L'AFFAIRE DU COLLIER

 

IX. — AU CHÂTEAU DE SAVERNE.

 

 

Vers cette époque, septembre 1781, Mme de la Motte apprit que sa bienfaitrice, la marquise de Boulainvilliers, était de passage à Strasbourg. Elle décida son mari à s'y rendre. A Strasbourg les jeunes époux entendent que la marquise est l'hôte du prince cardinal de Rohan en son château de Saverne : ils vont à Saverne. Mme de Boulainvilliers, qui s'était d’abord fâchée, quand elle avait entendu la folle équipée de ses petites protégées franchissant, les murs de l'abbaye de Longchamp, ne leur en a pas tenu longtemps rigueur. Elle accueille le jeunes époux avec sa bonté coutumière. Ils lui content leur détresse, elle en est touchée et consent à les présenter au cardinal.

Le prince Louis de Bohai] est demeuré tel que nous l'avons connu à Vienne, si ce n'est que les années, avec leur expérience, et les dignités de plus en plus grandes dont il a été revêtu, lui ont donné un air plus grave — pas beaucoup. Il est à présent, cardinal, titulaire de l'évêché de Strasbourg, le plus riche de France, prince-État d’Empire, landgrave d'Alsace, abbé de la grande abbaye de Saint-Vaast et de celle de la Chaise-Dieu, proviseur de Sorbonne, grand aumônier de France, ce qui est la première charge de la cour, supérieur général de l'Hôpital royal des Quinze-Vingts, et commandeur de l'ordre du Saint-Esprit. Nous avons son portrait à cette époque : un homme d’une belle figure, mais toujours une figure d’enfant, rondelette, gracieuse et poupine, haute en couleurs, les cheveux d’un gris blanc et le devant de la tète dégarni ; d’une grande taille, se tenant fort, droit et bien fait. H porte ses cinquante ans. Bien qu'avec l'âge il se soit chargé d’un peu d’embonpoint, la démarche est toujours noble et aisée ; trahissant dans son allure à la fois l'homme l'Église et l'homme de Cour. Il est toujours affable, aimable, d’une grâce avenante, ouvert et accueillant, méritant encore le nom qu'on lui donnait : la Belle Éminence[1].

Rohan a fait reconstruire, avec faste et dans un beau style, par l'architecte Salins de Montfort, le palais de Saverne, résidence des évêques de Strasbourg, qu'un incendie, où il a failli périr lui-même, a anéanti le 8 septembre 1779 : perte de plusieurs millions. L'œuvre réalisée est admirable. Il y installe des collections de physique, d’histoire naturelle ; une nombreuse bibliothèque aux belles reliures portant sur les plats, frappées en or, les armoiries cardinalices avec cette mention : Ex bibliotheca Tabernensi[2]. A Paris, il occupe l'admirable hôtel de Rohan, rue Vieille-du-Temple, qui a pris le nom de Maison de Strasbourg. De grands jardins le font communiquer avec le palais Soubise[3]. On y admire encore le salon des Singes, d’un goût bizarre, paysanneries chinoises par Christophe Huet, mais dont l'ornementation est harmonieuse et délicate ; les trumeaux mythologiques de J.-B.-Marie Pierre, les pittoresques paysages de Boucher, et, avant tout, au fronton des vastes écuries où le prince Louis nourrissait ses cinquante-deux juments d’Angleterre, l'admirable bas-relief de Le Lorrain, les chevaux d’Apollon,

Un bas-relief en pierre el qui semble d’airain,

dit un merveilleux érudit, qui fut poète à ses heures, Anatole de Montaiglon[4].

Rohan réunissait les livres d’heures anciens, les missels aux brillantes enluminures : il lui répugnait d’avoir entre les mains, durant les offices, de vilains livres imprimés.

D'autre part il a pris à cœur la faillite de son neveu le prince de Guéméné, la retentissante faillite de trente millions qui a accumulé ruines et misères. Les plus atteints sont les petites gens, boutiquiers, portiers, domestiques, qui confiaient leurs épargnes au prince. Rohan n'y est mêlé, ni compromis en rien ; mais, dans la mesure de ses forces, il veut atténuer le désastre. Chaque année, sans que rien ne l'y oblige, il contribue pour une somme considérable à la liquidation des dettes de son cousin[5].

Rohan a fait un pèlerinage à Salzbach au champ où Turenne trouva la mort. La pensée m'est venue, dit-il, d'élever un monument à ce grand homme. J'ai clone acheté le champ où un boulet le frappa et, avec lui, la fortune de la France, pour y faire construire une pyramide. Je ferai bâtir à côté une maison pour y établir un gardien, un vieux soldat invalide du régiment de Turenne, je désire que ce soit de préférence un Alsacien. Le monument fut élevé, la maison fut construite, un vieux soldat y fut logé[6].

Et, de la sorte, l'argent filait. Aussi tous les contemporains, Marie-Antoinette la première — et avec quelle âpreté : Un besogneux, dit-elle, puis tous les historiens jusqu'à ce jour, sans exception, ont-ils reproché à Rohan sa fortune obérée. Un évêque qui a des dettes : quelle horreur ! il devait, entretenir des femmes. Aussi bien sait-on que ce que l'homme pardonne le plus difficilement à son semblable est de ne pas avoir d’argent.

 

Mme de la Motte était une petite créature fine et souple, d’une grâce ondoyante et alerte. Des cheveux châtains, de ce châtain si fin qui a la nuance des noisettes avec des reflets plus clairs, ondulaient sur son front. Ses yeux étaient bleus, pleins d’expression, très vifs, sous des sourcils noirs bien arqués. La bouche, grande, pouvait paraitre ce qu'il y avait de défectueux dans son visage au point de vue du dessin ; cependant elle en était le charme par les dents fines et d’une blancheur parfaite, mais surtout par le sourire qui était enchanteur. Son sourire allait au cœur, dit Beugnot, qui en parle d’expérience. Sa gorge eût été à souhait s'il y en avait eu davantage ; mais, comme l'observe encore Beugnot, la nature s'était arrêtée à moitié de l'ouvrage et cette moitié faisait regretter l'autre. L'éclat si pur de son teint, une peau blanche et fraiche, une physionomie spirituelle et une allure vive, si légère, qu'en la voyant se transporter d’un point à un autre il semblait qu'elle ne pesât rien, ajoutaient à son agrément. Enfin c'était. la voix, douce, insinuante, d’un timbre agréable, qui caressait. Avec une instruction négligée elle avait l'esprit prompt et naturel, elle s'énonçait correctement et avec une grande facilité. La nature, dit Bette d’Étienville, lui avait prodigué le dangereux don de persuader[7]. Devant les personnes d’un rang élevé elle savait prendre un air d’aristocratie, un maintien noble, à la fois déférent et aisé, merveilleusement approprié à la circonstance. Quant aux lois morales et à celles de l'État, elles formaient un domaine dont, très simplement, avec infiniment de naturel, el sans autre intention mauvaise, Mme de la Motte ne soupçonnait pas l'existence. Elle allait ainsi tout droit devant elle, avec les armes redoutables que son sexe, sa beauté et son esprit mettaient dans ses mains, tout droit, sans voir d’obstacle, au gré de ses fantaisies impétueuses. Tout cela, conclut Beugnot, composait un ensemble effrayant pour un observateur et séduisant pour le commun des hommes qui n'y regardait pas de si près[8].

 

Telle était Mme de la Motte. Nous connaissons le cardinal de Rohan.

On a vu comment Jeanne de Valois avait rencontré pour la première fois Mme de Boulainvilliers sur le chemin qui montait au village de Passy. C'est sur la grande route encore, entre Strasbourg et Saverne, qu'elle fut pour la première fois présentée au cardinal. Je rencontrai la dame de Boulainvilliers, dit celui-ci, qui se promenait sur la grande route ; elle fit arrêter, je m'approchai de sa voiture et elle me présenta une personne qu'elle me dit s'appeler Mlle de Valois[9]. Ce nom, ajouta-t-elle, appartient véritablement à madame, qui est absolument dénuée de fortune. M. et Mme de la Motte furent reçus au château de Saverne. Rohan se montra empressé d’entendre les aventures qui pouvaient se trouver dans la vie d’une aussi jolie femme. Il était d’ailleurs impossible d’imaginer une histoire plus intéressante et qui fût mieux contée.

Tandis que Jeanne, assise sur un tabouret, la taille légèrement pliée en avant, parlait de sa voix claire et pénétrante, animée de son sourire enchanteur, son mari, dans un fauteuil, l'air digne et grave, opinait du bonnet, et la marquise de Boulainvilliers, affectueusement, soulignait les bons endroits. Rohan promit sa protection. La Motte obtint un brevet de capitaine à la suite des dragons de Monsieur, frère du roi. Notre homme y est titré comte, erreur à laquelle il a contribué, mais il peut désormais en faire état aux yeux des incrédules. Mme de Boulainvilliers de son côté pavait les dettes à Lunéville. Le certificat, de service, tant désiré, est obtenu, et le jeune couple prend la diligence pour Paris.

L'aurore de la fortune se lève devant Jeanne de Valois.

 

 

 



[1] Bette d’Étienville, Défense à une accusation d'escroquerie, éd. originale. p. 12. On a un portrait de Rohan par Rossin (1768), gravé par Cathelin, 1773, un autre portrait gravé par Campion de Tersan d’après le dessin de Ch. N. Cochin (1765), ceux de Capellan, Chapuy, Klauber, François et des estampes anonymes.

[2] Ces trésors artistiques et scientifiques ont été transportés par le Directoire du Bas-Rhin en la bibliothèque de Strasbourg, où l'incendie de 1810 les a détruits. Le Roy de Sainte-Croix, p. 89 et suivantes.

[3] Aujourd'hui palais des Archives nationales. A l'hôtel de Rohan notre Imprimerie Nationale a trouvé un abri qu'elle serait sur le point de quitter.

[4] Sur l'hôtel de Rohan voir Henry Jouin, Ancien hôtel de Rohan affecté à l'Imprimerie Nationale, Paris, 1899, in-fol.

[5] Déclaration du baron de Planta, 28 nov. 1783 (Arch. nat., Xa, B/1417) et son interrogatoire (Ibid., F7, 1445, B) ; Mémoires de la baronne d’Oberkirch, II, 1.

[6] Le monument et la maison, détruits en 1726, ont été reconstruits depuis. Le champ de Salzbach, acheté par Rohan, est demeuré la propriété de la France, terre française en plein duché de Bade. On fait aujourd'hui encore pèlerinage au champ de Salzbach, où s'élève la pyramide de Rohan et se conserve pieusement la pierre où Turenne s'appuya pour mourir. Le gardien actuel, nommé par le ministère de la guerre français, est M. Schnœring, alsacien comme son nom l'indique. C’est un ancien adjudant de pontonniers, retraité, chevalier de la Légion d’honneur.

[7] Bette d’Étienville, Second mémoire, dans la Coll. compl., II, 32. — Georgel dit de son côté : Un air de bonne foi dans ses récits mettait la persuasion sur ses lèvres. Mém., II, 36.

[8] Nous pouvons reconstituer la physionomie de Mme de la Motte d'après le témoignage du comte Beugnot, celui de Rétaux de Villette et celui de Bette d’Étienville qui l'observa avec son œil de romancier. Ces témoignages ce complètent l'un l'autre et concordent exactement.

[9] Interr. du cardinal de Rohan, 11 janv. 1786, Campardon, p. 207.