Combien nous devons regretter qu'aucun document ne nous révèle ce qui se passa chez la comtesse de la Motte, rue Neuve-Saint-Gilles, en ces premiers jours de février 1785 ! Le merveilleux bijou est grossièrement dépecé avec un couteau[1], sur la talle, les fenêtres closes, les rideaux tirés, entre deux chandelles dont la lumière est rabattue. Le comte, la comtesse et Rétaux de Villette sont penchés sur ces richesses qu'ils enfouissent dans le fond des tiroirs à l'approche des domestiques. Le mercredi des Cendres, 9 février, Jeanne charge Rétaux de Villette de vendre des fragments du collier. Dès le 15 février, il est arrêté les poches pleines de diamants. Les historiens n'ont pas encore noté ce fait qui suffit cependant à dénoncer les voleurs, sans doute possible. Le 12 février, un juif, bijoutier au Petit-Carreau, nommé Atlan, était venu trouver l'inspecteur de police du quartier Montmartre, J.-Fr. de Bruguières, pour lui dire qu'un nommé Rétaux de Villette colportait des brillants chez les marchands et les juifs, les offrant à si bas prix qu'on ne voulait pas les acheter, soupçonnant un vol. Cet homme, disait Adan, avait l'air très suspect par son encolure et il devait partir incessamment pour la Hollande, avec le brocanteur Abraham Franc, pour y vendre des diamants. Man ajoutait que Rétaux lui avait promis, s'il lui achetait ses premières pierres, de lui en procurer bien d’autres semblables et parmi lesquelles il y en aurait de très belles. Brugnières fait une perquisition chez l'ami de Mme de la Motte dans l'appartement, au cinquième, qu'il occupe rue Saint-Louis au Marais[2]. Il l'oblige à une déclaration chez le commissaire du quartier. Confus, hésitant, Rétaux finit par avouer qu'il tient les diamants d’une dame de qualité, parente du roi, nommée la comtesse de Valois La Motte. S'il a fait difficulté de donner son nom, c'est que la damé l'a prié de ne rien dire. Encore s'oppose-t-il à ce que le nom qu'il indique soit mis par écrit. On a vu plus haut que Jeanne avait été surveillée par la police. On savait qu'elle faisait des affaires et comme on n'avait reçu aucune plainte eu vol de bijoux, on crut qu'il s'agissait encore là d’une de ces affaires dont, moyennant bénéfice, il lui arrivait de se charger[3]. Jeanne de Valois en fut donc quitte pour la peur, mais l'aventure lui ouvre les yeux sur le danger de négocier à Paris des diamants en trop grande quantité. Elle décide que son mari ira se défaire en Angleterre de la majeure partie du collier, et, d’autre part, elle insiste pour que Rétaux aille vendre des brillants en Hollande. Mais celui-ci ne se soucie plus de la commission. La Motte partit pour Londres le 10 ou le 12 avril[4], en compagnie d’un capitaine irlandais au service de la France, le chevalier Jean O'Neil. Un capucin irlandais, le Père Barthélemy Mac Dermott, qui avait séjourné dans la maison de son ordre à Bar-sur-Aube, où le comte l'avait connu, et qui était aumônier de l'ambassade de France en Angleterre, lui rendit de grands services. La Motte disait que ses diamants provenaient d’une boucle de ceinture, depuis longtemps dans sa famille, bijou démodé et dont il désirait se défaire. Il entre en rapport avec les principaux bijoutiers de Londres, Robert et William Gray, associés dans New Bond Street, et Nathaniel Jefferys, joaillier dans Piccadilly, qui enverront dans la suite leurs déclarations au procès. Le comte se présentait les mains pleines de brillants du plus grand prix. Quelques-uns, dirent les bijoutiers, étaient endommagés, comme s'ils avaient été arrachés d’une parure, par une main hâtive et maladroite, avec un couteau. C'étaient les diamants du collier. Les joailliers les reconnurent plus tard aux dessins qui leur furent transmis par les soins de Böhmer et de Bassenge[5]. La Motte les offrait tellement au-dessous de leur valeur que, à leur tour, les bijoutiers anglais soupçonnèrent un larcin. Ils firent prendre des informations par l'ambassade de France, mais comme il n'était toujours question d’aucun vol de diamants, ils consentirent à négocier et ils achetèrent à La Motte des brillants pour plus de deux cent quarante mille livres, payées partie argent comptant, partie par une lettre de change sur Perregaux, banquier à Paris ; d’autres, s'élevant à une valeur de soixante mille livres, furent laissés par le comte entre leurs mains pour être montés en bijoux de diverses sortes ; d’autres enfin, représentant une somme de huit mille livres sterling, furent échangés en hale contre les objets les plus divers, dont nous avons la liste : un assortiment de montres avec leurs chitines, des boucles de rubis, des tabatières à miniatures, des colliers de perles, des pendants d’oreille et une bague en brillants, un écran à feu, un entonnoir et son verre, deux très belles épées d’acier, quatre rasoirs, deux mille aiguilles, un tire-bouchon, une agraffe de chemise, une paire de pincettes à asperges, un portefeuille de soie, une bourse, un grand couteau à découper et sa fourchette, un syphon, des étuis pour cure-dents, etc., et toute une pacotille de perles et un lot d’autres bijoux. Un collier à un rang cl une paire de girandoles remis par le joaillier Gray sont, à eux seuls, estimés trois mille livres sterling et la pacotille de perles à une valeur égale[6]. Si l'on songe à la dépréciation que les diamants avaient subie du fait d’avoir été enlevés de la parure, du fait d’avoir été endommagés par celui qui les avait dessertis et par le rabais que La Motte consentait dans sa licite à s'en défaire, on voit que la majeure partie du Collier fut par lui vendue, échangée ou laissée entre les mains des bijoutiers Gray et Jefferys. De son côté Mme de la Motte vend des diamants à Paris, en mars 1185, pour 36.000 livres au joaillier Pâris. En avril, elle profite de la présence chez elle d’un M. Filliau, de Bar-sur-Aube, pour lui faire vendre à un bijoutier de ses cousins pour 30.000 livres de diamants[7]. Elle avait une dette de 12 650 livres chez Régnier, son joaillier, dont elle s'acquitte à cette date, non en espèces, mais en diamants. De plus elle lui en vend pour 27 540 livres et lui en confie pour 50.000 livres afin qu'il en compose diverses parures. Au mois de juin, elle lui en porte encore pour 16.000 livres, lui disant cette fois qu'elle est chargée de les vendre pour une de ses amies. Elle se libère en diamants d’une dette contractée chez le sieur Mardoché, rue aux Ours. Elle achète, payant toujours en diamants, des chevaux, des voitures, des livrées, deux pendules, dont l'horloger Furet reçoit 2.700 livres en deux brillants, deux pots à oille, qui lui sont fournis par un juif. Et, malgré tous ces diamants répandus de toute part, Régnier voit encore chez elle un écrin de brillants qu'il estime à 100.000 livres pour le moins, et le comte de la Motte en conserve de son côté par devers lui pour 30.000 livres[8]. C'est donc le collier tout entier que nous pouvons suivre dans sa dispersion par Jeanne de Valois et son mari entre les mains des marchands de Paris et de Londres et dont nous trouvons les restes dans leurs propres écrins. On ne s'étonnera pas que Mme de la Motte ait jugé qu'une nouvelle absence du cardinal de Rohan fût nécessaire à ce moment. On vit donc arriver une nouvelle petite lettre bordée d’un liséré bleu. Ces billets, dit Georgel, étaient entre les mains de Mme de la Motte la baguette enchantée de Circé. — Votre absence, disait la reine, devient nécessaire aux mesures que je crois devoir prendre pour vous placer où vous devez être. Jeanne préparait d’autre part l'opinion à son brusque changement de fortune en annonçant à tous que son mari revenait d’Angleterre après avoir fait aux courses des gains importants. Le mari revient de Londres dans la nuit du 2 au 3 juin et, comme sortant de terre, ce sont des chevaux, des livrées, des carrosses, des meubles, des bronzes, des marbres, des cristaux, un luxe éblouissant. Les visiteurs s'amusaient rue Saint-Gilles d’un oiseau automate qui chantait en battant des ailes. La comtesse l'avait échangé contre un diamant de quinze cents livres. Un mobilier immense est envoyé à Bar-sur-Aube : quarante-deux voitures de rouliers y arrivent à la file. C'est. le Père Loth qui a surveillé l'emballage, dirigé le départ. Texier, tapissier de la rue Saint-Louis, a fourni les étoffes, tentures, tapis pour cinquante mille francs ; Gervais, Fournier et Héricourt, du faubourg Saint-Antoine, ont vendu les meubles meublants ; Chevalier les statues de bronze, Adam les marbres, Sikes les cristaux. On admirait, un lit de velours cramoisi, garni de crépines et de galons d’or, semé de paillettes et de perles. Les époux La Motte eurent à Bar-sur-Aube six voitures et douze chevaux. Jeanne aimait surtout son cabriolet léger, fait en forme de ballon et élevé de plus de dix pieds. Elle avait l'ait son entrée dans la petite ville, précédée. de plusieurs courriers, assise à la droite de son mari dans sa berline anglaise peinte en gris perle avec armoiries, doublée de drap blanc, les coussins et tabliers en taffetas blanc : les armoiries étaient aux armes des Valois avec la devise : Rege ab avo sanguinem, nomen et lilia— du roi l'ancêtre, je tiens le sang, le nom et les lis. L'attelage se composait de quatre juments anglaises à courtes queues. Des laquais par derrière, et, sur le marchepied, pour ouvrir la porte, un nègre couvert d’argent de la tète aux pieds. Plus étonnants encore étaient la bijouterie et le trousseau de Madame, la rivière de diamants, la parure de topazes, les robes en pièces brodées de Lyon. Voici la description de l'une d’elles d’après un inventaire d’huissier qui ne se répand pas en exagérations poétiques : Satin blanc, brodé or et argent et soie de différentes couleurs, avec guirlandes et épis, et lesdites guirlandes entourées d’un velours noir et de plumes et bordées de blondes — dentelles — chevillées avec bouquets détachés de différentes soies[9]. Quant au comte, il avait à tous les doigts des bagues ornées de rubis et d’émeraudes, et se promenait avec trois ou quatre chaînes de montre sur l'estomac. Voici sa garde-robe : un habit de satin, veste et culotte. mouchetés blanc et noir ; un autre des quatre saisons en velours ; un autre de printemps et d’automne en velours, les boutons en diamants ; habit et culotte de velours cramoisi en broderie de Lyon, pailletés d’or, boutons en or ciselé, veste de satin brodée pareillement en or ; un habit frac de taffetas flambé de différentes couleurs ; un habit de drap couleur de crapaud, boutons dorés à la turc ; un frac de soie cannelée boutons d’argent, à soleils, avec des diamants autour ; un frac de taffetas cerise ; fin frac de drap pistache ; un habit noir en drap de soie, brandebourgs de soie et, boutons pareils, veste et culotte pareilles ; un habit de mousseline en soie rayée et flambée, boutons pareils ; un habit de soie camelot à brandebourgs, boutons pareils ; un habit de drap vert galonné or et argent, parement et collet de velours cramoisi, boutons en corne de cerf ; un habit couleur vert de mer, boutons de cuivre jaune ; un frac de drap flambé en brun, doublé en soie, boutons de cuivre doré ; un habit couleur chair, brodé, en soie, avec sa veste et sa culotte ; un frac eu soie rayée cannelé bleu ; un habit de drap de coton chamarré ; — ceci sans compter les vêtements que le comte de la Motte emporta en Angleterre et qui ne se trouvent pas dans cette liste, sans compter les mouchoirs en batiste garnis de matines, les manchettes et jabots en point d’Angleterre, les chemises en toile fine, tous les accessoires de la toilette et tous les vêtements ordinaires, vêtements de maison, robes de chambre, etc.[10] Le comte et la comtesse donnaient fêtes sur fêtes, réceptions sur réceptions. Ils tenaient table ouverte. On dînait chez eux lors mène qu'ils n'y étaient pas. Le luxe dans la maison, en vaisselle plate et en valetaille, était tel que les gens du pays n'avaient jamais rien vu de pareil ; mais ils avaient tous connu la misère de Nicolas de la flotte et celle de Jeanne de Valois. Aussi, comme l'observe, Beugnot, qui était à ce moment à Bar-sur-Aube, on ne sabordait plus dans la rue qu'en se demandant quel était ce supplément aux Mille et une Nuits[11]. Ces faits contribuent a faire comprendre Jeanne de Valois. Si grande qu'ait pu titre la somme d’argent qu'elle venait de se procurer, ces dépenses étaient sans mesure aucune. Songeait-elle à la vie courante, au lendemain ? Un collier d’un million cle livres lui tomberait-il entre les mains chaque mois ? Nous retrouvons ici la mendiante qui passe de la misère ii un luxe disproportionné. De proportion, d’ordre et de mesure, elle n'en pouvait avoir ; nulle éducation, nulle habitude dans la vie de famille ne lui en avaient donné. A son tour elle est donc assise parmi les coussins de satin bleu turquin, dans un carrosse ii six chevaux, la petite mendiante qui, jadis, grelottant de froid, suivait de ses grands yeux effarés les dames portées comme en des nids de soie et de dentelles, dans leurs voitures brillantes, bruyantes, roulant sur le pavé du roi. |
[1] Déclaration des bijoutiers anglais à qui les diamants furent vendus.
[2] Au numéro 53. La rue Saint-Louis au Marais correspondait à la portion de la rue de Turenne actuelle comprise entre la rue des Francs-Bourgeois et la rue Charlot.
[3] Déposition de l'inspecteur de Brugnières, 11 avril 1786.
[4] Il se présenta chez le joaillier Jefferys le 23 avril. Déposition de Jefferys, 19 déc. 1785, brochure in-12, p. 31.
[5] C'est d’après ces dessins, représentant chaque pierre du collier en grandeur de l'original, que M. de Bluze a pu de nos jours reconstituer en cristal de roche le collier de la reine ; ce qui nous a permis, grâce à l'obligeance de M. de Bluze, de mettre dans ce livre une image qui en donne une idée d’une exactitude parfaite.
[6] Confrontation de Victor Laisus, valet de chambre du comte de la Motte, au cardinal de Rohan. 11 avril 1785. Arch. nat., X2, B/1417, et interrogatoire du P. Mac Dermott dans le doss. Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.
[7] Note de la main de Mme de la Motte au verso de l'état du linge donné par elle à sa blanchisseuse le 12 août 1785, Archives Nationales, X2, B/1417.
[8] Confrontation du P. Loth au cardinal de Rohan, 16 mars 1786. Archives Nationales, X2, B/1417.
[9] Archives Nationales, X2, B/1417.
[10] Inventaire des objets laissés dans leur maison de Bar-sur-Aube par le comte et la comtesse de la Motte, fait les 9, 10 et 19 septembre, Archives Nationales, X2, B/1417. Cet inventaire est précieux, lion seulement par les détails qu'il contient, mais parce qu'il permet de contrôler, en en montrant l'exactitude, les descriptions de Beugnot fait dans ses Mémoires, racontant à cette date la vie des époux La Motte à Bar-sur-Aube.
[11] Ces faits, d’après Beugnot et d’après l'auteur de l'Histoire authentique, qui se trouvèrent l'un et l'autre à cette date à Bar-sur-Aube, et d’après les informations recueillies pour son plaidoyer par Target (Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve), et contrôlés par l'inventaire des 9-19 déc. (Arch. nat., X2, B/1417). Encore cet inventaire n'est-il pas complet, une grande partie des effets, et les plus précieux, avant été, les uns mis à l'abri par les La Motte chez leurs parents de Surmont, les autres emportés par le comte en Angleterre.