La réputation, mieux assise de jour en jour, de cette influence active auprès de la reine et à la Cour, et les charmes, la grâce enjouée et séduisante de Jeanne de Valois, et, les grosses bouteilles de bourgogne que le comte montait de la cave, groupaient rue Neuve-Saint-Gilles un cercle de familiers. C'était une curieuse assemblée : quelques financiers d’in âge mûr, manœuvrant autour de la jeune femme de qui ils flairaient l'indigence sous le luxe d’apparat ; de jolis abbés parfumés ; quelques avocats, Me Laporte, gendre du substitut du procureur général aux Requêtes ; le jeune Me Albert Beugnot, qui n'y venait, dit-il, qu'en habit noir et en cheveux longs pour marquer son respect ; des comtesses et des marquises de qui, peut-être, il n'eût pas été discret d’épousseter le blason ; puis des militaires, le comte d’Olomieu, officier des gardes, œil vif, figure martiale, parlant haut, retroussant, ses moustaches et grand trousseur de cotillons, qui venait journellement faire avec Jeanne sa partie de tric-trac. Le plus intime était un certain Rétaux de Villette, ancien gendarme, camarade du comte de la Motte, lequel l'avait présenté à sa femme. Les maris n'en font jamais d’autres ! Rétaux était fils du directeur général des octrois de Lyon : beau jeune gars, d’une trentaine d’années, la taille bien faite, les cheveux blonds, où, malgré la jeunesse, brillaient déjà des fils d’argent, et des yeux bleus, un teint frais et coloré[1]. Il était séduisant, faisait des vers, imitait à faire mourir de rire Mlle Contat de la Comédie Française, et, tandis que La Motte pinçait de la harpe, chantait agréablement des mélodies de Rameau ou de Francœur. Avec son écriture qu'il savait rendre très fine, une écriture de femme, Rétaux servait de secrétaire à Mme de la Motte, et nous avons des raisons de croire qu'auprès d’elle ses fonctions allaient plus loin. L'inspecteur Quidor, qui était chargé de la police des filles, procéda dans la suite à l'arrestation de Rétaux à Genève. Très expert en ces matières, il note les rapports du jeune secrétaire avec la dame qui l'employait, d’une expression pittoresque et vigoureuse qu'on ne peut reproduire ici. Mme de la Motte avait en outre un secrétaire adjoint, un minime de la Place-Royale, procureur de cette maison, le Père Loth. Une porte bâtarde du couvent donnait dans la rue Neuve-Saint-Gilles, en face du numéro 13 où Jeanne demeurait. Le minime disait tous les matins la messe pour la comtesse, car elle entendait la messe tous les jours. Il la faisait entrer par la petite porte dans la chapelle où l'attendait un prie-Dieu de velours. Il lui servait en outre de majordome, engageait et faisait agréer les domestiques, surveillait l'office et la cuisine, morigénait la femme de chambre Rosalie, la soubrette classique : dix-huit ans, taille fine, des yeux noirs et un petit nez retroussé[2]. Il réglait les fournisseurs et gardait les clefs de la maison quand le comte et la comtesse allaient à la campagne[3]. C'était au demeurant un très brave homme. On avait également vu dans le salon de la comtesse un personnage arrivé de Troyes en Champagne et qui se nommait lui aussi de Valois. Jeanne l'appelait mon cher cousin et le faisait dîner avec des chevaliers de Saint-Louis. Il était venu pour se faire reconnaître à l'instar de sa cousine, en ayant grand besoin, car il avait six enfants. Mais il eut la maladresse de dire à table qu'il était savetier de son état, ce qui lit que Jeanne le mit à la porte et lui interdit de reparaître à l'avenir[4]. Enfin Mme de la Motte avait pris chez elle une demoiselle Colson, parente de son mari, jeune fille fort pauvre à qui elle faisait remplir les fonctions de lectrice et de dame de compagnie[5]. Valets de chambre, cuisinier, cocher, jocquey, ménage de portiers, soubrette, lectrice et darne de compagnie, confesseur, secrétaire, majordome, un officier pour le tric-trac, un ami du mari pour les besognes de confiance, un moine pour les missions délicates : la maison de la comtesse était au grand complet. Dès l'installation de Jeanne, rue Neuve-Saint-Gilles, on y avait vu apparaître une personne qui, par une singulière rencontre, s'appelait également Mme de la Motte : de son nom de fille Marie-Josèphe-Françoise Waldburg de Frohberg. Elle avait épousé l'administrateur du collège de la Flèche, Pierre du Pont de la Motte. Cette dame avait été détenue à la Bastille du 22 février au 29 juin 1182, d’où elle avait été transférée à la Villette, chez un nommé Macé, qui tenait une de ces curieuses pensions pour prisonniers par lettres de cachet comme il y en eut plusieurs à Paris avant et même pendant la Révolution. Elle s'était évadée de chez Macé peu de jours après. L'histoire de cette autre dame de la Motte est intéressante pour nous. Elle se disait, elle aussi, honorée de la confiance de la reine, montrait des lettres que Mme de Polignac était censée lui écrire, parlait de la faveur dont elle aurait joui auprès de la princesse de Lamballe, lisait d’un cachet de la reine surpris sur la table du duc de Polignac, racontait comment elle avait désarmé, par son crédit sur la souveraine, le ressentiment de la princesse de Guéméné contre une certaine dame de Roquefeuille, et, mettant toute cette belle influence à la disposition du plus offrant, soutirait aux gens des sommes importantes. Nous la verrons sous peu collaboratrice de Jeanne de. Valois : mais celle-ci va marcher sur ses traces avec une énergie el une audace que Françoise Waldburg de Frohberg n'eût pas soupçonnées[6]. Cependant Jeanne, qui menait un train de vie de plus en plus brillant, sentait de plus en plus lourdement le poids de la misère. Un sauf-conduit du ministre Amelot, la mettait à l'abri des poursuites que voulaient exercer contre elle tics créanciers auxquels elle devait une forte somme depuis deux ans[7]. Mais, comme elle l'écrit au contrôleur général quelques jours après[8], cela ne la met pas à l'abri de vendre ses meubles. — Je ferai des esclandres, ajoute-t-elle, et je ne peux pas faire autrement. Il faut que je vive et les miens. Le 6 avril, une condamnation pour dettes est prononcée par le prévôt de Paris[9]. Le terme de la Saint-Jean 1784 ne peut être acquitté que grâce à trois cents livres que le Père Loth est parvenu à emprunter[10]. Jeanne écrivait le 16 mai 1783 à Lefèvre d’Ormesson : Vous me trouverez sans doute, monsieur, très extravagante ; mais je ne puis m'empêcher de me plaindre puisque la plus petite des grâces ne veut m'être accordée. Je ne suis plus surprise s'il se fait tant de mal et je puis encore dire que c'est la religion qui m'a retenue de faire le mal[11]. |
[1] Confrontation du cardinal de Rohan à Rosalie, 21 mars 1786, Arch. nat., X1, B/1417.
[2] Confrontation de Nicole Leguay, dite d’Oliva, à Madeleine Briffault, dite Rosalie, 21 mars 1785. Arch. nat., X2, B /1117.
[3] Déposition du P. Loth devant les commissaires du Parlement, Arch. nat., X1, B/1117 ; — Vie de Jeanne de Saint-Rémy, II, 318 ; — Mém. du comte de la Motte, p. 398 et suivantes.
[4] Bibliothèque de la ville de Paris, dossier Target.
[5] Mlle Colson, qui était très fine et intelligente, ne fut jamais dupe des manœuvres de sa cousine. Aussi Mme de la Motte la disgracia-t-elle en juin 1784. Elle voulut alors se faire religieuse et se retira dans un couvent Versailles, de là à l'abbaye de Longchamp ; mais dans le courant de 1785 elle en sortit et se maria.
[6] Dans la suite, pendant la période révolutionnaire, Mme Du Pont La Motte fut arrêtée sur ordre du Comité de Salut public date du 3 thermidor an II. Saint-Just lui-même avait rédigé la note suivante : La Dupont-Lamotte, embastillée pour intrigues de Cour. Partie de son histoire se trouve dans celle de la Bastille. La première intrigante de l'Europe, correspondant avec les ministres des cours étrangères dans l'ancien régime, admise chez le cardinal de Rohan, maitresse de Fleury qui a été prisonnier d’État à la citadelle d'Arras. Elle avait pour agent de ses intrigues Denzy, qu'elle a amené à Paris et qu'elle faisait déguiser, tantôt en abbé, tantôt en officier. Arch. nat., F7/1137.
[7]
Le sauf-conduit est daté du 12 mai 1783. Arch. nat., F7/1150.
[8] 1783, 16 mai.
[9] Arch. nat., F7, 1115, B.
[10] Déposition du P. Loth, 11 sept. 1785, Arch. nat., X7, B, 1117.
[11] Publié par Chaix d’Est-Ange, p. 13.