Le baron de Fages n'était pas homme à laisser traîner les choses. A peine Bette lui eut-il parlé, le 5 avril, de projet de mariage, qu'il allait, en compagnie de l'abbé de Saint-André et de Colavier d’Albissy, ancien directeur de la Louisiane française, commander des bijoux chez Loque, joaillier au Pont-Notre-Dame[2]. Le baron n'a pas un sol, mais il va faire un mariage, et quel mariage ! — 10.000 livres argent comptant, une charge de 30.000 livres, et 100.000 livres de rente. L'abbé et l'ancien gouverneur de la Louisiane confirment. A cette première visite on n'emporte aucun bijou. Du moment qu'il devait faire un pareil mariage le baron ne
pouvait demeurer petitement logé dans sa garçonnière de la rue du Bac. Le
voici rue du Mail, hôtel des Indes, an premier, on il occupe un appartement
somptueux. Des amis colportent les splendeurs de son prochain établissement.
Le baron s'environne de plusieurs domestiques. Il a un valet de pied et un
chasseur. C'est en équipage qu'il va courir les marchands de la ville,
emmenant avec lui Bette d’Étienville, à qui il a donné des chemises et des
habits et qui atteste solennellement la véracité de ses déclarations. Le 12
avril, accompagné de l'abbé de Saint-André et, de l'ancien gouverneur de la
Louisiane, Pages revient chez le bijoutier pour prendre les bijoux commandés
: il y en a pour 10.000 francs. Le jour même, afin qu'ils ne s'égarent, le
baron a soin de les porter — et recevoir de l'argent cri retour — au
Mont-de-Piété. Le 13, les trois amis reviennent chez Loque et prennent une
nouvelle fourniture qui se monte à 12.000 francs. Les
premiers bijoux avaient été donnés aux parents de l'épouse, ceux-ci étaient
pour les parents de l'époux, et la famille était nombreuse. Ils
n'eurent une destination identique : le Mont-de-Piété. Ces fournitures
étaient, faites sur simples reconnaissances de l'épouseur. Un premier billet
de 2.700 livres était payable à très court délai et il fut payé. Étant parti
pour Vineuil, près de Chantilly, dans les derniers jours de mai, le baron
écrit au bijoutier pour presser l'envoi de nouveaux bijoux dont la livraison
se fait attendre. Il ajoute : Et vous, monsieur,
comment vous portez-vous ? Et la cuisse de Mme Loque est-elle entièrement
rétablie ? Je le souhaite, car il est impossible de ne pas prendre intérêt, à
sa personne, quand on a l'avantage de la connaitre. Elle inspire des
sentiments bien dignes d’elle et au-dessus de l'estime. Voilà l'effet que
j'ai éprouvé et vous félicite de plus en plus d’un choix aussi heureux. A
présent permettez que je vous demande des nouvelles de ma boëte pour mon
frère l'abbé. Un premier terme avait été payé. Le second ne le fut pas. Il était plus important. C'est, disait le baron, que le mariage éprouvait un retard imprévu. Et, pour rassurer le négociant, il l'envoie chez dom Mulot, prieur de Saint-Victor, qui, sérieusement, lui montre le pli, fermé de cinq cachets de cire rose où doit être contenu un dédit de 30.000 francs. En outre le bourgeois de Saint-Orner — qui n'a pas de quoi payer son loyer — propose de transformer les billets du baron de Fages en acte notarié dont il s'offre généreusement en caution. Loque est rassuré. Tandis que ces choses se passaient sur le Pont-Notre-Dame, elles se répétaient dans l'enclos Saint-Germain. Fages y était le débiteur, depuis treize ou quatorze ans, d’un négociant, nommé Bernard, pour une somme de cinquante écus qu'il n'avait jamais pu payer. Il en profite pour lui faire une commande énorme en étoffes, toiles et bijoux. Comme Bernard avait des doutes, on l'envoie, lui aussi, à l'abbé Mulot. Il le trouva dans la sacristie, Ka à dire la messe. L'instant et le lieu sont remarquables. L'abbé Mulot l'assura qu'il avait entre ses mains un dédit de 30.000 livres, que le baron de Fages allait faire un mariage de la plus grande importance et qu'il n'avait rien à craindre pour les fournitures. Et Bernant fournil des marchandises pour 13.000 francs, qui rejoignirent celles du sieur Loque au Mont-de-Piété. Au sieur Thiébault, son tailleur de la rue Saint-Nicaise, le baron de Fages et le bourgeois de Saint-Omer parlent d’un mariage qui donnera 300.000 livres de rente, et déclarent que le dédit entre les mains de dom Mulot est de plus de 30.000 écus. Étant allé à Vineuil il lui écrit : Bonjour, monsieur et madame Thiébault, je désire bien sincèrement que ma lettre vous trouve en bonne santé, car elle m'intéresse singulièrement, à raison de tous les sentiments que vous m'avez inspirés en votre faveur et qui ne se démentiront jamais.... Comptez sur le vif intérêt que je prends à votre santé, et sur la reconnaissance la plus étendue pour toutes les bontés que vous avez eues jusqu'à présent pour moi et que je saurai reconnaître quand il en sera temps : en attendant je me dis autant votre serviteur que votre débiteur. Les sentiments du baron de Fages, diront plus Lard les avocats des malheureux négociants, pour son tailleur et les bontés du tailleur pour le baron de Fages, rappellent la scène de Molière : Don Juan dit aussi à M. Dimanche : M. Dimanche ! le meilleur de vos amis ! Je sais ce que je vous dois. Vous avez un fond de santé admirable. Je veux qu'on vous escorte. Je suis votre serviteur et de plus votre débiteur. C'est en pareille musique que le baron de Fages et son ami Bette d’Étienville se firent livrer dans le courant de mai, c'est-à-dire dans le plus court délai possible, quinze habits, dont la facture dépassa deux mille écus. Dans le même mois, séduit par les mêmes procédés, Vaucher,
horloger dans la Cité, livrait, au baron douze montres enrichies de
pierreries et treize chaînes en or. D'Etienville servit encore d’intermédiaire
dans cette nouvelle affaire. Et le bourgeois de Saint-Omer venait par-dessus
le marché manger la soupe de l'horloger amicalement
; très amicalement même, observeront les avocats, puisqu'il emmenait ses
amis. D'Étienville conduisit l'horloger à l'hôtel des Indes où logeait le baron
son ami. Ils le trouvèrent au premier dans son appartement vaste et richement
meublé, donnant des ordres à plusieurs domestiques à la fois, qui se
pressaient autour de lui. La comédie était
parfaitement jouée. Après avoir présenté au sieur Faucher un état des objets
qu'ils voulaient acheter, le baron de Fages parut ne s'occuper de lui et de
la négociation que très superficiellement. A toutes les questions de
l'horloger il ne faisait qu'une réponse : D'Étienville vous l'expliquera,
d’Étienville a dû vous le dire. C'était affecter, en même temps, cette
indifférence aisée qui décèle la certitude des moyens, et cette noble
insouciance qui dédaigne l'attention des petits détails. gaucher fit une
fourniture d’objets admirables : une montre à répétition enrichie de diamants
fond bleu, étoiles de brillants, avec sa chaîne d'or émaillée de bleu à un
rang de perles : c'était un objet de près de quatre mille francs ; une montre
répétition, boite à l'anglaise, avec sa chaîne d’or ; une montre
enrichie de deux rangs de perles fines, fond bleu, étoiles d’or, avec sa
chaîne Tor ; une montre unie avec les aiguilles garnies de diamants, avec sa
chaîne d’or ; une montre à secret à double rang de perles ; une, montre à
chiffres arabes avec sa chaîne d’or ; une montre émaillée de bleu, bordure
fond blanc, à roue de rencontre avec sa chaîne émaillée de bleu et perles
fines ; une montre gorge-de-pigeon avec deux rangs de perles ; puis une boite
d’or, d’homme, ovale, à portrait ; une autre, ronde ; trois boîtes
semblables, pour femme ; un étui d’or émaillé, fond bleu-de-roi ; un autre
émaillé d’azur, un autre d’or plein, enfin une soupière couverte, avec son
plat, l'une et l'autre en argent[3]. Les deux amis firent de la sorte en quelques semaines un butin de 60.000 francs. Or voici que, le 7 août, comme il revenait de Chantilly, où il avait été reçu par le baron de rages, d’Étienville vit arriver Augeard qui lui demanda de venir d’urgence voir Mme de Courville. Il la trouva dans la plus grande agitation. Elle le suppliait de lui rendre le fameux dédit de 30.000 livres qui était déposé entre les mains de l'abbé Mulot. Cette malheureuse pièce perd tout le monde. Bette d’Etienville hésite. Vous doutez donc de moi, vous doutez du cardinal ? Lui, d’Étienville, douter de Mme de Courville, douter du cardinal ! Il va reprendre sur-le-champ l'enveloppe chez dom Mulot. Il la rapporte à Mme de Courville ; mais à peine celle-ci l'a-t-elle entre les mains qu'elle déchire le papier en mille morceaux et les jette au feu. D'Étienville dit qu'il renonce à peindre lui-même sa stupéfaction. N'essayons pas. Cette enveloppe, qui était censée contenir une pièce que personne au monde n'avait jamais vue, avait été la seule garantie des marchands. Elle n'existait plus. Mais que s'était-il donc passé qui pût mettre Mme de Courville en un pareil état ? — Nous sommes ramenés son inspiratrice, la comtesse de la Motte[4]. |
[1] Mêmes sources que pour le chapitre précédent.
[2] M. d’Albissy a été dans l'entreprise des diligences, a eu des procès à ce sujet, a fait faillite et a été longtemps au Temple. Note des Target.
[3] Mémoire pour les sieurs Vaucher, horloger, et Loque, bijoutier, contre Bette d'Etienville et le baron de Fages, éd. orig., p. 65-66.
[4] Les lignes suivantes écrites par Hardy dans son journal, à l'époque où tout Paris s'occupait du procès du Collier, montrent quelle action pouvaient alors avoir sar l'opinion publique les manœuvres d’une poignée d’escrocs, et, d’autre part, que Mme de la Motte n'avait pas donné à sa nouvelle combinaison une portée invraisemblable : On disait que M. le cardinal de Rohan avait fait retirer de chez son notaire (songer à dom Mulot) une somme de 1.200.000 livres (le dédit de 30.000 livres) pour procurer l'établissement d’une de ses filles naturelles (le fils de Mme de Courville), qu'un garde du corps de Monseigneur le comte d’Artois (le baron de Fages) s'était engagé formellement d’épouser à la sollicitation de Son Éminence, en vertu dudit dépôt qu'il réclamait aujourd'hui, menaçant de faire un procès au notaire qui s'en était dessaisi indument. Bibl. nat., ms. franç. 6685, p. 203.