LÉGENDES ET ARCHIVES DE LA BASTILLE

 

IV. — LE MASQUE DE FER[1].

 

 

Depuis deux siècles, il n'est pas de question qui ait passionné davantage l'opinion publique que celle du Masque de fer. Des livres écrits sur ce sujet se remplirait une bibliothèque. On désespéra de lever le voile. L'histoire du Masque de fer, dit Michelet, restera probablement à jamais obscure, et Henri Martin ajoute : L'histoire n'a pas le droit de se prononcer sur ce qui ne sortira jamais du domaine des conjectures. Aujourd'hui, le doute n'existe plus. Le problème est résolu. Avant d'exposer la solution que la critique, d'une voix unanime, a déclaré exacte, nous allons transcrire les rares documents authentiques que nous possédons sur l'homme au masque, puis exposer les principales solutions qui ont été proposées, avant d'arriver à la solution véritable.

1° LES DOCUMENTS.

Le livre d'écrou de la Bastille. — Dès le début, citons le texte qui est l'origine et le fondement de tous les travaux publiés sur la question du Masque de fer.

Étienne Du Junca, lieutenant de roi à la Bastille, dans un journal dont il commença la rédaction le 2 octobre 1690, quand il entra en possession de sa charge — sorte de livre d'écrou où il consignait au jour le jour les détails concernant l'arrivée des prisonniers[2], — écrit, à la date du 18 septembre 1698, ces lignes que la légende populaire a rendues mémorables :

Du jeudi, 18 septembre (1698), à trois heures après midi, M. de Saint-Mars, gouverneur du château de la Bastille, est arrivé pour sa première entrée, venant de son gouvernement des îles Sainte-Marguerite-Honorat, ayant mené avec lui, dans sa litière, un ancien prisonnier qu'il avait à Pignerol, lequel il fait tenir toujours masqué, dont le nom ne se dit pas, et l'ayant fait mettre, en descendant de la litière, dans la première chambre de la tour de la Bazinnière, en attendant la nuit pour le mettre et mener moi-même, à neuf heures du soir, avec M. de Rosarges, un des sergents que M. le gouverneur a menés, dans la troisième chambre, seul, de la tour de la Bertaudière, que j'avais fait meubler de toutes choses, quelques jours avant son arrivée, en ayant reçu l'ordre de M. de Saint-Mars ; lequel prisonnier sera servi et soigné par M. de Rosarges, que M. le gouverneur nourrira[3] — c'est-à-dire : et nourri par le gouverneur.

Dans un second registre, qui fait pendant au premier, registre où Du Junca consignait les détails de la mise en liberté ou de la mort des prisonniers, nous lisons, à la date du 19 novembre 1703 :

Du même jour, 19e de novembre 1'703, le prisonnier inconnu, toujours masqué d'un masque de velours noir, que M. de Saint-Mars, gouverneur, a mené avec lui en venant des îles Sainte-Marguerite, qu'il gardait depuis longtemps, lequel s ;étant trouvé un peu mal hier en sortant de la messe, il est mort ce jourd'hui, sur les dix heures du soir, sans avoir eu une grande maladie, il ne se peut pas moins. M. Giraut, notre aumônier, le confessa hier, surpris de sa mort. Il n'a point reçu les sacrements, et notre aumônier l'a exhorté un moment avant que de mourir. Et ce prisonnier inconnu, gardé depuis si longtemps, a été enterré le mardi, à quatre heures de l'après-midi, 20e novembre, dans le cimetière Saint-Paul, notre paroisse ; sur le registre mortuel on a donné un nom aussi inconnu. M. de Rosarges, major, et Arreil, chirurgien, ont signé sur le registre.

Et en marge :

J'ai appris depuis qu'on l'avait nommé sur le registre M. de Marchiel, qu'on a payé 40 livres d'enterrement.

Les registres de Du Junca étaient conservés dans les anciennes archives de la Bastille, d'où ils ont passé a la Bibliothèque de l'Arsenal, où ils sont conservés aujourd'hui[4]. Ils sont rédigés d'une grosse écriture de soldat peu habile à manier la plume. L'orthographe en est grossière. Mais les faits y sont rapportés avec précision et se sont toujours trouvés exacts quand ils ont été contrôlés.

On vient de voir, par l'extrait du registre des sorties, que le mystérieux prisonnier ne portait pas un masque de fer, niais un masque de velours noir.

Quant à l'inscription dans le registre de l'église Saint-Paul, on l'a retrouvée. La voici :

Le 19e (1703), Marchioly, âgé de quarante-cinq ans, ou environ, est décédé dans la Bastille, duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul, sa paroisse, le 9.0e du présent, en présence de M. Rosage (sic), majeur de la Bastille, et de M. Reglhe (sic) chirurgien majeur de la Bastille, qui ont signé. — Signé : ROSARGES, REILHE j[5].

Tels sont les documents fondamentaux de l'histoire de l'homme au masque ; nous verrons plus loin qu'ils suffisent à faire connaître la vérité.

La lettre du gouverneur de Sainte-Marguerite. — Nous venons de voir, par le registre de Du Junca, que l'homme au masque avait été aux îles Sainte-Marguerite, sous la surveillance de Saint-Mars, qui, nommé gouverneur de la Bastille, l'avait amené avec lui. Dans la correspondance échangée entre Saint-Mars, gouverneur du château des îles Sainte-Marguerite, et le ministre Barbezieux, on trouve, à la date du 6 janvier 1696, la lettre suivante, où Saint-Mars expose la manière dont il agit avec ses prisonniers, et où il est question de l'homme au masque sous le terme mon ancien prisonnier :

Monseigneur,

Vous me commandez de vous dire comment l'on en use, quand je suis absent ou malade, pour les visites et précautions qui se font journellement, aux prisonniers qui sont commis à ma garde. Mes deux lieutenants servent à manger aux heures réglées, ainsi qu'ils me l'ont vu pratiquer et que je le fais encore très souvent lorsque je me porte bien. Le premier venu de mes lieutenants., qui prend les clefs de la prison de mon ancien prisonnier, par où l'on commence, ouvre les trois portes et entre dans la chambre du prisonnier, qui lui remet honnêtement les plats et assiettes qu'il a mises les unes sur les autres, pour les donner entre les mains du lieutenant qui ne fait que de sortir deux portes pour les remettre à un de nies sergents, qui les reçoit pour les porter sur une table à deux pas de là, où le second lieutenant, qui visite tout ce qui entre et sort de la prison et voit s'il n'y a rien d'écrit sur la vaisselle ; et après que l'on lui a donné le nécessaire, l'on fait la visite dedans et dessous le lit, et, de là, aux grilles et aux fenêtres de sa chambre, et, fort souvent., sur lui ; après lui avoir demandé fort civilement s'il n'a pas besoin d'autre chose, l'on ferme les portes pour en aller faire tout autant aux autres prisonniers.

La lettre de M. de Palteau. — Le 19 juin 1768, M. de Formanoir de Palteau adressa, du château de Palteau, près de Villeneuve-le-Roi, au célèbre Fréron, directeur de l'Année littéraire, une lettre qui fut insérée dans le numéro du 30 juin 1768. L'auteur de cette lettre était le petit-neveu de Saint-Mars. A l'époque où celui-ci fut nommé gouverneur de la Bastille, le château de Palteau lui appartenait, et il s'y arrêta avec son prisonnier masqué, en allant des îles Sainte-Marguerite à Paris.

En 1698, écrit M. de Palteau, M. de Saint-Mars passa du gouvernement des îles Sainte-Marguerite à celui de la Bastille. En venant en prendre possession, il séjourna avec son prisonnier à sa terre de Palteau. L'homme au masque arriva dans une litière qui précédait celle de M. de Saint-Mars ; ils étaient accompagnés de plusieurs gens à cheval. Les paysans allèrent au-devant de leur seigneur, M. de Saint-Mars mangea avec son prisonnier, qui avait le dos opposé aux croisées de la salle à manger qui donnent sur la cour. Les paysans que j'ai interrogés ne purent voir s'il mangeait avec son masque ; mais ils observèrent très bien que M. de Saint-Mars, qui était à table vis-à-vis de lui, avait deux pistolets à côté de son assiette. Ils n'avaient pour les servir qu'un seul valet de chambre, qui allait chercher les plats qu'on lui apportait. dans l'antichambre, fermant soigneusement sur lui la porte de la salle à manger. Lorsque le prisonnier traversait la cour, il avait toujours son masque noir sur le visage ; les paysans remarquèrent qu'on lui voyait les dents et les lèvres, qu'il était grand et avait les cheveux blancs. M. de Saint-Mars coucha dans un lit qu'on lui avait dressé auprès de celui de l'homme au masque.

Ce récit est tout entier marqué au coin de la vérité. M. de Palteau, qui l'écrit, ne cherche à en tirer aucune conclusion. Il ne prend parti ni pour l'une ni pour l'autre des hypothèses alors discutées pour expliquer l'identité du mystérieux inconnu. Il se contente de rapporter le témoignage de ceux de ses paysans qui virent l'homme masqué lors de son passage dans ses terres. Le seul détail de ce récit que nous puissions contrôler — ce détail est, il est vrai, caractéristique — est celui du masque noir, dont parle M. de Palteau ; il correspond exactement au masque de velours noir dont il est question dans le registre de Du Junca.

Le château de Palteau existe encore aujourd'hui. Dans son ouvrage sur le surintendant Fouquet, M. Jules Lair en donne la description. Le château de Palteau, situé sur la hauteur, entre les bois et les vignes, présentait en ce temps-là, comme encore aujourd'hui, l'aspect d'une grande demeure seigneuriale dans le style du temps de Henri IV et de Louis XIII. D'abord une vaste cour d'honneur, puis deux ailes ; au fond, le bâtiment principal et la chapelle. Des arcades cintrées supportent un premier étage dont les hautes fenêtres traversent le toit et éclairent jusqu'au grenier. Depuis le XVIIIe siècle, le château a cependant subi quelques modifications. La pièce où dînèrent Saint-Mars et son prisonnier sert actuellement de cuisine.

Les notes du major Chevalier. — A côté des notices du journal de Du Junca, que nous venons de transcrire, les érudits ont coutume d'invoquer, comme étant également dignes de foi, bien que d'une époque postérieure, le témoignage du Père Griffet, aumônier de la Bastille, et celui du major Chevalier.

Les extraits de Du Junca, cités ci-dessus, ont été publiés, pour la première fois, en 1769, par le Père Griffet, qui y joignait le commentaire suivant : Le souvenir du prisonnier masqué se conservait encore parmi les officiers, les soldats et les domestiques de la Bastille, lorsque M. de Launey, qui en a été longtemps gouverneur, y arriva pour occuper une place dans l'état-major de la garnison, et que ceux qui l'avaient vu avec son masque, lorsqu'il passait dans la cour pour se rendre à la messe, disaient qu'il y eut ordre, après sa mort, de brûler généralement tout ce qui avait été à son usage, comme linge, habits, matelas, couvertures, etc. ; que l'on fit même regratter et reblanchir les murailles de la chambre où il était logé, et que l'on en défit tous les carreaux pour y en mettre de nouveaux, tant on y craignait qu'il n'eût trouvé moyen de cacher quelques billets ou quelque marque, dont la découverte aurait pu faire connaître son nom.

Le témoignage du Père Griffet se trouve confirmé par des notes, dont l'auteur est un major de la Bastille, nommé Chevalier. Le major était, dans l'administration de la Bastille, non le personnage le plus élevé en grade, puisque, au-dessus de lui, étaient placés le gouverneur et le lieutenant de roi, mais lé personnage le plus important. Toute l'administration intérieure, en ce qui concernait les prisonniers, reposait sur lui. Chevalier remplit ces fonctions près de trente-huit ans, de 1749 à 1787. M. Fernand Bournon l'apprécie ainsi : Chevalier est le type du fonctionnaire dévoué, laborieux, et qui n'ambitionne pas de sortir d'un rang un peu subalterne. On ne saurait dire ce que l'administration de la Bastille a dû à son zèle et à sa parfaite connaissance d'un service difficile entre tous.

Parmi des notes réunies pour servir à l'histoire de la Bastille, Chevalier résume les indications que fournit le registre de Du Junca, et il ajoute : C'est le fameux homme au masque que personne n'a jamais connu. Il était traité avec une grande distinction par M. le gouverneur et n'était vu que par M. de Rosarges, major dudit château, qui seul en avait soin ; il n'a point été malade, que quelques heures, mort comme subitement. Enterré à Saint-Paul, le mardi vingtième novembre 1703, à quatre heures après midi, sous le nom de Marchiergues. Il a été enseveli dans un drap blanc neuf qu'a donné le gouverneur, et généralement tout ce qui s'est trouvé dans sa chambre a été brûlé, comme son lit tout entier, chaises, tables et autres ustensiles, ou fondu, et le tout jeté dans les latrines.

Ces observations du Père Griffet et du major Chevalier ont tiré une grande force, aux yeux des historiens, de leur exacte concordance ; mais en les examinant avec attention on voit que le témoignage de Chevalier est la source de celui du Père Griffet ; aussi bien Chevalier était-il major de la Bastille quand le Jésuite rédigea son ouvrage et c'est son autorité, sans aucun doute, qui est par lui invoquée.

Des documents récemment publiés dans la Revue Bleue renversent ces affirmations, qui paraissaient fondées sur la base la plus ferme.

Dans le journal de Du Junca, dont nous venons de parler, on lit à la date du 30 avril 1701 : Du samedi, 30 avril, sur les neuf heures du soir, M. Aumont le jeune est venu, ayant mené et remis un prisonnier, le nommé M. Maranville, sous le nom de Ricarville, qui a été officier de guerre, mécontent, parlant trop et mauvais sujet ; lequel j'ai reçu, suivant les ordres du roi, expédiés par M. le comte de Pontchartrain ; lequel j'ai fait mettre en compagnie, avec le nommé Tirmon, dans la seconde chambre de la tour de la Bertaudière, avec l'ancien prisonnier, tous les deux bien renfermés[6].

L'ancien prisonnier, dont il s'agit ici, n'est autre que l'homme au masque. Lorsque celui-ci était entré à la Bastille, ainsi que nous l'avons vu, le 18 septembre 1698, il avait été mis dans la troisième chambre de la tour de la Bertaudière. En 1701, la Bastille se trouva encombrée de prisonniers ; on dut en réunir plusieurs dans une même chambre et l'homme au masque fut mis avec deux compagnons. L'un d'eux, Jean-Alexandre de Ricarville, dit de Maranville, avait été dénoncé comme débiteur de mauvais discours contre l'État, blâmant la conduite de la France et louant celle des étrangers, surtout celle des Hollandais. Les rapports de police le peignent comme très gueux, vêtu de mauvais habits, âgé d'environ soixante ans. C'était, comme dit Du Junca, un ancien officier dans les troupes du roi. Maranville sortit de la Bastille le 19 octobre 1708[7]. Il fut transféré à Charenton, où il mourut en février 1109. Il faut faire observer que Charenton était alors une prison ouverte, où les détenus frayaient entre eux et avaient de nombreux rapports avec l'extérieur[8].

Le second des compagnons de captivité de l'homme au masque, Dominique-François Tirmont, était un domestique. Lorsqu'il fut embastillé, le 30 juillet 1100, il avait dix-neuf ans. Il était accusé de sortilèges et de débaucher des jeunes filles. Il fut mis dans la deuxième chambre de la tour de la Bertaudière, où l'homme au masque et Maranville vinrent le rejoindre. Il fut transféré à Bicêtre, le 14 décembre 1701. Sa raison s'égara en 1703. Il mourut vers 1708.

Lors de son entrée à la Bastille, le 18 septembre 1698, l'homme au masque avait été placé, comme nous Pavons vu, dans la troisième chambre de la tour de la Bertaudière. Il en fut tiré, le 6 mars 1101, pour faire place, dans la troisième Bertaudière, à une nommée Anne Randon, devineresse et diseuse de bonne aventure, qui y fut enfermée toute seule. Le prisonnier masqué fut alors mis dans la deuxième Bertaudière avec Tirmont qui s'y trouvait, ainsi que nous venons de le voir, depuis le 30 juillet 1700. Maranville vint les y rejoindre le 30 avril 1701, Peu de temps après, l'homme masqué fut encore transféré dans une autre chambre, avec ou sans Maranville. Tirmont avait été conduit à Bicêtre en 1701. Nous voyons que, le 26 février 1703, l'abbé Gonzel, prêtre franc-comtois, accusé d'espionnage, fut enfermé seul dans la deuxième Bertaudière.

Ces faits sont d'une authenticité indiscutable et l'on aperçoit, d'un coup d'œil, les conséquences qui en découlent. Au moment même où le prisonnier masqué était réuni à des compagnons de captivité, partageant avec eux une même chambre, d'autres prisonniers, à la Bastille, étaient maintenus rigoureusement isolés, malgré l'encombrement de la prison, tant les motifs de leur incarcération semblaient de plus 'grande conséquence : L'homme au masque est mis avec des individus de la plus basse classe, qui sortiront, peu après, pour se mêler à la foule des prisonniers de Charenton et de Bicêtre. Nous lisons dans un rapport de d'Argenson, qu'il fut même question de faire entrer l'un d'eux, Tirmont, dans l'armée. Voilà donc ce personnage détenteur d'un secret terrible dont Madame Palatine parle déjà en termes mystérieux[9], et qui intrigua les rois, Louis XV, Louis XVI ! qui intrigua les propres officiers de la Bastille et leur fit écrire les contes les plus éloignés de la réalité !

2° LA LÉGENDE.

Si les officiers mêmes de la Bastille tombaient dans de pareils écarts d'imagination, dans quels rêves ne devait pas s'envoler la pensée du public ! Le mouvement est curieux à suivre. Voici, tout d'abord, le léger masque vénitien qui se transforme en un masque de fer avec des articulations d'acier, que le prisonnier ne quitte jamais. Les égards — imaginaires, comme on l'a vu — dont le captif aurait été entouré et dont il est question dans les notes du major Chevalier, se transforment en marques d'une déférence sans limite que les geôliers témoignent à leur captif. On racontait que le gouverneur Saint-Mars, chevalier de Saint-Louis, n'avait jamais parlé à son prisonnier que debout, la tête découverte, qu'il le servait lui-même à table, dans de la vaisselle d'argent, et qu'il lui fournissait, à sa fantaisie, les vêtements les plus beaux du monde. Chevalier dit qu'après le décès du prisonnier, à la Bastille, sa chambre fut remise à neuf, pour éviter que son successeur trouvât dans quelque coin des indica fions révélatrices. Parlant de l'époque où l'homme au masque était aux îles Sainte-Marguerite, Voltaire raconte : Un jour le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent et jeta l'assiette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage, presque au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette et la porta au gouverneur. Celui-ci, étonné, demanda au pêcheur : Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains ?Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur, je viens de la trouver, et personne ne l'a vue. Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le gouverneur se fut assuré qu'il n'avait jamais su lire et que l'assiette n'avait été vue de personne. Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne pas savoir lire.

Dans l'Histoire de Provence du Père Papou, il s'agit d'un linge. Le dénouement est plus tragique : J'ai trouvé dans la citadelle un officier de la compagnie franche, âgé de soixante-dix-neuf ans. Il m'a plusieurs fois raconté qu'un frater de cette compagnie aperçut un jour, sous la fenêtre du prisonnier, quelque chose de blanc qui flottait sur l'eau ; il l'alla prendre et l'apporta à M. de Saint-Mars. C'était une chemise très fine, pliée avec assez de négligence et sur laquelle le prisonnier avait écrit d'un bout à l'autre. M. de Saint-Mars, après l'avoir dépliée et avoir lu quelques lignes, demanda au frater, d'un air fort embarrassé, s'il n'avait pas eu la curiosité de lire ce qu'il y avait. Le frater protesta plusieurs fois qu'il n'avait rien lu ; mais, deux jours après, il fut trouvé mort dans son lit.

Enfin, le trait du drap blanc dans lequel Saint-Mars fit envelopper le corps du prisonnier, quand celui-ci fut mort à la Bastille, frappa l'imagination et fut développé à son tour en un goût extraordinaire que le prisonnier aurait eu pour le linge de la plus grande finesse et pour les dentelles de prix, — ce qui devait prouver que l'homme au masque était un fils d'Anne d'Autriche, laquelle aimait d'une manière particulière, affirmait-on, les dentelles précieuses et le linge fin.

Un frère de Louis XIV. — Nous pouvons fixer, avec précision, croyons-nous, l'origine de la légende qui fit du Masque de fer un frère de Louis XIV. C'est d'ailleurs à cette direction, qui lui fut donnée dès l'origine, que l'histoire du prisonnier inconnu dut son grand retentissement. La gloire en appartient au plus célèbre écrivain du XVIIIe siècle. Avec une hardiesse d'imagination, que lui envierait aujourd'hui le journaliste le plus habile à forger des nouvelles retentissantes, Voltaire donna le jour et l'essor à cet énorme — excusez l'expression — canard.

En 1745, venait de paraître une manière de roman, intitulé Mémoires pour servir à l'histoire de Perse, et attribué, non sans vraisemblance, à Mme de Vieux-Maisons. Le livre contenait un récit à clés, où le mystérieux prisonnier, dont on commençait à parler un peu partout, était identifié avec le duc de Vermandois. Grâce à ce détail, l'ouvrage fit sensation. Voltaire vit immédiatement le parti qu'il pourrait tirer de l'aventure. Il avait été enfermé naguère à la Bastille, ce qui était une raison d'en parler ; mais il n'osa pas mettre en circulation brusquement, sans préparation, la formidable histoire qu'il venait d'imaginer, et, avec un sentiment très fin de l'opinion publique, il se contenta d'imprimer dans la première édition du Siècle de Louis XIV : Quelques mois après la mort de Mazarin, il arriva un événement qui n'a point d'exemple, et, ce qui est non moins étrange, c'est que tons les historiens l'ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret au château de l'île Sainte-Marguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier, qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur son visage. On avait ordre de le tuer s'il se découvrait. Il resta dans l'fie jusqu'à ce qu'un officier de confiance, nommé Saint-Mars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille, l'alla prendre à l'île Sainte-Marguerite et le conduisit à la Bastille, toujours masqué. Le marquis de Louvois alla le voir dans cette île, avant la translation, et lui parla debout avec une considération qui tenait du respect. Voltaire ne dit d'ailleurs pas quel était ce prisonnier extraordinaire. Il observa l'impression produite par son récit sur le public. Alors il s'enhardit, et, dans la première édition de ses Questions sur l'Encyclopédie, insinua que, si le visage du prisonnier était recouvert d'un masque, c'était de peur qu'on reconnût quelque ressemblance trop frappante. Il ne donnait toujours pas le nom, mais déjà chacun s'attendait à quelque étonnante nouvelle. Enfin, dans la deuxième édition des Questions sur l'Encyclopédie, Voltaire ajouta bravement que l'homme au masque avait été un frère utérin de Louis XIV, fils de Mazarin et d'Anne d'Autriche, et aîné du roi. On sait quels incomparables agitateurs d'opinion furent les encyclopédistes.

Une fois dans l'étang, la carpe ne tarda pas à faire des petits, qui grandirent à leur tour et prirent un monstrueux développement.

On lit dans les Mémoires du duc de Richelieu, rédigés par son secrétaire, l'abbé Soulavie, que Mlle de Valois, fille du Régent et, à cette date, maîtresse de Richelieu, sur les instances de celui-ci, aurait consenti à se prostituer à son père la tradition voulait que le Régent eût été amoureux de sa fille, — pour avoir communication d'une notice rédigée par Saint-Mars sur le Masque de fer. D'après ce récit, que l'auteur des Mémoires imprime en entier, Louis XIV serait né à midi, et le soir, à huit heures et demie, pendant le souper du roi, la reine serait accouchée d'un second fils, qu'on aurait fait disparaître pour éviter les dissensions ultérieures dans l'État.

Le baron de Gleichen fait mieux. Il s'efforce de démontrer que ce serait le véritable héritier de la couronne qui aurait été enfermé au profit d'un enfant de la reine et du cardinal. Ceux-ci, devenus les maîtres, après la mort du roi, auraient substitué leur fils au Dauphin, ce qu'aurait facilité une ressemblance extrême entre les enfants. On voit, d'un coup d'œil, les conséquences de ce système, qui annule la légitimité des derniers Bourbons.

L'imagination ne devait plus s'arrêter. Le bouquet s'épanouit sous le premier Empire. L'on vit alors paraître des brochures où la version du baron de Gleichen était reprise. Louis XIV n'avait été qu'un bâtard, fils d'étrangers ; l'héritier légitime avait été enfermé aux îles Sainte-Marguerite, où il s'était marié à la fille de l'un de ses gardiens. De ce mariage était né un enfant qu'on fit, dès qu'il fut sevré, passer en Corse, en le confiant à une personne sûre, comme un enfant venant de bonne part, en italien Buona-parte. C'est de cet enfant que l'Empereur aurait été le rejeton direct. La légitimité de Napoléon Ier sur le trône de France établie par le Masque de fer ! le grand Dumas n'a pas trouvé cela. Mais ce qui paraîtra inouï, c'est qu'il s'est trouvé des hommes pour prendre ces histoires au sérieux. On lit dans un manifeste vendéen répandu parmi les Chouans en nivôse an IX : Il ne faut pas que le parti royaliste se fie aux assurances données par quelques émissaires de Bonaparte, qu'il n'a pris le trône que pour le restituer aux Bourbons tout démontre qu'il n'attend que la pacification générale pour se déclarer,et qu'il veut fonder son droit sur la naissance des enfants du Masque de fer !

Nous ne nous arrêterons pas à réfuter l'hypothèse qui fait du Masque de fer un frère de Louis XIV. Marius Topin l'a fait de la manière la plus claire. Voici d'ailleurs longtemps que cette opinion est abandonnée. Les derniers écrivains qui s'y soient attachés datent de l'époque révolutionnaire.

Les incarnations successives du Masque de fer. Jamais dieu de l'Inde, dit Paul de Saint-Victor en parlant de l'homme au masque, ne subit tant de métempsycoses et tant d'avatars. Il serait trop long simplement d'énumérer toutes les individualités avec lesquelles on a voulu identifier le Masque de fer ; on a été chercher jusqu'à des femmes. Nous allons citer rapidement les hypothèses qui ont trouvé le plus de créance dans le public ou celles qui ont été défendues par les travaux les plus sérieux, pour-arriver finalement à l'identification — on verra que c'est une de celles qui ont été proposées anciennement — qui est sans aucun doute la vérité.

L'hypothèse qui, après celle d'un frère de Louis XIV, a le plus passionné l'opinion publique est l'hypothèse qui faisait du mystérieux inconnu Louis, comte de Vermandois, amiral de France, fils de la gracieuse Louise de la Vallière. Ce fut jusqu'à la croyance du Père Griffet, aumônier de la Bastille, et des officiers eux-mêmes de l'état major. Cette conjecture est réfutée en une ligne : Le comte de Vermandois mourut à Courtrai, le 18 novembre 1683. Réfutation semblable du système qui identifie le Masque de fer avec le duc de Montmouth, bâtard de Charles II et de Lucie Walters. Montmouth périt sur l'échafaud à Londres, en 1683. Lagrange-Chancel mit beaucoup d'ardeur et de talent à défendre l'opinion qui faisait de l'homme au masque François de Vendôme, duc de Beaufort, nommé sous la Fronde le roi des Halles. Le duc de Beaufort mourut au siège de Candie, le 25 juin 1669.

A Lagrange-Chancel succède le chevalier de Taulès. J'ai découvert l'homme au masque, s'écrie-t-il, et il est de mon devoir de rendre compte à l'Europe et à la postérité de ma découverte ! Cette découverte fit connaître Avédick, patriarche arménien de Constantinople et de Jérusalem, enlevé en Orient, à l'instigation des Jésuites, et transporté en France. Vergennes, après son entrée aux Affaires étrangères, fit faire des recherches. Elles confirmèrent qu'Avédick avait, effectivement, été arrêté dans les conditions indiquées, mais postérieurement à 1706 ; il ne pouvait donc être identifié avec le Masque de fer[10].

Telles sont les hypothèses du XIIIe siècle. Arrivons à celles de notre temps. Puisqu'il s'agissait de mystère et de machinations ténébreuses, les Jésuites ne pouvaient rester hors l'affaire. Nous venons d'ailleurs de les voir à l'œuvre avec le patriarche arménien. On songea au jeune homme qui aurait été enfermé à leur instigation, pour avoir écrit deux vers contre eux. Mais cette conception a été largement dépassée par un travail, publié en 1885, sous le pseudonyme Ubalde, et dont l'auteur est sans aucun doute M. Anatole Loquin. Voici la conclusion : Plus j'y réfléchis, plus je crois reconnaître dans l'homme au masque de fer, sans esprit de système ni entêtement de ma part, J.-B. Poquelin de Molière[11]. Les Jésuites s'étaient vengés du Tartufe !

Arrivons enfin aux conjectures qui ont serré la vérité de près et ont été défendues par de véritables érudits.

Le surintendant Fouquet est la solution du bibliophile Jacob — Paul Lacroix. M. Lair a montré comment Fouquet était mort à Pignerol, d'une sorte d'apoplexie, le 23 mars 1680, au moment où, à la cour même, on songeait à l'envoyer aux eaux de Bourbon, premier pas vers la liberté définitive.

François Ravaisson, le savant et charmant conservateur de la Bibliothèque de l'Arsenal, de qui nous avons eu l'honneur de continuer le travail de classement des Archives de la Bastille, crut un moment que le célèbre prisonnier pouvait avoir été le jeune comte de Kéroualze, qui avait combattu à Candie sous les ordres de l'amiral de Beaufort. Ravaisson a exposé son hypothèse avec beaucoup de réserve ; il l'ut, dans la suite, amené à y renoncer lui-même ; nous n'avons clone plus à insister.

M. Loiseleur, au cours de sa brillante polémique avec Marius Topin, proposa un espion obscur arrêté par Catinat en 1681 ; — et son contradicteur le réfuta de la manière la plus piquante en retrouvant Catinat dans le prisonnier même qu'il aurait dû arrêter.

Le général Iung a publié un gros volume pour défendre la candidature d'un certain Oldendorf, Lorrain de naissance, espion et empoisonneur, arrêté, le 29 mars 1673, dans une souricière, à l'un des passages de la Somme. Le système a été réfuté par M. Loiseleur. Ainsi que le fait observer M. Lair, M. le général Iung, n'est même pas parvenu à faire entrer son personnage à Pignerol, condition essentielle pour qu'il puisse être l'homme au masque.

M. le baron Carutti s'est arrêté à un Jacobin fou, prisonnier à Pignerol, de qui le nom est demeuré inconnu ; niais ce Jacobin mourut à Pignerol vers la fin de 1693.

Le récent ouvrage de M. Émile Burgaud, écrit en collaboration avec le commandant Bazeries, a fait grand bruit. Il conclut au général Vivien Labbé de Bulonde, que Louvois fit arrêter pour avoir, devant Coni, manqué aux devoirs qui s'imposent à un général en chef. M. Geoffroy de Grandmaison a publié, dans l'Univers du 9 janvier 1895, deux quittances signées par le général de Bulonde, l'une en 1699, date où l'homme au masque était à la Bastille dans un isolement rigoureux ; l'autre, en 1705, alors que le prisonnier masqué était mort depuis deux ans.

Nous arrivons enfin à celle de toutes les hypothèses qui est la plus vraisemblable, — après l'hypothèse vraie, naturellement. Eustache Dauger, que M. Lair identifie avec le personnage masqué, était un valet, qui avait été écroué à Pignerol le 28 juillet 1669. Mais il faut observer que le prisonnier masqué fut gardé dans un secret rigoureux, dans les premiers temps de sa détention, tant qu'il fut à Pignerol et aux îles Sainte-Marguerite. Or, lorsque Dauger vint à Pignerol, son affaire semblait de si mince importance que Saint-Mars songea à en faire un domestique pour les autres prisonniers, et, en effet, en 1675, Louvois le fit placer comme valet auprès de Fouquet, qui, depuis quelque temps, avait vu la rigueur de sa détention sensiblement adoucie, recevant des visites, se promenant librement dans les cours et dépendances du donjon où Dauger l'accompagnait. De plus, nous savons que l'homme au masque fut transporté directement de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite, tandis que Dauger fut transféré, en 1681, à Exiles, d'où il ne vint aux îles qu'en 1687.

Arrivons à la solution exacte.

3° MATTIOLI.

C'est le baron d'Heiss, ancien capitaine au régiment d'Alsace, l'un des bibliophiles les plus distingués de son temps, qui a le mérite d'avoir, le premier, dans une lettre datée de Phalsbourg, du 28 juin 1770, et publiée par le Journal encyclopédique, identifié le prisonnier masqué avec le comte Mattioli, secrétaire d'État du duc de Mantoue. Après lui, Dutens, en 1783, dans sa Correspondance interceptée ; le baron de Chambrier, en 1795, dans un Mémoire présenté à l'Académie de Berlin ; Roux-Fazillac, membre de l'Assemblée législative et de la Convention, dans un ouvrage remarquable imprimé en 1801 ; puis, successivement, Reth, Delort, Ellis, Carlo Botta, Armand Baschet, Marius Topin, Paul de Saint-Victor, et enfin M. Gallien, — dans une série de publications, plus ou moins remarquables, se sont efforcés de prouver que l'homme au masque avait été le secrétaire d'État du duc de Mantoue. Les érudits qui ont le mieux connu l'histoire du gouvernement de Louis XIV, Depping, Chéruel, Camille Rousset, n'ont pas hésité à se prononcer dans le même sens ; — tandis que seul contre tous, comme d'Artagnan, Alexandre Dumas résistait aux efforts de vingt savants, et que le Vicomte de Bragelonne — rajeunissant la légende du frère de Louis XIV, mise en circulation par Voltaire et raffermie par la Révolution — faisait rentrer dans leur poussière les pièces d'archives que les érudits avaient exhumées.

Nous n'avons plus affaire à aussi redoutable adversaire et nous espérons que les lignes suivantes ne laisseront plus l'ombre d'un doute.

On sait comment, sous l'influence de Louvois, la politique habile et insinuante que Mazarin, puis de Lionne, avaient dirigée, fit place à une diplomatie militaire, brusque et envahissante. Louis XIV était maître de Pignerol, acquis en 1632. Sous l'inspiration de Louvois il jeta les ir yeux sur Casal. Maîtresses de ces deux places, les armées françaises devaient dominer la Haute-Italie et tenir directement en respect la cour de Turin. Sur le trône de Mantoue régnait un jeune duc, Charles IV de Gonzague, frivole, insouciant, qui dissipait son trésor à Venise, en fêtes et plaisirs. En 1677, il avait engagé à des juifs, pour plusieurs années, les revenus de sa couronne. Charles IV était marquis du Montferrat, dont Casal était capitale. Spéculant sur la détresse financière et la frivolité du jeune prince, la cour de Versailles conçut le hardi projet d'acheter Casal deniers comptants.

Un des premiers personnages de Mantoue était, à cette date, le comte Hercule-Antoine Mattioli. Mattioli était né à Bologne, le 1er décembre 1640, d'une famille distinguée. Il avait fait de brillantes études et, à peine sorti de la vingtième année, avait été nommé professeur à l'Université de Bologne. Puis il vint s'établir à Mantoue, où Charles III, de qui il avait gagné la confiance, en fit son secrétaire d'État. Charles IV, lui continuant la faveur de son père, non seulement lui conserva les fonctions de ministre d'État, mais le nomma sénateur surnuméraire, dignité que rehaussait le titre de comte.

Louis XIV entretenait auprès de la République vénitienne un ambassadeur vif et entreprenant, l'abbé d'Estrades. Celui-ci démêla la nature ambitieuse et intrigante de Mattioli et, vers la fin de 1677, réussit à faire agréer les projets de la cour de France sur Casal.

Le 12 janvier 1678, Louis XIV, de sa propre main, écrivait ses remerciements à Mattioli. Celui-ci vint à Paris. Le 8 décembre, l'acte était signé. Le duc de Mantoue recevait en échange de Casal cent mille écus. Dans une audience privée, Louis XIV remit à Mattioli un diamant de prix et lui fit verser cent doubles louis.

Or, deux mois étaient à peine écoulés depuis le voyage de Mattioli en France, que les cours de Vienne, de Madrid, de Turin et la République vénitienne étaient simultanément mises au courant de tout ce qui s'était, passé. Pour en tirer un regain d'argent, Mattioli avait cyniquement trahi et son maître Charles IV et le roi de France. Comme un coup de foudre retentit à Versailles la nouvelle de l'arrestation du baron d'Asfeld, envoyé de Louis XIV, chargé d'échanger avec. Mattioli les ratifications. Le gouverneur du Milanais lavait fait saisir et livrer aux Espagnols. Nous laissons à deviner la colère de Louis XIV et celle de Louvois qui avait poussé aux négociations, y avait pris part activement et avait commencé les préparatifs en vue de l'occupation de Casal. L'abbé d'Estrades, non moins irrité, conçut le projet le plus téméraire. Il proposa à Versailles de faire enlever le ministre mantouan. Mais Louis XIV ne voulait d'aucun éclat. Catinat fut, en personne, chargé de l'opération. L'abbé d'Estrades feignit, auprès de Mattioli, d'ignorer son double jeu. Il lui fit savoir, au contraire, qu'il avait à lui remettre le complément des sommes promises à Versailles. Rendez-vous au 2 mai 1679. Ce jour d'Estrades et Mattioli montèrent dans un carrosse, dont Catinat, accompagné d'une douzaine d'hommes, attendaient le passage. A deux heures de l'après-dîner, Mattioli était dans la forteresse de Pignerol entre les mains du geôlier Saint-Mars. Il faut songer au rang qu'occupait le ministre italien. Nous sommes en présence de l'une des plus audacieuses violations du droit international dont l'histoire ait gardé le souvenir.

Au commencement de l'année 1694, Mattioli fut transféré aux îles Sainte-Marguerite ; nous l'avons vu entrer le 18 septembre 1698 à la Bastille, où il mourut le 19 novembre 1703.

Les détails que l'on possède sur la détention de Mattioli à Pignerol, puis aux îles Sainte-Marguerite, montrent qu'il fut tout d'abord traité avec les égards dus au rang et à la situation qu'il occupait au moment de son arrestation. Dans la suite, le respect que le prisonnier avait tout d'abord inspiré alla s'affaiblissant graduellement ; avec les années ces égards allèrent diminuant jusqu'au jour où, à la Bastille, on lui fit, faire chambre commune avec des individus de la plus basse classe. D'autre part, la rigueur de la détention, au point de vue du secret où le prisonnier était tenu, alla au contraire se relâchant : ce qu'il importait de cacher, c'étaient les circonstances dans lesquelles Mattioli avait été arrêté, et, à mesure que les années passaient, ce secret lui-même devenait de moindre importance. Quant au masque de velours noir, que Mattioli avait parmi ses effets quand il fut arrêté, et qu'il ne mettait, sans aucun doute, que pour sortir, il constituait en réalité, par lui-même, un adoucissement de la captivité, car il permettait au prisonnier de quitter sa chambre, tandis que les autres prisonniers d'État étaient sévèrement claquemurés dans la leur[12].

 

Il nous reste à prouver que le prisonnier masqué était bien Mattioli :

1° Dans la dépêche que Louis- XIV envoya à l'abbé d'Estrades, cinq jours avant l'arrestation, il approuve le projet de son ambassadeur et l'autorise à s'emparer de Mattioli, puisque vous croyez le pouvoir faire enlever sans que la chose fasse aucun éclat. Le prisonnier sera conduit à Pignerol, où l'on envoie ordre pour l'y recevoir et pour l'y garder sans que personne en ait connaissance. Les ordres du roi se terminent par ces mots : Il faudra que personne ne sache ce que cet homme sera devenu. L'opération faite, Catinat écrivait de son côté à Louvois : Cela s'est passé sans aucune violence, et personne ne sait le nom de ce fripon, pas même les officiers qui ont aidé à l'arrêter. Enfin, nous avons une brochure très curieuse intitulée la Prudenza triomfante di Casale[13], rédigée en 1682, c'est-à-dire deux ans à peine après l'événement, et — ce détail est capital — trente ans avant qu'il soit question de l'homme au masque. On y lit : Le secrétaire — Mattioli — fut environné de dix ou douze cavaliers, qui l'enlevèrent, le déguisèrent, le masquèrent et le conduisirent à Pignerol ; — fait d'ailleurs confirmé par une tradition encore vivante au XVIIIe siècle dans le pays, où des érudits ont pu la recueillir.

Est-il besoin d'insister sur la force démonstrative de ces trois textes rapprochés l'un de l'autre ?

2° Nous savons, par le registre de Du Junca, que l'homme au masque fut enfermé à Pignerol sous la surveillance de Saint-Mars. En 1681, Saint-Mars abandonna le gouvernement de Pignerol pour celui d'Exiles. On peut établir d'une manière précise le nombre de prisonniers que Saint-Mars avait alors en sa garde. Ils étaient exactement cinq. Une dépêche de Louvois, en date du 9 juin, est très claire. Dans le premier paragraphe, il commande d'emmener les deux prisonniers de la tour d'en bas ; dans le second, il ajoute : Le reste des prisonniers qui étaient à votre garde. Voilà le reste bien nettement indiqué ; la suite en précise le nombre : Le sieur du Chamoy a ordre de faire payer deux écus par jour pour la nourriture de ces trois prisonniers. Cet état, d'une netteté mathématique, est encore confirmé par la lettre que Saint-Mars adressa à l'abbé d'Estrades, le 25 juin 1681, au moment de partir pour Exiles : J'ai reçu hier mes provisions de gouverneur d'Exiles ; j'aurai en garde deux merles que j'ai ici, lesquels n'ont point d'autre nom que messieurs de la tour d'en bas ; Mattioli restera ici avec deux autres prisonniers.

Ils étaient donc cinq prisonniers, et l'homme au masque se trouve, de toute nécessité, parmi eux. Or, ces cinq prisonniers, nous les connaissons : 1. Un nommé La Rivière, qui mourut à la fin de décembre 1686[14]. — 2. Un Jacobin, fou, qui mourut à la fin de 1693[15]. — 3. Un nommé Dubreuil, qui mourut[16] aux îles Sainte-Marguerite vers 1697. — Restent Dauger et Mattioli. L'homme au masque est, sans discussion possible, l'un ou l'autre. Nous avons exposé plus haut les raisons qui font écarter Dauger. Le mystérieux prisonnier était donc Mattioli. La démonstration est d'une rigueur mathématique.

3° On trouvera à la fin de ce volume la reproduction de l'acte mortuaire du prisonnier masqué tel qu'il fut inscrit sur les registres de l'église Saint-Paul. C'est le nom même de l'ancien secrétaire du duc de Mantoue qui y est tracé : Marchioly. Il faut considérer : que Marchioly doit être prononcé à l'italienne Markioly ; que Saint-Mars, gouverneur de la Bastille, qui fournit l'indication pour la rédaction de l'acte, écrit presque toujours dans sa correspondance — détail caractéristique — non Mattioli, mais Martioly : c'est le nom lui-même qui est sur le registre, et il est moins déformé que celui du major de la Bastille, qui s'appelait Rosarges, et non Rosage, ainsi que porte l'acte ; que le nom du chirurgien, qui s'appelait Reilhe, et non Reglhe.

On a vu plus haut combien, avec les années, on avait adouci la rigueur de la réclusion à laquelle le prisonnier masqué avait été condamné. Ce que l'on avait jugé nécessaire de cacher, c'était la manière dont Mattioli avait été arrêté, ce secret lui-même, avec le temps, avait perdu de son importance. Comme le duc de Mantoue s'était déclaré fort satisfait de l'arrestation de son ministre par lequel il avait été trompé, non moins que Louis XIV, rien ne s'opposait à ce que le nom fût écrit sur un registre mortuaire, où, d'ailleurs, personne ne pouvait songer à l'aller chercher.

Ajoutons que, par suite d'une erreur ou d'une distraction de l'officier qui fournit les indications pour la rédaction de l'acte, ou bien du curé ou du bedeau qui l'écrivit, l'âge est indiqué d'une manière inexacte : quarante-cinq ans ou environ, alors que Mattioli avait, en mourant, soixante-trois ans. L'acte fut d'ailleurs rédigé sans aucun soin, c'était une formalité sans importance.

4° Le duc de Choiseul pressait Louis XV pour avoir de lui le secret de l'énigme. Le roi se dérobait. Un jour, il lui dit cependant : Si vous saviez ce que c'est, vous verriez que c'est bien peu intéressant ; et, quelque temps après, Mme de Pompadour, excitée par M. de Choiseul, ayant pressé le roi sur ce sujet, celui-ci lui dit que c'était un ministre d'un prince italien.

Dans les Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, par sa première femme de chambre, Mme de Campan, nous lisons que la reine tourmentait Louis XVI, qui ignorait le secret du prisonnier masqué, pour qu'il fît faire des recherches dans les papiers des ministères. J'étais auprès de la reine, dit Mme de Campan, lorsque le roi, ayant terminé ses recherches, lui dit qu'il n'avait rien trouvé dans les papiers secrets d'analogue à l'existence de ce prisonnier ; qu'il en avait parlé à M. de Maurepas, rapproché par son âge du temps où cette anecdote aurait dû être connue des ministres — Maurepas avait été ministre de la maison du roi, ayant le département des lettres de cachet, très jeune, au commencement du XVIIIe siècle —, et que M. de Maurepas l'avait assuré que c'était simplement un prisonnier d'un caractère très dangereux par son esprit d'intrigue et sujet du duc de Mantoue. On l'attira sur la frontière, on l'arrêta et on le garda prisonnier, d'abord à Pignerol, puis à la Bastille.

Ces deux témoignages sont d'un tel poids que, seuls, ils suffiraient à fixer la vérité. Lorsqu'ils furent écrits, nul ne parlait de Mattioli, de qui Mme de Campan ignore même le nom. En supposant — supposition absurde et invraisemblable, quelle raison aurait-elle eu pour cela ? — que Mme de Campan se fût amusée à imaginer une fable, il est impossible d'admettre que son imagination lui eût fait rencontrer des traits d'une concordance si précise.

 

L'énigme est ainsi résolue. La légende, qui s'était hissée jusque sur le trône de France, tombe de haut. La satisfaction de l'historien est de penser que, depuis plus d'un siècle, tous les travaux historiques sérieux, reposant Sur des investigations approfondies et dépourvus de préoccupations étrangères à la science — comme, par exemple, le désir d'aboutir à un résultat différent des solutions proposées par les devanciers, — sont venus à la même conclusion, qui était la solution exacte. Heiss, le baron de Chambrier, Reth, Roux-Fazillac, Delon, Carlo Botta, Armand Baschet, Marius Topin, Paul de Saint-Victor, Camille Rousset, Chéruel, Depping, n'ont pas hésité à placer sous le fameux masque de velours noir le visage de Mattioli. Mais, à chaque effort nouveau produit par la science, la légende se remettait à la tache rendue plus active par les passions qu'a produites la Révolution.

 

La vérité, en histoire, fait penser, parfois, à ces fleurs qui flottent sur l'eau, blanches ou jaune très clair, parmi des feuilles plates et larges ; le vent se lève, soulève l'onde qui les submerge, elles ont disparu — puis elles reviennent à la surface.

 

 

 



[1] Pour les notes et références qui ne sont pas indiquées ci-après, voir l'Homme au masque de velours noir, dans la Revue historique, LVI (1894), 253-303, et Nouveaux Documents sur la Bastille dans la Revue Bleue du 26 mars 1898.

[2] Ce Journal de Du Junca, qui est un trésor d'informations sur la vie à la Bastille sous Louis XIV est, comme a l'a vu, souvent cité dans les notes ci-dessus.

[3] Nous avons ci-dessus corrigé l'orthographe grossière de Du Junca.

[4] Mss. 5133-5134.

[5] Cet acte était conservé dans les Archives de la Ville de Paris ; il a été détruit dans l'incendie de 1871 ; le fac-similé en avait été, heureusement, reproduit dans la traduction anglaise par Vizetelly (Londres, 1870, in-8), et dans la 5e édition française (Paris, librairie Didier, 1878, in-8) du livre de Marius Topin, l'Homme au masque de fer.

[6] Bibl. de l'Arsenal, ms. 5133, f. 60 r°.

[7] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12475, f. 164.

[8] Le roi envoie à la Bastille le s. Blache, qui avait été mis au couvent de la Charité à Charenton, et ce changement se fait parce que la maison de Charenton est une maison ouverte oh il recevait des visites et écrivait sans qu'il fût possible de l'en empêcher. Lettre de Pontchartrain à Bernaville, en date du 10 févr. 1710, Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12475, p. 246.

[9] Voir les extraits de la correspondance de la Princesse Palatine cités par M. Guillaume Depping dans la Revue Bleue du 18 juillet 1896, p. 71. Ce témoignage étant le premier témoignage public, connu jusqu'à ce jour, relatif au mystérieux prisonnier de la Bastille, il parait utile de le reproduire ici. On verra comment, dès cette époque, dans un milieu qui aurait pu être bien informé — Madame Palatine était belle-sœur de Louis XIV, — la légende s'emparait des imaginations.

Madame Palatine écrit à l'Électrice de Hanovre :

Marly, 10 octobre 1711. — Un homme est resté de longues années à la Bastille et y est mort masqué. Il avait à ses côtés deux mousquetaires pour le tuer, s'il ôtait son masque. Il a mangé et dormi masqué. li fallait sans doute que ce fût ainsi, car on l'a d'ailleurs très bien traité, Men logé, et on lui a donné tout ce qu'il désirait. Il a communié masqué ; il était très dévot et lisait continuellement. On n'a jamais pu apprendre qui il était.

Versailles, 22 octobre 1711. — Je viens d'apprendre quel était l'homme masqué qui est mort à la Bastille. S'il a porté un masque, ce n'était point par barbarie ; c'était un mylord anglais qui avait été mêlé à l'affaire du duc de Berweck — fils naturel de Jacques II détrôné par son gendre le prince d"Orange, qui devint roi sous le nom de Guillaume III — contre le roi Guillaume. Il est mort ainsi afin que ce roi ne pût jamais apprendre ce qu'il était devenu.

[10] Le registre 13475 des Archives de la Bastille conservé à la Bibl. de l'Arsenal, contient un certain nombre de documents relatifs à la détention d'Avédick, désigné dans ces textes sous les expressions un prisonnier important, l'Arménien, le patriarche arménien. Ces documents de 1709-1710 confirment l'observation ci-dessus. Avédick était entré à la Bastille par ordre du 18 décembre 1709, il y avait été transféré de l'abbaye du Mont-Saint-Michel.

[11] M. Anatole Loquin, signant cette fois en toutes lettres, revient sur cette conception dans un ouvrage annoncé pour les premiers mois de 1898, et dont nous n'avons encore vu que les prospectus : Molière à Bordeaux vers 1647 et en 1658, avec des considérations nouvelles sur ses fins dernières à Paris en 1673... ou, peut-être, en 1703, 2 vol. in-8.

[12] Voir ci-dessus la distinction, à la Bastille, entre les prisonniers renfermés qui ne pouvaient pas sortir de leur chambre, et les prisonniers qui étaient dans la liberté de la cour. Mattioli fut un prisonnier renfermé, à qui l'on permettait de sortir de sa chambre, dans certaines circonstances, mais à condition de se couvrir le visage de son masque.

[13] La Bibliothèque nationale en conserve un exemplaire, K. inv. 8746.

[14] J. Lair, N. Fouquet (Paris, 1890, 2 vol. in-8), II, 479.

[15] Revue historique, LV (1894), 294, n. 3.

[16] Iung, la Vérité sur le masque de fer (Paris, 1873, in-8), p. 288-289.