II. — SON PROCÈS. Sainte-Croix était mort criblé de dettes. Les scellés furent mis chez lui. Le commissaire Picard les leva, le 8 août 1672, assisté d'un sergent nommé Creuillebois, de deux notaires, du procureur de la veuve et d'un procureur des créanciers. Les trois premières vacations s'étaient passées sans incident, quand un religieux carme, qui était présent, remit au commissaire la clef du cabinet reculé où était le four de digestion. On entra et on vit sur la table un papier roulé portant ces mots : Ma confession. Les personnes présentes décidèrent, sans hésiter, que le papier resterait secret et serait brûlé sur-le-champ. On trouva enfin, à l'extrémité d'une tablette, une cassette de forme oblongue et de couleur rouge, où pendait une clef. Elle contenait des fioles remplies, les unes d'un liquide clair comme de l'eau, les autres d'un liquide de couleur roussâtre, en outre, les lettres adressées par la marquise de Brinvilliers à Sainte-Croix, les deux reconnaissances souscrites par la marquise après l'empoisonnement de ses père et frères, enfin un reçu et une procuration relatifs à une somme de dix mille livres qui avait été prêtée par Pennautier, receveur général du clergé, à M. et Mme de Brinvilliers se servant de l'intermédiaire de Sainte-Croix. Ces deux derniers billets étaient sous une enveloppe cachetée où on lisait : Papiers pour être rendus au sieur Pennautier, receveur général du clergé, comme à lui appartenant, et je supplie très humblement ceux entre les mains de qui ils tomberont de vouloir bien lui rendre en cas de mort, n'étant d'aucune conséquence qu'à lui seul. Quant à la cassette même, Sainte-Croix l'adressait, avec
son contenu, à Mme de Brinvilliers, en ces termes : Je
supplie très humblement ceux ou celles entre les mains de qui tombera cette
cassette, de me faire la grâce de vouloir la rendre en mains propres à Mme la
marquise de Brinvilliers, demeurant rue Neuve-Saint-Paul, attendu que tout ce
qu'elle contient la regarde et appartient à elle seule, et que, d'ailleurs,
il n'y a rien d'aucune utilité à personne au monde, son intérêt à part ; et,
en cas qu'elle fût plus tôt morte que moi, de la brûler, et tout ce qu'il y a
dedans, sans rien ouvrir ni innover ; et, afin qu'on n'en prétende cause
d'ignorance, je jure sur le Dieu que j'adore et tout ce qu'il y a de plus
sacré, que je n'expose rien qui ne soit véritable. Si, d'aventure, l'on
contrevient à mes intentions, toutes justes et raisonnables en ce chef, j'en
charge en ce monde et en l'autre leur conscience, pour la décharge de la
mienne, et proteste que c'est ma dernière volonté. Fait à Paris, le
vingt-cinquième mai, après midi, 1670. Signé : Sainte-Croix.
Au-dessous ces mots : Il y a un seul paquet
adressant à M. Pennautier, qu'il faut rendre. L'énergie même de ces
formules impressionna le commissaire Picard. Il mit les scellés sur la
cassette, et la confia à la garde de deux sergents, Cluet et Creuillebois,
afin que l'inventaire fût fait par le lieutenant civil en personne. La cassette
fut portée chez le sergent Creuillebois. C'est la veuve même de Sainte-Croix qui, le 8 août,
c'est-à-dire le jour où la cassette fut trouvée, fit prévenir Mme de
Brinvilliers, à Picpus, que des objets lui appartenant étaient sous scellés.
Sur-le-champ Mme de Brinvilliers envoya querir la cassette. Celle-ci ne se
trouvait plus chez Mme de Sainte-Croix, qui dépêcha un domestique au
commissaire Picard, pour l'informer que Mme de Brinvilliers désirait lui
parler sans retard. Picard fit réponse qu'il était occupé. Cependant Mme de
Brinvilliers accourait elle-même chez Mme de Sainte-Croix, réclamant la
cassette avec instance. Il était neuf heures du soir. Elle se plaignait de ce qu'elle avait été mise sous le scellé, offrait
de l'argent pour la retirer, proposait de lever le scellé pour retirer ce qui
était dedans, mettre autre chose à la place. Mais la cassette avait
été enlevée. Cela est bien plaisant,
répliquait-elle, que le commissaire Picard ait
emporté une cassette qui m'appartient ! Elle se fit conduire chez le
sergent Cluet, qu'elle fit descendre pour lui parler de sa voiture, où la dame lui dit que le sieur Pennautier était venu la
trouver et lui avait dit qu'il était bien en peine de la cassette et
donnerait cinquante louis d'or pour avoir ce qui était dedans. Dit encore
ladite dame que tout ce qui était dans ladite cassette regardait le sieur
Pennautier et elle, et qu'ils n'avaient rien fait que de concert ensemble.
Nous voyons ici le début d'une manœuvre que Mme de Brinvilliers accentua dans
la suite. Sachant que plusieurs des papiers de la cassette intéressent
Pennautier, elle cherche à lier sa cause à celle du financier, spéculant sur
sa haute situation et sur son influence. Cluet répondit qu'il ne pouvait rien sans le commissaire Picard. La marquise courut chez celui-ci à onze heures .du soir. Picard lui fit dire qu'il ne pour-lait la recevoir que le lendemain matin. Le lendemain matin, 9 août, le commissaire Picard reçut la visite d'un procureur au Châtelet, Delamarre, qui était chargé des intérêts de la marquise. Celui-ci lui dit que la cassette était de grande importance à Mme de Brinvilliers, le priant de la lui remettre et qu'elle lui donnerait tout ce qu'elle pouvait avoir au monde. — Y vint aussi un homme vêtu de noir — c'était Briancourt — lui disant que la marquise lui donnerait tout ce qu'il pouvait souhaiter. Mme de Brinvilliers comprit que la cassette ne lui serait pas rendue et fit ses préparatifs de départ. Delamarre, son procureur au Châtelet, fut à Picpus sur les dix heures du soir et emporta ses principaux meubles, qui furent même jetés avec précipitation par les fenêtres. Mme de Brinvilliers fit encore venir à Picpus les sergents Cluet et Creuillebois. Elle changea le style de sa défense, dit à Creuillebois que Sainte-Croix était assez subtil pour avoir contrefait des lettres, mais qu'elle y remédierait et qu'elle avait de bons amis. A Mme de Sainte-Croix, qui vint également à Picpus, elle dit : Qu'elle n'avait que faire de ladite cassette et que ce ne pouvaient être que des bagatelles qui étaient dedans, qu'il y avait longtemps qu'elle ne voyait plus Sainte-Croix et qu'il y avait quelques lettres contrefaites, et qu'elle avait de quoi le justifier. Elle poursuivit, afin de répandre que ses intérêts étaient liés à ceux de Pennautier : S'il dégoutte sur moi, il pleuvra sur Pennautier. Elle dit à une dame Fausset, femme d'un greffier au Châtelet, qui lui parlait des bruits d'empoisonnement déjà répandus contre elle : Cela s'accommodera et ne sera rien ; il y a un homme qui est accusé avec moi, qui donnera quatre ou six mille livres pour s'accommoder, ajoutant qu'il n'était pas de qualité, mais était bien riche. Les scellés de la cassette furent levés par le lieutenant civil le 11 août. Mme de Brinvilliers se fit représenter par son procureur, qui fit le déclaration suivante : Que s'il se trouvait une promesse signée de la dame de Brinvilliers de la somme de 30.000 livres, c'était une pièce surprise d'elle, contre laquelle, en cas que la signature soit véritable, elle entendait se pourvoir pour la faire déclarer nulle. Les eaux et la poudre contenues dans la cassette furent expérimentées sur des animaux, qui en moururent. Les experts conclurent au poison ; mais ils ne purent en définir la nature. C'était vulgairement de l'arsenic. Mme de Brinvilliers et Pennautier ne tardèrent pas à faire l'objet, dans Paris, de toutes les conversations. Il circulait sur les poisons trouvés dans la cassette des rumeurs fantastiques dont Mme de Sévigné s'est faite l'écho. Mme de Brinvilliers s'empressa de rendre visite à
Pennautier. Il était absent. Mme Pennautier la mit
dehors par les épaules. Pennautier répondit par une démarche qui lui
fait honneur : il vint à Picpus pour voir Mme de Brinvilliers. Interrogé plus
tard, quand il fut arrêté, quel était son dessein
quand il alla à Picpus ? il répondit que, ne
croyant pas Mme de Brinvilliers coupable d'un tel crime, il allait lui faire
compliment, comme l'on fait en pareille occasion. Parlant de cet acte,
ses adversaires écriront : Touché d'un sentiment de
civilité, il abandonne ses intérêts les plus sensibles, où la vie, l'honneur
et la fortune sont exposés ; l'excès de sa civilité lui fait oublier tous ses
intérêts. Que le caractère de cet homme est rare et merveilleux, qu'il est
détaché de lui-même ! Ces lignes écrites ironiquement exprimaient la
vérité. Naguère, dans un moment difficile, M. et Mme de Brinvilliers avaient
rendu service à Pennautier en lui prêtant 30.000 livres ; celui-ci saisit
l'occasion de témoigner qu'il n'avait pas oublié ce service. P.-L. Reich de Pennautier[1] — Pennautier était le nom d'une terre des environs de Carcassonne — avait en effet, bien qu'à peine âgé de trente-cinq ans, fait une fortune énorme. Ses deux places de receveur général du clergé et de trésorier de la bourse du Languedoc lui rapportaient annuellement des centaines de mille francs. Il fut l'un des aides les plus actifs et les plus intelligents de Colbert. Qu'il s'agisse de la restauration des manufactures françaises de draps fins, du canal de Languedoc, de l'achat de manuscrits grecs dans le Levant, du dessèchement des marais d'Aigues-Mortes, le nom de Pennautier est uni à celui de Colbert dans les entreprises les plus utiles. De petit caissier, dit Saint-Simon, Pennautier était devenu trésorier du clergé et trésorier des États du Languedoc et prodigieusement riche. C'était un grand homme très bien fait, fort galant et fort magnifique, respectueux et très obligeant ; il avait beaucoup d'esprit et était fort mêlé dans le monde. Le 22 août, le lieutenant civil cita Mme de Brinvilliers et Pennautier pour l'examen des écritures trouvées dans la cassette. Pennautier était à la campagne ; Mme de Brinvilliers se fit représenter par son procureur, qui répéta ses protestations. Un troisième personnage était apparu, c'était La Chaussée. Il crut se sauver en payant d'audace et, dès le premier jour, fit opposition aux scellés, en se fondant sur ce qu'il avait mis en dépôt chez le défunt, au service duquel il avait été durant sept ans, deux cents pistoles et cent écus blancs, qui devaient être, disait-il, derrière la fenêtre du cabinet, dans un sac, avec un billet constatant que cet argent lui appartenait. Il réclamait également d'autres papiers dont il donnait la description. La connaissance que La Chaussée montra du laboratoire de Sainte-Croix éveilla les soupçons. Quand le commissaire Picard dit à l'ancien valet de Sainte-Croix que la cassette saisie venait d'être ouverte, celui-ci demeura un instant interdit, puis s'enfuit précipitamment, laissant le commissaire ébahi ; le jour même il quitta Gaussin, un baigneur chez qui il était entré en service, et, caché le jour, erra la nuit dans Paris, jusqu'au moment où il fut arrêté, le 4 septembre 1672, à six heures du matin, par un officier de police nommé Thomas Regnier. La Chaussée passait dans la rue le nez sous son manteau. On eut, dès ce moment, les plus graves soupçons contre Mme de Brinvilliers, mais, à cause de son rang, on hésitait à l'arrêter. Regnier se rendit à Picpus et lui dit brusquement qu'il avait trouvé La Chaussée, et que le commissaire lui avait dit bien des choses. Mme de Brinvilliers rougit. Qu'est-ce qu'il y a, madame, vous ne dites rien ? — Mais la dame, changeant de discours, lui dit de la mener à la messe. Au sortir de la messe, rentrée chez elle, Mme de Brinvilliers lui parla encore de la cassette. Elle paraissait toujours inquiète. — Mais, madame, lui dit Regnier, seriez-vous complice de cette affaire ? — Elle lui dit : Hé ! pourquoi moi ? — C'est que ce coquin de La Chaussée, étant chez le commissaire Picard, avait la vérité sur les lèvres, et il aurait pu dire quelque chose contre vous et le dirait encore s'il était pris. — Il faudrait emmener ce coquin-là en Picardie, dit la marquise. Elle dit encore avoir été longtemps en instance auprès de Sainte-Croix pour ravoir la cassette, et aussi que Pennautier était mêlé avec elle dans la cassette, et que cela les regardait tous deux. Regnier quitta Mme de Brinvilliers pour se rendre auprès de Briancourt aux Vertus. Il lui dit, tout d'abord, qu'il avait arrêté La Chaussée. Briancourt eut un cri : Voilà une femme perdue ! et il parla de poison dont Mine de Brinvilliers s'entretenait souvent, et dit qu'elle en avait dans sa maison de plusieurs espèces. Cependant Mme Antoine d'Aubray, veuve du dernier lieutenant civil et belle-sœur de Mme de Brinvilliers, avait appris ce qui se passait : que son mari était réellement mort empoisonné, comme les chirurgiens l'avaient cru. Elle accourut à Paris, et, sur requête présentée le 10 septembre, fut admise par le Châtelet à se porter partie civile contre La Chaussée et Mme de Brinvilliers. Celle-ci venait de se réfugier en Angleterre sans autre suite qu'une fille de cuisine. Tous les soupçons en étaient confirmés. Le procès, instruit au Châtelet contre La Chaussée, se termina le 23 février 1673, par un arrêt portant que La Chaussée serait appliqué à la question préparatoire, manentibus indiciis. C'était le salut du misérable et celui de Mme de Brinvilliers s'il faisait preuve d'énergie à la torture. 'Mme d'Aubray intervint avec passion. Elle fit appel au Parlement, s'efforçant de prouver, dans un nouveau factum, que l'accusation était pleinement justifiée, que l'on ne devait pas avoir recours à un préalable toujours douteux et qui pouvait assurer l'impunité aux criminels. Le procès fut rouvert à la Tournelle. Malgré l'adresse avec laquelle il se défendit, La Chaussée fut condamné à mort le 24 mars 1673. L'arrêt portait qu'il était convaincu d'empoisonnement, condamné à être rompu vif et à expirer sur la roue, préalablement appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, et la dame de Brinvilliers à avoir la tête tranchée par contumace. Soumis à la torture, La Chaussée montra une rare vigueur et nia tout. Il subit la question aux brodequins. Les jambes du condamné étaient placées entre des planches que l'introduction successive de huit coins rapprochait peu à peu ; les jambes en étaient horriblement comprimées. Après qu'il eut été relâché du tréteau et porté sur un matelas au coin du feu, puis réconforté d'eau-de-vie, La Chaussée songea à la mort prochaine. Spontanément, il avoua ses crimes, l'empoisonnement de la tourte de Villequoy, et parla des forfaits de la marquise de Brinvilliers. Quel accusateur, dit La Reynie, aurait pu être écouté si Dieu n'eût permis que ce valet pris, que les premiers juges n'avaient pu condamner faute de preuves, le Parlement ne l'eût condamné sur des conjectures et sur de fortes présomptions ; si Dieu n'eût touché le cœur de ce misérable, qui, après avoir souffert la question sans rien dire, avoua son crime un moment avant d'être exécuté ? La Chaussée fut roué vif le même jour. ***Réfugiée à Londres, la marquise de Brinvilliers menait une existence misérable, dans une gêne qu'elle supportait difficilement, en proie à des craintes incessantes. Louis XIV prit personnellement, et dès le début, le plus vif intérêt à ce procès. Il désira sincèrement que l'instruction se fît d'une manière complète et lumineuse, résolu à poursuivre et frapper tous les complices, si haut qu'ils fussent placés. Les secrétaires d'État n'avaient pas attendu les déclarations faites par La Chaussée, le 24 mai 1673, pour demander au gouvernement anglais l'extradition de l'accusée. En novembre et décembre 1672, plusieurs lettres furent échangées entre Colbert et son frère, le marquis de Croissy, ambassadeur de France auprès de Charles II. Le roi d'Angleterre consentit à l'extradition ; mais il déclara qu'il ne pouvait faire opérer l'arrestation par des officiers anglais ; la France devait s'en charger. Croissy fut très embarrassé. L'ambassade n'était pas outillée pour de semblables besognes. Colbert insista ; enfin l'ambassadeur allait obtenir que Charles II fit procéder à l'arrestation par la police anglaise, quand Mme de Brinvilliers, alarmée, quitta l'Angleterre pour les Pays-Bas. Cependant son mari, cet étonnant marquis de Brinvilliers, s'était tranquillement installé, avec enfants et domestiques, dans le château d'Offémont, appartenant à la succession de son beau-père et de ses deux beaux-frères, que sa femme avait empoisonnés ; il avait pris possession des terres environnantes ; et il ne fallut pas moins de deux lettres de cachet données par Louis XIV, en date des 22 février et 31 mars 1674, lui enjoignant de sortir du château et de s'en tenir éloigné au moins de trois lieues, pour le décider à laisser la veuve du dernier lieutenant civil entrer en jouissance de son bien. Nous n'avons que peu de renseignements sur la vie de la marquise de Brinvilliers depuis son départ de Londres jusqu'au jour, 25 mars 1676, où elle fut arrêtée à Liège dans un couvent où elle s'était réfugiée. De Londres elle vint dans les Pays-Bas, qu'elle quitta pour aller en Picardie, aux pays conquis par le roi, d'où elle fut à Cambrai, puis à Valenciennes, dans une religion — lisez un couvent, — mais elle fut obligée d'en sortir à cause de la guerre. De Valenciennes elle s'enfuit à Anvers, puis à Liège. Elle n'avait, pour subsister, qu'une pension de cinq cents livres, qui tomba à deux cent cinquante livres après la mort de sa sœur ; elle était parfois réduite à emprunter un écu. Étant à Cambrai, elle aurait fait prier son mari de venir l'y rejoindre ; celui-ci aurait répondu : Elle m'empoisonnerait comme les autres. Louvois apprit que Mme de Brinvilliers s'était réfugiée à Liège. Il y envoya sur-le-champ le capitaine-exempt Desgrez, d'une habileté réputée. Desgrez avait ordre de se hâter, car les troupes françaises, encore maîtresses de Liège, étaient sur le point de rendre la place aux Espagnols. Michelet et la plupart des historiens ont mis l'arrestation de Mme de Brinvilliers en roman. Desgrez, beau garçon, se serait déguisé en abbé de cour et se serait fait bien venir de la marquise, toujours curieuse d'aventures galantes : au rendez-vous, l'amoureux aurait paru en officier de police, assisté de plusieurs archers. L'arrestation se fit, au contraire, de la manière la plus simple, le dernier jour, écrit La Reynie, où l'autorité du roi ait été reconnue dans la ville de Liège. Ce ne fut même pas Desgrez qui l'opéra, mais un agent de la politique française dans les Pays-Bas, ancien commis de Fouquet, un certain Bruant, dit Descarrières. Les bourgmestres, écrit celui-ci à Louvois, le 23 mars, en ont si bien usé qu'ils m'ont confié à moi-même leur clé magistrale pour aller prendre cette dame, sans avoir voulu savoir pourquoi c'était faire. Le lendemain, 26 mars, Descarrières écrit encore à Louvois : J'ai fait que l'exempt — Desgrez — a été présent comme particulier à la capture ; il l'informe aussi qu'on a saisi sur la dame une cassette : elle en a paru très agitée et elle a dit d'abord au mayeur Goffin que dans cette cassette était sa confession, le priant de la lui faire rendre. Descarrières fit sceller la boîte de son cachet et de celui de l'exempt. La Reynie dit encore à ce sujet : C'est Dieu qui a permis que cette misérable, qui fuyait de royaume en royaume, ait eu soin d'écrire et de porter avec elle les preuves qui étaient nécessaires pour sa condamnation. Cette confession où, en quelque pages, la marquise de Brinvilliers a rappelé tous les crimes de sa vie, a été publiée par Armand Fouquier[2] ; mais le ton en est si fort que l'éditeur n'a pu la reproduire dans le texte original et a dû en traduire les principaux passages en latin. De Liège, la marquise de Brinvilliers fut conduite, sous escorte, à Maëstricht, où elle arriva le 29 mars ; elle y fut enfermée et gardée à vue dans la maison de ville. Aussitôt après son arrestation, la prisonnière essaya de se suicider en avalant les morceaux d'un verre qu'elle avait brisé entre ses dents. Elle avalait aussi des épingles, mais elle n'en mourait pas. Resne, soldat du guet, l'apostropha vivement : Vous êtes une méchante femme ! après avoir mis les mains dans le sang de votre famille, vous voulez en faire autant sur vous ! Elle répondit : Si je l'ai fait, ç'a été par méchant conseil. Une autre fois, Desgrez fut averti que Mme de Brinvilliers avait cherché à se suicider d'une façon beaucoup plus horrible : Ah ! je vois, misérable, s'écria-t-il, que vous voulez vous défaire et que vous avez empoisonné vos frères ! Elle répondit : Si j'avais eu bon conseil ! On a souvent de mauvais moments. Les archers qui gardèrent Mme de Brinvilliers pendant son voyage de Liège à Paris firent, devant les juges, de cette troisième tentative de suicide, une description que nous ne pouvons reproduire. Voici le billet d'Emmanuel de Coulanges, que Mme de Sévigné envoie à Mme de Grignan : Elle s'était fiché un bâton, devinez où : ce n'est point dans ce n'est point dans la bouche, ce n'est point dans l'oreille, ce n'est point dans le nez, ce n'est point à la turque. Pendant son voyage, Mme de Brinvilliers fut escortée par le maréchal d'Estrades en personne jusqu'à Huy, et, de Huy à Rocroi, par les troupes de M. de Montai. Le caractère de la prisonnière se marquait dans son énergie farouche. Enfermée à Maëstricht, elle proposa à un archer de garde, Antoine Barbier, qui avait gagné sa confiance, de faire un bâillon et une échelle de corde ; on bâillonnerait Desgrez et on se sauverait avec l'échelle. Elle promettait à Barbier mille pistoles. D'autres fois elle insistait auprès de lui pour qu'il l'aidât à égorger Desgrez, à tuer le valet de chambre, à détacher les deux chevaux de volée du carrosse, à prendre les pièces, la cassette où était sa confession, un autre papier de conséquence, brûler le tout, on porterait à cet effet une mèche allumée. Elle écrivait à d'anciens domestiques demeurés fidèles, et parvint effectivement à leur faire passer des lettres, car ils cherchèrent à l'enlever en essayant de corrompre ses gardiens. Elle persistait dans le plan qu'elle s'était tracé au sujet de l'accusation qui pesait sur Pennautier. Elle demanda à Barbier de l'encre pour lui écrire ; Barbier lui en donna et fit semblant d'avoir expédié la lettre. Et comme il lui demandait si Pennautier était de ses amis : Oui, oui, répondit-elle, et il est autant intéressé dans mon salut que moi-même. Une autre fois elle dit : Il doit avoir plus peur que moi. L'on m'a interrogée sur son sujet, mais je n'ai rien dit et j'ai trop de cœur pour le charger ; la moitié des gens de condition en sont aussi, et je les perdrais si je voulais parler. Ce qu'elle répéta plusieurs fois. A Mézières, Mme de Brinvilliers rencontra Denis de
Palluau, conseiller au Parlement, que la Cour avait député au-devant d'elle
pour être procédé à un premier interrogatoire. Corbinelli, l'ami de Mme de
Sévigné, écrit à Mme de Grignan : Le Roi a voulu que
le Parlement députât le nommé Palluau, conseiller à la Grand'Chambre, pour se
porter à Rocroi où il doit interroger la Brinvilliers, parce qu'on ne veut
pas attendre à le faire qu'elle soit ici, où toute la robe est alliée à cette
pauvre scélérate. Le premier interrogatoire que Palluau fit subir à Mme de Brinvilliers est daté de Mézières, 17 avril 1676. L'accusée se retrancha derrière des dénégations systématiques : Interrogée sur le premier article de sa confession, dans quelle maison elle a fait mettre le feu, A dit ne l'avoir point fait, et lorsqu'elle avait écrit de pareilles choses elle avait l'esprit troublé ; Interrogée sur les six autres articles de sa confession, A dit qu'elle ne sait ce que c'est et ne se souvient point de cela ; Interrogée si elle n'a point empoisonné son père et ses frères, A dit ne rien savoir de cela ; Interrogée si ce n'est point La Chaussée qui a empoisonné ses frères, A dit ne rien savoir de tout cela. A elle représenté huit lettres et sommée de déclarer à qui elle les écrivait, A dit ne s'en souvenir ; Interrogée pourquoi elle a écrit à Théria d'enlever la cassette, A dit ne savoir ce que c'était ; Interrogée pourquoi, en écrivant à Théria, elle disait qu'elle était perdue s'il ne s'emparait de la cassette et là, du procès, A dit ne s'en souvenir. Mme de Brinvilliers fut écrouée à la Conciergerie le jour même de son arrivée à Paris, c'est-à-dire le 26 avril. Elle y fut laissée sous la garde de l'archer Barbier, à qui elle ne cessait de confier des lettres que celui-ci disait porter à leur adresse et remettait aux magistrats. Elle écrivit à Pennautier le 29 avril : J'apprends par mon ami que vous avez dessein de me servir dans mon affaire, vous pouvez croire que ce me sera un surcroît d'obligations à toutes vos honnêtetés ; c'est pourquoi, Monsieur, si vous êtes dans ce dessein, il n'y faut perdre aucun temps, s'il vous plaît, et de voir avec les personnes qui vous iront trouver de quelle manière vous souhaitez faire les choses. Je crois qu'il serait assez à propos que vous ne vous montrassiez pas tant, mais il faut que vos amis sachent où vous êtes, car le conseiller m'a fort interrogée sur votre sujet à Mézières. Suit la recommandation d'acheter le silence de la veuve des Bernardins, c'est-à-dire de la veuve de Sainte-Croix qui logeait rue des Bernardins. Mme de Brinvilliers découvrit, dans la suite, les motifs
de sa conduite vis-à-vis de Pennautier : Je ne sais
point du tout, dit-elle la veille de sa mort, que
M. Pennautier ait jamais eu d'intelligence avec Sainte-Croix pour les
poisons, et je ne pourrais l'en accuser sans trahir ma conscience. Mais comme
on a trouvé dans sa cassette un billet qui le regardait et que je l'avais vu
mille fois avec Sainte-Croix, je crus que l'amitié avait pu aller jusqu'au
commerce de poisons, et, dans ce doute, je me hasardai à lui écrire comme si
j'avais su que cela fût, ne pouvant rien gâter par là à mon affaire et
raisonnant ainsi en moi-même : s'il y a eu entre eux quelque liaison pour les
poisons, M. Pennautier croira que j'en saurais le secret, m'avançant comme je
fais, et cela l'engagera à solliciter mon affaire comme la sienne de peur que
je le charge ; et s'il est innocent, ma lettre est perdue. Je ne risque rien
que l'indignation d'une personne qui n'aurait garde de se déclarer pour moi,
ni de me rendre aucun service quand je ne lui aurais rien écrit. Les billets de la prisonnière aggravèrent les soupçons contre Pennautier au point qu'un décret d'arrestation fut lancé contre le malheureux receveur du clergé, et qu'il fut incarcéré à la Conciergerie dans la chambre qu'avait occupée Ravaillac. ***Marie Vosser, veuve de Hannyvel de Saint-Laurent, le prédécesseur de Pennautier dans la charge de receveur du clergé, excitait l'opinion avec une véritable furie. Elle accusait Pennautier d'avoir empoisonné Saint-Laurent, le 2 mai 1669, pour lui succéder dans une situation qui était d'un revenu considérable. Elle l'accablait de factums rédigés par l'un des bons avocats de Paris, Me Vautier. C'étaient des pamphlets qui couraient les rues. La fortune rapide de Pennautier, loin de le protéger dans l'opinion publique, lui avait suscité mille ennemis qui allaient faisant sonner les faux bruits. Le peuple voyait avec stupeur son influence et sa richesse, la noblesse les enviait. D'autre part, comme Fouquet, Pennautier trouva des amis fidèles, et c'est l'honneur de ce temps. Il est incroyable, dit Saint-Simon, combien de gens des plus considérables se remuent pour lui. Cette générosité de sentiments était d'autant plus belle que le souvenir de la disgrâce qui accabla les amis de Fouquet était présent à tous les esprits. Le cardinal de Bonsy, le duc de Verneuil, l'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, et Colbert, étaient parmi les plus actifs. Les magistrats, qui furent soupçonnés par Louis XIV lui-même d'avoir été corrompus, firent preuve d'une admirable indépendance. Pennautier écrivait, à son bureau, une lettre à l'un de ses cousins, quand, le 15 juin 1676, la police fit brusquement irruption dans sa chambre. Voici ce qu'il avait écrit : Je crois que le séjour d'un mois à la campagne, de notre ami suffira... Effrayé par cette brusque irruption, Pennautier mit nerveusement ce billet dans sa bouche, comme pour l'avaler. Ce détail demeura dans la suite la seule charge que l'accusation pût relever contre lui, quand Mme de Brinvilliers l'eut entièrement innocenté. Ses déclarations aux interrogatoires furent d'une netteté probante ; enfin, dans un factum imprimé en réponse aux pamphlets de la veuve de Saint-Laurent, il établit sans réplique possible la fausseté des quelques faits sur lesquels ses adversaires essayaient (le fonder leur accusation. Ceux-ci se voyaient réduits à soutenir que les procès-verbaux dressés lors de la levée des scellés chez Sainte-Croix avaient été falsifiés. On m'accuse d'avoir empoisonné Saint-Laurent, ajoutait Pennautier, mais a-t-on seulement prouvé qu'il fût mort empoisonné ? Il est au moins singulier qu'on me dise coupable d'un crime qui n'a pas été commis, car les rapports des médecins, aussi bien que les circonstances de la mort, prouvent que celle-ci a été naturelle. La fin de la réponse de Pennautier est écrasante pour son
accusatrice. Il montre Mme de Saint-Laurent attendant six années avant
d'introduire sa plainte à la Cour. D'où vient ce silence ? — Saint-Laurent
étant mort, Pennautier fut appelé à exercer la charge de receveur général du
clergé. La dame de Saint-Laurent lui donna sa
nomination le 42 juin 1669 ; le même jour, ils passèrent un traité de société
ensemble, par lequel la dame de Saint-Laurent se réserva la moitié des
émoluments de la charge de receveur général du clergé, et le sieur de
Pennautier donna encore 2.000 pistoles au sieur de Mannevillette qui avait
des prétentions contre la dame de Saint-Laurent pour rentrer dans l'exercice
de sa charge, suivant la contre-lettre que le sieur de Saint-Laurent lui
avait donnée, lorsque le sieur de Mannevillette s'était démis de cette charge
en sa faveur, le 17 mars 1669. La dame de Saint-Laurent a paisiblement joui
de cette moitié d'émoluments de la charge jusqu'au dernier jour de décembre
1675 que la société finissait ; et si le sieur de Pennautier avait voulu
renouveler une société avec elle, lorsque l'assemblée générale du clergé lui
fit l'honneur de le nommer pour receveur général du clergé pour dix années,
qui finiront au dernier jour de décembre 1685, ceux qui connaissent la dame
de Saint-Laurent savent bien qu'elle n'eût jamais accusé le sieur de
Pennautier d'avoir fait empoisonner le sieur de Saint-Laurent, son mari. Nous avons un peu insisté sur cet incident à cause de l'importance du rôle que Pennautier joua dans la restauration du commerce et de l'industrie en France sous la direction de Colbert. ***Il n'était plus question dans Paris que de Mme de Brinvilliers et de Pennautier. Cela fait tort aux affaires de la guerre, dit Mme de Sévigné. Son privilège de noblesse fit appeler Mme de Brinvilliers devant la plus haute juridiction du royaume : les Grand'Chambre et Tournelle réunies. Elle demanda un conseil, c'est-à-dire un avocat, pour l'assister dans sa défense. Ce conseil lui fut refusé, au moins temporairement. Le tribunal fut présidé par le Premier Président de Lamoignon. Du 29 avril au 16 juillet 1676, le procès occupa vingt-deux audiences. Mme de Brinvilliers témoigna d'une force de volonté et d'une énergie qui ne cessèrent d'être un sujet d'étonnement pour ses juges. Elle nia avec obstination et réfuta ses accusateurs d'une voix dure, hautaine ; mais sans jamais se départir du respect qu'elle devait aux magistrats, un respect où entrait de la fierté et de la noblesse, et qui faisait sentir qu'elle se considérait au moins comme l'égale de ceux qui la jugeaient. Quand on en vint à la lecture de l'interrogatoire de Mézières, du 17 avril 1676, éclata l'incident attendu. Voici l'extrait du procès-verbal en partie inédit : Lors de la lecture de ces interrogatoires, M. le Premier Président a voulu l'empêcher et la remettre lorsqu'on lira la confession, cela a fait grande difficulté et sur ce sujet on a agité la question de savoir si on pouvait l'interroger sur ces crimes particuliers, comme sodomie et inceste, qui, n'étant dans cette occasion que matière de confession, il semblait que l'on devait tenir un grand secret, les uns étant pour, les autres contre. M. de Palluau dit, qu'ayant consulté des docteurs. on lui a dit que, trouvant une confession en chemin on la devait brûler sous peine, comme le croient quel dies-uns, de péché mortel. D'autres docteurs tiennent que ledit sieur Palluau, en qualité de juge, n'avait pu s'empêcher d'en faire la description, et l'interroger sur ce papier intitulé : Je m'accuse, mon Père, etc. M. le Premier Président a soutenu que la question était fort problématique, et néanmoins qu'il croyait qu'on devait lire ces pièces. M. le President de Mesmes a voulu soutenir qu'on s'était servi de ces sortes de confessions dans le Christianisme, et a cité l'épître de saint Léon, et que les juges s'en étaient servis. Nivelle, avocat, a soutenu le contraire. M. le Premier Président a répondu que l'épître de saint Léon était tout opposée à l'avis de M. de Mesmes et qu'il n'y avait qu'à en prendre la lecture. La question agitée, on a continué à lire. Interrogée si elle n'a pas fait sa confession et à qui elle se devait confesser ? A dit qu'elle n'a jamais eau dessein de faire une confession conformément au projet, ni ne connaissait ni prêtres, ni religieux, à qui elle devait se confesser. M. Roujault nous a rapporté l'après-dînée, qu'il avait proposé la question à M. Benjamin, official et théologal, à M. du Saussoy et autres casuistes, et à M. de Lestocq, docteur et professeur en théologie, qui convinrent tous que l'on pouvait voir ce papier, et interroger dessus Mme de Brinvilliers, que le secret de la confession ne devait être qu'entre le confesseur et le pénitent, et qu'un papier, en manière de confession, ayant été trouvé, pouvait être lu par des juges. Le 13 juillet 1676, on entendit l'effroyable déposition de
Briancourt, qui raconta en détail la vie de sa maîtresse. Briancourt parla
d'une voix altérée d'émotion. Mme de Brinvilliers le contredit, froide,
impassible, hautaine. C'est un esprit qui nous
épouvante, dit le Président de Lamoignon. Nous
travaillâmes hier à son affaire jusqu'à huit heures du soir ; elle fut
confrontée dans la Chambre avec Briancourt pendant treize heures, elle l'a
encore été aujourd'hui cinq, et elle a soutenu ces deux confrontations d'un
air surprenant. On ne peut avoir plus de respect pour les juges, ni plus de
fierté pour le témoin à qui on la confrontait, lui reprochant qu'il était un
valet sujet au vin et chassé de la maison pour ses dérèglements, dont le
témoignage ne devait pas être reçu contre elle. Mme de Brinvilliers
était perdue. La noble marquise voyait se dresser devant elle le spectacle du
supplice infamant : l'amende honorable à genoux devant le portail de
Notre-Dame, en chemise, la torche en main, les supplices de la torture dont
la pensée faisait trembler les plus résolus, puis l'échafaud, enfin le
bûcher, le sépulcre ardent, d'où la main du
bourreau devait disperser ses cendres sous les yeux de la populace. Les
magistrats eux-mêmes, qui allaient la condamner, en avaient le cœur serré. Et
quand Briancourt, sur la fin de sa déposition, les larmes aux yeux, étouffant
de sanglots, lui dit : Je vous ai avertie maintes
fois, madame, de vos désordres, de votre cruauté, que vos crimes vous
perdraient, Mme de Brinvilliers répondit — cette réponse est
prodigieuse de maîtrise et d'orgueil — : Vous n'avez
guère de cœur, vous pleurez ! — Trouverait-on dans l'histoire romaine
ou dans Corneille un mot pareil ? Nous le préférons, dans la netteté et la
sécheresse du procès-verbal, à la manière dont le Président de Lamoignon l'a
rapporté à l'abbé Pirot : Elle lui — à
Briancourt — insultait sur les larmes qu'il
répandait, au souvenir de la mort de MM. ses, frères, quand il lui a soutenu
qu'elle lui avait fait confidence de leur empoisonnement, et lui disant qu'il
était un vilain de pleurer devant tous ces messieurs, que c'était l'effet d'une
âme basse. Tout cela s'est dit sans emportement et sans que, pendant cinq
heures que nous l'avons tous observée aujourd'hui, elle ait paru changer de
visage. Me Nivelle, à qui incombait la lourde tâche de présenter la défense de l'accusée, s'en acquitta d'une manière remarquable. Son plaidoyer était encore réputé au XVIIIe siècle. La forme en est ample, et les expressions sont parfois d'une grande beauté. L'atrocité des crimes, dit-il, et la qualité de la personne accusée demandent des preuves de la dernière évidence et écrites, pour ainsi dire, avec des rayons du soleil. Il poursuit en demandant si les preuves que l'on oppose à la dame de Brinvilliers sont de cette qualité. Il parvient à jeter le doute sur la sincérité de plusieurs dépositions capitales, sur celle du sergent Cluet, qui est dévoué, dit-il, corps et âme, à la partie adverse, à Mme veuve d'Aubray, laquelle tient son rôle de partie civile avec la plus extrême fureur. La déposition d'Edme Briscien doit être entièrement rejetée, car le témoin n'a pas été confronté à la dame de Brinvilliers, et, sur ce point, les règles de la procédure sont formelles. Me Nivelle tire habilement parti de quelques contradictions dans la déclaration après la question de La Chaussée. L'argument fondé sur la fameuse cassette de Sainte-Croix ne doit pas sembler de plus de poids. En effet, le billet du 23 mai 1670, par lequel Sainte-Croix déclare que le contenu de la botte appartient à la marquise de Brinvilliers, est, sans aucun doute, antérieur à l'introduction dans ladite botte des fioles de poison ; il ne s'applique qu'aux lettres de Mme de Brinvilliers à Sainte-Croix où il n'est pas question de poison. Arrivant enfin à la confession écrite, qui fut saisie à Liège, Me Nivelle s'élève vivement contre la preuve de culpabilité que des magistrats prétendent en tirer : La dernière preuve, dit-il, concerne un papier que l'on a trouvé parmi ceux de la dame de Brinvilliers, dans lequel elle avait écrit une confession religieuse dont il est étonnant que les accusateurs veuillent inspirer aux juges de prendre lecture, cette pièce étant d'une nature que les lois divines et humaines rendent sacrée et inviolable par le sceau du secret et du silence qu'exigent les dépendances d'un mystère des plus augustes, comme l'on fera voir par des raisons invincibles. Ces raisons sont puisées dans une étude attentive des écrits des Pères de l'Église et de l'histoire ecclésiastique, d'où l'avocat produit de nombreux exemples et textes capables d'imprégner les juges du plus profond respect pour le secret de la confession, sous quelque forme qu'elle se présente. Enfin Me Nivelle s'efforce de gagner un peu de sympathie, ou du moins de pitié, à sa cliente. Il montre cette femme frêle, de naissance noble, belle et d'une nature sensible, en butte, depuis plusieurs mois, à des calomnies semées par la haine, aux mauvais traitements, aux insultes d'archers et de soldats ivres, de geôliers grossiers ; on lui a ôté jusqu'aux consolations spirituelles et, le jour même de la Pentecôte, on lui a refusé d'entendre la messe ! Il est certain que Me Nivelle contribua à ce revirement d'opinion en faveur de Mme de Brinvilliers. qui s'accentua les derniers jours. Me Nivelle termina son plaidoyer par une belle apostrophe à la pallie civile : L'accusatrice ne doit pas s'élever contre elle — Mme de Brinvilliers —, puisqu'elle a déjà été satisfaite sur ce qu'elle devait à la mort de son mari par le châtiment exemplaire de ce misérable scélérat — La Chaussée — qui l'a fait, mourir ; elle a plutôt sujet de souhaiter que la famille où elle est alliée ne soit pas souillée d'une honte éternelle, et qu'on ne lui reproche pas d'avoir manqué de sentiments naturels pour ses neveux, qu'elle devrait considérer comme ses propres enfants. Feu MM. d'Aubray ont été aussi satisfaits par la vengeance publique qui a été faite de leur mort, et s'ils pouvaient maintenant faire entendre leurs sentiments, ils apprendraient, sans doute, que l'affection qu'ils ont toujours eue pour leur sœur était une marque qu'ils la reconnaissaient incapable d'une action si dénaturée ; ils solliciteraient eux-mêmes pour leur propre sang, bien loin d'en sacrifier les personnes et les exposer à la honte des supplices : ils témoigneraient que leur plus haute satisfaction est de conserver leur honneur en conservant sa vie, et qu'autrement ce serait les punir eux-mêmes plutôt que les venger. Mais s'ils trouvent leur consolation dans la justification de la dame de Brinvilliers, si ses enfants, qui seraient punis comme s'ils étaient coupables, et à qui la vie deviendrait un supplice et la mort une consolation, y rencontrent la conservation de l'honneur d'une famille aussi considérable que celle dont leur mère est issue, ces sages magistrats, qui la, doivent juger, auront aussi plus de gloire en donnant au public un exemple fameux de leur justice, de leur piété et de leur équité souveraine, par son absolution ! Le 15 juillet 1676, Mme de Brinvilliers parut pour la
dernière fois devant ses juges, sur la sellette, et au cours de ce long
interrogatoire où, durant trois heures, toute sa vie fut passée au crible,
elle ne se démentit pas un instant. Elle nia tout : elle ne savait ce que
c'était que poison et antidote ; sa prétendue confession était pure folie. Elle ne parut pas touchée de ce que M. le Premier
Président lui dit, quoique, après avoir fait l'office de juge, il l'eût pris
d'un ton très chrétien et lui eût dit les choses du monde les plus fortes
pour l'attendrir et lui faire sentir un peu l'état déplorable où elle était.
— M. le Premier Président, lisons-nous dans
un abrégé du procès, l'a pressée sur la douleur de
la maladie de son père, sur l'insuffisance dans laquelle elle est, que cet
acte est peut-être le dernier de sa vie ; l'a invitée de faire une sérieuse
réflexion sur sa mauvaise conduite, qui lui a attiré les reproches de sa
famille et même de ceux qui ont vécu dans la débauche avec elle. M. le
Président de Novion lui a dit que monsieur son frère, le lieutenant civil,
avait soupçonné d'autres personnes, et que cela lui avait fait peine à
l'article de la mort. Le Premier Président lui dit encore — et voici
l'un des traits les plus milieux du procès pour l'étude des idées morales de
l'époque — que le plus grand de tous ses crimes,
quoique très horribles, n'était pas d'avoir empoisonné son père et ses
frères, mais qu'elle avait essayé de s'empoisonner elle-même. On la retint
encore une demi-heure, mais elle ne voulut rien dire, témoignant seulement
qu'elle avait de la peine dans son cœur. Le Premier Président pleurait amèrement, écrit l'abbé Pirot, et tous les juges répandaient des larmes. Seule elle conservait la tête droite et, dans toute sa clarté, le regard dur de ses yeux bleus. H. Taine a merveilleusement défini le caractère des héroïnes de Racine et l'art même du poète, dans dette ligne : On devine les larmes qui n'arrivent pas jusqu'à leurs beaux yeux. La suite du récit, plus encore que les pages précédentes, indiquera que la marquise de Brinvilliers a eu des points de contact avec quelques-unes des héroïnes de Racine, et contribuera à montrer combien l'incomparable poète a reproduit avec exactitude les modèles que lui présentait la société de son temps. En terminant ce mémorable interrogatoire du 15 juillet, le Président de Lamoignon dit à l'accusée que, par charité et à la prière de sa sœur la Carmélite, on lui avait envoyé une personne d'un très grand mérite et d'une très grande vertu pour la consoler et l'exhorter de songer au salut de son âme. Nous allons voir entrer en scène l'une des figures les plus intéressantes du drame, l'abbé Edmond Pirot. |