers moyens, qui tendaient tous au même but : forcer l'Esprit, c'est-à-dire le démon, par des sortilèges et des imprécations, à se présenter et à indiquer la cachette mystérieuse. Une femme, écrit Ravaisson, ordinairement une prostituée sur le point d'accoucher, se faisait porter au milieu d'un cercle tracé sur le parquet et environné de chandelles noires : lorsque l'enfantement avait lieu, la mère livrait son fils pour le vouer au démon. Après avoir prononcé d'immondes conjurations, le prêtre égorgeait la victime, quelquefois sous les yeux de sa mère ; mais, plus souvent, il l'emportait pour le sacrifier à l'écart parce que, au dernier moment, la nature outragée reprenant ses droits, on avait vu ces malheureuses arracher leur enfant à la mort. D'autres fois, on se contentait d'égorger un enfant abandonné, les devineresses n'en manquaient jamais : les filles imprudentes, les femmes légères, les chargeaient d'exposer les fruits d'un amour illégitime ; elles avaient même des sages-femmes attitrées et fort occupées à procurer de fausses couches ; les enfants, après avoir reçu le baptême, étaient mis à mort et portés ensuite au cimetière, et, plus souvent, enfouis au coin d'un bois ou consumés dans un four. Et la sorcière Marie Bosse ajoutait : Il y a tant de ces sortes de gens à Paris qui cherchent des trésors, que la ville en est toute bondée.

Ce sont ces pratiques et d'autres, plus abominables encore, qui faisaient écrire à La Reynie : Il est difficile de présumer seulement que ces crimes soient possibles ; à peine peut-on s'appliquer à les considérer. Cependant, ce sont ceux qui les ont faits qui les déclarent eux-mêmes, et ces scélérats en disent tant de particularités, qu'il est difficile d'en douter.

 

LES ALCHIMISTES.

A côté du groupe des sorcières et des magiciens, apparaît celui des alchimistes et des philosophes, représenté par les Vanens, les Chasteuil, les Cadelan, les Babel, les Bachimont. On a dit que Louis de Vanens avait été arrêté le 5 décembre 1677.

Les origines de cette association d'alchimistes et de chercheurs de pierre philosophale avaient été des plus dramatiques. François Galaup de Chasteuil, deuxième du nom — le gaillard appartenait à une illustre famille de Languedoc qui avait fourni des hommes de la plus haute distinction dans les armes, la religion et la littérature, — en était le chef, ou, pour employer l'expression de la cabale, en était l'auteur. Sa vie a bien été la plus fantastique qu'on puisse rêver. Né à Aix, le 15 novembre 1625, il était le second fils de Jean Galaup de Chasteuil, procureur général à la Cour des Comptes d'Aix. Son frère aîné, Hubert, avocat général au Parlement de la même ville, était réputé pour la beauté de son esprit et la profondeur de son savoir ; son frère cadet, Pierre, était poète, ami de Boileau, de La Fontaine, de Mlle de Scudéry. Après de bonnes études, François fut reçu docteur en droit. En 1644, il devint chevalier de Malte. Il rendit à l'Ordre des services signalés et le grand maître, Lascaris, attacha sur sa poitrine la croix d'honneur. François devint ensuite capitaine des gardes du grand Condé. En 1652, il se retira à Toulon, arma un vaisseau et, sous pavillon maltais, fit la course contre les Musulmans. Les corsaires d'Alger le prirent et l'emmenèrent prisonnier. Après deux années d'esclavage, il vint à Marseille, où il se fit religieux, devint prieur des Carmes. Il introduisit dans le couvent une jeune fille, une enfant svelte et blonde, avec de grands yeux clairs. Il la tint enfermée dans sa cellule, la rendit enceinte. Quand elle fut sur le point d'accoucher, Chasteuil, assisté d'un frère lai, l'étrangla dans son lit, et, par une nuit noire, la porta dans l'église même du couvent, où il fit sauter plusieurs dalles et creusa une fosse pour l'enterrer. C'était un bruit sourd dans le silence des voûtes. Un pèlerin, endormi contre un pilier, s'éveille : il voit les sinistres travailleurs, aux rais de la lune que nuançaient les vitraux de couleur. Figé d'épouvante, il demeure blotti dans un coin et, à la pointe du jour, quand l'église est ouverte, court avertir les magistrats. Chasteuil est arrêté, jugé, condamné. Il allait être pendu quand, au pied du gibet, survient Louis de Vanens, capitaine des galères, avec plusieurs soldats. Chasteuil et Vanens étaient liés d'amitié. Chasteuil fut délivré. Emmenant son sauveur, il se réfugia à Nice.

Cachés dans un coin écarté, les deux compagnons commencèrent de travailler à la pierre philosophale, c'est-à-dire à convertir le cuivre en argent et en or. Chasteuil s'était occupé d'alchimie et se croyait maître du fameux secret. Plein de gratitude pour le service rendu, il donna à Vanens le secret de l'argent, mais pour celui de l'or il ne voulut rien dire, ne croyant pas Vanens assez prudent pour cela. Peu après nous trouions Chasteuil au service du duc de Savoie, capitaine-major des gardes de la Croix-Blanche et, chose incroyable, précepteur de son fils ! Tout en s'occupant d'éduquer le jeune prince de Piémont, Chasteuil continuait de philosopher, et trouva une huile qui convertissait, il en paraissait du moins convaincu, les métaux en or. Il faisait aussi des traductions d'auteurs sacrés et profanes, des petits prophètes, de Pétrone, de la Thébaïde de Stace et il faisait des vers. Chasteuil venait de dépasser la quarantaine. Un contemporain donne son portrait : D'une taille médiocre, très maigre, toujours incommodé d'une toux très grande causée par une blessure qu'il avait reçue dans le corps, le dos rond, un peu voûté, la bouche relevée, peu de barbe, les cheveux noirs et plats, le teint blême et basané. Moréri ajoute : M. de Chasteuil était un gentilhomme des plus accomplis, qui possédait parfaitement la philosophie platonicienne.

Vanens et Chasteuil se lièrent avec Robert de Bachimont, seigneur de la Miré, qui avait épousé une cousine du surintendant Fouquet. Ce Bachimont possédait à Paris une maison proche le Temple, avec quatre fours de digestion : un grand au troisième étage, deux plus petits dans une chambre à côté et un grand dans la cave ; il avait un appartement à Compiègne à l'Écu de France, où ce d'étaient que creusets, athénors, alambics, vaisseaux de terre et de verre, cucurbites, fourneaux philosophiques à feu ouvert et à feu clos, grilles et mortiers , cornues et matras, sels ammoniacs et limailles de fer, et mille manières de poudres, de pâtes et d'eaux ; enfin il avait une autre installation à l'abbaye d'Ainay, près de Lyon, savamment aménagée pour la fusion des métaux, la distillation des simples et autres pratiques d'alchimie. L'association ne tarda pas à s'accroître d'un personnage considérable, Louis de Vasconcelos y Souza, comte de Castelmelhor, qui avait réellement gouverné le Portugal pendant cinq ou six ans, comme favori d'Alphonse VI. Bachimont dit que Castelmelhor lui donna le secret du rouge dans le verre. Après la mort du duc de Savoie, le 12 juin 1675, Castelmelhor se retira en Angleterre où il gagna la faveur de Charles II, alchimiste et astrologue passionné. Il assista à la mort du monarque anglais, et ce fut lui qui amena le prêtre catholique qui lui administra l'extrême-onction.

Chasteuil et ses associés cherchaient la pierre philosophale, dont le contact devait convertir les métaux en or, et ils croyaient comme la plupart des alchimistes devoir la trouver dans la solidification du mercure. Les philosophes hermétiques ont découvert, écrit M. Huysmans — et aujourd'hui la science moderne ne nie plus qu'ils aient raison, — ils ont découvert que les métaux sont des corps composés et que leur composition est identique. Ils varient donc simplement entre eux suivant les différentes proportions des éléments qui les combinent ; on peut, dès lors, à l'aide d'un agent qui déplacerait ces proportions, changer les corps les uns dans les autres, transmuer, par exemple, le mercure en argent et le plomb en or. Et cet agent c'est la pierre philosophale, le mercure ; non le mercure vulgaire qui n'est pour les alchimistes qu'un métal avorté — M. Huysmans se sert d'une autre expression —, mais le mercure des philosophes, appelé aussi le lion vert.

On trouve parmi les papiers de la Voisin un poème manuscrit en l'honneur de la pierre philosophale :

De l'or glorifié qui change en or ses frères.

Le secret doit consister en un élixir dont une seule goutte jetée

... dans une mer profonde

Où couleraient fondus tous les métaux du monde

Suffirait pour la teindre et fixer en soleil.

Chasteuil et ses collaborateurs, ne cherchaient pas seulement la solidification du mercure, qui devait produire la pierre philosophale, mais à liquéfier l'or à froid ; ce qui devait donner une panacée universelle. L'or liquide restitue la santé, la force, donne de l'embonpoint aux vieillards, ôte les pâles couleurs aux filles, guérit de la peste, etc.

A défaut de mercure solidifié, ils cherchaient, pour la transmutation des métaux, ces poudres ou huiles de projection, dont il est tant question à cette époque, et, comme nous le verrons, ils eurent les meilleures raisins du monde pour croire avoir mis la main sur le secret, au moins en ce qui concernait l'argent.

En 1676, nos compagnons s'installèrent tous à Paris, où ils s'adjoignirent trois collaborateurs importants à des titres divers : l'empirique Rabel, médecin célèbre en son temps ; un riche banquier parisien, Pierre Cadelan, secrétaire du Roi, et un jeune avocat au Parlement, Jean Terron du Clausel. Celui-ci logeait avec Vanens, rue d'Anjou, dans la maison qui avait pour enseigne Le Petit Hôtel d'Angleterre. Ce qui faisait sa valeur dans la compagnie, c'est qu'il pouvait distiller librement, ayant obtenu une licence. La science de Rabel semblait devoir être précieuse. Cette science était réelle. L'eau de Rabel, qu'il inventa et à laquelle il a laissé son nom, est encore employée de nos jours : mélange d'alcool et d'acide sulfurique qui sert d'astringent dans les hémorragies. Rabel avait composé un autre élixir dont les bienfaits innombrables étaient célébrés par des annonces en prose et en vers que les réclames modernes les plus retentissantes n'ont pas surpassées. Quant à Cadelan, il donnait l'argent. Bodin parle en termes très exacts des alchimistes : Ils tirent bien la quintessence des plantes et font des huiles et des eaux admirables et salutaires et discourent subtilement de la vertu des métaux et transmutation d'iceux ; mais avec cela ils font de la fausse monnaie. Au moment où Cadelan fut arrêté avec ses associés il allait prendre à ferme la Monnaie de Paris. Était-ce pour y faire de faux louis d'or comme les historiens l'ont supposé ? Nous croyons plutôt que c'était pour écouler les produits de la fabrication alchimique de ses associés, car à ce moment ils n'avaient plus de doute sur l'efficacité des formules de Chasteuil. Un lingot d'argent fondu par Vanens et porté par Bachimont à la Monnaie de Paris, y venait d'être reçu à onze deniers douze grains pour fin. Il est à peine utile d'ajouter que ce ne pouvait être que par suite d'une erreur de l'employé préposé à la Monnaie ; ce fameux argent que Vanens et Chasteuil faisaient avec du cuivre n'était que du métal blanc. Ce n'en était pas moins pour nos compagnons un succès qui ouvrait devant eux les plus vastes espoirs.

Quand Louis de Vanens fut arrêté, le 5 décembre 1677, au matin, Louvois crut avoir saisi un espion. Il avait mis la main sur un alchimiste, et bientôt toute la bande, Tenon, Cadelan, M. et Mme de Bachimont, Barthomynat, dit La Chaboissière, valet de Vanens, étaient, les uns à la Bastille, les autres à Pierre-en-Cize. Chasteuil venait de mourir tranquillement à Verceil. Babel était passé en Angleterre où Charles II le logeait, nourrissait, pensionnait et accablait de présents. Dans la suite, il rentra en France et fut incarcéré à son tour.

Nous considérions comme essentiel de faire connaître ce groupe d'alchimistes et de philosophes à cause de Louis de Vanens. Ce jeune gentilhomme de Provence, dégagé de taille et bien fait, avait de brillantes relations à la Cour, où il était sur le pied n'intimité avec l'éblouissante maîtresse du roi, la marquise de Montespan. D'autre part, il fréquentait assidument chez la Voisin et fut même quelque temps son auteur. Vanens a été le trait d'union entre les alchimistes et les sorcières. Il était un fervent des pratiques démoniaques. Son valet, La Chaboissière, déclara qu'une nuit il dut se rendre avec sou maître et un ecclésiastique dans les bois aux environs de Poissy, où, avec des imprécations et des invocations à l'Esprit, on chercha des trésors. Vanens était un satanique. Il était enfermé à la Bastille dans une même chambre avec d'autres détenus, selon l'usage. Il avait avec lui une sorte d'épagneul tanné et blanc. Vers l'heure de minuit, il récitait des prières sur le ventre du chien et faisait des bénédictions. Puis il prenait un livre d'heures où il y avait l'image de la Vierge, et appliquait cette image au derrière du chien, disant : Sors, diable ! voilà ta bonne maîtresse ! Aux observations de ses compagnons de captivité il répondait que Dieu ni le roi ne l'empêcheraient de faire ce qu'il faisait. Pour mesurer l'âpreté étrange et l'énergie de ces superstitions, il faut songer que Vanens était à la Bastille et qu'il n'ignorait pas que ces pratiques pouvaient le mener au bûcher.

On comprendra par la suite toute l'importance qu'il faut attacher au personnage de Vanens en se rappelant les lignes suivantes que l'on trouve dans les notes de Nicolas de La Reynie : Revenir à La Chaboissière — le domestique de Vanens — sur le fait qu'il n'a voulu être écrit dans son interrogatoire, après en avoir entendu la lecture, que Vanens s'était mêlé de donner des conseils à Mme de Montespan, qui mériteraient de le faire tirer à quatre chevaux.

 

LA VOISIN.

Aux portraits de Chasteuil l'alchimiste et de Vanens le satanique il faut joindre celui de la plus célèbre des sorcières, Catherine Deshayes, femme Monvoisin, dite la Voisin. C'est d'elle que La Fontaine écrit :

Une femme à Paris faisait la pythonisse...

La Voisin déclara à La Reynie : Les unes demandaient si elles ne deviendraient pas bientôt veuves parce qu'elles en épouseraient quelque autre, et presque toutes demandent et n'y viennent que pour cela. Quand ceux qui viennent se faire regarder dans la main demandent quelque autre chose, ce n'est néanmoins que pour venir à ce point et pour être délivrés de quelqu'un ; et comme elle avait accoutumé de dire, à ceux qui venaient pour cela chez elle, que ceux dont ils voulaient être défaits mourraient quand il plairait à Dieu, on lui disait qu'elle n'était pas bien savante. Margot, servante de la Voisin, dit que toute la terre y venait. Elle dit encore : La Voisin tire aujourd'hui une grande suite après elle, c'est une grande chaîne de personnes de toutes sortes de conditions. Les Parisiens se rendaient chez la devineresse en compagnie ; c'étaient des parties de plaisir. La société joyeuse se répandait sur les pelouses du jardin qui entouraient la maisonnette de la Villeneuve-sur-Gravois. La Villeneuve était l'espace, peu habité, entre les remparts et le quartier Saint-Denis.

On faisait venir la sorcière en ville, dans les salons, comme aujourd'hui les cantatrices en vogue. En ce temps-là, la Voisin avait autant d'argent qu'elle voulait. Tous les matins, avant qu'elle fût levée, il y avait des gens qui l'attendaient, et tout le reste du jour elle avait encore du monde ; après cela, le soir, elle tenait table ouverte, avait les violons et se réjouissait beaucoup : ce qui a duré plusieurs années. Cette existence ne ressemblait plus, comme on voit, à celle de l'aïeule, la sorcière décrite par Michelet : Vous la trouverez aux plus sinistres lieux, isolés, mal famés, aux masures, aux décombres. Où aurait-elle vécu, sinon aux landes sauvages, l'infortunée qu'on poursuivait tellement, la maudite, la proscrite, l'empoisonneuse ?

La Voisin gagnait annuellement cinquante et cent mille francs de notre monnaie ; mais l'argent était dépensé en ripailles. Elle entretenait princièrement ses amants, car elle n'eût pas jugé digne d'elle qu'ils fussent en peine, et ses amants étaient nombreux. Nous trouvons au premier rang le bourreau de Paris, André Guillaume, qui trancha la tête à Mme de Brinvilliers, et qui, par une horrible rencontre, faillit exécuter la Voisin elle-même ; puis le vicomte de Cousserans, le comte de Labatie, l'architecte Fauchet, un marchand de vin du quartier, le magicien Lesage, l'alchimiste Blessis et d'autres.

Il faut ajouter que Blessis et Lesage, puis Latour, lui dépensèrent beaucoup d'argent sous prétexte de pierre philosophale, car la Voisin avait une foi sincère en l'alchimie. Elle subventionna de grandes entreprises, contribua à fonder des fabriques, étant très curieuse des progrès scientifiques et industriels ; mais en fait d'industriels, elle tomba surtout sur des chevaliers d'industrie qui lui escroquèrent son argent.

Enfin, la Voisin, orgueilleuse de son métier de sorcière, qui faisait se courber devant elle, dans des postures attentives et suppliantes, les personnes du plus haut rang, ne reculait pas devant les dépenses qui lui semblaient utiles à en rehausser l'éclat. Elle rendait ses oracles vêtue d'une robe et d'un manteau spécialement tissés pour elle, qu'elle avait payés 15.000 livres — 75.000 francs de valeur actuelle —. La reine n'avait pas de parure plus belle que cette robe d'empereur qui fit bien du bruit dans Paris. Le manteau en était de velours cramoisi semé de 205 aigles esployées, à deux têtes, d'or fin, double de fourrure précieuse ; la jupe était en velours vert d'eau, drapé de point de France. Les souliers portaient eux-mêmes des broderies d'aigles esployées, à deux têtes, d'or fin. Le seul tissage des aigles sur le manteau avait coûté 1.100 livres — 5.600 francs d'aujourd'hui. Nous possédons les comptes des fournisseurs.

Mais la Voisin avait conservé, sous le ruissellement de la fortune, des mœurs crapuleuses. Elle est ivre à chaque instant. Elle a des querelles de poissarde avec Lesage. Latour, qui fut son grand auteur, lui donne des soufflets. Elle se bat avec la Bosse à s'arracher les cheveux. Un jour, l'Auteur — Latour —, étant avec elle sur les remparts, elle fit donner cinquante coups de bâton à son mari par l'Auteur, pendant qu'elle tenait le chapeau de l'Auteur, qui eut pitié de son mari. En cette occasion, Latour mordit ce pauvre Monvoisin dans le nez. Mais, d'autre part, la devineresse fréquentait chez l'abbé de Saint-Amour, recteur de l'Université de Paris, un janséniste austère, et Mme de la Roche-Guyon était la marraine de sa fille.

Ce mari, que la Voisin faisait bâtonner si rudement, paraît cependant avoir été bon homme. Il y avait en ce temps, à Montmartre, une chapelle dédiée à sainte Ursule, qui avait le privilège de rabonnir les maris. Il fallait y faire neuvaine et y porter, par une matinée de vendredi, une chemise du méchant époux. Notre sorcière croyait sans défaillance à l'efficacité de cette pratique, et il faut lui rendre justice en constatant qu'elle commençait toujours par envoyer à Montmartre les femmes qui venaient lui conter leurs chagrins. Elle usa du remède pour son propre ménage, et ce pauvre Monvoisin dut se rendre à la butte portant lui-même sa chemise sous le bras. Voilà un mari pour le rabonnissement duquel sainte Ursule ne parait pas avoir eu à faire de grands efforts.

Lesage, amant de la sorcière, lui conseilla de se débarrasser de Monvoisin. On acheta un cœur de mouton auquel Lesage fit quelque chose, puis on l'enfouit dans le jardin derrière la porte cochère. Et voilà que Monvoisin fut pris d'un grand mal d'estomac. Il s'écriait que s'il y avait quelqu'un qui voulût le faire périr, on lui donnât un coup de pistolet dans la tête, plutôt que de le laisser languir. La Voisin, saisie de remords, courut aux Augustins se réconcilier, c'est-à-dire se confesser et obtenir une absolution générale ; elle communia et, à son retour, obligea Lesage à démolir ses sortilèges.

La Voisin raconta très ingénument à La Reynie les débuts de sa carrière. A présent son mari ne faisait plus rien. Il avait été marchand joaillier, puis boutiquier sur le Pont-Marie. II avait perdu ses boutiques et alors, voyant son époux ruiné, elle s'était attachée à cultiver la science que Dieu lui avait donnée. — C'est la chiromancie et la physionomie, dit-elle, que j'ai apprises dès l'âge de neuf ans. Depuis quatorze ans je suis persécutée, c'est l'effet des missionnaires — on appelait ainsi les membres d'une congrégation établie par saint Vincent de Paul, alors très populaire, qui s'occupaient activement de convertir les pécheurs et d'ôter les scandales de tous genres —. Cependant, poursuit la Voisin, j'ai rendu compte de mon art aux vicaires généraux, le siège étant vacant — c'est-à-dire en 1664, — et à plusieurs docteurs en Sorbonne auxquels j'avais été renvoyée, qui n'y ont rien trouvé à redire. La Bosse parle également du temps où son amie allait en Sorbonne disputer avec les professeurs sur le fait d'astrologie.

Ainsi la Voisin s'est établie devineresse pour ramener l'ordre et l'aisance dans sa maison. Une de ses commères, la Lepère, lui disait parfois qu'elle ne devait pas s'engager dans de si grands crimes : Tu es folle ! répondait la sorcière, le temps est trop mauvais. Comment nourrir mes enfants et ma famille. J'ai dix personnes sur les bras ! Et, de fait, jusqu'au moment où elle fut arrêtée, la Voisin n'avait cessé de soutenir sa vieille mère, à qui elle donnait de l'argent chaque semaine.

En prétendant que le fond de son art était la physionomie, la Voisin disait vrai. Elle en avait fait une étude approfondie. Nous trouvons sur ce sujet mille et une notes dans son dossier et un Traité de physionomie appuyé sur six inébranlables colonnes : 1° la sympathie entre l'esprit et le corps ; 2° les rapports entre les animaux raisonnables et irraisonnables ; 3° la diversité de l'un et de l'autre sexe ; 4° la diversité des nations ; 5e le tempérament des corps ; 6° la diversité de l'âge ; et ne pas s'appuyer sur un seul signe, car souvent les hommes sont attaqués de quelque défaut que la force de leur esprit, avec le secours de la grâce, peut assurément vaincre. Quand la comtesse de Beaufort de Canillac vint consulter la devineresse, la dame lui ayant voulu donner sa main sans se démasquer, elle lui dit qu'elle ne se connaissait point aux physionomies de velours, et sur cela la dame ayant ôté son masque... La Voisin avoua qu'elle lisait bien plus sur les visages que dans les lignes de la main, étant assez difficile de cacher une passion ou une inquiétude considérable. Elle n'était pas seulement physionomiste mais finement psychologue et c'est par là qu'elle donnait un fondement à sa sorcellerie. Citons le trait suivant entre bien d'autres.

Marie Brissart, veuve d'un conseiller au Parlement, aimait tendrement et entretenait galamment un capitaine aux gardes, Louis-Denis de Rubentel, marquis de Mondétour, qui devint lieutenant général en 1688. C'est un personnage dont Saint-Simon, censeur sévère, parle ainsi : Il avait su mépriser les bassesses et se retirer dans sa vertu au-dessus de la fortune. Mme Brissart lui envoyait de l'argent quand il était à l'armée, après l'avoir équipé de pied en cap au départ. Il advint que le cavalier marqua quelque froideur à sa maîtresse afin que sa bourse s'en ouvrît encore plus largement. La veuve, ne revoyant plus son capitaine, prit alarme et courut chez la Voisin. Celle-ci, assistée de Lesage, commença ses incantations. Le magicien se promenait dans le jardin avec une baguette dont il frappait, la terre, répétant : Per Deum Sanctum, per Deum vivum ! Puis il disait : Louis-Denis de Rubentel, je te conjure de la part du Tout-Puissant d'aller trouver Marie Miron — nom de jeune fille de Mme Brissart — et qu'elle possède entièrement son corps, son cœur et son esprit et qu'il ne puisse aimer qu'elle ! Une autre fois il mit dans une petite boule de cire un papier où il y avait les noms de Rubentel et de Mme Brissart, et devant cette dernière jeta la boule dans le feu, où elle éclata avec bruit. Ces beaux sortilèges demeuraient sans résultat quand, un matin, la Voisin, clairvoyante, dit à sa cliente qui pleurait : Qu'elle écrivait tous les jours et envoyait sa femme de chambre chez Rubentel, mais qu'il n'en faisait aucun cas ; que c'était une méchante conduite pour son dessein d'écrire et d'envoyer tous les jours ; — et la dame ayant cessé d'écrire et d'envoyer, M. de Rubentelqui prit peur à son tour de voir se tarir une source précieuserevint chez elle sans qu'on eût fait autre chose, et néanmoins la dame ayant cru que la Voisin avait fait quelque chose d'extraordinaire, lui donna douze pistoles.

La sorcière entendait toutes les confessions. C'étaient les rêves bleus, avec des rayons de tendresse, des amoureux de vingt ans, qui venaient à elle rouges d'émoi ou lui écrivaient des lettres tremblantes pour obtenir la fin de leur tourment, qu'elle amollît le cœur barbare de leur maîtresse ou qu'elle fléchît la résistance d'un père cruel. Puis c'était l'amour charnel et tenace des femmes mûres s'accrochant à l'amant qui les délaisse pour des filles plus fraîches. C'étaient enfin les amours d'ambitieuses, assoiffées d'honneurs et d'argent, qui nous mènent aux horreurs de la messe noire.

La Voisin était assistée dans ces monstrueux offices d'un prêtre louche et âgé, la figure bouffie, avec des veines violettes qui s'entrecroisaient sur les joues à fleur de peau, l'affreux abbé Guibourg. Ancien aumônier du comte de Montgommery, il était alors sacristain de Saint-Marcel, à Saint-Denis. Il disait la messe selon le rite, vêtu de l'aube, de l'étole et du manipule. Celles sur le ventre desquelles les messes avaient été dites étaient toutes nues, sans chemise, sur une table servant d'autel, elles avaient les bras étendus et tenaient dans chaque main un cierge. D'autres fois elles ne se déshabillaient point et ne faisaient que retrousser leurs habits jusqu'au-dessus de la gorge. Le calice était posé sur le ventre nu. Au moment de l'offertoire un enfant était égorgé. Guibourg le piquait d'une grande aiguille dans le cou. Le sang de la victime expirante était versé dans le calice où il se mêlait à du sang de chauve-souris et à d'autres matières obtenues par des pratiques immondes. On ajoutait de la farine pour solidifier le mélange auquel on donnait une forme d'hostie pour être bénit au moment où, dans le sacrifice de la messe, Dieu descend sur l'autel. La scène est reconstituée par La Reynie d'après les interrogatoires des accusés.

Les messes noires n'étaient pas les seules sorcelleries où les rites exigeaient des sacrifices d'enfants. Aussi la Voisin et les devineresses ses commères en faisaient-elles une effroyable consommation. Les enfants abandonnés par les filles-mères, d'autres qu'on achetait aux femmes pauvres, ne suffisaient pas : plusieurs devineresses furent convaincues d'avoir égorgé dans ces monstrueuses pratiques leurs propres enfants. Voici un détail horrible. La fille de la Voisin, sur le point d'accoucher, ne se fiant pas à sa mère, se sauva de la maison et ne rentra qu'après avoir mis son enfant en sûreté. Les sorcières enlevaient les enfants dans les rues. Le lieutenant de police La Reynie écrit à Louvois : Se rappeler le grand désordre arrivé à Paris en 1676, plusieurs attroupements, plusieurs allées et venues et mouvements de sédition en plusieurs endroits de la ville, sur un bruit qu'on enlevait des enfants pour les égorger, sans qu'on pût comprendre alors quelle pouvait être la cause de ce bruit. Le peuple néanmoins se porta à divers excès contre les femmes soupçonnées d'être de ces preneuses d'enfants. Le roi donna des ordres. Le procès fut fait — à ceux qui s'ameutaient contre les sorcières —, une femme qui avait commis des violences fut condamnée à mort, mais elle obtint une grâce particulière.

La Voisin pratiquait la médecine comme toutes les sorcières. On trouve dans son dossier des recettes pour les boutons du visage, un remède pour le mal de tête, la formule d'une quintessence d'ellébore de laquelle le doyen de Westminster a vécu cent soixante-six ans. Elle était sage-femme et surtout avorteuse. Au-dessus du cabinet — où la Voisin donnait ses consultations — il y avait une espèce de soupente où se faisaient les avortements, et derrière le cabinet il y avait un réduit avec un four où l'on trouva de petits os humains brûlés. Dans ce four étaient calcinés les petits enfants. Un jour, dans un moment d'épanchement, la Voisin avoua qu'elle avait brûlé dans le four, ou enterré dans son jardin, les corps de plus de 2.500 enfants nés avant terme. Ici encore nous trouvons des traits surprenants. La sorcière tenait beaucoup à ce que les enfants venus au monde fussent baptisés avant de mourir. Un soir, la Lepère, sage-femme commère de la Voisin, se trouvait dans le fameux cabinet avec le mari de la sorcière. Celle-ci, qui était dans la soupente, descendit tout à coup, avec une hâte joyeuse, le visage rayonnant, elle criait :

Quel bonheur ! l'enfant a pu être ondoyé !

Telle est l'horrible et étrange créature — la dernière des grandes sorcières qui hantèrent la pensée de Michelet, — l'étrange femme de qui les forfaits firent frissonner celui qui avait entendu les témoignages des plus redoutables criminels de son temps, Nicolas de la Reynie.

Nous avons le portrait de la Voisin par Antoine Coypel. Elle est représentée allant au supplice dans la chemise en toile des condamnés. Les contemporains la dépeignent petite, rondelette, assez jolie, à cause des yeux extraordinairement vifs et perçants. L'artiste lui a donné une expression de crapaud, mais sans doute a-t-il dessiné sous l'influence d'une idée préconçue. Mme de Sévigné, qui avait un goût singulier pour ce genre de spectacle, la vit monter au bûcher : La Voisin, écrit-elle, a donné gentiment son âme au diable. Le confesseur de la sorcière a, de son côté, parlé de sa fin édifiante : Je suis chargée de tant de crimes, disait-elle avec une émotion très simple et profonde, que je ne souhaiterais pas que Dieu fit un miracle pour me tirer des flammes, parce que je ne puis trop souffrir pour ce que j'ai commis.

 

LE MAGICIEN LESAGE.

Le principal auxiliaire de la Voisin fut le magicien Lesage. C'est une physionomie à part dans ce monde de sorcières, alchimistes et magiciens. Sceptique parmi des croyants, — il dupait les sorcières dont il était le collaborateur, autant que les dames du monde qui venaient lui demander les secours de son art.

Originaire de Venoix, près de Caen, il s'appelait de son vrai nom Adam Cœuret. La Vigoureux trace son portrait : ayant une perruque roussâtre, mal bâti, vêtu ordinairement de gris, avec un manteau de bourracan. Cœuret était marchand de laine. Bien que marié en Basse-Normandie, il promettait à la Voisin de l'épouser si elle devenait veuve. Il se fit tout d'abord appeler Dubuisson. En 1667, il fut arrêté, condamné aux galères pour pratiques démoniaques, et, en 1672, délivré par le crédit de la Voisin. La galère où il ramait voguait en vue du port de Gênes quand les lettres de grâce le joignirent.

Rendu libre, Cœuret revint à paris, sous le nom de Lesage, et renoua ses relations avec les sorcières.

Toute la science de Lesage consistait en un curieux talent d'escamoteur, par lequel il trompait les devineresses elles-mêmes, leur persuadant qu'il possédait toute la science de la cabale, et celles-ci l'associaient à leurs fructueuses opérations. Les interrogatoires de la Voisin fournissent à ce sujet les plus bizarres renseignements : Lesage prit un pigeon en vie à la Vallée de Misère — sur le quai de la Mégisserie, où l'on vendait la volaille —, et le brûla dans une bassinoire. En ayant sassé les cendres il les mit dans son cabinet. Ce fut le commencement de la quarantaine pendant laquelle il récitait journellement la passion de Notre-Seigneur, dans le cabinet, ayant les pieds dans l'eau, quoiqu'il gelât très fort. Puis il mettait une nappe blanche sur une table, faisait allumer deux cierges, fit acheter trois verres de cristal, desquels ayant fait son mystère qu'elle — la Voisin — ne connaissait point, il les lui fit renfermer dans une armoire avec une branche de laurier, et ayant cependant toujours la clef sur elle, Lesage lui demanda les trois verres et la branche de laurier qu'il avait mis dans l'armoire, et, où ne les ayant pas néanmoins trouvés, il lui dit qu'il ne lui donnerait plus rien à garder, et l'ayant envoyée dans le jardin, elle les trouva tous trois rangés dans le cabinet du jardin. Et lui ayant demandé comment il faisait tout cela, Lesage lui dit qu'il était de l'apostolat et de la compagnie des Sibylles.

D'autres fois Lesage célébrait une sorte de messe, travesti en prêtre. Au moment de l'offertoire, il rompait deux petits morceaux de pain ordinaire et, après avoir fait s'agenouiller la Voisin et son mari, l'excellent Monvoisin, il leur donnait à chacun un morceau de pain de la même façon que s'il les eût communiés, et leur faisait ensuite boire de l'eau bénite qu'il avait, à ce qu'il disait, fait changer en liqueur, et était la liqueur d'un goût extrêmement agréable. — Un sergent étant venu chez la Voisin pour l'exécuter, à la requête de Lenoir, tapissier, la Voisin fit appeler Lesage, lui dit qu'elle était perdue et qu'il y avait quelque chose dans l'armoire qu'il fallait ôter, c'était une hostie ; et, dans le même temps, Lesage fit sortir la marquise de Lusignan qui était chez la Voisin et lui dit de s'en aller chez elle, et, quand elle y serait, de mettre une serviette blanche sur son lit, pour ce qu'il allait lui envoyer. Et, en effet, l'hostie se trouva chez la marquise, sans que l'on vît qui l'avait apportée.

Les prétendues sorcelleries de Lesage consistaient ainsi en habiletés de prestidigitateur. Elfes suffisaient à émerveiller ses clients. Il leur faisait écrire, par exemple, leurs demandes au démon sur des billets qu'il faisait ensuite semblant de jeter au feu, enveloppés dans des boules de cire, et, quelques jours après, il les représentait, en disant que le diable, qui les avait reçus par la voie des flammes, les lui avait renvoyés.

Lesage fut arrêté pour la seconde fois, le 17 mars 1679, et nous verrons l'importance des déclarations qu'il fit aux magistrats.

 

LA CHAMBRE ARDENTE.

On imagine la stupeur de Louis XIV, de ses ministres, du lieutenant de police à la découverte de crimes pareils. L'effroi fut d'autant plus grand que les chimistes et médecins experts étaient alors impuissants à retrouver la trace du poison dans les cadavres. Le procès fut confié à une commission spéciale dans l'espoir que, par une procédure plus rapide et plus énergique, elle parviendrait à couper le mal dans sa racine. Ce fut la célèbre Chambre ardente.

Le président en était Louis Boucherat, comte de Compans, — un homme aimable, dit Mme de Sévigné, et d'un très bon sens. Il devint dans la suite chancelier de France. Louis Bazin, seigneur de Bezons, désigné pour remplir les fonctions de rapporteur avec La Reynie, était membre de l'Académie française. L'office de greffier fut rempli par Sagot, secrétaire confidentiel de La Reynie et greffier ordinaire du Châtelet. La commission, écrit Ravaisson, avait été composée de l'élite des membres du Conseil d'État et tous ces magistrats ont laissé une grande réputation. Ce tribunal fut appelé la Chambre ardente parce que, anciennement, les tribunaux constitués extraordinairement pour juger les grands crimes, siégeaient dans une chambre tendue de noir, tout éclairée de torches et de Lambeaux.

La Chambre se réunit pour la première fois le 10 avril 1679 et décida que toute l'instruction demeurerait secrète afin de soustraire à la connaissance du public le détail des pratiques démoniaques, dont les magistrats ne mettaient pas en doute l'efficacité, ainsi que la redoutable composition des poisons.

Voici de quelle manière était ordonnée la procédure :

Les particuliers que le juge instructeur, La Reynie, regardait comme suspects étaient arrêtés par ordre du roi, c'est-à-dire par une lettre de cachet qui tenait lieu du mandat d'amener du juge d'instruction moderne. Les premiers interrogatoires étaient soumis au procureur général et ce n'était que sur ses réquisitions qu'on procédait aux confrontations avec les coaccusés et aux recollements, après lesquels les commissaires adressaient un rapport détaillé à la Chambre. Le procureur présentait des conclusions et la Chambre décidait si, oui ou non, l'accusé serait recommandé, c'est-à-dire s'il demeurerait prisonnier en vertu d'un arrêt rendu par elle. En ce cas l'instruction suivait son cours. Quand celle-ci était terminée, toutes les pièces concernant l'accusé étaient lues aux juges, le procureur du Roi prononçait son réquisitoire, tendant à l'acquittement ou à la condamnation, l'accusé était entendu une dernière fois sur la sellette et la Chambre rendait une sentence qui était sans appel.

La Chambre ardente siégea au palais de l'Arsenal. Du 10 avril 1679, jour où elle se réunit pour la première fois, au 21 juillet 1682, date où elle ferma ses portes, elle tint deux cent dix séances, après avoir été suspendue, pour les raisons que l'on exposera plus loin, du ter octobre 1680 au 19 mai 1681.

La Chambre ardente délibéra sur le sort de quatre cent quarante-deux accusés et décréta prise de corps contre trois cent soixante-sept. Parmi ces arrestations deux cent dix-huit furent maintenues. Trente-six prisonniers furent condamnés au dernier supplice, à la question ordinaire et extraordinaire, et exécutés ; deux d'entre eux moururent en prison de mort naturelle ; cinq furent condamnés aux galères ; vingt-trois furent bannis ; mais les plus coupables se trouvèrent avoir des complices si haut placés que leur procès ne put être instruit. Ajoutons les accusés qui se suicidèrent en prison, comme la Dodée, une sorcière âgée de trente-cinq ans, encore très jolie, qui avait été arrêtée avec la Trianon et se coupa la gorge au donjon de Vincennes après son premier interrogatoire : elle s'est mis sa chemise par-dessus sa plaie où la plus grande partie de son sang a coulé ; on l'a trouvée morte en ouvrant sa chambre, le matin pour lui porter à déjeuner.

 

Parmi les nombreuses affaires que la Chambre instruisit quelques-unes serviront de types.

Mme de Dreux était femme d'un maitre des requêtes au Parlement. Elle n'avait pas trente ans, et beaucoup de grâce, de beauté, une beauté délicate et mignonne, infiniment de charme et de distinction. Elle aimait tant M. de Richelieu — déclara l'une des sorcières de la Chambre ardente, la Joly — que d'abord qu'elle savait que M. de Richelieu regardât quelque personne, elle songeait à s'en défaire. Elle avait en outre empoisonné M. Pajot et M. de Varennes et bien d'autres ; l'un de ses amants notamment, pour s'éviter, dit-elle, les ennuis et embarras d'une rupture. Elle avait encore cherché à empoisonner son mari et à se défaire de Mme de Richelieu par sortilèges. Tous ces détails se répandirent dans Paris, où la société — on a peine à le croire — s'en amusa énormément. Le mari était criblé d'épigrammes que Mme de Sévigné déclare divinement divertissantes. Mme de Dreux était réellement trop gentille — et puis elle était cousine de deux juges de la Chambre, MM. d'Ormesson et de Fortia, — si bien que, le 27 avril 1680, les magistrats se contentèrent pour toute peine de l'admonester. M. de Dreux et toute sa famille, écrit Mme de Sévigné, allèrent la prendre à cette Chambre de l'Arsenal. Remise en liberté, la jeune femme fut fêtée et choyée par tout le monde élégant. C'étaient une joie et un triomphe et les embrassements de toute sa famille et de tous ses amis. M. de Richelieu a fait des merveilles dans toute cette affaire. Ce qui paraîtra inouï, c'est qu'après sa sortie du donjon de Vincennes, Mme de Dreux retourna chez les sorcières, donna rendez-vous à la Joly dans l'église des jésuites, lui demanda, et obtint d'elle, des poudres pour empoisonner une personne que M. de Richelieu considérait.

A dire vrai, la Joly fut arrêtée sur ces entrefaites, et, à la suite de ses révélations, un nouvel ordre d'arrestation fut lancé contre Mme de Dreux ; mais elle fut avertie et se sauva. Le procès fut instruit par contumace. On vit alors le mari et M. de Richelieu solliciter pour elle de compagnie. Le 23 janvier 1682, Mme de Dreux fut condamnée au bannissement hors du royaume, mais le roi lui permit de demeurer en France, à condition que ce fût à Paris et avec son mari.

La présidente Leféron, qui appartenait également au monde de la magistrature, est d'un aspect plus rude. Fille d'un conseiller au Parlement, elle s'appelait de son nom de jeune fille Marguerite Galart. Son mari, président de la première des enquêtes, est représenté, en 1661, dans le Tableau du Parlement, comme un bon juge, de jugement solide, résolu dans ses opinions, qui ne change pas sans grande raison, ne se prévient pas, aime la règle, bon homme et sans intérêt. Il avait fait preuve d'indépendance de caractère lors du procès Fouquet par sa clémence pour le surintendant. Mme Leféron le trouvait ennuyeux, avare, puis — comment dire ? — insuffisant. La belle cependant avait passé la cinquantaine. Mais elle s'était follement éprise d'un M. de Prade, qui, lui, s'était épris de ses écus. Mme Leféron demandait à la Voisin des poisons pour tuer son mari, et de Prade lui demandait des sortilèges pour s'attacher le cœur de sa maîtresse. La Voisin donnait tout ce qu'on voulait : des fioles à la dame, et au galant une figure de cire vierge représentant Mme Leféron. Cette figure, enfermée dans une boîte de fer-blanc, devait être chauffée de temps à autre, ce qui devait échauffer le cœur de la dame. De Prade fit à la Voisin un billet de 20.000 livres 100.000 francs d'aujourd'hui.

Les fioles produisirent leur effet et Leféron expira le 8 septembre 1669 ; la figure de cire produisit son effet également et Mme Leféron épousa M. de Prade. Le 20 février 1680, montant sur le bûcher, la Voisin dit à Sagot, greffier de la chambre : Il est bien vrai que Mme Leféron la vint voir, toute joyeuse d'être veuve, et comme elle lui demandait si la fiole d'eau avait fait son effet : Effet ou non, il est crevé ! De Prade ne paraissait pas moins heureux. Il courait la ville dans un carrosse tout neuf, avec trois ou quatre laquais derrière. La joie fut courte. La dame vit que son nouveau mari songeait surtout à lui soutirer des donations et le mari vit bientôt que sa femme cherchait à l'empoisonner à son tour. Il se réfugia chez les Turcs. Le 7 avril 1680, Mme Leféron fut condamnée sans rigueur au bannissement hors la vicomté de Paris et en 1.500 livres d'amende, bien qu'il y eût, comme Louvois l'écrivait à Louis XIV, treize ou quatorze témoins de son crime.

Mme de Dreux et Mme Leféron furent redevables de cette surprenante indulgence à Mme de Poulaillon. Née Marguerite de Jehan, d'une famille noble de Bordeaux, elle était venue très jeune à Paris, entêtée de sciences occultes, pour y fréquenter les alchimistes. Elle y avait épousé le maitre des eaux et forêts de Champagne, Alexandre de Poulaillon, beaucoup plus âgé qu'elle, mais très riche. Les contemporains sont unanimes à louer le joli visage, l'intelligence fine et vive, l'exquise distinction de la jeune femme. Pour son malheur elle fit rencontre d'un certain La Rivière qui avait de grands talents pour soutirer de l'argent aux dames. On sait qu'au XVIIe siècle cette sorte de talent n'était pas dans le même discrédit qu'aujourd'hui. Le bonhomme de mari, devenu méfiant, noua les cordons de sa bourse et ferma les armoires. Mme de Poulaillon recourut aux expédients. Elle vendait les meubles du logis, chaises, fauteuils, le grand lit aurore en moire d'Angleterre, l'argenterie du buffet, et jusqu'aux habits de Poulaillon. Celui-ci, furieux — on le serait à moins, — ne donnait même plus à sa femme l'argent nécessaire à sa toilette et lui achetait lui-même robes et rubans.

Désespérée, la jeune femme se mit en rapport avec la Vigoureux : il fallait qu'elle eût de l'argent pour son amant et qu'elle fût débarrassée de son mari. Elle projetait pour cela les plus audacieux coups de main. Il suffirait de deux ou trois spadassins : Pendant que l'on tiendrait Poulaillon à la gorge dans son cabinet, on jetterait les sacs d'argent par la fenêtre, et ce serait elle qui ouvrirait la porte du cabinet. Une autre fois, il s'agissait d'enlever le maître des eaux et forêts tout vif. Mme de Poulaillon était prête à l'action, mais elle ne trouvait pas d'hommes pour la seconder. Elle vit enfin Marie Bosse, qui, dès l'abord, lui parut de plus de cœur. Néanmoins, Mme de Poulaillon montrait un si furieux empressement à se débarrasser de son vieux bonhomme, que Marie Bosse, pour aguerrie qu'elle fût, en prit peur. Elle ne voulut pas livrer en une seule fois la poudre nécessaire à l'empoisonnement, de crainte que la dame, en administrant la dose tout entière, d'un coup, ne produisît un éclat. La sorcière crut prudent de commencer par la chemise, une des plus horribles inventions de ces mégères. Les chemises du mari étaient lavées à l'arsenic. Il n'y paraissait rien. Celui qui les revêtait ne tardait pas d'être atteint d'une cruelle inflammation dans la région du bas-ventre et le haut des iambes. Et chacun de consoler la pauvre femme de qui l'époux était atteint d'un mal honteux, produit de la débauche. On mettait également de l'arsenic dans les lavements dont les contemporains faisaient, comme on sait, grand usage. Le contenu d'une fiole versé dans le vin ou le bouillon hâtait l'opération. Les négociations entre Mme de Poulaillon et la Bosse se firent dans l'église des Carmélites. La jeune femme donna 4.000 livres — 20.000 francs de notre monnaie — pour la fiole et la préparation des chemises. Une lettre anonyme prévint Poulaillon ; d'ailleurs, sa femme ne trouva pas l'aide nécessaire parmi les domestiques. Alors, dans sa fureur, elle s'adressa à des soldats et leur demanda d'attendre son mari au coin d'une route qu'elle leur indiqua, où il serait très commode, disait-elle, de l'assommer. Les soldats prirent l'argent et coururent conter la chose à Poulaillon, qui perdit patience pour de bon, fit enfermer sa femme dans un couvent et introduisit une plainte au Châtelet. C'est à ce moment que la dame fut décrétée par la Chambre ardente.

Dès qu'il vit poindre l'orage, La Rivière, à qui Mme de Poulaillon avait tout sacrifié, se sauva en Bourgogne, où il se cacha derrière les jupes de Mme de Coligny, la fille du fameux Bussy-Rabutin. Veuve du marquis de Coligny, elle s'était éprise de l'amant de Mme de Poulaillon. La Rivière, tenu au courant des incidents du procès, plaisantait agréablement sur les malheurs de son ancienne maîtresse auprès de sa nouvelle amie. Celle-ci, bien que follement amoureuse du galant, en fut choquée : Si le malheur de la femme du monde qui a, dit-on, le plus de mérite et qui vous aime et qui vous a aimé le plus éperdument, ne vous touche plus, sur quoi me flatterai-je de vous garder toujours ? Ce brillant cavalier, qui se faisait appeler marquis de la Rivière, seigneur de Courcy, était, en réalité, bâtard de l'abbé de la Rivière, évêque de Langres.

Mme de Poulaillon fut interrogée sur la sellette le 5 juin 1679. Le procureur général avait requis contre elle le supplice de la question et la mort en place de Grève ; mais le souvenir de la fin si édifiante, il faut dire plus, si émouvante de Mme de Brinvilliers, était encore dans l'âme des magistrats et y avait presque introduit un remords. Mme de Poulaillon montra devant ses juges plus de grâce encore, plus d'abandon en la main de Dieu, plus de résignation douce et sereine. L'émotion chez ces hommes de loi fut si forte qu'ils ne purent se résoudre à faire tomber cette tête adorable. Cette dame qui avait infiniment d'esprit, note le greffier Sagot, se souciait peu de la mort et, ne croyant pas qu'elle échapperait, fut pendant tout son interrogatoire d'une présence d'esprit extraordinaire qui la fit admirer et plaindre par ses juges. La Reynie écrit que les magistrats furent touchés de son esprit et de la grâce avec laquelle, étant sur la sellette, elle avait expliqué son malheur et son crime. — Les commissaires, dit Sagot, demeurèrent à opiner quatre heures entières, chacun de MM. les commissaires, particulièrement ceux qui prenaient intérêt pour ces dames, s'étant préparé pour ce qui devait servir, sinon à la décharge de la Poulaillon, du moins à l'atténuation des faits qui lui étaient imposés, en ce qui se pourrait, sans blesser visiblement la justice. M. de Fieubet fut celui qui s'y étendit le plus et y employa toute la force de son éloquence qui lui est naturelle, et aussi fut-il celui qui sauva la vie à la dame de Poulaillon, ayant fait revenir à son avis, qui fit l'arrêt, trois des six juges qui avaient, avant lui, opiné à la mort, ce qui fut d'un préjugé heureux pour les dames Dreux et Leféron et autres prisonniers, et, de fait, c'est par cet endroit que la Chambre a molli.

La grande difficulté, ajoute La Reynie, fut, après cela, à consoler Mme de Poulaillon lorsqu'elle se vit seulement condamnée au bannissement au lieu de la mort qu'elle avait elle-même prononcée en présence de ses juges, après leur avoir témoigné la joie qu'elle avait, en expiant ainsi son crime, de se délivrer en même temps de tous ses autres malheurs. Sur la propre demande de la jeune femme, sa peine fut aggravée, par ordre du roi, c'est-à-dire par lettre de cachet, en une détention aux Pénitentes d'Angers. Cependant La Rivière, après avoir rendu mère Mme de Coligny, l'épousait sans sourciller. Il est vrai que, peu après, Bussy-Rabutin et sa fille, désabusés du personnage, cherchaient à faire rompre l'union ; mais le gaillard résista et Mme de La Rivière fut contrainte de lui verser une forte pension pour le décider à l'abandonner.

La meilleure société applaudit à l'acquittement de Mme de Poulaillon, tandis que la petite bourgeoisie murmurait avec d'autant plus de raison que, peu après, une dame Rebillé, veuve Brunet, était condamnée avec la plus grande rigueur, sans être plus coupable que Mme de Poulaillon, Mme de Dreux et la présidente Leféron.

Elle était mariée à un gros bourgeois du port Saint-Landry dans la Cité. M. et Mme Brunet recevaient nombreuse compagnie, car on faisait chez eux de bonne musique. Le joueur de flûte à la mode, Philbert Rebillé, dit Philibert, musicien du roi, s'y faisait entendre habituellement. Brunet adorait le flûtiste pour l'agrément de son talent, et Mme Brunet l'adorait pour l'agrément de sa personne. Comme on faisait très bonne chère chez l'excellent bourgeois et que sa femme était charmante, l'artiste répondait avec grand enthousiasme à cette double passion. Bonheur parfait, et qui eût duré longtemps aux sons de la flûte mélodieuse, si Brunet, pour s'attacher définitivement un musicien aussi agréable, ne se fût avisé de lui offrir sa fille avec une belle dot, et si Philibert, charmé de la dot et de la fille, ne les eût acceptées avec empressement. Mme Brunet eut un cri d'horreur. Philibert lui expliqua qu'il avait consulté des notaires apostoliques et que, moyennant finance, on aurait des lettres canoniques qui arrangeraient cette affaire. Et ce furent des fêtes pour les fiançailles. Mme Brunet désespérée se confia à la Voisin : Quand elle devrait faire dix ans de pénitence, il fallait que le bon Dieu lui ôtât Brunet, son mari, car elle ne pouvait se résoudre à voir Philibert, qu'elle aimait passionnément, entre les bras de sa fille. Elle conduisit même son amant chez la devineresse. Philibert déposa au procès qu'elle le mena, sous prétexte de lui faire voir un jardin, chez une femme qui se mêle de regarder dans la main : ne sait qui elle est, car cette femme était alors tellement ivre qu'elle ne put dire un mot. La Voisin interrogée raconta les démarches de Mme Brunet, ajoutant : Il y a d'autres particularités que je ne dirais pour rien au monde, et j'aimerais mieux qu'un poignard me perçât le sein ; cela est réservé aux confesseurs, non aux juges. François Ravaisson, notre grave et savant prédécesseur au classement des archives de la Bastille, a publié cette dramatique déclaration et l'a commentée ainsi : Ces particularités, la Voisin les rapporta plus tard à M. de La Reynie ; elles faisaient honneur au tempérament de Philibert. Les détails que donnèrent les juges mirent ce joueur de flûte à la mode, et les femmes de la cour et de la ville se l'arrachèrent lorsqu'il sortit de prison.

Cependant ce fut Marie Bosse qui se chargea de l'opération, moyennant 2.000 livres — 10.000 francs d'aujourd'hui.

Brunet fut empoisonné en 1673 et Philibert épousa la veuve.

Mes amis me conseillèrent, déclara-t-il bonnement devant la Chambre, d'épouser la mère plutôt que la fille, ce que je fis, sous le bon plaisir du Roi, qui signa au contrat.

La femme du joueur de flûte fut condamnée le 15 mai 1679. Elle supplia vainement qu'on lui permît de voir une dernière fois son mari et ses enfants. On lui trancha le poing étant vivante, puis elle fut pendue et son corps jeté au feu. Louis XIV, qui affectionnait son flûtiste, lui conseilla de quitter la France s'il se sentait coupable. Mais Philibert était homme de cœur. Comme un gentilhomme il alla directement se constituer prisonnier à Vincennes. Il fut acquitté le 7 avril 1680.

 

LOUIS XIV ET L'AFFAIRE DES POISONS.

Cependant la Chambre ardente étendait ses poursuites sur un cercle de plus en plus large et qui s'élevait de plus en plus haut dans les rangs de la société. Et peu à peu s'éveilla une inquiétude singulière — malaise étonnant, — ce n'était plus des empoisonneurs qu'on avait peur, mais des magistrats. On citait une dame du meilleur monde qui répétait partout qu'on devait brûler le procès et les juges. La Reynie demandait une escorte pour le garder quand il se rendait au donjon de Vincennes, où étaient les principaux accusés. Mme de Sévigné écrivait en parlant du grand lieutenant de police : Sa vie témoigne qu'il n'y a point d'empoisonneurs. Le 4 février 1680, Louvois manda au président de la Chambre :

Sa Majesté ayant été informée des discours qui se sont tenus à Paris, à l'occasion des décrets donnés depuis quelques jours par la Chambre, elle m'a commandé de vous faire savoir qu'elle désire que vous assuriez les juges de sa protection et que vous leur fassiez connaître qu'elle attend qu'ils continueront à rendre la justice avec fermeté. Louis XIV fit venir à Versailles le président Boucherat, les deux commissaires rapporteurs, La Reynie et Bezons, et le procureur général :

A l'issue de son dîner, écrit La Reynie, Sa Majesté m'a recommandé la justice et notre devoir, en termes extrêmement forts et précis, et en nous marquant qu'elle désirait de nous pour le bien public que nous pénétrassions le plus avant possible dans le malheureux commerce des poisons, afin d'en couper la racine s'il était possible ; elle nous a commandé de faire justice exacte, sans aucune distinction de personnes, de conditions ni de sexe, et Sa Majesté nous l'a dit en termes clairs et vifs.

Les résolutions si énergiquement exprimées par le roi remplissaient La Reynie de confiance et d'ardeur ; elles lui donnaient courage dans l'accomplissement de la lourde tâche qui lui avait été imposée. Et ce courage lui était nécessaire : quelles effroyables révélations il entendait ! Est-ce à cause de ces révéla lions que, brusquement, les dispositions de la cour de Versailles se modifièrent ? La Voisin venait d'être condamnée à subir la question. La question lui fut donnée, mais seulement pour la forme. La Voisin n'a point du tout eu la question, écrit La Reynie indigné, ainsi ce moyen à son égard n'étant pas appliqué n'a produit aucun effet. On avait craint que la sorcière, dont la discrétion avait été si grande jusque-là, ne parlât trop dans les souffrances de la torture, et, en dehors de La Reynie, les tortionnaires avaient reçu des ordres. Les juges, en dehors de La Reynie, avaient reçu des ordres également, et leur réserve à interroger l'accusée avait été telle que, au moment du supplice, la Voisin, prise de remords, crut devoir déclarer spontanément, avant d'être mise entre les mains du confesseur : Se croit obligée de dire, pour la décharge de sa conscience, qu'un grand nombre de personnes de toutes conditions et qualités se sont adressées à elle pour avoir les moyens de faire mourir beaucoup de personnes, et c'est la débauche qui est le premier mobile de tous ces crimes.

Mais, après l'exécution de la Voisin, se poursuivirent les interrogatoires de son compère le magicien Lesage, de son complice l'abbé Guibourg, de sa fille Marguerite Monvoisin. Le 2 août 1680, Louis XIV, étant à Lille, écrivit à La Reynie :

Ayant vu la déclaration que Marguerite Monvoisin, prisonnière en mon château de Vincennes, a faite le 12 du mois passé, je vous écris cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous apportiez tous les soins qui dépendent de vous pour éclaircir les faits contenus dans ladite déclaration, — que vous observiez de faim écrire, en des cahiers séparés, les récolements, confrontations et tout ce qui concernera l'instruction qui pourra être faite sur ladite déclaration et que, cependant, sursoyiez de rapporter à ma Chambre royale, séante à l'Arsenal, les interrogatoires de Romani et de Bertrand.

Romani et Bertrand étaient deux accusés de la Chambre ardente dont il sera beaucoup question dans la suite.

Ainsi Louis XIV donnait ordre de détacher, des dossiers soumis au tribunal, les déclarations de la fille Voisin et celles de Romani et de Bertrand. D'autre part, Louvois avait eu l'imprudence de promettre à Lesage vie sauve s'il déclarait tout ce qu'il savait. Lesage racontait des choses effroyables. La consigne fut alors de ne plus l'écouter, c'était un menteur. Mais voici que, les 30 septembre et 1er octobre 1680, ces propos furent confirmés à la question de la manière la plus précise par la sorcière Françoise Filastre. Les déclarations de la Filastre retentirent jusqu'aux oreilles de Louis XIV comme un coup de tonnerre. On lit dans les registres du Conseil du roi :

Le Roi, s'étant fait représenter le procès-verbal de la question de Françoise Filastre, ne voulant pas permettre, pour de bonnes et justes considérations importantes à son service que certains faits soient insérés dans les expéditions qui seront faites pour servir en la Chambre de l'Arsenal, Sa Majesté, étant en son Conseil, a ordonné que les minutes et originaux desdits actes seront représentés à M. le chancelier par le greffier de la Commission et que, en sa présence, il sera expédié par le dit greffier une grosse desdits actes dans laquelle ne seront pas insérés lesdits faits. Fait au Conseil du Roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles, le 14 mai 1681.

Signé : LE TELLIER.

Le roi faisait donc pour la seconde fois enlever des rôles et soustraire au tribunal certains documents contenant de nouvelles déclarations. Aussi bien voyait-il à présent que celles-ci correspondaient à la réalité et que si les interrogatoires se poursuivaient il ne serait plus possible d'en empêcher la divulgation. Le jour même, le 4e octobre 1680, les séances de la Chambre furent suspendues.

Les documents que le roi avait ainsi fait séparer des dossiers furent enfermés dans un coffret où l'on mit les scellés et que l'on déposa chez Sagot, greffier de la Chambre, demeurant rue Quincampoix. Quand Sagot mourut, le 10 octobre 1680, le coffret fut transporté rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, chez son successeur au greffe du Châtelet et de la Chambre ardente, Nicolas Gaudion. Le 13 juillet 1709, le coffret fut apporté dans le cabinet du roi, où, en présence du chancelier Pontchartrain, Louis XIV fit brûler les papiers dans sa cheminée : Sa Majesté étant en son Conseil, après avoir vu et examiné les minutes et actes qui lui ont été remis par M. le chancelier et les avoir fait brûler en sa présence, a ordonné que Gaudion en demeurera bien et valablement déchargé.

Louis XIV venait d'être frappé brutalement, non seulement dans ses affections les plus profondes, mais dans sa dignité de souverain, par les déclarations des obscurs et infâmes accusés de la Chambre ardente. Le trône même de France en était sali. Colbert et Louvois eurent un moment de frayeur. Le monarque tout-puissant, avec l'aide de ses deux grands ministres, a cru plonger dans une nuit insondable l'histoire affreuse de sa honte et de sa douleur. Mais une flamme n'avait pas été éteinte. On ne l'avait pas aperçue. Elle a continué de brûler, elle a grandi, elle a répandu sa clarté autour d'elle. C'est dans une pleine lumière que les faits vont paraître sous nos yeux.

 

 

 



[1] SOURCES MANUSCRITES : Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, affaire des poisons, mss 10 338-10 359 ; — Ibid., ms. 10 441, dossier Rocque ; — Bibliothèque nationale, ms. français 7 608, notes de La Reynie ; — Archives de la Préfecture de police, dossier de l'affaire des poisons, carton Bastille I, fol. 97-320 ; — Bibliothèque de Rouen, collection Leber, ms. 671, dossier de la Voisin.

SOURCES IMPRIMÉES : J. Wier, Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infasmes, sorcières et empoisonneurs, s. l., 1579 ; — J. Bodin, De la Démonomanie des Sorciers, Paris, 1588 ; — Lancre, Tableau de l'inconstance des mauvais anges et des démons, Paris, 1612 ; Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV-VII, Paris, 1870-74.

TRAVAUX DES HISTORIENS : J. Michelet, la Sorcière, nouv., éd., Paris, 1892 ; — P. Clément, la Police de Paris sous Louis XIV, Paris, 1866 ; — Th. Iung, la Vérité sur le Masque de fer, les Empoisonneurs, Paris, 1813 ; — Alf. Maury, la Magie et l'Astrologie, Paris, 1811 ; — J. Loiseleur, Trois énigmes historiques, Paris, 1883 ; — J.-K. Huysmans, Là-bas, Paris, 1894 ; — Docteur G. Legué, Médecins et empoisonneurs au XIIIe siècle, Paris, 1896 ; — Docteur Lucien Nass, les Empoisonnements sous Louis XIV, Paris, 1898.

[2] Voir ci-après le chapitre la Mort de Madame.