L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XL. — LA CRÉANCE DU COLLIER.

 

 

Le premier soin du cardinal, quand il put appliquer son esprit au règlement de ses affaires, fut, de trouver les moyens d’indemniser les joailliers Böhmer et Bassenge du tort avaient subi.

Ces doux négociants s'étaient, fort mal conduits à son égard durant le procès. Ils avaient vu que, le Collier étant dispersé et les époux La Motte sans ressources, leur créance ne conservait de valeur que si elle était endossée au nom du cardinal, hypothéquant ses immenses revenus. Aussi, dans leurs dépositions, s'efforcèrent-ils d'inculper le prince Louis autant qu'ils le purent, l'accusant de s'être présenté à eux comme chargé directement par la reine d’acheter le bijou. Ils me font parler comme agissant directement, écrit le cardinal à Me Target, ils me font dire que j'écrivais à la reine ; tandis que j'ai prouvé qu'ils ont toujours cru à un intermédiaire. — Il faudra récuser Bassenge, note Target. Il devrait être plaignant, non témoin. Sa vérité est trop suspecte, l'intérêt étant la mesure des actions des hommes. Cet axiome, qui n'est pas sans exception, s'applique ici, surtout à des marchands. La conduite de cet homme est démontrée. On voit comme il cherche à flatter M. le cardinal dans sa déposition et comme il cherche à le faire trouver coupable. Il faut dépecer cette déposition pour la faire tomber.

Interrogés séparément, Böhmer et Bassenge, mentant tous deux, en venaient à se contredire. Böhmer, averti, déclara alors que sa mémoire était très faible, qu'il ne répondrait plus et s'en rapportait à ce que dirait son associé[1].

Vergennes ayant demandé aux joailliers leur procuration pour revendiquer à Londres les diamants provenant du collier, Bailler avait répondu le 4 octobre 1785 :

Monseigneur,

Il ne m'a pas été possible de satisfaire à la demande qui m'a été faite de votre part de donner nia procuration pour réclamer ou revendiquer à Londres des diamants qui doivent provenir du grand collier que j'ai livré à Mgr le cardinal de Rohan comme chargé de la part de la reine d’en faire l'acquisition. Ni moi ni mon associé n'ayant jamais traité pour cette vente avec les sieur et dame de la Motte, nous ne pouvons pour cette raison rien réclamer d’eux et nous n'avons aucun titre qui nous autorise de le faire. Ce serait, d’après l’avis de notre conseil, à Mgr le cardinal de Rohan à donner cette procuration, puisque c'est lui qui doit avoir délivré le collier à la dame de la Motte.

Je suis, etc.

Signé : BÖHMER[2].

Les joailliers étaient soutenus par Sainte-James, de qui l’intérêt se trouvait identique au leur, puisqu'il avait à rentrer dans les 800.000 livres avancées par lui pour l'achat des diamants ; mais, à la confrontation, mis en présence du cardinal, le financier eut honte et se rétracta.

Sans attendre la sentence du Parlement, qui devait le dégager vis-à-vis des Böhmer en proclamant son innocence et en le déclarant victime d'une escroquerie, le prince Louis, avec son caractère généreux et sa noblesse d'esprit, avait tenu à indemniser les bijoutiers du tort, qu'ils avaient subi. Son abbaye de Saint-Vaast lui donnait un revenu de 300.000 livres. Il les offrit aux bijoutiers jusqu'à extinction de la créance et, par surcroît, toute sa fortune en caution. Böhmer et Bassenge estimèrent que ce n'était pas assez.

Dès le premier moment la reine avait fait dire aux Böhmer qu'elle les prenait sous sa protection. Sa Majesté la reine, écrivent-ils à Breteuil, n'écoutant que les mouvements de son âme généreuse et sensible, a porté la bonté au point de nous dire elle-même que nous serions satisfaits, que notre collier nous serait payé on rendu[3].

Les bijoutiers profitent de cette disposition pour faire savoir à Breteuil qu'ils ne peuvent accepter les propositions du cardinal : 1° parce que celui-ci veut réduire la créance de 1.600.000 livres à 1.400.000 on a vu que cette réduction avait été acceptée par eux antérieurement. ; — 2° parce que, en ras de mort du cardinal avant l'extinction de la dette, l'abbaye de Saint-Vaast recevant un autre titulaire qui en toucherait les revenus, ils perdraient ce qui resterait à payer. D'ailleurs les biens du prince Louis ne sont-ils pas grevés au point que la vente n'en suffirait pas à satisfaire les créanciers hypothécaires ? Les Böhmer entendent être favorisés spécialement. Et c'est ce qui eut lien.

Le 15 décembre 1785, devant Me Margantin, notaire à Paris, fut passé un acte par lequel le cardinal se reconnaissait débiteur des joailliers pour la somme de 1.919.892 livres. C'étaient, pour les intérêts, 319.892 livres de plus que les 1.600.000 livres primitivement stipulées. La somme était payable sur les revenus de Saint-Vaast, de trimestre en trimestre, à partir du 1er avril, et par les soins de Joseph Liger, fermier du cardinal pour lesdits revenus à raison de 225.000 livres par an. Le dernier des versements que stipulait le contrat devait de la sorte être effectué le janvier 1795. Et, le roi, par faveur particulière, déclara que les versements continueraient de se faire sur les fermages de Saint-Vaast, jusqu'à extinction de la créance, dans le cas même où le cardinal viendrait à mourir auparavant.

Les Böhmer transportèrent leur créance, par moitié à Sainte-James, en extinction des 800.000 livres qu'ils lui devaient et des intérêts ; par moitié[4] à Nicolas-Gabriel Deville, secrétaire du roi, moyennant deniers comptants. Sainte-James devait être payé le premier.

Joseph Liger, fermier du cardinal, versa les sommes suivantes : le 1er juillet 1786, à Böhmer et Bassenge, 56.250 francs ; du 1er octobre 1786 au 1er avril 1787, à Sainte-James, créancier des bijoutiers, 158.590 francs. Sainte-James fit à cette époque faillite et Liger remit encore 405.070 francs à ses créanciers. Un dernier versement de 50.000 francs fut effectué par Liger le 9 février 1790. Total des sommes revues des mains de Liger par les Bailler ou leurs avants droit : 669.910 francs.

Survint la confiscation des biens du clergé par le gouvernement, révolutionnaire et, conséquemment, la suspension du payement des fermages à Saint-Vaast. Deville, pour se couvrir, s'empressa de mettre séquestre sur toutes les propriétés des Böhmer et sur les biens de Mme Böhmer, caution de son mari. La crise révolutionnaire entravait d’autre part tout commerce de bijouterie. Les Böhmer furent ruinés. Et, de ce moment, ils assiégèrent l'Assemblée nationale de leurs placets. Oubliant leur déclaration, qu'ils n'avaient rien à réclamer des La Motte, ils demandent à être indemnisés sur la vente de leurs biens ; ils demandent qu'il soit fait une vente de ce qui appartient au cardinal à titre particulier, de ses meubles et objets de famille, qui ne peuvent être confisqués comme biens du clergé ; ils réclament sur ce que Rohan possède au delà du Rhin et qui n'a pu être pris par la Révolution : le dépôt en a été opéré dans le trésor du grand-duc de Bade et c'est là qu'ils vont frapper ; ils exigent payement du roi et de la reine, de la reine avec menaces ; ils réclament au Trésor national l'acquittement d’une créance sacrée et que les décrets mêmes de l'Assemblée nationale leur assurent[5].

Böhmer avait vendu sa charge de joaillier de la couronne[6]. Il mourut à Stuttgart le 18 septembre 1794. Sa veuve se remaria avec son associé Paul Bassenge[7]. Ils laissèrent un fils, unique héritier de la créance commune, Henry-Alexandre Bassenge. Celui-ci attaqua les hoirs Liger : En vain les héritiers Liger voudraient-ils se couvrir du séquestre apposé en 1790 sur les biens de Saint-Vaast : dire n'est pas faire et séquestre n'est pas quittance. Si, dans le cours d’une révolution trop orageuse, le sieur Liger, pressé par les circonstances, a été évincé de son bail par les circonstances indépendantes de sa volonté, s'il n'en a joui qu'en partie, si même, par suite de sa relation avec Son Éminence, il a succombé sous la faux révolutionnaire, il n'en suivrait pas nécessairement que ses héritiers conserveraient le bien, la fortune, et nous osons dire plus, le pain et le dernier denier de l'orphelin vivant aujourd'hui des seuls secours de la bienfaisance. Si Liger est mort révolutionnairement, Böhmer et Bassenge sont morts de chagrin et de misère, ne laissant à l'exposant que la charité publique pour héritage.

Le 28 février 1830, le due Louis de Riario-Sforza, colonel de cavalerie, étant aux droits de Henry-Alexandre Bassenge, réclamait les biens provenant, du cardinal et déposés dans la caisse du grand-duc de Bade. Et le 31 août 1813, la première chambre du tribunal civil de la Seine avait encore à débouter les ayants droit de Nicolas Devine d’une demande relative à l'extinction de la dette du Collier introduite contre le prince Armand de Rohan-Rochefort, légataire de Charlotte-Louise Dorothée de Rohan-Rochefort, légataire du prince Louis de Rohan[8].

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Dossiers Böhmer et Target, Bibl. v. de Paris, mss de la réserve.

[2] Bibl. v. de Paris, mss de la réserve, doss. Böhmer.

[3] Bibl. v. de Paris, mss de la réserve, doss. Böhmer.

[4] Exactement : 900.602 lb.

[5] Ces faits et citation, d’après la pétition des joailliers à l'Assemblée nationale (déc. 1790, Arch. nat., F 1115, B) et d’après le dossier Böhmer (Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve).

[6] 1789, 31 déc. Böhmer obtient l'autorisation de vendre sa charge de joaillier de la couronne à Menière, joaillier, employé dans le service du garde-meuble de la couronne, Arch. nat., O1/201.

[7] Böhmer avait épousé Catherine Renaud (contrat du 23 juin 1768, devant Me Semillard, à Paris). Catherine se remaria avec Paul Bassenge à Bâle, le 28 juillet 1796. Elle mourut à Dresde, le 12 sept. 1806.

[8] Gazette des Tribunaux, 1843, 2 sept.