L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XVII. — LE BOSQUET DE VÉNUS.

 

 

Le lendemain était le 11 août 1784. Entre sept et huit heures du soir, le comte de la Motte et Rétaux de Villette vont, en voiture de remise, chercher la nouvelle baronne d’Oliva au Petit hôtel de Lambesc et partent avec elle pour Versailles. Ils arrivent à dix heures du soir. La voiture s'arrête place d'Armes où les voyageurs mettent pied à terre. De son côté Mme de la Motte, dans une autre voiture de remise, était passée prendre le baron de Planta et était arrivée avec lui et avec Rosalie, la soubrette au nez retroussé. Nicole, est conduite au logement que la comtesse occupe place Dauphine, chez les Gobert[1].

La demoiselle d’Oliva est coiffée par Rosalie sous les ordres et, au goût de Mme de la Motte, une coiffure en demi-bonnet. C'est, la dame de la Motte elle-même qui l'habille : elle lui passe une robe blanche de limon moucheté, garnie d’un dessous rose, une robe à l'enfant, appelée alors gaulle ou chemise. La comtesse s'inspire du portrait de Marie-Antoinette par Mme Vigée-Lebrun, qui venait de faire sensation au Salon de 1783, où l'on avait effectivement vu la reine vêtue d’une gaulle longue et blanche, très simple, dont la mousseline et la batiste faisaient tous les frais[2].

Avant de sortir, Mme de la Motte jette sur les épaules de sa jeune compagne un mantelet blanc, en laine fine, et lui met sur la tête une calèche en gaze d’Italie blanche. Elle revêt elle-même un domino moiré de taffetas noir. Et l'on se rend avec le comte de la Motte chez le plus fameux traiteur de la ville pour y souper et s'y donner du cœur.

 

Dans le grand parc, morne, désert, le silence de la nuit. On entend seulement an loin, dans l'ombre, le bruit de l'eau qui joue dans les bassins. Le ciel est sombre, sans lime ni étoiles. La baronne et ses deux compagnons ont marché quelques instants sur la terrasse qui s'étend devant le château, dont le grand rectangle ne forme lui-même qu'une masse noire dans la nuit noire. Puis ils sont descendus vers le bosquet de Vénus[3]. Ils y sont entrés. Le bosquet, blotti contre l'énorme mur qui soutient l'escalier des Cent-Marches, dans ce bas-fond, est plus Sombre encore. Les pins et les sapins, les cèdres, les tilleuls, les ormes qui le couvrent de leur feuillage, mêlent leurs branches. C'est une voûte dont les percées rencontrent le ciel noir. Les charmilles font, des rideaux épais de mélèzes et de tulipiers et de buis massif. A peine distingue-t-on le carré d’une petite clairière, les allées et le rond-point du milieu. Ici le silence est absolu. Seuls les oiseaux de nuit, en volant, froissent les feuilles de leurs ailes : bruissement qui surprend et fait frissonner. Nicole a vraiment peur et se serre au comte de la Motte. Subitement, comme une ombre, arrive un homme, à qui le comte dit : Ah ! vous voilà ! et l'homme disparaît. C'était Rétaux de Villette.

On s'est arrêté dans une allée. Mlle d’Oliva, craintive, immobile, n'ose se retourner. On prèle l'oreille. Les petites pierres des allées craquent sous un bruit de pas qui se rapprochent. Trois hommes paraissent. L'un d’eux s'avance, grand, mince, serré dans une redingote, sous un long manteau, son grand chapeau rabattu en clabaud sur le visage. Mlle d’Oliva est poussée par le bras. Le comte et la comtesse se sont éloignés. Elle est seule. Elle tremble autant que les feuilles des arbres : la rose qu'elle tient s'échappe de ses doigts. Une lettre est dans sa poche, mais elle ne songe pas à l'en tirer. L'homme au grand manteau s'incline jusqu'à terre, baise le bas de sa jupe. Nicole murmure, elle ne sait pas, elle n'a jamais su quoi. Le cardinal, qui n'est pas moins ému, croit entendre : Vous pouvez espérer que le passé sera oublié. Il s'incline de nouveau avec des paroles de reconnaissance et de respect, auxquelles la demoiselle d’Oliva, qui tremble de plus en plus, n'entend pas un mot. Brusquement un individu survient en coup de vent : Vite, vite, venez, voici Madame et Mme la comtesse d’Artois ! C'est encore Rétaux de Villette. La demoiselle d’Oliva est emmenée par le comte de la Motte et le cardinal se retire suivi de la comtesse.

Telle fut la fameuse scène dite du Bosquet.

Le jeune Albert Beugnot était le lendemain rue Neuve-Saint-Gilles, où il attendait agréablement la maîtresse du logis en compagnie de la lectrice et dame de compagnie, Mlle Colson. Celle-ci ne manquait ni d’esprit ni de malice, écrit-il. Je crois, me dit-elle ce jour-là, Leurs Altesses occupées à de grands projets. On passe la vie à des conseils secrets où le premier secrétaire — Rétaux — est seul admis. Sa Révérence le second secrétaire — le Père Loth — en est réduit à écouter aux portes, et il fait trois voyages par jour rue Vieille-du-Temple, sans deviner un traître mot des messages qu'on lui confie. Le frocard s'en désole, car il est curieux comme une vieille dévote.

Entre minuit et une heure, poursuit Beugnot, nous entendons enfin le bruit d’une voiture d’où descendent M. et Mme de la Motte, Villette et une femme de vingt-cinq ou trente ans, blonde, fort belle et remarquablement bien faite. Les deux femmes étaient mises avec élégance mais avec simplicité ; les deux hommes en frac ; de sorte qu'on avait l'air de revenir d’une partie de campagne. On commença par des plaisanteries obligées sur mon tête-à-tête avec Mlle Colson. On déraisonnait, on riait, on fredonnait, on ne se tenait plus sur ses jambes. L'inconnue partageait l'allégresse commune, mais elle gardait de la mesure et de la timidité. Beugnot, sentant que sa présence gênait les joyeux compagnons et les empêchait de parler librement de ce qui les mettait en si bonne humeur, prit congé. Sans le retenir, ou lui demanda de reconduire en voiture la jeune inconnue.

Comment donc, mais avec plaisir !

La figure de cette femme, dit Beugnot, m'avait jeté, dés le premier coup d’œil, dans cette sorte d’inquiétude qu'on ressent devant une figure qu'on est bien sûr d’avoir vue quelque part. En voiture, je lui adressai différentes questions, mais je n'en pus rien tirer. Je déposai cette belle silencieuse rue de Cléry. L'inquiétude que m'avait causée sa figure était sa parfaite ressemblance avec la reine[4].....

 

 

 



[1] Notes de Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve ; Second Mémoire pour la d’Oliva, p. 10-11.

[2] Ce portrait est aujourd'hui la propriété de Mme la comtesse de Biron. — L'expression gaulle, venait du mot gole, vêtement de nuit fait d’une étoffe légère. Dictionnaire du patois de la Flandre française, par Vermesse.

[3] C'est par erreur que plusieurs historiens placent la scène sur la terrasse du château et d’autres dans le bosquet des Bains d’Apollon. Elle a été reconstituée ici d’après les dépositions et interrogatoires du cardinal de Rohan, de Rétaux de Villette et de la d’Oliva, les Mémoires de l'abbé Georgel et la déclaration, du 7 nov. 1785, d’un juif nommé Nathan, brocanteur et usurier, à qui la petite d’Oliva, qui était entre ses pattes, fit des confidences quelques jours après l'événement. Rétaux, dans ses deux interrogatoires, celui qu'il subit dès son arrestation à Genève (voir Compte rendu de ce qui s'est passé au Parlement relativement à l'affaire de M. le Cardinal, p. 57), et celui qu'il subit devant les commissaires du Parlement (Campardon, p. 392), indique nettement le bosquet de Vénus. Une statue de Vénus devait y être placée au centre : elle ne le tut pas, mais à cette date, en prévision de ce projet, le bosquet, aujourd'hui bosquet de la Reine, portait bien le nom de bosquet de Vénus. Voir Aug. Jehan, le Labyrinthe de Versailles et le Bosquet de la Reine, dans Versailles illustré, 20 janv. 1901, p. 115-119.

[4] Sur cette ressemblance tous les contemporains sont d’accord. Il n'est pas surprenant, d’après mes yeux, que M. le cardinal, dans l'obscurité, ait pu prendre la fille pour la reine : même corporance, même peau, mêmes cheveux, une ressemblance de physionomie qui m'ont frappé. Notes du dossier Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.