III. — SA MORT. Edmond Pirot était théologien, professeur en Sorbonne. Né à Auxerre, le 12 août 1631, il se trouvait du même âge que la marquise de Brinvilliers. Ses discussions avec Leibnitz avaient répandu son nom dans toute l'Europe. C'était une âme ardente, sensible ; son cœur se meurtrissait au contact des douleurs d'autrui. La délicatesse de mon tempérament était si grande, dit-il, que je n'avais jamais pu voir saigner une personne, ni me résoudre à me regarder saigner moi-même, et j'étais autrefois tombé en faiblesse pour avoir vu panser une plaie, sans avoir osé depuis entreprendre de me trouver à une semblable rencontre. Son intelligence était fine, aiguë, douée d'une faculté remarquable de pénétration psychologique. Le Président de Lamoignon, en désignant l'abbé Pirot pour assister Mme de Brinvilliers, avait donné une preuve nouvelle de sa connaissance des hommes. Il savait que sa parole douce et pénétrante agirait sur le cœur de l'accusée et obtiendrait peut-être ce que n'avait pu obtenir l'appareil de la justice ; qu'elle révélerait ses complices, la composition des poisons et des antidotes à employer. Nous avons intérêt pour le public, dit Lamoignon à l'abbé Pirot, que les crimes meurent avec elle, et qu'elle prévienne par une déclaration de ce qu'elle sait toutes les suites qu'elle pourrait avoir, sans quoi nous n'y pourrions nous-mêmes obvier, et ses poisons lui survivraient après sa mort. Puis il avait désiré ardemment trouver en lui un prêtre de qui les exhortations toucheraient à l'heure de la mort cette âme rebelle et la mettraient dans la voie du salut. L'abbé Pirot a raconté le dernier jour de Mme de Brinvilliers minute par minute. Cette relation ne remplit pas moins de deux volumes. C'est l'un des plus extraordinaires monuments que possède la littérature. Le récit est écrit sans souci d'art : les conversations sont rapportées tout au long, avec les redites et d'interminables monotonies ; mais le style clair, précis, limpide, l'expression sobre et juste des plus vives passions, font sans cesse penser aux tragédies de Racine. Phèdre et la relation de l'abbé Pirot ont été composées la même année ; si notre docteur en théologie avait, en écrivant, songé au public, avec quelque souci de la composition et le désir d'éviter los redites et les longueurs, la postérité aurait pu, sans doute, signer les deux œuvres du même nom. Michelet a exprimé d'une manière frappante l'entrée de l'abbé Pirot dans la tour de la Conciergerie : L'esprit rempli de terreurs, Pirot fut introduit à la Conciergerie, au plus haut de la tour Montgommery ; il entra dans une grande chambre où il y avait quatre personnes, deux gardiens, une garde, et, tout au fond, le monstre. Le monstre était une toute petite femme, fine, aux yeux bleus, très doux et parfaitement beaux. Dès qu'elle vit Pirot, elle remercia honnêtement un prêtre qui l'avait assistée jusque-là, exprima avec grâce et abandon sa confiance absolue dans le docteur. Il vit tout d'abord combien elle était aimée de ceux qui vivaient avec elle. Quand elle parlait de sa mort, les deux hommes et la femme fondaient en larmes. Elle semblait les aimer aussi, était bonne et douce avec eux, point fière : elle les faisait manger à sa table. — Assurément, monsieur, dit-elle à l'abbé Pirot, c'est vous que M. le Premier Président m'envoie pour me consoler ; c'est avec vous que je dois passer le peu qui me reste de vie ; il y a longtemps que j'avais impatience de vous voir. — Je viens, madame, lui répondit Pirot, vous rendre pour le spirituel tous les offices que je pourrai. Je souhaiterais que ce fût dans une autre affaire que celle-ci. — Monsieur, reprit-elle, il faut se rendre à tout. Et, dans ce moment, se tournant du côté du Père de Cheyney, un oratorien : Mon Père, lui dit-elle, je vous suis obligée de m'avoir amené monsieur et de toutes les autres visites que vous avez bien voulu me faire ; priez Dieu pour moi, je vous supplie ; dorénavant je ne parlerai plus guère qu'à monsieur. J'ai à traiter avec lui d'affaires qui se disent tête à tète. Adieu, mon Père. L'oratorien se retira. Mme de Brinvilliers semble avoir été gagnée dès l'abord par l'expression affectueuse de son confesseur, par sa parole sincère et compatissante. Le jugement n'avait pas encore été rendu. Ma mort est sûre, disait-elle, il ne faut pas que je me flatte d'espérance. J'ai à vous faire une grande confidence de toute ma vie. Mais la conversation dévia sur ce qu'on disait d'elle dans le monde. Je me figure assez qu'on en parle beaucoup, et que je suis depuis quelque temps la fable du peuple. Et ses yeux brillaient. Pirot s'efforçait de lui démontrer que, dans le cas où elle serait coupable, son devoir était de dénoncer tous ses complices, de dire la composition des poisons et les moyens de les combattre. Elle l'interrompit : N'y a-t-il pas, monsieur, quelques péchés irrémissibles en cette vie, ou par leur gravité ou par leur nombre ? N'y en a-t-il pas de si énormes ou en si grand nombre que l'Église ne les puisse remettre ? — Sachez, madame, qu'il n'y a point de péchés irrémissibles en cette vie, répondit Pirot, et il développa cette pensée avec force, avec chaleur, avec une foi communicative. La conviction se faisait peu à peu dans l'âme de la prisonnière, et, avec elle, se levait une lueur de régénération, l'espoir de la vie future sereine et heureuse — glorieuse, disait le Père Pirot — et, avec la pensée, le cœur se transformait. Monsieur, me répondit-elle à cela, je suis convaincue de tout ce que vous me dites. Je crois que Dieu peut remettre tous les péchés ; je crois qu'il a souvent exercé ce pouvoir ; mais toute ma peine présentement, c'est qu'il voudra bien en faire application à un sujet aussi misérable que je suis. — Je lui dis qu'il fallait espérer que Dieu aurait pitié d'elle selon sa grande miséricorde. Elle commença à me faire en gros la description de toute sa vie. Et, dès ce moment, je lui vis le cœur touché, fondante en larmes à la vue de sa misère. Au contact de sa bonté touchante et à la lumière de la rédemption, l'abbé Pirot avait, en quelques heures, fondu comme de la cire cette nature d'airain. Après qu'elle m'eut fait un crayon de sa vie, sachant que je n'avais pas encore dit la messe, elle m'avertit d'elle-même qu'il était temps de la dire, que je pourrais pour cela descendre dans la chapelle, qu'elle me priait de la dire à Notre-Dame, à son intention, pour lui obtenir les grâces dont elle avait besoin, que je remontasse aussitôt que j'aurais achevé le sacrifice, qu'elle y assisterait en esprit, puisqu'il ne lui était pas permis d'y assister autrement, qu'elle penserait à mon retour à me dire en détail ce qu'elle ne m'avait encore dit qu'en gros. Après ma messe, poursuit l'abbé Pirot, comme je prenais un doigt de vin dans la salle du concierge avant que de retourner à la tour, j'appris de M. de Sency, libraire du Palais, que Mme de Brinvilliers était jugée. Je remontai et je trouvai Mme de Brinvilliers m'attendant dans une grande sérénité. Je ne pouvais me sauver, disait-elle, qu'en mourant de la main du bourreau. Si j'étais morte à Liège avant que d'être arrêtée, où en serais-je à l'heure qu'il est ? et quand je n'aurais pas été prise, quelle fin aurais-je faite ? Je déclarerai mon crime devant les juges à qui je le désavouai jusqu'à présent. J'ai cru le pouvoir celer parce que je me flattais que, sans ma confession, il n'y aurait pas de quoi me convaincre, et que je n'étais pas obligée de me charger moi-même. Je prétends réparer demain, dans mon interrogatoire dernier, le mal que j'ai fait dans les autres. Je vous prie, monsieur,
reprit-elle tout à coup, d'en faire mes excuses à M.
le Premier Président. Vous le verrez, s'il vous plaît, de ma part, après ma
mort, et vous lui direz que je lui demande pardon, et à tous les juges, de
l'effronterie qu'ils m'ont vue ; que j'ai cru que cela servait à la défense
de ma cause et que je n'ai jamais cru qu'il y eût assez de preuves pour me
condamner sans mon aveu ; que je vois tout le contraire présentement, et que
j'ai été touchée sur la sellette de ce qu'il m'a dit et que je me suis fait
violence pour empêcher qu'on le remarquât à mon visage, qu'il me pardonne le
scandale que j'ai donné à toute la Chambre assemblée pour me juger et qu'il
prie les juges de me le pardonner. C'est ainsi, poursuit l'abbé Pirot, qu'elle me vint conter son affaire jusqu'à une heure et demie qu'on vint apporter le couvert pour le dîner. Elle ne prit que deux œufs frais et un bouillon, et m'entretint, pendant le repas que je fis, de choses indifférentes, avec une très grande liberté d'esprit et une tranquillité qui me surprenait, comme si elle m'eût donné à manger dans une maison de campagne. Elle fit mettre à table les deux hommes et la femme qui la gardaient ordinairement. Monsieur, me dit-elle après qu'elle leur eut dit de s'y mettre, voulez-vous bien qu'on ne fasse pas de façons pour vous ? Ils ont coutume de manger avec moi pour me tenir compagnie, et nous en userons de même aujourd'hui, si vous le trouvez bon. C'est ici, leur dit-elle, le dernier repas que je ferai avec vous. Et, se tournant vers la femme qui était auprès d'elle : Madame, ma pauvre Du Rus, vous serez bientôt défaite de moi ; il y a longtemps que je vous donne de la peine, mais cela finira dans peu. Vous pourrez demain aller à Dranet. Vous aurez assez de temps pour cela. Sept ou huit heures venues, vous n'aurez plus affaire à moi, car je ne crois pas que vous ayez le cœur de me voir exécuter. Elle disait cela froidement et
d'une tranquillité qui marquait plutôt une égalité d'esprit naturelle qu'une
fierté affectée. Et comme ces gens, de temps en temps, fondaient en larmes et
se retiraient pour les lui cacher, elle, s'en apercevant, me jetait sans
pleurer un regard de pitié, comme compatissant à leur douleur, à peu près de
même qu'une mère de famille qui serait au lit de mort et, voyant autour
d'elle ses domestiques pleurer, regarderait un confesseur qui serait auprès
d'elle et marquerait la peine que leur amitié lui donnerait. De temps en temps elle me pressa de manger et fit reproche au concierge qu'on eût mis des choux au pot. Elle me pria avec beaucoup d'honnêteté de vouloir bien qu'elle bût à ma santé. Je crus que je lui ferais aussi quelque plaisir de boire à la sienne, et il ne me fut pas difficile d'avoir pour elle cette petite complaisance. Elle me fit excuse si elle ne me servait pas, évitant de dire qu'elle n'avait point de couteau pour cela, pour n'avoir pas lieu de rien témoigner qui eût l'apparence d'une plainte. Monsieur, me dit-elle sur la fin du diner, c'est demain maigre, et quoique ce soit un jour de grande fatigue pour moi — elle devait subir la torture, puis être décapitée — je ne prétends pas faire gras. Madame, lui répondis-je, si vous avez besoin d'un bouillon à la viande pour vous soutenir, il n'en faudra pas faire de scrupule ; ce ne sera pas par délicatesse que vous en prendrez, mais par pure nécessité, et la loi de l'Église n'oblige pas en ce cas. — Monsieur, me répliqua-t-elle, je n'en ferais pas de délicatesse si j'en avais besoin et que vous me l'ordonnassiez ; mais, sûrement, cela ne sera pas. Il n'y a qu'à m'en donner un ce soir à l'heure du souper et un autre à onze heures ; on le fera aujourd'hui un peu plus fort qu'à l'ordinaire, et cela suffira pour passer demain avec deux œufs frais que je pourrai prendre à la question. Il est vrai, ajoute
l'excellent prêtre, que j'étais épouvanté de tout ce
sang-froid, et je frémissais moi-même de lui voir ordonner au concierge, si
paisiblement, que le bouillon fût plus fort ce soir-là qu'à l'ordinaire, et
qu'on lui en tint deux prises prêtes avant minuit. Je lui vis dans ce moment beaucoup de tendresse pour M. de Brinvilliers, observe l'abbé Pirot, et, comme on croyait dans le monde qu'elle l'avait toujours assez peu aimé, je fus surpris de trouver en elle tant d'amour pour lui. Cela me parut même aller jusqu'à l'excès, et, pendant une demi-heure, je la vis plus en peine de lui que d'elle-même. Et comme Pirot, pour l'éprouver, lui disait que son mari paraissait en ce moment bien insensible à son sort, il s'attira une réponse un peu hautaine : qu'il ne fallait pas juger des choses si promptement, ni sans les bien savoir, et que, jusqu'à ce jour, elle n'avait eu qu'a se louer de son mari. Elle demanda une plume et, très vite, écrivit au marquis de Brinvilliers cette lettre étonnante : Sur le point que je suis d'aller rendre mon âme à Dieu, j'ai voulu vous assurer de mon amitié qui sera pour vous jusqu'au dernier moment de ma vie. Je vous demande pardon de tout ce que j'ai fait contre ce que je vous devois. Je meurs d'une mort honneste que mes ennemis m'ont attirée. Je leur pardonne de tout mon cœur et je vous prie de leur pardonner. J'espère que vous me pardonnerez aussi à moi-mesme l'ignominie qui en pourra rejaillir sur vous. Mais pensez que nous ne sommes ici que pour un temps et peut-estre dans peu vous serez obligé d'aller rendre à Dieu un compte exact de toutes vos actions, jusqu'aux paroles oiseuses comme je suis présentement en état de le faire. Ayez soin de nos affaires temporelles et de nos enfants : faites-les élever dans la crainte de Dieu et leur donnez vous-mesme l'exemple. Consultez sur cela M. Marillac et Madame Cousté. Faites faire pour moi le plus de prières que vous pourrez et soyez persuadé que je meurs tout à vous. Signé : D'AUBRAY. Pirot objecta que ce qu'elle disait de sa mort et de ses ennemis ne convenait pas. Pourquoi cela, monsieur, ceux qui ont poursuivi ma mort ne sont-ils pas mes ennemis, et n'est-ce pas un sentiment chrétien que de leur pardonner cette poursuite ? Pirot répondit ce que chacun imagine, et ce fut pour elle une découverte qui la plongea dans le plus grand étonnement. Puis la confession reprit. Le roi David se trouble à la vue
de son péché, disait Pirot, son cœur se sèche
de douleur au souvenir de ses crimes. Sa chair se froisse, ses os se rompent,
son cœur se brise, son visage, son pain, son lit sont baignés de ses larmes,
sa voix s'enroue et se perd à force des cris qu'elle pousse au ciel pour
demander grâce. Son gémissement est comme celui de la tourterelle qui no
finit point. C'est aussi l'image de la Madeleine. Elle arrose les pieds de Jésus-Christ
de ses pleurs, et elle ne cesse point da les baiser. Ses larmes saintes qui
ne tarissent pas, ses baisers sacrés qui continuent sans interruption, sont
des marques de la grandeur et de la stabilité de la contrition qu'elle a de
ses péchés et de l'amour qu'elle a pour Dieu. — Toutes ces paroles et mille autres semblables, dit
Pirot, la faisaient pleurer amèrement. Deux fois, dans l'après-dîner, le prêtre fut interrompu par le procureur général qui venait s'informer en quel état se trouvait la prisonnière, si elle était disposée à faire l'aveu de ses crimes devant la Cour, à nommer ses complices, à dire la composition des poisons. Mme de Brinvilliers répondit qu'elle dirait tout, mais le lendemain seulement ; que, pour ce jour, elle ne voulait pas être interrompue dans sa préparation à la mort, et elle persista dans sa résolution malgré l'insistance de Pirot qui eût désiré que l'aveu fût fait tout de suite. Elle parlait de ses enfants, témoignant les aimer
tendrement. Monsieur, me dit-elle, je n'ai pas demandé à les voir ; cela n'aurait fait que
les attendrir et moi aussi. Je vous prie de leur servir de mère. Pirot
lui répondit que c'était la Vierge qui devait servir de mère à ses enfants, et
qu'elle devait la prier de leur conserver toute leur vie la pureté et
l'humilité — dès le premier moment Pirot avait pénétré le fond du caractère
de la prisonnière : Ah ! dit-elle, en lui coupant la parole, que ces deux vertus sont grandes
! Savez-vous que si humiliée que je sois par l'état infortuné où je me vois,
je ne me sens pas encore assez humble ? Je suis encore attachée à la gloire
du monde et j'ai peine à porter la confusion dont je suis chargée. Et
aux observations du confesseur : Je me dis tout cela
à moi-même, quand j'y fais réflexion, mais cela n'empêche pas qu'il ne me
passe quelquefois par l'esprit des sentiments de l'amour-propre et de la
gloire, saillies de mon naturel. Elle ajouta ces paroles qui durent
terrifier le malheureux prêtre : A l'heure où je
vous parle, il y a encore des moments où je ne puis avoir de regret d'avoir
connu l'homme — Sainte-Croix — dont la
connaissance m'a été si fatale, ni détester son amitié qui m'est si funeste
et qui m'a attiré tant de malheurs. Pirot soupa également le soir avec la prisonnière, puis, quand la nuit fut tombée, il se retira en promettant de revenir dès le matin. Il avait le cœur bouleversé. Il rentra chez lui et prit son bréviaire L'image de la personne que j'avais vue tout le jour m'occupait si fort que je n'avais guère d'attention à ce que je lisais ; il me semble que je fus près d'une demi-heure à faire un cercle autour de Domine, labia mea aperies, revenant toujours où j'avais commencé. Enfin, voyant qu'il fallait avancer, je m'appliquai un peu plus pour être moins distrait par cette idée. Mais quelque exactitude que j'apportasse à cela, je fus bien trois heures à réciter mon office. Il a décrit longuement son insomnie, les pensées qui se pressaient dans son âme, l'angoisse qui l'étouffait : Je ne dormis point du tout. Ceux qui connaissent de quelle délicatesse je suis et combien je suis tendre à la misère et à la douleur que je vois souffrir aux personnes qui me sont les plus indifférentes, n'auront pas de peine à se persuader que j'eus un grand chagrin pour une dame que j'avais vue si affligée et qui me touchait de si près par l'intérêt que je devais prendre au salut de son âme dont on me confiait le soin. Les mains jointes tendues vers Dieu, il s'écriait : Ô Dieu ! je m'intéresse si fort à elle que son salut m'est aussi cher que le mien ; je meurs à tous moments pour elle, et je ne demande pour toute couronne dans le combat que j'ai à soutenir avec elle devant que d'achever sa carrière, que de la voir couronnée avec vous ! ***Au matin, Pirot retourna auprès de la prisonnière. On me fit monter à la tour, où je trouvai le Père de Chevigny pleurant à la fin d'une prière qu'il achevait avec la dame, qui m'aborda avec la même résolution que je lui avais vue la veille. Mme de Brinvilliers avait dormi d'un sommeil tranquille. Une des premières questions qu'elle posa à son confesseur
touchait à une crainte qui venait de naître dans son esprit et dont la pensée
la tourmentait beaucoup : Monsieur, me
dit-elle, vous me donnâtes hier quelque espérance
que je pourrais être sauvée, mais je ne puis avoir assez de présomption pour
me promettre que ce pourra être sans être longtemps en purgatoire. Comment
saurai-je que je suis eh purgatoire et non en enfer ? Pirot la
rassura. Peu après, on vint prévenir Mme de Brinvilliers qu'il fallait descendre pour entendre lecture de son arrêt. Elle s'attendait assez à la mort et à la question ; mais elle ne pensait ni à l'amende honorable, ni au feu. Elle répondit : Tout à l'heure, sans s'effrayer, mais nous achevons un mot, monsieur et moi. Nous achevâmes dans un instant et dans une grande sérénité. En quittant la prisonnière, l'abbé Pirot se rendit dans la chapelle de la Conciergerie. Je dis ma messe pour elle et j'allai dans la chambre du concierge où je le trouvai qui me dit qu'il l'avait accompagnée jusqu'à la chambre de la question, et qu'après qu'on lui avait lu son arrêt, comme l'exécuteur s'était approché d'elle pour s'en saisir, elle l'avait regardé depuis les pieds jusqu'à la tête, sans lui rien dire, et lui voyant une corde à la main, elle lui avait présenté les siennes toutes jointes pour les lier. J'appris l'après-dîner, de M. le procureur général, qu'elle avait été troublée à la lecture qu'on lui avait faite de son arrêt, et qu'elle le fit relire une seconde fois. L'arrêt était daté du jour même, à savoir du 16 juillet 1676 : La Cour a déclaré et déclare ladite d'Aubray de Brinvilliers duement atteinte et convaincue d'avoir fait empoisonner Me Dreux d'Aubray, son père, et lesdits d'Aubray, lieutenant civil et conseiller en ladite Cour ses deux frères, et attenté à la vie de défunte Thérèse d'Aubray sa sœur, et pour réparation a condamné et condamne ladite d'Aubray de Brinvilliers, faire amende honorable au devant de la principale porte de l'église de Paris, où elle sera menée dans un tombereau, nus pieds, la corde au col, tenant en ses mains une torche ardente du poids de deux livres, et là, étant à genoux, de dire et déclarer que, méchamment, par vengeance et pour avoir leur bien, elle a fait empoisonner son père, ses deux frères et attenté à la vie de défunte sa sœur, dont elle se repend et demande pardon à Dieu, au Roi et à la Justice ; ce fait, menée et conduite dans ledit tombereau en la place de Grève de cette ville, pour y avoir la tête tranchée sur un échafaud, qui pour cet effet sera dressé en ladite place ; son corps brûlé et les cendres jetées au vent ; icelle préalablement appliquée à la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révélation de ses complices. Elle déclara le soir que le point de l'arrêt qui l'avait si fort choquée qu'elle ne put, à la première lecture, entendre la suite, était le passage où il était dit qu'elle serait mise dans un tombereau. Son orgueil se réveillait. Après lecture de l'arrêt, la condamnée fut introduite dans
la chambre de la torture, et lorsqu'elle en vit l'appareil : Messieurs, dit-elle, cela
est inutile, je dirai tout sans question. Ce n'est pas que je prétende la
pouvoir éviter, mon arrêt porte qu'on me la donne et je crois qu'on ne m'en
dispensera pas, mais je déclarerai tout auparavant. J'ai tout nié jusqu'à
présent parce que j'ai cru me défendre par là et n'être point obligée de rien
avouer. On m'a convaincue du contraire, et je me conduirai suivant les
maximes qu'on m'a données. Et je puis vous assurer que si j'avais vu, il y a
trois semaines, la personne que vous m'avez donnée depuis vingt-quatre heures,
il y a trois semaines que vous sauriez ce que vous allez apprendre.
Puis, élevant la voix, elle fit une déclaration nette et complète des crimes
de sa vie. Quant à la composition des poisons dont elle s'était servie, elle
n'en connaissait que l'arsenic, le vitriol et le venin de crapaud. Le poison
le plus violent était de l'arsenic raréfié.
Le seul antidote, dont elle s'était servie elle-même quand elle avait été
empoisonnée par Sainte-Croix, était le lait. Quant à des complices, en dehors
de Sainte-Croix et des laquais, elle déclara n'en avoir jamais eu et n'en
point connaître. La franchise de ses paroles frappa le Parlement. Aussi bien savons-nous qu'elle parlait en ce moment d'une manière entièrement sincère. Mme de Brinvilliers subit la torture la plus cruelle qui fût alors appliquée par le parlement de Paris : la question à l'eau. Des quantités énormes d'eau étaient introduites dans l'estomac du condamné par un entonnoir placé entre ses dents. Cette eau, en s'accumulant rapidement dans l'intérieur du corps, y produisait les plus horribles douleurs. Cependant le pauvre abbé Pirot souffrait autant de la torture appliquée à Mme de Brinvilliers que la patiente elle-même : Je ne la vis point depuis sept heures et demie jusqu'à deux heures après midi. Je puis dire que ce fut le seul mauvais temps que j'eus ce jour-là ; hors celui que je passai sans elle, le reste ne me coûta rien. Mais pendant qu'elle était à la question, j'étais extraordinairement inquiet, disant à tout moment en moi-même : C'est à cette heure qu'on lui donne la question ! Il se réfugia dans un petit cabinet où, malgré les promesses du concierge, il fut en butte aux importuns. Les dames de la Cour s'y pressaient, curieuses. Ce fut là qu'on lui remit une petite médaille avec un mot de la présidente de Lamoignon, disant qu'elle l'avait reçue du Pape avec le pouvoir d'appliquer l'indulgence à telle personne mourante qu'elle désignerait, et qu'elle l'appliquait à Mme de Brinvilliers. Enfin on vint avertir Pirot qu'il trouverait la condamnée étendue sur un matelas auprès du feu. Le moment est très beau. Par sa parole douce et confiante, et en lui parlant de repentir, Pirot avait peu à peu courbé ce caractère de fer. Il avait remis la condamnée aux juges soumise et résignée. Mais, sous les souffrances de la torture qui faisaient plier les hommes, sous la force brutale qu'on lui voulut imposer, sa nature, toute d'orgueil, s'était redressée, les plus mauvais instincts s'étaient réveillés sous la contrainte. Par vengeance, elle accusait Briancourt de faux témoignage ; elle accusait Desgrez, qui l'avait arrêtée à Liège, d'avoir soustrait des pièces au dossier. Pirot la retrouvait haineuse, rétive, les yeux brillants. Elle était extrêmement émue, le visage tout en feu, les yeux étincelants et fumants, la bouche altérée. Elle demanda du vin que je lui fis apporter sur l'heure. La suite du récit est vraiment touchante. L'abbé Pirot
veille avec le souci d'une mère craintive sur la réputation de celle qui va
mourir. Je remarque exprès cette circonstance,
dit-il, pour détromper ceux qui ont cru qu'elle
aimait fort le vin et qu'elle était sujette à en prendre avec excès, et
qu'elle ne put s'empêcher d'en prendre beaucoup le jour et la veille de sa
mort. Je ne me suis aperçu de rien de semblable. Il est vrai que le jeudi,
comme le vendredi, elle avait une tasse dont, d'heure en heure, elle goûtait
autant qu'en aurait pu avaler une mouche ; mais ce n'était que pour prendre
des forces et se désaltérer, dans un temps où l'application qu'elle avait à
se remettre dans la mémoire toute sa vie, pour s'assurer de ce qui pouvait y
avoir de criminel, l'affaiblissait et l'échauffait fort ; et si on recommanda
qu'on eût de bon vin le jour de sa mort, ce n'était que pour réparer un peu
ses esprits que l'état où elle était pouvait dissiper. On a même reproché à
sa mémoire, avec injustice, qu'il y avait une bouteille dont on avait fait
provision pour aller à l'échafaud : cette provision vient de moi. Je
craignais que le cœur ne lui manquât, et sachant qu'autrefois on donnait à
boire aux suppliciés quelque liqueur forte pour leur donner le courage de
souffrir la mort, je crus que, l'ayant toujours vu avoir besoin ce jour-là de
se rafraîchir de moment à autre, il serait bon d'avoir du vin tout prêt, et,
pour tout dire, je pensais un peu à moi. Le vin ne servit qu'au bourreau, qui
en but un coup aussitôt après l'exécution. Avant de partir pour le supplice Mme de Brinvilliers devait être admise à prier quelques instants dans la chapelle de la Conciergerie, devant le Saint-Sacrement exposé à son intention ; mais elle devait y paraître entourée des autres prisonniers de la Conciergerie, qui étaient toujours introduits dans la chapelle quand l'hostie était placée sur l'autel. Quand nous entrâmes dans la sacristie de la Conciergerie, elle demanda au geôlier une épingle pour attacher le mouchoir qu'elle avait sur son col, et comme il en cherchait une de bonne foi, elle lui dit : Vous ne devez rien craindre de moi présentement, monsieur sera mon garant et répondra bien que je ne voudrais point faire de mal. — Madame, lui dit-il, en lui donnant une épingle, je vous demande pardon, je ne me suis jamais défié de vous, et si cela est arrivé à quelqu'un, ce n'est pas à moi. Il se mit à genoux devant elle et, à genoux, il lui baisa les mains. Elle le pria de prier Dieu pour elle. Madame, lui répondit-il, la voix étranglée de sanglots, je prierai Dieu demain pour vous de tout cœur. Il faut lire ce passage dans la suite du récit de l'abbé Pirot, il est d'une beauté poignante. Cependant, dit l'abbé Pirot, elle n'avait pas encore repris cet esprit pénitent où elle m'avait paru la veille et le matin. Elle parlait de l'arrêt. Le supplice ne l'effrayait pas, mais elle s'indignait avec âpreté des circonstances infamantes qu'on y avait introduites, de l'amende honorable, des cendres dispersées au vent. Pirot lui répondait : Madame, il est indifférent pour votre salut que votre corps soit mis en terre ou qu'il soit jeté au feu. Il sortira glorieux des cendres si votre âme est en grâce. Et plus loin : Oui, madame, cette chair, que les hommes brûleront bientôt, ressuscitera un jour toute la même qu'elle est, mais glorieuse, pourvu que votre âme jouisse de Dieu, elle renaîtra claire comme le soleil, impassible, subtile et agile comme un esprit. Peu à peu l'abbé Pirot reprenait sur sa pénitente l'empire perdu. Le tourbillon de naturel fut dissipé, le trouble ne parut plus, et, au lieu des regards secs et arides, des contorsions de bouche et des autres saillies impétueuses d'une fierté abattue, ce ne fut plus qu'alarmes et sanglots, que regrets du péché et souhaits de pénitence, à faire pitié. Je ne pus retenir mes larmes et fus une heure et demie à pleurer avec elle, parlant pourtant avec plus de force que je n'eusse encore fait. Elle fut encore plus attendrie de mes larmes que de mes paroles, et faisant réflexion sur la cause de mes larmes : Il faut, monsieur, me dit-elle, que ma misère soit grande pour vous obliger à pleurer si fort, ou que vous preniez grand intérêt à ce qui me regarde. Alors elle avoua les calomnies qu'elle n'avait pu s'empêcher d'imaginer à la question contre Briancourt et Desgrez. Pirot s'effraya, et quand il lui dit qu'elle devait réparer le mal nouveau qu'elle venait de faire par une nouvelle déclaration, elle parut encore surprise. D'ailleurs, l'occasion allait se présenter, car, sur les six heures, le procureur général fit appeler l'abbé Pirot : Monsieur, lui dit-il, voilà une femme qui nous désole. — Et en quoi vous désole-t-elle, monsieur ? Pour moi, j'ai une grande consolation de l'état où je la vois présentement, et j'espère que Dieu lui fera miséricorde. — Ah ! monsieur, elle avoue son crime, mais elle ne déclare pas ses complices ! Peu après le procureur général revint dans la chapelle
avec les commissaires du procès et le greffier Drouet. Pirot répéta à la
condamnée ce qui venait de lui être dit, ajoutant qu'elle ne pouvait espérer
de pardon qu'en révélant aux juges tout ce qu'elle savait. Monsieur, me dit-elle,
il est vrai que vous m'avez dit cela d'abord et plus au long, aussi ai-je
suivi ces maximes et je ne sais que ce que j'ai déclaré. J'ai déjà témoigné à
ces messieurs que vous m'aviez assez instruite et que c'était pour cela que
je leur disais tout. J'ai tout dit, monsieur, il ne me reste plus rien à dire.
M. de Palluau prit la parole et me dit : C'est trop, monsieur, adieu.
Il se retira tout à l'heure, et on ne nous donna plus que peu de temps à
passer en cet endroit, le jour commençant à décliner ; il pouvait être
environ six heures et trois quarts. Je ne doute point qu'elle ne fût assez
rebutée de tant d'interrogatoires ; cependant je ne vis en elle sur cela
aucune ombre de plainte, tant elle avait d'honnêteté. Avant que le
procureur général et les commissaires se fussent retirés, Pirot, avec
l'autorisation de la condamnée, avait déchargé Briancourt et Desgrez des
accusations portées contre eux à la question. Mme de Brinvilliers demeura encore un instant prosternée devant l'autel, puis sortit pour marcher au supplice. A ce moment, le bourreau s'approcha pour lui parler d'un sellier à qui elle devait un reste de payement pour un carrosse ; elle lui dit en un mot qu'elle y mettrait ordre ; elle dit cela fort doucement, mais comme elle aurait dit à un homme fort au-dessous d'elle. Dès sa sortie de la chapelle, elle se heurta à une cinquantaine de personnes de condition : la comtesse de Soissons, Mlle de Lendovie, M. de Roquelaure, l'abbé de Chaluset, se bousculaient pour la voir. Son orgueil en fut atteint, et, après les avoir regardés ouvertement, elle dit à son confesseur, d'une voix haute, afin qu'on l'entendit : Monsieur, voilà une étrange curiosité. Elle marchait pieds nus, vêtue de la chemise en grosse toile des condamnés, tenant d'une main le cierge des pénitents, et de l'autre un crucifix. ***Au sortir de la Conciergerie, elle fut hissée sur le tombereau. C'était des plus petits tombereaux qu'on voie dans les rues chargés de gravois ; il était très court et fort étroit, et je doutai qu'il y eût assez de place pour elle et moi. Nous y tînmes pourtant quatre, le valet du bourreau étant assis sur la planche qui le fermait par devant et avait les pieds sur les deux timons où était le cheval. Elle et moi nous nous assîmes sur de la paille qu'on y avait mise pour en cacher un peu le bois, et le bourreau était dans le fond, debout. Elle y monta la première, et son dos donnait contre la planche de devant et contre le côté un peu en biais. J'étais auprès d'elle, la serrant pour faire place aux pieds du bourreau, le dos appuyé contre le côté et les genoux pliés avec peine. Le tombereau s'avançait lentement vers la place de Grève,
qui s'étendait devant l'Hôtel de Ville jusqu'à la Seine. Il avait peine à
percer la foule qui se pressait sur son passage. Les rues étaient noires de
peuple et les fenêtres bondées de curieux. A ce moment, le visage de la condamnée
changea brusquement d'expression : Il était tout en
convulsions, la douleur la plus vive peinte dans ses yeux, avec un air
farouche. — Monsieur, dit-elle à son
confesseur, serait-il bien possible, après ce qui se
passe à l'heure qu'il est, que M. de Brinvilliers eût encore assez peu de
cœur pour demeurer dans le monde ? L'abbé Pirot lui répondit de son mieux, s'efforçant d'adoucir sa pensée ; mais ce qu'il lui disait en ce moment n'entrait pas dans l'esprit de la condamnée, qui souffrit pour lors une des plus fortes saillies de son naturel dans la vive appréhension de tant de honte. Son visage se plissa, ses sourcils se froncèrent, ses yeux s'illuminèrent, sa bouche se tourna et tout son air s'aigrit. — Je ne crois pas, ajoute Pirot, que, dans tout le temps que j'ai été avec elle, 'il y ait eu un moment où son extérieur ait marqué plus d'indignation, et je ne m'étonne pas que M. Le Brun, qu'on dit l'avoir vue en cet endroit, où il put la regarder près d'un demi-quart d'heure, lui ait fait, à ce que l'on dit, une tête si enflammée et si terrible dans le portrait qu'il en a tiré. Le dessin de Le Brun est aujourd'hui exposé au Louvre sous le n° 833 ; il est aux crayons noir et rouge. Ce dessin est admirable et, sans doute, le chef-d'œuvre de l'artiste. La silhouette de l'abbé Pirot y est esquissée auprès de la condamnée. De la foule, que la condamnée traversait lentement, s'élevaient des voix altérées de sang, chargées d'imprécations ; mais d'autres avaient des paroles compatissantes et elle entendait des vœux pour son salut. Le revirement d'opinion en sa faveur se dessinait et allait s'accentuer jusqu'à l'heure de sa mort. La chemise dont elle était vêtue la consternait : Monsieur, disait-elle à son confesseur, me voilà tout habillée de blanc. Tout à coup, son visage se contracta de nouveau. Elle venait d'apercevoir, chevauchant auprès d'elle, Desgrez qui l'avait arrêtée à Liège et l'avait un peu maltraitée. Elle pria le bourreau de se placer de manière à lui cacher cet homme ; puis elle eut remords de cette délicatesse et demanda au bourreau de se remettre comme il était auparavant. Ce fut la dernière fois que son visage fit une grimace, dit Pirot. A partir de ce moment, elle fut tout entière sous l'influence fortifiante du prêtre qui l'assistait. L'espérance se levait dans son âme, de plus en plus claire et radieuse, et donnait de la force à son cœur. Elle fit amende honorable, agenouillée sur la marche de la grande porte de Notre-Dame et répéta docilement la formule que lui dicta le bourreau par laquelle elle avouait publiquement ses crimes. Quelques personnes disent qu'elle avait hésité à prononcer le nom de son père, observe Pirot ; je ne remarquai pas du tout cela. Puis on remonta dans le tombereau pour se diriger vers la
place de Grève : Il ne lui échappa pas une parole de
reproche ou de plainte contre personne, elle ne témoigna nulle appréhension
basse. Si elle craignait la mort, ce n'était que dans la vue des jugements de
Dieu, et jamais, ni la vue de la Grève, ni l'approche de l'échafaud, ni
l'apparence de tout cet appareil terrible qui se trouve dans ce genre de
mort, ne lui a donné l'ombre de l'épouvante. Le tombereau s'arrêta. Le bourreau dit à Mme de Brinvilliers : Madame, il faut persévérer ; ce n'est pas assez d'être venue jusqu'ici et d'avoir répondu jusqu'à cette heure à ce que vous a dit Monsieur — il marquait le confesseur —, il faut aller jusqu'à la fin et suivre jusque-là comme vous avez commencé. Il lui dit cela d'une manière assez humaine, observe l'abbé Pirot, et qui me parut chrétienne. J'en fus édifié. Il est vrai qu'elle ne lui répondit mot, mais elle lui fit fort honnêtement un signe de tête comme pour lui témoigner qu'elle recevait bien ce qu'il lui disait et qu'elle prétendait se soutenir dans l'assiette où il la voyait. Il m'avoua qu'il était surpris de sa fermeté. A ce moment parut un greffier du Parlement. Les commissaires se tenaient dans l'Hôtel de Ville, prêts à recevoir les déclarations que Mme de Brinvilliers pourrait encore faire sur ses complices. Monsieur, répondit-elle, je n'ai plus rien à dire, j'ai tout dit ce que je savais. Elle renouvela la déclaration par laquelle elle déchargeait Briancourt et Desgrez des accusations imaginées à la question. Le bourreau disposait l'échelle contre l'échafaud. Elle me regarda, dit l'abbé Pirot, d'un visage doux et d'un air de reconnaissance et de
tendresse, les larmes aux yeux. — Monsieur, me dit-elle d'un ton assez élevé, qui marquait combien
elle se possédait, mais honnête autant qu'il était ferme, ce n'est pas
encore ici que nous devons nous séparer. Vous m'avez promis de ne me point
quitter que je n'eusse la tête tranchée ; j'espère que vous me tiendrez
parole. Et comme je ne répondais rien, parce que les larmes et les
soupirs, que je retenais avec beaucoup de peine, m'ôtaient la liberté de la
parole : Je vous prie, monsieur, de me pardonner et de ne point regretter
le temps que vous m'avez donné. Je suis fâchée de vous avoir donné de ma part
si peu de satisfaction, du moins en certains moments ; je vous en demande
pardon. Mais je ne puis mourir sans vous prier de me dire un De pro fondis
sur l'échafaud, au moment de ma mort, et demain une messe. Souvenez-vous de
moi, monsieur, et priez Dieu pour moi. Pirot observe : Si je ne me fusse senti en ce moment plus vivement touché
que je ne l'ai jamais été de ma vie, j'aurais eu bien des choses à répondre à
ses honnêtetés, et je lui aurais promis bien plus d'une messe, mais il me fut
impossible de rien dire que : Oui, madame, je ferai ce que vous m'ordonnez. Au moment de gravir les marches, Mme de Brinvilliers se trouva près de Desgrez. Elle lui fit alors des excuses pour les peines qu'elle lui avait données et lui demanda de faire dire quelques messes et de prier Dieu pour elle. Elle termina son compliment en lui disant qu'elle était sa servante et qu'elle mourrait telle sur l'échafaud. Elle ajouta aussitôt : Adieu, monsieur. La foule était immense. Mme de Sévigné, qui était venue assister à l'exécution de la fenêtre de l'une des maisons du pont Notre-Dame, écrit : Jamais il ne s'est vu tant de monde, ni Paris si ému, ni si attentif. La marquise de Brinvilliers s'agenouilla sur l'échafaud, le visage tourné du côté de la rivière. C'est dans ce moment, dit l'abbé Pirot, que je la vis si présente à elle-même, si uniquement occupée de ce que je lui avais dit que nous ferions sur l'échafaud, me disant d'une si grande suite tout ce qu'il fallait, et me faisant passer par ordre, de l'une à l'autre, sans que je lui inspirasse, tout appliquée à ce que je lui faisais dire pour la préparer à la mort sans qu'il parût en elle aucune distraction. Elle n'était point du tout
effrayée. Elle était douce, honnête, constante, s'oubliant elle-même. Elle
eut très grande patience pour souffrir avec une souplesse extraordinaire tout
ce que lui fit le bourreau pour la préparer à l'exécution. Il la décoiffa sitôt
qu'elle fut à genoux ; il lui coupa les cheveux par derrière et aux deux
côtés ; il lui fit pour cela bien des fois tourner la tête de différentes
manières, il la lui mania même quelquefois assez rudement, et cela dura bien
une demi-heure. Elle sentit vivement cette honte d'être décoiffée à la vue
d'un si grand monde ; mais elle surmonta cette peine et se soumit à tout avec
joie. Je cloute qu'elle se soit jamais laissé coiffer si tranquillement
qu'elle se laissa pour lors décoiffer et raser ; la main du bourreau ne lui
fut pas plus rude à sentir que celle d'une demoiselle qui l'aurait coiffée ;
elle lui obéit toujours ponctuellement pour se tourner, abaisser sa tête et
la relever comme il lui plaisait. Il lui déchira le haut de la chemise qu'il
lui avait mise par-dessus son manteau quand elle sortit de la Conciergerie
pour lui découvrir les épaules. Elle se laissa lier les mains comme si on lui
eût mis des bracelets d'or, mettre la corde au col comme si c'eût été un collier
de perles. Je voudrais être brûlée toute vive, disait-elle, pour rendre mon sacrifice plus méritoire, si je pouvais assez présumer de mon courage pour porter ce genre de mort sans tomber dans le désespoir. L'abbé Pirot entonna le Salve, et le peuple, pressé autour de l'échafaud, continua le chant qu'il avait commencé. Puis il avertit sa patiente qu'il allait lui donner l'absolution. Alors elle dit, l'âme tranquille : Monsieur, vous m'avez tantôt promis de me donner une seconde pénitence sur l'échafaud, sur la plainte que je vous ai faite que vous m'en donniez une trop légère, et vous ne m'en parlez pas présentement. — Je lui donnai à dire un Ave et un Sancta est Maria mater gratiæ. Ensuite de quoi lui disant : Madame, renouvelez votre contrition, je lui donnai l'absolution, ne disant que les paroles sacramentelles, parce que le temps pressait. Le visage de Mme de Brinvilliers était transformé, C'était
une expression d'espérance et de joie, de foi sereine et d'amour, où se mêlait
la tendresse du repentir. Jamais je n'ai rien vu de plus
touché, dit Pirot, que ses yeux me parurent,
et si j'avais à peindre un visage contrit et plein de componction de cœur et
de l'espérance du pardon, je ne voudrais d'autres traits que ceux que je me
remets encore et que je me remettrai toute ma vie. La brume du soir tombait sur Paris. Les petites vitres des mansardes, sous les toits, au bord du quai, que le soleil couchant avait allumées, s'éteignaient l'une après l'autre, et la bande de lumière orange qui couronnait les tours de Notre-Dame, gloire du crépuscule, de plus en plus pâle et plus mince, glissait peu à peu dans la nuit. Guillaume, le bourreau, banda les yeux de la condamnée. Celle-ci répétait avec le confesseur les dernières prières. Du revers de la manche Guillaume s'essuya le front où perlait la sueur. Tout à coup Pirot entendit un coup sourd, il cessa de parler. Mme de Brinvilliers tenait la tête fort droite. Le bourreau la lui avala d'un seul coup qui trancha si net qu'elle fut un moment sur le tronc sans tomber. Je fus même un instant en peine, croyant qu'il avait manqué son coup et qu'il faudrait frapper une seconde fois. Monsieur, dit le bourreau, n'est-ce pas un beau coup ? Il ajouta : Je me recommande
toujours à Dieu en ces occasions-là, et, jusqu'à présent, il m'a assisté ; il
y a cinq ou six jours que cette dame m'inquiétait et me roulait dans la tête
; je lui ferai dire six messes. Et, débouchant une bouteille, il but
un fort coup de vin. Le corps fut porté sur le bûcher, les flammes le consumèrent, puis les cendres furent dispersées ; mais le peuple s'efforça de recueillir les débris d'ossements calcinés ; tous ceux qui avaient pu approcher de l'échafaud avaient vu la figure de la criminelle illuminée d'une auréole, et ils allaient disant que la morte était une sainte. Mme de Sévigné écrit que l'abbé Pirot le répétait à tout venant. Les enfants du marquis de Brinvilliers prirent le nom d'Offémont. Pennautier fut acquitté et sortit de prison dès le 27 juillet. Il retrouva sa haute situation et la considération qui l'avait entouré. En affirmant qu'elle n'avait eu d'autres complices que Sainte-Croix et des laquais, Mme de Brinvilliers disait la vérité. Mais, à cette époque, des crimes aussi grands que les siens se commettaient à Paris : les juges ne tardèrent pas à les découvrir. Ce fut le célèbre procès jugé par la Chambre ardente auquel celui de Mme de Brinvilliers servit comme d'introduction. NOTE AJOUTÉE À LA SIXIÈME ÉDITIONLa complicité de
Christophe Glaser, apothicaire du roi et chargé de cours publics au Jardin
des Plantes, dans les empoisonnements de Mme de Brinvilliers (voir ci-dessus, Sa vie), a été niée à cause de la haute situation du personnage. Elle parait
établie d'une manière certaine par les faits suivants : Mme de Brinvilliers
et Sainte-Croix, dans leur correspondance, appellent le poison dont ils se
servent : la recette de Glaser. Citons la lettre suivante qui fut trouvée
dans la fameuse cassette de Sainte-Croix : J'ai
trouvé à propos, lui écrit Mme de
Brinvilliers, de mettre fin à ma vie et, pour cet
effet, j'ai pris ce soir ce que vous m'avez donné si chèrement, c'est de la
recette de Glaser ; et vous verrez par là que je vous sacrifie volontiers ma
vie. Notons qu'il ne
s'agit pas là d'une déclaration pouvant être mensongère dans un but déterminé
; ce sont les deux complices, Sainte-Croix et Mme de Brinvilliers, qui
s'écrivent entre eux et désignent le poison par le nom de celui qui le leur
fournit. D'autres témoignages
ne sont pas moins précis. Desgrez, exempt du guet, déposa au procès qu'après
avoir arrêté Mme de Brinvilliers à Liège, celle-ci lui dit : Que
Sainte-Croix lui avait donné rendez-vous à la Croix-Saint-Honoré, lui montra
quatre petites bouteilles et lui dit : Voilà ce que Glaser m'a envoyé. Elle lui en demanda une. Sainte-Croix lui dit qu'il
aimerait mieux mourir que de lui en donner.
Publié dans Histoires tragiques de notre temps, par Fr. de Rosset
(dernière édition, Rouen, 1700, in-16), p. 596. Laurent Perrette,
demeurant chez l'apothicaire Glaser, déposa au procès qu'il a souvent vu une dame venir chez son maitre, menée par
Sainte-Croix ; que le laquais lui dit : C'est
la dame de Brinvilliers ; qu'il parierait sa
tête que c'était du poison qu'ils venaient faire faire à Glaser. Ils
laissaient leur carrosse à la foire de Saint-Germain. Publ. dans Histoires
tragiques, édit. cit., p. 595. Enfin, au cours de
ses entretiens avec l'abbé Pirot, son confesseur, après sa condamnation, où
Mme de Brinvilliers lui découvrit le fond de son âme, elle lui dit : Je ne doute pas qu'il — Sainte-Croix — ne sût quel était son poison, et qu'il ne mit la main à le préparer ; mais celui qui le faisait ordinairement était Glaser, apothicaire du faubourg Saint-Germain, mort il y a longtemps. Publ. par Ravaisson, Archives de la Bastille, IV, p. 237. |