A l'époque même où le cardinal de Rohan faisait la connaissance de Mme de la Motte, il entrait en relations avec un personnage qui remplissait alors le monde du bruit de ses prodiges, le comte de Cagliostro. Celui-ci venait d’arriver à Strasbourg[2] précédé d’une renommée qui, dès les premiers jours, s'y était encore accrue. Il guérissait toutes les maladies possibles sans daigner accepter la moindre chose de ceux de ses clients qui étaient riches et en donnant de l'argent à ceux d’entre eux qui étaient pauvres. Le prince de Rohan se trouvait dans sa résidence de Saverne, où il accueillait Mme de la Motte ; il vint à Strasbourg pour y entrer en relations avec un homme aussi extraordinaire. Une audience fut demandée pour le cardinal-évêque ; mais elle fut refusée. Si M. le cardinal est malade, répond Cagliostro, qu'il vienne et je le guérirai ; s'il se porte bien, il n'a pas besoin de moi, ni moi de lui. Rohan trouva cette réponse sublime et son désir de voir le héros eu fut accru. On ne parlait d’ailleurs que de lui dans la ville. Un jour qu'il se promenait sur la place, dans son habit de taffetas bleu galonné sur les coutures, ses cheveux en nattes poudrées réunis en cadenettes, suivi d’une bande de gamins qui regardaient, émerveillés, ses souliers à la d’Artois avec des boucles de pierreries, ses bas chinés à coins d’or, les rubis et les diamants qui brillaient à ses doigts et à sa jabottière, sa chaîne de montre en diamants à trois brins, terminée par six gros diamants et quatre branches de diamants, à deux desquelles pendait un gland de diamant, à la troisième une clé d’or garnie de diamants, et à la quatrième un cachet d’agate, ce qui faisait un étincellement sur son gilet à fleurs, et son chapeau mousquetaire orné de plumets blancs, Cagliostro s'arrêta avec un cri de surprise devant le grand crucifix en bois sculpté. Car il ne pouvait comprendre comment un artiste qui, certainement, n'avait pas vu le Christ avait pu atteindre à une ressemblance aussi parfaite. Vous avez donc connu le Christ ? — Nous étions ensemble du dernier bien, répondait Cagliostro. Que de fois nous nous promenâmes sur le sable mouillé, au bord du lac de Tibériade ! Sa voix était d’une douceur infinie. Mais il ne m'a pas voulu croire. Il a couru les rivages de la mer ; il a ramassé une bande de lazarons, de pêcheurs, des loqueteux ! Et il a prêché. Mal lui en est advenu. Et, se tournant vers son domestique Tu te souviens du soir, à Jérusalem, où l'on crucifia Jésus ? Mais le domestique, avec une profonde révérence : Non, monsieur. Monsieur sait bien que je ne suis à son service que depuis quinze cents ans. Cagliostro débitait une liqueur qui avait la vertu de fixer pour toujours ceux qui en buvaient dans l'âge on ils se trouvaient au moment même. Un autre élixir, dans des flacons plus petits, rajeunissait de vingt-cinq ans. Les journaux racontaient le plus gravement du monde : Une vieille coquette entend dire à Cagliostro qu'il possède la véritable eau de Jouvence. Elle Prie, elle supplie tant, qu'il consent enfin à lui en envoyer une petite fiole. Son domestique quinzecentenaire apporte la petite bouteille étiquetée : Eau pour rajeunir de vingt-cinq ans. La dame étant absente, la femme de chambre nommée Sophie, âgée de trente ans, a voulu guider le breuvage, qui lui a paru délicieux et elle a vidé la fiole. Aussitôt ses membres diminuent, ainsi que sa taille, sa tête devient plus petite, enfin Sophie n'est plus qu'une petite fille de cinq ans qui se perd dans les hardes d’une grande personne. La dame rentre, appelle Sophie, qui, enveloppée, embarrassée dans ses jupons, accourt à la voix de sa maîtresse. Surprise de la métamorphose, elle demande la fiole, qui est vide. Furieuse, elle prend la pauvre petite et lui donne cruellement le fouet. Elle est allée ensuite chez Cagliostro qui a beaucoup ri, mais qui n'a pas voulu donner une seconde potion[3]. Cet homme, écrit cette
année même Labarthe à l'archéologue Séguier, cet
homme qu'on soupçonne marié à une sylphide, est de race juive et arabe
d’origine. Personne n'a les mœurs plus pures. Ses plaisirs sont l'étude et le
diner, quelquefois la comédie. Il ne soupe jamais et se couche à neuf heures
en toute saison. Après le dessert il prend du moka, et, à la suite, une
cuillerée d’une liqueur qu'il ne permet pas que l'on goûte. On ignore quelle
est sa religion ; mais il parle de Jéhovah dans les termes de la plus grande
éloquence et avec le plus profond respect. C'est cet homme que je veux
consulter l'an prochain. Je suis bien sûr que mon estomac deviendra celui d’un
jeune homme de vingt-cinq ans et que mon asthme et mon rhumatisme goutteux
disparaîtront. Je suis sûr que vous n'aurez plus de douleurs et que vos
jambes vous permettront de courir les montagnes. Mme Augeard, jeune et très
jolie femme de Paris, que je connais beaucoup, très riche par les emplois de
son mari, fermier général, attaquée d’une maladie incurable, a été le
trouver. Elle a reçu en présent un élixir qui a fait disparaître tous ses
maux. Et je tiens de son frère qu'elle jouit de la plus brillante santé. Des guérisons subites, dit l'abbé Georgel qui ne l'aimait pas, de maladies jugées mortelles et incurables, opérées en Suisse et à Strasbourg, portaient le nom de Cagliostro de bouche en bouche et le faisaient passer pour un médecin véritablement miraculeux. Ses attentions pour les pauvres et ses dédains pour les grands donnaient à son caractère une teinte de supériorité et d’intérêt qui excitait l'enthousiasme. Ceux qu'il voulut bien honorer de sa familiarité ne sortaient d’auprès de lui qu'en publiant avec délices ses éminentes qualités. Aussi, à Strasbourg, cinq ou six cents personnes assiégeaient-elles certains jours la maison de la servante du chanoine de Saint-Pierre-le-Vieux, qui le logeait, se bousculant pour y entrer. Cagliostro paraissait, en 1781, âgé d’une quarantaine d’années. Il était petit, trapu, d’une taille épaisse. Il avait le cou gros et court, le teint brun, le front chauve. De gros yeux à fleur de tête, très vifs et brillants, dont le regard perçait connue une vrille, le nez ouvert, et retroussé, une large bouche et de fortes mâchoires, un rire sarcastique et bruyant, une voix sonore et cuivrée marquaient sa physionomie de hardiesse, d’effronterie et de bonne humeur. Il semblait moulé, dit Beugnot, tout exprès pour jouer le rôle du signor Tulipano dans la comédie italienne. Casanova lui trouve en somme, avec sa hardiesse, son effronterie, ses sarcasmes et sa friponnerie, une figure fort revenante. La plupart de ceux qui le voyaient — et ceux même qui ne l'aimaient pas — le déclaraient très imposant. J'avais de la peine, écrit Mme d’Oberkirch, à m'arracher à une fascination que je comprends difficilement aujourd'hui, bien que je ne puisse la nier[4]. Il s'énonçait couramment en italien. Le français dont il
se servait était un baragouin inimaginable. Mais, dans sa bouche, avec sa
vivacité, son énergie d'expression, sa flamme, ce charabia ne laissait pas de
produire une assez grande impression. Un de ses ennemis a apprécié ainsi sa
manière de parler : Si le galimatias peut être sublime,
personne n'est plus sublime que Cagliostro. Il fait entendre de grands mots
dans des phrases inintelligibles et excite chez ses auditeurs d’autant plus
d’admiration qu'ils l'entendent moins. Ils le prennent pour un oracle, parce qu'il
en a l'obscurité. Son art est de ne rien dire à la raison, l'imagination des
auditeurs interprète. La raison est claire et n'a de puissance que sur les
sages. L'imposture se rend inintelligible et exerce son empire sur la
multitude. Pour guérir, il avait trois grands remèdes : des bains où
dominait l'extrait de Saturne, une tisane dont la recette n'était confiée
qu'à un apothicaire de son choix, enfin des gouttes de sa composition dont
les effets miraculeux et souverains faisaient en tous lieux éclater sa
renommée. A tous ceux qui le pressaient de questions pour savoir qui il
était, il répondait d’une voix grave, en ramenant ses sourcils et en levant
son index vers le ciel : Je suis celui qui est
; et comme il était difficile de prétendre qu'il était celui qui n'était pas,
on ne pouvait que s'incliner avec un air de profonde déférence. Il possédait la science des anciens prêtres de l'Égypte. Sa conversation roulait d’ordinaire sur trois points : 1° la médecine universelle dont il connaissait les secrets ; 2° la maçonnerie égyptienne, qu'il voulait restaurer et dont il venait d’établir la loge mère à Lyon, — car la maçonnerie écossaise, alors prédominante en France, n'était à ses veux qu'une mauvaise dégénérescence ; 3° la pierre philosophale dont il allait donner la formule par la fixation du mercure et qui devait assurer la transmutation de tous les métaux imparfaits en or fin. Il apportait ainsi à l'humanité, par sa médecine universelle, la santé du corps ; par la maçonnerie égyptienne, la santé de rame ; et par la pierre philosophale, des richesses infinies. C'étaient ses grands secrets, car il en avait d’autres, très intéressants également, bien que de moindre importance : celui de prédire les numéros gagnants aux loteries, celui de donner au coton le lustre et la finesse de la soie de faire avec le chanvre le plus commun du fil aussi beau que celui de Malines, d’amollir le marbre et de lui rendre ensuite sa dureté première, — ce qui devait être, comme on imagine, d’une grande commodité aux sculpteurs, qui pourraient dorénavant modeler leurs statues directement dans le marbre an lieu de la terre glaise ou de la cire. Il avait le secret de faire enfler les rubis, les émeraudes, les diamants, en les enterrant sous terre, et de leur conserver ensuite leur nouvelle grosseur ; le secret d’imiter à s'y méprendre toutes les écritures, et enfin celui d’engraisser un cochon avec de l'arsenic de manière à en transformer la graisse en un poison foudroyant. Cagliostro proposa même un jour à un journaliste de Londres, qui l'attaquait dans le Courrier de l'Europe, un duel au cochon arseniqué — car il était lui, naturellement, au-dessus de toute atteinte. Mais le journaliste manqua de cœur et la rencontre n'eut pas lieu. Cagliostro parlait de Dieu avec respect et ne manquait jamais d’en faire le plus grand éloge. Quant à la doctrine laissée aux hommes par le Créateur, elle n'avait pas dépassé, dans son intégrité, l'ère des patriarches, Adam, Seth, Énoch, Noé, Abraham, Isaac et Jacob. Ces patriarches avaient encore été dépositaires de la vérité, laquelle s'était altérée dans la bouche des prophètes, et plus encore dans celle des apôtres et, des Pères de l'Église. Sa tâche à lui, Cagliostro, était de rendre aux idées de Dieu leu pureté. Les délégués des loges françaises, qui l'entendirent, déclarèrent dans leur rapport avoir entrevu en lui une annonce de vérité qu'aucun des grands-maitres n'a aussi complètement développée, et cependant parfaitement analogue à la maçonnerie bleue dont elle parait une interprétation sensible et sublime. Cagliostro avait une femme qui, par ses charmes, produisait une émotion aussi grande que lui-même. Elle était toute jeune, déjà femme et encore enfant. On l'aurait crue Italienne à son accent, aux traits fins et précis de son visage, une Italienne blonde, qui avait de grands yeux bleus, profonds et doux, ombragés de longs cils ; des yeux dont Maeterlinck eût dit qu'ils étaient un lac frais et tranquille pour y baigner son âme. Le nez était petit, finement aquilin. Les lèvres arquées à l'antique, d’un carmin vif dans la blancheur du teint, étaient toujours immobiles, semblant ne devoir s'éveiller qu'aux caresses de l'amour. Elle affichait la noblesse,
dit Casanova, la modestie, la naïveté, la douceur et
celte pudeur timide qui donne tant de charmes à une jeune femme. Aussi,
quand elle passait sur Djérid, sa cavale noire, la taille cambrée, la gorge
saillante, les hommes la suivaient-ils du regard. On était amoureux d’elle à
distance, sans l'avoir vue. Ses plus chauds
partisans, dit un historien, ses
enthousiastes les plus exaltés étaient précisément ceux qui n'avaient jamais
aperçu son visage. Il y eut des duels à son sujet, des duels engagés et
acceptés à propos de la couleur de ses yeux que ni l'un ni l'autre des
adversaires n'avaient jamais contemplés, à propos d’une fossette à sa joue
droite ou à sa joue gauche. Quand, dans la suite, elle fut mêlée à
l'affaire du Collier et mise à la Bastille, un avocat du barreau de Paris, Me
Polverit, présenta sa défense au Parlement : On ne
sait pas mieux, dit-il, d’où elle vient que
d’où vient son mari. C'est un ange sous des formes humaines qui a été envoyé
sur la terre pour partager et adoucir les jours de l'homme des merveilles.
Belle d’une beauté qui n'appartint jamais à une femme, elle n'est pas un
modèle de tendresse, de douceur, de résignation ; non, car elle ne soupçonne
même pas les défauts contraires ; sa nature nous offre, à nous autres pauvres
humains, l'idéal d’une perfection que nous pouvons adorer mais que nous ne
saurions comprendre. Cependant cet ange, à qui il n'est pas donné de pécher,
est sous les verrous. C'est un contresens cruel qu'on ne peut faire cesser
trop tôt. Qu'y a-t-il de commun entre un être de cette nature et un procès
criminel ? Cette argumentation parut au Parlement de Paris juste et
concluante et il fit immédiatement mettre en liberté Mme de Cagliostro. Le prince cardinal de Rohan, qui n'avait cessé de prendre
un vif intérêt à la botanique et à la chimie, ne se laissa pas décourager par
son premier échec. Il revint à la charge, se fit humble et petit, tant et si
bien que, finalement, il fut admis dans le sanctuaire d’Esculape. En sortant
il confia ses impressions à son secrétaire intime, l'abbé Georgel, qui nous
les a rapportées : Je vis sur la physionomie de cet
homme si peu communicatif, dit Rohan, une
dignité si imposante que je me sentis pénétré d’un religieux saisissement et
que le respect commanda mes premières paroles. Cet entretien, qui fut assez
court, excita en moi plus vivement que jamais le désir d’une connaissance
plus particulière. Et la joie du cardinal n'eut plus de bornes quand,
un jour, Cagliostro lui dit : Votre âme est digne de
la mienne et vous méritez d'être le confident de tous mes secrets. De
ce jour la liaison devint étroite et publique. Cagliostro s'installa au
château de Saverne, dont les larges cheminées se noircirent à la fumée de ses
fours alchimiques. Sur la terrasse du château, à la clarté des étoiles, les
entretiens de l'alchimiste avec le prince Louis se prolongeaient fort avant
dans la nuit. Rohan écoutait, le front penché, les bras aux appuis de son
fauteuil, tandis que la blanche lumière des astres caressait de ses
chatoiements d’opale les longs plis de la moire cardinalice. La baronne d’Oberkirch vit en 1780 Cagliostro chez l'évêque de Strasbourg. A son entrée, l'huissier ouvrait la porte à deux battants et annonçait : Son Excellence M. le comte de Cagliostro ! Comme la baronne exprimait au prince de Rohan sa surprise de tant d’égards : En vérité, madame, vous êtes trop difficile à convaincre. Et il me montrait un gros solitaire qu'il portait au petit doigt, et sur lequel étaient gravées les armes de la maison de Rohan. C'est une belle pierre, monseigneur, et je l'avais déjà admirée. — Eh bien, c'est lui qui l'a
faite, entendez-vous ? Il l'a créée avec rien. Je l'ai vu, j'étais là, les yeux
fixés sur le creuset, et j'ai assisté à l'opération.
Qu'en pensez-vous, madame la baronne ? On ne dira a pas qu'il me leurre,
qu'il m'exploite ! Le joaillier et le graveur ont estimé le brillant à
vingt-cinq mille livres. Vous conviendrez au moins que c'est un étrange
filou, celui qui fait de pareils cadeaux. Je restai stupéfaite. M. de Rohan
s'en aperçut, et continua : Ce n'est pas tout, il fait de l'or. Il m'en a composé devant moi pour cinq à six mille livres, là-haut, dans les combles de mon palais. Il me rendra le prince le plus riche de l'Europe. Ce ne sont point des rêves, madame, ce sont des preuves. Et toutes ses prophéties réalisées, et toutes les guérisons opérées, et tout le bien fait ! Je vous dis que c'est l'homme le plus extraordinaire, le plus sublime, et dont le savoir n'a d’égal que sa bonté. Rohan plaça le buste de l'alchimiste dans son palais, après avoir fait graver sur le socle en lettres d’or : Le divin Cagliostro. Quand le prince revint à Paris, dit Georgel, il laissa en Alsace un de ses gentilshommes, le confident de ses pensées, le baron de Planta, pour procurer à Cagliostro tout ce qu'il désirait. Quand notre alchimiste eut plongé les populations alsaciennes dans une stupéfaction suffisante, il crut devoir élargir la scène de son théâtre et, à son tour, venir à Paris. Il prit congé des nombreux amis qu'il s'était faits à Strasbourg, du maréchal de Contades, du marquis de la Salle[5], et se mit en route à grand bruit, avec une suite considérable, des courriers, des laquais, des jacquets, des gardes armés de hallebardes et des hérauts drapés de brocart qui soufflaient dans des clairons. En le voyant partir, de vieilles bonnes femmes pleuraient en disant que c'était le bon Dieu qui s'en allait. L'époque semble faite pour Cagliostro. Il nous fallait des distractions à tout prix, dit Beugnot, et on voyait nu vertige général s'emparer des esprits. On courait à ce baquet de Mesmer, autour duquel des gens bien portants se tenaient pour malades et des gens mourants s'obstinaient à se croire guéris ! Marat faisait-il le procès du soleil et lui disputait-il d’être le père de la lumière, c'étaient des cris d’admiration. Un paysan dauphinois, Milon, apercevait des sources à cent pieds sous terre et les faisait jaillir à sa volonté. Il avait des disciples et des écrivains qui célébraient son génie. La Cour et la ville étaient blasées, lassées : il fallait du neuf et du piquant. La scène française était délaissée pour les tréteaux et les bouis-bouis où de sales et vulgaires niaiseries soulevaient les applaudissements. L'ennui conduisait à l'extravagance. Les esprits étaient agités eu sens contraires, les liens sociaux brisés. L'opinion était préparée aux aventures. Nos pères, écrit l'auteur
du pamphlet si remarquable Dernière pièce du fameux Collier[6], se passionnèrent pour les saltimbanques de Saint-Médard.
Après avoir dansé sur les rendues d’un idiot[7] que leur fanatisme canonisa, on les vit courir en foule
dans des réduits obscurs où des énergumènes leur montraient de jeunes filles,
d’une complexion faible, soulagées par des coups d’épée ou par des coups de
bûches ; des hommes crucifiés, cloués réellement par les mains et les pieds
en l'honneur du Rédempteur. La Bastille et les douches froides ayant
eu raison des convulsionnaires, ceux-ci furent remplacés par les somnambules
et les magnétiseurs. L'hystérie était cultivée en formules scientifiques. Les
découvertes véritables de Mesmer avaient peu à pou donné lieu à ces scènes
que l'on voit encore aujourd'hui, mais qui, dans leur nouveauté, faisaient
fureur : cris, convulsions et invocations. La sorcellerie n'était plus
sanglante, comme à la fin du siècle précédent, mais plus dangereuse pour les
nerfs. Les Illuminés, les Martinistes, les Théosophes, les Philalèthes
débitaient des histoires étonnantes. Il serait
difficile, disent les rédacteurs du Bachaumont, de rendre compte du fond de la doctrine de ces
enthousiastes, qui est un grand galimatias à en juger par les livres qu'ils
publient. Nombre de ces enthousiastes vont
jouer un rôle considérable dans les événements les plus importants[8]. Depuis la grande crise de l'Affaire des Poisons, les alchimistes avaient été poursuivis avec rigueur ; mais, avec la tolérance du nouveau règne, les lettres de cachet tombant hors d’usage, ils avaient repris leur industrie. Un contemporain a tracé d’eux une peinture pittoresque. C'est dans le faubourg Saint-Marceau que se retirent, les alchimistes inconnus. Les uns font de l'or, les autres fixent le mercure — on sait que c'était le problème de la pierre philosophale —, ceux-ci soufflent et doublent la grosseur des diamants ; ceux-là composent des élixirs. Les uns fabriquent des poudres, les antres distillent des eaux, tous possèdent des trésors et tous meurent de faim. Leur langage est inintelligible, leur extérieur celui de la misère ; leur habitation est sale et obscure et, lorsque la curiosité vous attire un moment, dans un de ces tristes réduits, vous apercevez dans un certain coin une malhonnête créature pli a l'air d’une sorcière et qui garde le laboratoire. — Quant aux adeptes connus, ils ont de superbes laboratoires garnis d’instruments coûteux et de vases bien étiquetés. Deux on trois garçons ont l'air de travailler et, lorsque le grand seigneur arrive, le directeur fait briller à ses yeux l'espoir de réaliser les plus beaux secrets ; il lui montre les plus heureux commencements, il lui promet qu'à la troisième lune on verra. Voir est le grand mot des alchimistes[9]. Cagliostro loua à Paris l'hôtel de la marquise d’Orvillers. Il existe encore aujourd'hui, dit M. G. Lenôtre, et l'on s'imagine sans grand effort l'effet que la maison devait faire dans la nuit, avec ses pavillons d’angle, alors dissimulés par de vieux arbres, ses cours profondes, ses larges terrasses, quand les lueurs — les lueurs vives des creusets de l'alchimiste — filtraient des hautes persiennes. La porte charretière s'ouvre rue Saint-Claude à l'angle du boulevard Beaumarchais. La cour parait aujourd'hui, quand on y pénètre, sombre et sévère, toute solennelle avec ses cordons de larges pierres que le temps a noircies. Dans le fond, sous un porche dallé, monte l'escalier de pierre dont les pas ont peu à peu creusé les marelles vers le milieu, que le temps a tassé, encore lier de sa rampe de fer forgé vestige du temps. Du jour au lendemain Cagliostro l'anima d’un bruit joyeux, d’un entrain éclatant. C'était, du matin an soir, le va-et-vient bariolé des gens de toute livrée : la cour pleine de carrosses laqués, les chevaux s'ébrouant, les cochers criant et les petites femmes élégantes montant et descendant l'escalier de pierre, salissant leurs gants à la rampe de fer forgé, le nez en l'air, le regard vif, émues, effarées, craintives[10]. A Paris, Cagliostro se montra tel qu'il avait été à Strasbourg, digue et réservé. Il refusa avec hauteur les invitations à diner que lui firent parvenir le comte d’Artois, frère du roi, et le duc de Chartres, prince du sang. Il se proclamait chef des Rose-Croix qui eux-mêmes se regardaient comme des êtres élus, placés au-dessus du reste des mortels. Il donnait d’ailleurs à ses adeptes les plus rares satisfactions. Ceux-ci, lisons-nous, dans
la correspondance parisienne de la Gazette de Leyde, soupaient avec Voltaire, Henri IV, Montesquieu ; ils
voyaient à côté d’eux, dans une maison du Marais, des femmes qui étaient en
Écosse, à Vienne, etc. Un homme d’un grand sens fut voir une de ses amies il
y a environ un mois. On se met à table. Surpris de voir quatre couverts de
plus et des chaises auprès, il demande quelles sont les personnes que l'on
attend. On lui dit que ces places sont remplies, qu'il a le bonheur de dîner
avec des intelligences, avec des êtres bien supérieurs à la faible humanité.
Jamais son amie ne fut d’ailleurs plus aimable, jamais elle ne mit autant d’esprit
et d’affabilité pour bien traiter ses convives et pour que les intelligences
invisibles fussent contentes de son diluer. Au sortir du repas on passe au
jardin : autre enchantement. Chaque arbre a une hamadryade, chaque plante est
cultivée par un génie. Il n'est pas jusqu'au bassin qui ne soit la retraite
d’une nymphe. L'homme prudent ne voulut pas se brouiller avec la maîtresse du
logis et la quitta sans vouloir détruire une illusion qui fait le charme de
sa vie. Cagliostro ne tarda pas à avoir dans tous les coins de Paris
des adeptes de celle sorte. A ceux qui ne voyaient pas se réaliser les
merveilles prédites, il répondait durement en accusant leurs péchés, leurs
murmures, leur incrédulité. Il entreprit de réformer la franc-maçonnerie sur le rite égyptien, d’après les détails qu'il avait trouvés à Londres, dans le manuscrit d’un nommé Georges Coston. Il avait des caisses remplies de statuettes représentant des Isis, des chameaux et des bœufs Apis, couverts de signes hiéroglyphiques, qu'il distribuait à ses disciples. Les francs-maçons furent d’ailleurs émerveillés de sa personne et voulurent traiter avec lui. Mais, avec eux aussi, il le prit de très haut, exigeant qu'avant toute conversation ils brûlassent leurs archives qui n'étaient, disait-il, qu'un ramas de niaiseries. Il comprit le parti qu'il pourrait tirer de l'indifférence des francs-maçons pour les femmes. Celles-ci n'étaient admises parmi eux qu'aulx Pètes. Dans ses loges de style égyptien, les femmes avaient un rôle actif. Le succès en fut prodigieux, et, dans les premières classes de la société. La loge d’Isis, dont Mme de Cagliostro était grande-maîtresse, comptait en 1784, parmi ses adeptes : les comtesses de Brienne, Dessalles, de Polignac, de Brassac, de Choiseul, d’Espinchal, Mmes de Boursenne, de Trevières, de la Blache, de Montchenu, d’Ailly, d’Auvet, d’Évreux, d’Erlach, de la Fare, la marquise d’Avrincourt, Mmes de Monteil, de Bréhant, de Bercy, de Baussan, de Loménie, de Genlis, d’autres encore. Le fanatisme fut poussé an point que le portrait de Cagliostro se voyait partout ; les femmes le portaient ii leurs éventails et à leurs bagues, les hommes, sur leurs tabatières. En 1781, il retourne pour quelques jours en Alsace. Jamais, dit Mme d’Oberkirch, on ne se fera une idée de la fureur, de la passion avec laquelle tout le monde se le jetait à la tête. Une douzaine de femmes de qualité et deux comédiennes l'avaient suivi de Paris pour ne pas interrompre leur cure. Une guérison quasiment miraculeuse d’un officier de dragons venait d’achever de le diviniser. L'illustre Houdon fit son buste. Le portrait, était publié avec ces vers : De l'ami des humains reconnaissez les traits : Tous ses jours sont marqués par de nouveaux bienfaits, Il prolonge la vie, il secourt l'indigence. Le plaisir d'être utile est seul sa récompense. Le cardinal de Rohan ne pouvait plus se passer de lui. Il
l'avait incessamment dans son palais et plusieurs fois la semaine passait
avec lui ses soirées, sous les auspices du cardinal, le comte de Cagliostro
et Mme de la Motte firent connaissance. Nous devons à cette circonstance une
page charmante de Beugnot, qui obtint de son amie, Mme de la Motte, de dîner
chez elle avec le grand homme. Cagliostro,
dit Beugnot, portait ce jour-là un habit à la
française gris de fer, galonné en or, une veste écarlate brodée en larges
points d’Espagne, une culotte rouge, l'épée engagée dans les basques de
l'habit et un chapeau brodé avec une plume blanche. Celte dernière parure
était encore obligée pour les marchands d’orviétan, les arracheurs de dents
et les autres artistes médicaux qui pérorent et débitent leurs drogues en
plein vent. Mais Cagliostro relevait ce costume par des manchettes de
dentelles, plusieurs bagues de prix et des boucles de soulier, à la vérité
d’un vieux dessin, mais assez brillantes pour qu'on les crût d’or fin. Il n'y
avait au souper que des personnes de la famille, car on ne tenait pas pour
étranger un chevalier de Montbruel, vétéran de coulisses, mais encore beau
parleur, affirmatif, qui se trouvait par hasard partout où se trouvait
Cagliostro, témoignait des merveilles qu'il avait opérées et s'en offrait
lui-même en preuve comme guéri miraculeusement de je ne sais combien de
maladies dont le nom seul portail l'épouvante. Je ne regardais Cagliostro
qu'à la dérobée et ne savais encore qu'en penser. Cette figure, cette coiffure,
l'ensemble de l'homme m'imposaient malgré moi. Je l'attendais au discours. Il
parlait je ne sais quel baragouin mi-partie italien et français, et faisait
force citations qui passaient pour de l'arabe, mais qu'il ne se donnait pas
la peine de traduire. Il parlait seul et eut le temps de parcourir vingt
sujets parce qu'il n'y donnait que l'étendue de développement qui lui
convenait. Il ne manquait pas de demander à chaque instant s'il était
compris. Et l'on s'inclinait à la ronde pour l'en assurer. Lorsqu'il entamait
un sujet, il semblait transporté et le prenait de haut du geste et de la
voix. Mais, tout à coup, il en descendait pour faire à la maîtresse du logis
des compliments fort tendres et des gentillesses comiques. Le même manège
dura pendant tout le souper. Je n'en recueillis autre chose sinon que le
héros avait parlé du ciel, des astres, du grand arcane, de Memphis, de
l'hiérophante, de la chimie transcendante, de géants, d’animaux immenses,
d’une ville dans l'intérieur de l'Afrique dix fois plus grande que Paris, où
il avait des correspondants ; de l'ignorance où nous étions de toutes ces
belles choses qu'il savait sur le bout dos doigts, et qu'il avait entremêlé
le discours de fadeurs comiques à Mme de la Motte, qu'il appelait sa biche,
sa gazelle, sa cygne, sa colombe, empruntant ainsi ce qu'il y avait de
plus aimable dans le règne animal. Au sortir du souper il daigna m'adresser
des questions coup sur coup. Je répondis à toutes par l'aveu de mon ignorance
et je sus depuis de Mme de la Motte qu'il avait conçut l'idée la plus
avantageuse de nia personne et de mon savoir. ***Sous le chapeau rouge du cardinal, Cagliostro et Mme de la Motte étaient faits pour lier partie étroitement, ou, au contraire, pour entrer en rivalité violente. C'est. la seconde des deux alternatives qui se réalisa. Mme de la Motte, écrit l'abbé Georgel, ne trouvait pas assez considérables les bienfaits qu'elle tirait du cardinal de Rohan, elle présumait qu'ils eussent été plus abondants encore si Cagliostro, qui possédait la confiance du prince et dirigeait pour ainsi dire toutes ses actions, ne lui avait conseillé de mettre des bornes à ses largesses vis-à-vis d’elle. Ce n'était qu'un simple soupçon de la part de la comtesse ; il suffit néanmoins pour lui faire concevoir l'antipathie la plus forte contre Cagliostro. Elle fit l'impossible pour le perdre dans l'esprit du cardinal ; mais voyant qu'elle n'y pouvait réussir, elle renferma et nourrit dans son cœur des projets de haine et de vengeance en cherchant toujours l'occasion de les faire éclater. |
[1] Les documents pour servir à l'histoire de Cagliostro sont très nombreux. La difficulté est de faire un choix critique pour écarter ceux qui ne sont pas exacts. On placera en première ligne les renseignements recueillis par la justice, lors du procès du Collier. On les trouve aux Archives nationales : Xa, B/1417 — F7, 4445 B — Y, 13125. Une partie en a été publiée par M. Campardon, mais l'intéressant rapport du commissaire Fontaine est demeuré inédit. Ces indications seront complétées par le titre intitulé : Vie de Joseph Balsamo (Paris, 1791), traduit sur l'original italien que la Chambre apostolique venait de publier, l'année même, d’après la procédure du procès fait à Cagliostro par les magistrats du Souverain Pontife. On y joindra les interrogatoires et confrontations du procès du Collier, les mémoires rédigés dans cette affaire par les avocats, et surtout celui de M. Tharier pour Cagliostro, puis les pièces de l'action intentée, en juin 1786, par Cagliostro au marquis de Launey, gouverneur de la Bastille, et au commissaire Chesnon, et les répliques de ces derniers. Un fervent adepte, le fermier général J.-B. de Laborde, publia à Genève, en 1784, des Lettres sur la Suisse en 1781, où il parle beaucoup de son héros. — Voir aussi les Lettres du comte de Mirabeau sur Cagliostro (1796). — Dans le Courrier de l'Europe, rédigé à Londres, Morand entreprit en 1786-87 (numéros 15-22) une vive campagne contre le célèbre aventurier et publia les résultats de l'enquête minutieuse qu'il fit sur ses faits et gestes en Angleterre. Les mémoires de l'époque, ceux de l'abbé Georgel, du comte Beugnot, de Mme d’Oberkirch, de Casanova, les Mémoires secrets de Bachaumont, la Correspondance de Métra, et outre le Courrier de l'Europe, la Gazette de Leyde, la Gazette d’Utrecht, le Courrier du Bas-Rhin, ont été dépouillés. Enfin, dans le journal du libraire Hardy (Bibl. nat., ms. franc. 6685) et de nombreuses lettres particulières, on voit l'opinion des contemporains sur Cagliostro et ses prodiges. Il est question en détail de la franc-maçonnerie égyptienne, dont Cagliostro fut le promoteur, et de ses rapports avec les loges écossaises et les Philatèthes, dans les livres de Thory, Annales originis magni Galliarum Orientalis, Paris, 1812, et Acta Latomorum (Paris, 1812), en français sous les titres latins. Sur la maison de Cagliostro à Paris, 1, rue Saint-Claude, conservée de nos jours, on lira les jolies pages de M. G. Lenôtre, Vieux papiers, vieilles maisons, p. 161-171.
[2] Le 19 sept. 1780. Mémoire pour Cagliostro, dans la Collection Bette d'Étienville, I, 19.
[3] Gazette d’Utrecht, août 1787.
[4] Outre le buste de Houdon et les gravures du temps on a de Cagliostro les portraits en écriture laisses par Beugnot ; par Casanova, qui le rencontra à Aix-en-Provence ; par Mme d'Oberkirch, qui le vit à Strasbourg en 1780 (Mémoires, I, 135), par ni nomme Bernard, qui envoya un mémoire, le 3 nov. 1786, de Palerme au commissaire Fontaine, et par le Courrier de l'Europe, 3 avril et 15 juin 1787.
[5] Interr. de Mme de Cagliostro, 11 août 1785, Arch. nat., F7, 1150.
[6] S. l. n. d. (Paris. in-8°) de 15 p.
[7] Le diacre Paris.
[8] Voir Beugnot, I, 65 ; — le Bachaumont, à la date du 21 mars 1786 ; — Hardy, Bibl. nat., ms. franç., 6685, p. 106.
[9] Mémoires authentiques pour servir à l'histoire de Cagliostro, II, 47.
[10] Mémoire pour Mme de la Motte, dans la Collection Bette d’Étienville, I, 39-40.