LA CRITIQUE D’ART DANS QUINTILIEN

 

THIERRY FROMENT.

Annales  de la Faculté des Lettres de Bordeaux – 1882.

 

 

Quintilien était trop versé dans la lecture des rhéteurs grecs pour séparer les règles de l’éloquence des règles qui gouvernent les autres arts. — Depuis Aristote jusqu’à Denys d’Halicarnasse, tous les rhéteurs grecs avaient uni l’étude des beaux-arts à celle de l’éloquence et de la poésie. Quelques-uns même ajoutaient la pratique à la théorie et la recommandaient à leurs disciples. C’est ainsi que Paul Émile, mariant la culture grecque à la discipline nationale, avait donné pour maîtres à ses fils non seulement des grammairiens, mais encore des sculpteurs et des peintres[1]. C’est ainsi que Néron avait joint aux leçons de Sénèque des leçons de chant, de sculpture et de peinture[2]. Diognète, Lucien et Philostrate[3], sous Marc-Aurèle et Caracalla, ne feront que reprendre ces leçons d’esthétique et continueront d’initier à l’intelligence des sons, des formes et des couleurs les descendants des Romains illustres dont Verrès raillait l’ignorance (quos iste idiotas appellat)[4].

Contemporain de Nonius Vindex et de Manlius Vopiscus, entouré des chefs-d’œuvre de la peinture et de la statuaire helléniques, Quintilien avait pu d’ailleurs, comme Stace et Martial, contempler lui-même à Rome, à Naples, à Tibur, les plus parfaits modèles des grands maîtres. Ce n’était plus le temps oh Cicéron feignait par convenance d’avoir oublié le nom de Polyclète ; le temps où d’austères censeurs accusaient Marcellus d’avoir corrompu ses concitoyens avec le butin de Syracuse et d’en avoir fait des oisifs qui babillaient sur les artistes[5]. L’Italie était alors un immense musée ; et depuis César jusqu’à Trimalcion, les riches ornaient leurs villas de collections précieuses qu’ils affectaient d’apprécier en connaisseurs. — Ne parlons pas du tableau de Parrhasios, que Tibère avait fait mettre dans sa chambre à coucher, moins pour le talent du peintre que pour l’attrait cynique du sujet. Mais la maison d’un consulaire, comme Silius Italicus, était remplie de peintures et de statues. Auguste avait placé dans le temple de Jules César la Vénus Anadyomène d’Apelle et dans le temple du Palatin l’Apollon de Scopas, ce dieu de marbre que célèbrent à l’envi Properce, Ovide et Tibulle[6]. Domitien avait exposé dans le temple de Neptune un autre ouvrage de Scopas, le groupe de Thétis et des Néréides. L’auteur de l’Institution oratoire pouvait donc, sans se compromettre, étudier sérieusement et juger ces arts que l’auteur du Brutus traitait jadis d’arts subalternes (hœc minora). — L’intérêt, plus ou moins éclairé, témoigné de tous les côtés aux statues, aux vases, aux tableaux, sans compter l’enthousiasme qu’excitaient les joueurs de flûte et de cithare ; les descriptions qu’avaient faites des chefs-d’œuvre d’Athènes et d’Argos les poètes et les sophistes grecs ; l’exemple de Varron et de Cicéron lui-même, sous la république, et celui de Pline, sous l’empire, traitant des arts et des artistes ; tout invitait Quintilien à ne pas négliger cette branche importante d’une éducation libérale. Il parle en effet, à plusieurs reprises, dans des pages restées célèbres, de la peinture, de la sculpture et de la musique : mais dans la critique d’art, comme dans la critique littéraire, il semble plutôt suivre une tradition consacrée qu’exprimer des opinions personnelles.

Lisez au XIIe livre de l’Institution oratoire le précieux chapitre où Quintilien esquisse d’un trait rapide les progrès de la peinture et de la sculpture en Grèce. Ce n’est pas en son nom que l’auteur compare et caractérise tour à tour Zeuxis et Parrhasios, Myron, Kalamis et Praxitèle. Il adopte l’opinion la plus générale et reproduit les jugements les plus autorisés. Ce n’est qu’un écho. Les mots on croit (creditur, putant), on rapporte (traditur), on assure (affirmant), il parait (videtur), reviennent sans cesse sous sa plume. — Quintilien, que pensez-vous de Polyclète ? — Si Polyclète l’emporte aux yeux de la plupart des bons juges par l’élégance et le fini de l’exécution, on trouve cependant que la majesté lui fait défaut (deesse pondus putant). — N’est-ce pas là justement une des qualités de Phidias ? — Ce qui manque au premier on l’accorde, en effet, au second. Phidias passe toutefois pour avoir été plus habile à représenter les dieux que les hommes[7]. — Mais cette merveille de Lysippe, cette statue d’Hercule, que décrivent Stace et Martial, vous l’avez vue dans la maison de Vindex[8]. Avez-vous été frappé, comme Stace, du génie enfermé dans si peu de matière ? — On assure que Lysippe et Praxitèle sont ceux qui s’approchent le plus de la nature. Quant à Démétrios, on lui reproche un réalisme excessif. — Et Parrhasios ? — On l’appelle encore aujourd’hui le législateur des peintres. Il se distingue, dit-on, par l’exquise perfection des contours (examinasse subtilius lineas traditur). — Quintilien ne fait que reproduire sur Parrhasios le jugement qu’avait déjà recueilli Pline l’Ancien. De l’aveu de tous les artistes, dit Pline, il est le premier dans l’art de terminer les contours, ce qui est le mérite suprême (hœc est in pictura somma subtilitas)[9].

Les rhéteurs grecs avaient pris au vocabulaire des peintres et des sculpteurs certaines expressions techniques, à leurs œuvres certaines comparaisons, qui s’étaient transmises d’école en école et que nous retrouvons chez les deux plus illustres rhéteurs latins, Cicéron et Quintilien. Le même précepte, chez l’un et chez l’autre, amène le même rapprochement artistique. S’agit-il, par exemple, des bienséances oratoires (τό πρέπον, quid deceat), des convenances qu’il faut observer dans le développement du discours, c’est le fameux tableau de Timante qui sera proposé comme un modèle à l’imitation du jeune avocat. Regardez le sacrifice d’Iphigénie : dit Cicéron ; si le peintre après avoir représenté Calchas triste, Ulysse plus triste encore et Ménélas tout en larmes, comprit qu’il fallait voiler la tête d’Agamemnon, parce que son pinceau ne pouvait exprimer la profonde douleur d’un père, que ne devons-nous pas attendre de l’orateur ?[10] — Quintilien, répétant ce conseil, reprend l’image à peu près dans les mêmes termes : C’est ce que fit Timante, écrit-il. Ayant représenté, dans le sacrifice d’Iphigénie, Calchas triste, Ulysse plus triste encore ; ayant atteint dans Ménélas le dernier degré de la, douleur, comme il désespérait de rendre au vrai la désolation d’un père, il voila la tête d’Agamemnon et laissa l’âme des spectateurs deviner sa physionomie[11]. — L’artifice imaginé par Timante, et qui n’est peut-être qu’une traduction d’Euripide[12], restait ainsi comme un type adopté pour l’enseignement de la rhétorique.

Dans ce chapitre du decorum, Cicéron et Quintilien invoquent également l’autorité d’Apelle. Chaque sujet a ses proportions, dit Cicéron, et l’excès est toujours choquant. Apelle blâmait les peintres qui n’avaient pas le sentiment de la mesure (qui non sentirent quid esset satis)[13]. — Un portrait, dit Quintilien, représente tout le visage. Cependant Apelle a peint Antigone de profil, pour cacher la difformité de l’œil qu’il avait perdu[14]. Voilà la mesure à garder dans la ressemblance que doit nécessairement offrir un portrait. C’est un mélange de goût et d’adresse. Or Apelle, comme Timante, était un maître dans l’art délicat d’observer ce qui convient, quid deceat. Si Théon de Samos avait en propre l’imagination qui conçoit (quas φαντασίας votant), Apelle avait l’esprit et la grâce, qui ne va pas sans les bienséances. Χάρις, c’est le mot que les Grecs employaient pour louer Apelle. Son premier mérite est la grâce, écrit de même Pline l’Ancien ; et par elle il se distingue des peintres éminents qui étaient ses contemporains... — Quintilien résume en deux mots (ingenium et gratia)[15] le jugement plus étendu de Pline sur l’artiste qui avait peint une Grâce voilée pour l’Odéon de Smyrne.

Ne cherchez donc pas dans l’Institution oratoire d’appréciations originales sur les beaux-arts ; l’auteur se borne à suivre, en pareille matière, l’avis des juges les plus compétents. Il est vrai qu’il ne fait pas un cours d’esthétique et qu’il ne cite les artistes qu’à propos des orateurs. C’est un professeur d’éloquence, c’est un avocat, c’est un moraliste, qui ne demande aux arts limitrophes que des comparaisons et des images. Rien ne l’empêchait cependant de sentir et d’apprécier lui-même les beautés qu’il rencontrait sur sa route. Pourquoi répéter docilement des formules toutes faites à propos d’œuvres qu’il a pu voir de ses yeux, dont l’original était à Rome, ou dont les copies se trouvaient répandues dans l’Italie ! tout entière ? Ce n’est pas ainsi que Fénelon parle de la peinture en traitant de la poésie. Qu’il cite Raphaël ou le Titien dans sa Lettre à l’Académie, qu’il introduise le Poussin et Léonard de Vinci dans ses Dialogues des Morts, il ne dit que ce qu’il a senti. C’est un amateur instruit et sincère, qui cherche le beau sous toutes ses formes et l’admire dans ses images les plus variées. Il ne néglige ni la perspective, ni la dégradation de lumière, ni ce qu’on nomme il costume, ni le grand art des couleurs, qui est de fortifier l’une par son opposition avec l’autre. On reconnaît l’homme qui venait à Versailles, surprendre Mignard au milieu même de son travail et causer avec le grand peintre des procédés de son art et des secrets de son talent.

Quintilien ne s’est pas donné cette éducation artistique. Il ne voit guère plus que Cicéron dans ces ombres et ces saillies, où les peintres distinguent tant d’intentions cachées[16]. Il dirait volontiers, au sujet des chefs-d’œuvre qu’il nous décrit, ce que dit ingénument son élève Pline le Jeune, au sujet d’une statue de Corinthe, qu’il vient d’acheter et dont il est fier : Elle est élégante et bien travaillée, au moins d’après mon jugement, qui ne va loin en aucune chose et moins encore dans celle-ci (in hac cerce perquam exiguum sapio)[17]. Non seulement les délicatesses de l’art lui échappent, mais s’il fallait le prendre au mot, il n’aurait qu’une médiocre idée de la valeur de l’art en lui-même. Ainsi, soutenant au deuxième livre de l’Institution Oratoire, que les dispositions naturelles peuvent beaucoup, même sans culture, tandis qu’aucune étude ne tient lieu de ces dispositions, il ajoute, pour préciser sa pensée, ces paroles vraiment singulières : Si Praxitèle avait fait choix d’une pierre meulière pour en tirer une statue, je préférerais à cette statue un bloc non taillé de marbre de Paros (Parium marmor mallem rude)... L’art n’est rien sans la matière (nihil ars sine materia)[18]. En sorte que l’Athéna Parthenos vaut moins par le talent de Phidias que par l’or et l’ivoire dont elle est formée. La pensée n’est que l’accessoire de la matière ; et le travail d’un homme de génie a moins de prix qu’un bloc de marbre ! Faut-il s’étonner, après cela, que Mamurra flaire le métal des statues, pour reconnaître, à l’odeur, si l’airain est bien de Corinthe ; et qu’il critique tes chefs-d’œuvre, ô Polyclète ![19] parce que leur bronze vient de Délos ?

Quintilien subit ici l’influence du vieux préjugé romain, qui mettait le travail de l’artiste au même rang que celui du parfumeur et de tous ceux dont l’industrie n’est occupée qu’à nos plaisirs[20]. Peintres, sculpteurs, tailleurs de marbre, autant de ministres du luxe (luxuriœ ministros). La peinture n’obtint quelque estime, à Rome, que le jour où les généraux l’appelèrent à concourir à leur triomphe. Celui qui lui donna le plus de crédit chez nous (dignatio prœcipua Romæ), dit Pline l’Ancien, fut, si je ne me trompe, M. Valerius Maximus Messala, qui le premier exposa sur une des murailles de la curie Hostilie, l’an de Rome 490, le tableau de la bataille qu’il avait gagnée sur les Carthaginois et sur Hiéron, en Sicile. Scipion Asiatique l’imita[21]. Des murs de la curie, la peinture passa dans l’enceinte des basiliques, à la barre des tribunaux. Elle servit à mettre sous les yeux des juges et du peuple les délits dont on chargeait l’accusé. Gabinius, pendant son tribunat, avait fait exposer en public l’image d’une des plus belles maisons de Lucullus, pour faire entendre aux citoyens que ce luxe était le fruit de ses rapines et de ses concussions en Asie (illa villa, quam ipse tribunus plebis pictam olim in concionibus explicabat)[22]. — Quintilien avait vu lui-même pratiquer cet usage et le blâmait hautement. Je n’approuve pas, dit-il, cette coutume dont j’ai entendu parler et dont j’ai plusieurs fois été témoin. Représenter sur un tableau ou sur le rideau du tribunal (sipario)[23] l’image du crime dont on veut donner horreur aux juges, n’est-ce pas un aveu d’insuffisance, puisque l’avocat semble compter plutôt sur l’effet d’une image muette que sur l’effet de sa parole ? Légitime protestation du rhéteur. Appeler le peintre au secours de l’avocat, c’était faire injure à l’éloquence : on avait l’air de mettre la peinture au-dessus d’elle.

Toutefois, malgré son inexpérience et ses préjugés, Quintilien a l’esprit trop fin et trop distingué pour être tout à fait étranger aux beaux-arts. Il a du goût, à défaut de compétence. S’il n’ose se prononcer lui-même sur la valeur technique des rouvres célèbres, s’il ne peut entrer dans le détail de la composition et de l’exécution d’un tableau ; s’il ne discerne pas, en connaisseur, l’harmonie et la correction des lignes, la science du dessin et du coloris, les défauts de rythme et de symétrie, il est du moins sensible à l’expression des figures, au naturel des attitudes, à la vérité des mœurs et des caractères. S’il ignore les procédés du métier et les règles qui guident les gens habiles (peritiores artis), il est de ceux qui se laissent prendre aux choses et que l’instinct préserve des partis pris et des superstitions ridicules. Il loue l’habileté de main, d’après les autres ; mais il n’a besoin de personne pour concevoir la majesté du Jupiter Olympien ou deviner le mérite du Discobole.

Il déclare lui-même qu’eue pareil cas la connaissance des règles est inutile, les règles ne donnant aux œuvres d’art ni le mouvement, ni l’expression, ni la vie. — Votre œuvre est régulière peut-être, mais froide, inerte, inanimée. Ce corps tout droit manque de grâce (recti quidem corporis vel minima gratia est) : cette figure vue de face, ces bras pendants, ces pieds joints, tout cela forme un ensemble raide et tendu (a summis ad ima rigens opus). Mais donnez à cette matière froide de la souplesse et du mouvement, aussitôt elle agit, elle est vivante. Il y a mille façons diverses de modeler les mains et le visage. Parmi tant de statues, il n’en est pas deux qui se ressemblent. Les unes courent et se précipitent, les autres sont assises ou penchées ; celles-ci sont nues, celles-là sont voilées ; quelques-unes participent de ces diverses situations. Quoi de plus compliqué, par exemple, quoi de plus tourmenté que le Discobole de Myron ? Cependant celui qui critiquerait cet ouvrage comme peu conforme aux règles, témoignerait qu’il n’a aucune intelligence de l’art (nonne ab intellectu artis abfuerit ?), puisque c’est dans la hardiesse et la difficulté même de la pose que réside le mérite du statuaire[24]. C’est ainsi que l’inspiration, suivant Quintilien, doit s’affranchir des règles de l’école. Elle seule crée les œuvres durables : elle seule, en dépit d’une science imparfaite, constitue le prix des bronzes de Myron, du Discobole et du Coureur. Quel mouvement et quelle énergie dans ce coureur ! Tu courais comme le vent, Ladas, dit un poète de l’Anthologie, tu courais d’une ardeur prodigieuse, l’haleine retenue dans ta forte poitrine. Tel Myron t’a représenté. Tout ton corps aspire à la couronne de Pise. Il est plein d’espérance et sur le bord des lèvres le souffle monte du fond des entrailles[25]. — C’est ce souffle, cette vie puissante, qui frappait aussi Quintilien dans le Discobole ; voilà la qualité qu’il apprécie chez l’artiste, comme le public l’apprécie chez l’orateur.

Ce rhéteur, qui paraît souvent si méticuleux, veut préserver l’art de la routine (rectam viam, non unam orbitam montrent). Il demande à l’écrivain, au peintre, au sculpteur de penser par eux-mêmes, d’oser être indépendants et créateurs, de ne pas s’attacher timidement à reproduire la manière ou l’œuvre d’un maître.

L’imitation des tableaux et des bas-reliefs les plus célèbres de l’antiquité était alors fort en vogue à Rome et à Athènes. Les artistes y trouvaient leur profit ; et les maisons particulières s’ornaient des reproductions du Diadumenos de Polyclète, de l’Apollon de Scopas, des copies d’Apelle ou de Protogène[26]. Quintilien raille, en passant, ces peintres dont l’ambition se borne à reproduire exactement les dimensions et les lignes de leur modèle (in id solum student ut describere tabulas mensuris ac lineis sciant)[27]. Il s’élève contre cette imitation servile. C’est un métier qui tarit la source de l’invention, du travail libre et du progrès. Sans doute, dit-il, l’art consiste en grande partie dans l’imitation ; et la conduite de la vie ne va qu’à vouloir faire ce qu’on approuve chez les autres. L’enfant, pour s’habituer à écrire, suit les caractères qu’on lui a tracée ; les musiciens se forment sur la voix du maître, les peintres sur les ouvrages de leurs aînés ; mais il arrive un jour où l’artiste doit voler de ses propres ailes, sinon il végétera. Toute copie, en effet, est inférieure à l’original : elle est ce que l’ombre est au corps, le portrait au visage dont il rend les traits, le jeu des comédiens aux sentiments réels qu’ils veulent exprimer (actus histrionum veris affectibus). En admettant même qu’on n’aspire point à la perfection, mieux vaut lutter que suivre les traces d’autrui (contendere potius quam sequi debent). C’est une honte de n’aspirer qu’à égaler ce que l’on imite. Que serait-il arrivé si personne n’eût dépassé son devancier ? Nous n’aurions rien en poésie au-dessus de Livius Andronicus ; et la peinture se réduirait à tracer, au soleil, les contours de l’ombre des corps. Faut-il donc qu’entre tous les siècles le nôtre soit condamné à la stérilité ? car rien ne s’accroît par l’imitation seule (nihil autem crescit sola imitatione). Ce n’est pas moins vrai de l’éloquence que de la poésie et des beaux-arts.

Mais le souci du progrès et de l’originalité artistique préoccupait assez peu les riches amateurs de Rome. Le remaniement des œuvres fameuses suffisait à leur luxe et à leur curiosité. Pour la plupart d’entre eux, la plus belle œuvre était la plus chère ou la plus ancienne. Ils payaient à prix d’or les vieux tableaux, les vieux bronzes, les œuvres les plus grossières de l’orfèvrerie primitive. Comme le Damasippe d’Horace, ils recherchaient avec passion tout ce qui était sculpté sans art et coulé sans délicatesse :

Quid sculptum, infabre, quid fusum durius esset.

C’était la mode au temps de Titus et de Domitien : on avait le culte de la vétusté. — Martial plaisante agréablement la manie du vieux collectionneur Euctus, qui sert à ses convives du vin de l’année dans des vases qui datent de la guerre de Troie. Chacun de ces vases a son histoire. Voilà, dit Euctus, un cratère pour lequel Rhœcus se battit contre les Lapithes ; s’il est un peu endommagé, c’est qu’il a souffert dans la bataille. La coupe que vous tenez appartenait, dit-on, à Nestor. Remarquez-y cette colombe à la fois usée et polie par le pouce du roi de Pylos. Et lorsqu’on a bien admiré les ciselures de ces vieilleries authentiques (archetypi), il vous fait boire dans la coupe de Priam un vin jeune comme Astyanax[28]. — Pline l’Ancien, de son côté, constate que les galeries particulières n’étaient tapissées que de vieux tableaux (Pinacothecas veteribus tabulis consuunt)[29] ; et lui-même admire de bonne foi des peintures antérieures à l’origine de Rome, assure-t-il, et qu’on montrait encore, après neuf siècles, dans les temples d’Ardée, la ville de Turnus[30].

Quintilien ne partage pas l’engouement des collectionneurs de son temps pour la peinture et la statuaire archaïques. Il ne voit dans cette préférence pour les œuvres frustes qu’affectation et vanité. Les premiers peintres célèbres, écrit-il, dont les ouvrages ne se recommandent pas seulement par leur antiquité (non vetustatis modo gratia visenda) sont, dit-on, Polygnote et Aglaophon. Malgré la pauvreté de leur coloris, ils ont encore chez nous de si fervents admirateurs que certaines personnes préfèrent leurs ébauches, premiers essais de l’art qui va naître (velut futurœ mox artis primordia), aux productions des artistes qui les ont suivis. A mon sens, c’est le propre de gens qui veulent passer pour connaisseurs (proprio quodam intelligendi, ut mea opinio fert, ambitu)[31]. Qu’il s’agisse d’art ou d’éloquence, Quintilien reste toujours un classique.

Il défend le bon style en musique, comme en peinture. Il rompt ici avec les novateurs comme il vient là de rompre avec les antiquaires. Les raffinements et les modulations variées des virtuoses de son époque ne le séduisent pas plus que la couleur uniforme et pauvre des anciens tableaux. — Qu’est devenue la grave harmonie des pièces de Névius et de Pacuvius ? La musique, qui jadis ne se séparait pas de la poésie, s’est détachée peu à peu de la récitation poétique. Depuis que la tragédie a été remplacée par le ballet et la pantomime, la musique, mariée à la danse, s’est transformée avec elle. C’en est fait des mâles accords et de l’attrait sévère des chants d’autrefois. Certes, l’orgue introduit récemment à Rome laisse une impression profonde à l’âme des auditeurs[32]. La lyre exprime par ses nuances infinies les nuances diverses de la pensée : Les musiciens, qui ont donné cinq cordes et partant cinq sons fondamentaux à la lyre, en remplissent les intervalles d’un grand nombre d’autres sons intermédiaires, qui ont aussi leurs intervalles et leurs nuances ; de sorte que l’échelle musicale, quoique composée seulement de cinq principaux sons, a une infinité de degrés (ut pauci illi transitus multos gradus habeant)[33]. C’est l’accompagnement naturel, c’est l’achèvement de la parole. Mais les faux brillant, qui gâtent le style de Sénèque, gâtent aussi, pour Quintilien, les mélodies nouvelles.

La musique, relâchée et voluptueuse, ne tend plus qu’à flatter les sens. Elle berce le sommeil des riches ou caresse l’oreille des convives dans les festins. Les musiciens sont de toutes les fêtes : à Naples, à Baïes, dans les villes d’eaux, on les invite, on les applaudit ; et les patriciennes s’enivrent des sons de leur voix langoureuse ou de leurs bruyantes symphonies. Horace nous dit de quelle faveur jouissait déjà le sarde Tigellius auprès d’Auguste. Sous Néron, le crédit des musiciens ne fait que grandir. Après le métier d’avocat il n’y en a pas de plus lucratif que celui de joueur de flûte ou de cithare[34]. — Il faut avouer qu’il n’en était peut-être pas de plus difficile. Les citharèdes, dit Quintilien, ne doivent-ils pas surveiller à la fois leur mémoire, le ton et les diverses inflexions de leur voix, tandis qu’attentifs aux sons des cordes ils pincent les unes de la main droite, et de la gauche tirent, contiennent ou lâchent les autres ? Leurs pieds mêmes ne sont pas oisifs, car ils battent la mesure ; et tout cela en même temps (et hœc pariter omnia)[35]. Les chanteurs (phonasci) ne doivent-ils pas entretenir par le solfège leurs dispositions naturelles, former leur voix en la faisant passer des tons les plus bas aux plus élevés (præparare ab imis sonis vocem ad summos)[36] et la plier, par un travail assidu, à ces inflexions molles qui charmaient la foule et dont s’indignait l’austérité de Sénèque[37] ? Tant d’études n’aboutissaient pourtant qu’à corrompre l’art à force de recherches et de prétentions. Elles mettaient en faveur les airs tendres et les suaves accents (fractos sonos et dulcedinem vocum), qui choquaient les partisans des bonnes mœurs dans les jeux donnés par Néron[38].

Quintilien proteste contre ces cantica doucereux et ces symphonies énervantes. Il repousse la musique efféminée, qui ne fait entendre sur la scène que des rythmes lascifs, des sons languissants (quæ nunc in scenis effeminata et impudicis modis fracta) et dont l’influence détruit, pour sa part, ce qui restait encore dans les cœurs de l’ancienne énergie romaine (si quid roboris virilis manebat, excidit)[39]. Pour lui, la musique est un art sérieux, sans lequel il n’y a pas d’éducation véritable. Elle épure les sentiments et les modère, comme le jour oh Pythagore détourna d’une violence coupable des jeunes gens emportés parla passion, grâce aux accords d’une musique grave, avec la simple harmonie du mode dorien. Le musicien, digne de ce nom, fidèle aux lois du chant, exprime tour à tour avec élévation, avec agrément, avec douceur, les sentiments nobles, aimables ou modérés (grandia elate,... moderata leniter canit) ; il pacifie l’âme au lieu de l’agiter par des rythmes pressés ou de plaintives modulations.

Quintilien proscrit certains instruments à cordes venus d’Asie, qui se prêtaient mieux à la mollesse du mode lydien qu’a, la simplicité de l’harmonie romaine. La flûte nationale (tibia), formée d’une seule pièce et percée de peu de trous (tenuis simplexque foramine pauco)[40], avait été détrônée par la cithare grecque, la sambuque et le psaltérion. Les musiciennes amenées d’Orient par Manlius Vulson[41], les Syriennes dont parlent Horace et Juvénal (ambubajœ), qui jouaient du fifre, du tambour et de la harpe sur les places publiques, avaient fait adopter à Rome, dans les concerts et dans les théâtres, les instruments de leur pays. Les jeunes gens de condition libre s’exerçaient même à jouer des mélodies alexandrines sur là harpe ou la lyre d’Orient. — Je ne puis recommander, dit Quintilien, ni le psaltérion, ni le spadix (sorte de lyre). Ces instruments devraient être repoussés par toutes les jeunes filles honnêtes (etiam virginibus probis recusanda)[42]. — Ailleurs il condamne l’usage des cymbales et les effets bruyants qu’on en tire[43]. Mais il désire qu’on étudie les secrets de l’harmonie qui peut tour à tour émouvoir ou calmer les passions généreuses : il voudrait voir refleurir cette musique qui célébrait jadis les louanges des héros (qua laudes fortium canebantur) et que chantaient les héros eux-mêmes[44]. La musique qu’il recommande fortifie le cœur, loin de l’amollir ; au besoin même elle le console, car la nature semble l’avoir donnée à l’homme comme un secours pour l’aider à supporter plus facilement ses épreuves (ad tolerandos facilius labores). C’est le chant qui encourage le rameur (remigem cantus hortatur), excite le soldat, soutient le travail et l’embellit : Mais je m’oublie, ajoute le critique, dans l’éloge d’un si bel art.

Ce qui touche donc Quintilien dans la musique, ainsi que dans les arts du dessin, c’est surtout le caractère moral. Les statues de Phidias, les peintures de Timante et d’Apelle, de même que les mélodies grecques ou latines, valent d’abord, à ses yeux, par l’expression. Les procédés et le fini de l’exécution l’intéressent beaucoup moins assurément que l’idée rendue par l’artiste. Il est d’ailleurs mal préparé par l’éducation romaine à goûter ce genre de mérite. Dans la revue qu’il trace des progrès de la peinture et de la statuaire, s’il nous transmet quelque détail technique, quelque observation Précise, il a trouvé ce renseignement dans les auteurs dont il s’inspire : il le cite par hasard et sans insister. Il ne cherchait là qu’une occasion de rapprocher Caton et les Gracques de Callon et de Polygnote, et de mettre Euphranor au-dessous de Cicéron. S’il décrit l’attitude du Pacificateur, c’est pour reprendre la pose maniérée de certains avocats, qui se tiennent comme lui la tête inclinée sur l’épaule droite, le bras étendu à la hauteur de l’oreille (brachio ab sure protenso), la main déployée et le pouce en dehors. La statue nous met sous les yeux ces orateurs qui se vantent de plaider, selon leur langage, la main haute (sublata manu)[45]. — En somme, quand l’impression d’une belle œuvre ne le saisit pas fortement, le jugement esthétique de Quintilien est incertain et superficiel. L’auteur de l’Institution oratoire estime les beaux arts à proportion des services qu’ils peuvent rendre aux mœurs, à l’esprit, à la culture générale de l’homme. La théorie de l’art pour l’art lui paraîtrait une formule vide. Et d’avance il l’a réfutée en quelques mots qui résument toute sa critique : La vraie beauté n’est jamais séparée de l’utilité (nunquam vera species ab utilitate dividitur)[46].

 

 

 



[1] V. Plutarque, Paul Émile, ch. VI.

[2] V. Suétone, Néron, § 20, 21 et 53.

[3] Sur Philostrate, v. Bougot, Philostrate l’Ancien, Paris, Renouard, 1881.

[4] Cicéron, In Verrem de Signis, § 2.

[5] V. Plutarque, Marcellus, § 21.

[6] V. Properce, Élégies, II, 31.

Hic equidem Phœbo virus mihi pulchrior ipso

Marmoreus tacita carmen hiare lyra.

Cf. Ovide, Amor., et Tibulle, Élégies, III, 4, v. 35 et suiv.

[7] Quintilien, Inst. orat., XII, 10 : Phidias tamen diis quam hominibus efliciendis melior artifex creditur.

[8] Stace, Silvarum, lib. IV, carmen VI. Hercules epitrapezios Nonii Vindicis. — Cf. Martial, l. IX, épigr. 44.

[9] Pline l’Ancien, Hist. Nat., l. XXXV, ch. 10, de Parrhasio.

[10] Cicéron, Orator, § 22 (collect. Lemaire).

[11] Quintilien, Inst. orat., II, 13.

[12] En admettant que l’épilogue de la tragédie d’Iphigénie à Aulis soit entièrement de la main d’Euripide. Mathiæ y trouvait de nombreuses interpolations. — Cf. Artaud.

[13] Cicéron, Orator, § 22. — L’art est défectueux dès qu’il est outré. (Fénelon).

[14] Quintilien, Inst. orat., II, 13.

[15] Quintilien, Inst. orat., XII, 10. — Cf. Pline l’Ancien, Hist. Nat., XXXV, 79.

[16] V. Cicéron : Quam multa vident pictores in umbris et in eminentia, quæ non videmus ! Académ., II, 7.

[17] Pline J., Epistol., III, 6.

[18] Quintilien, Inst. orat., II, 19. — Cf. Pline, Hist. Nat. : Rerum, non animi pretiis excubatur. (XXXV, 92.)

[19] V. Martial, IX, 60. In Mamurram.

Consuluit nares, an olerent æra Corinthon :

Culpavit statuas et, Polyclete, tuas.

[20] Sénèque, Epistol. ad Luciliam, 88 : ... Et cæteros voluptatibus nostris ingenia accommodantes sua.

[21] Pline l’Ancien, Hist. Nat., XXXV, 7.

[22] Cicéron, Or. pro Sestio, § 43. — Cf. Friedlænder, Darstellungen aus der Sittengeschichte Roms (Leipzig, 3e volume.)

[23] Quintilien, Inst. orat., VI, 1. — Le tribunal du préteur était couvert d’un rideau (siparium), qu’on louait, parait-il, aux plaideurs, pour y présenter, sous formes d’images, les arguments utiles à leur cause, — V. Quintilien, édit. Spalding.

[24] Quintilien, Inst. orat., II, 13. — Cf. Collignon, Manuel d’archéol. : Les anciens estimaient que le Discobole était l’œuvre d’un novateur hardi.

[25] Antholog. Græc. Planud., lib. IV, 53. — Cf. Gebhart, Étude sur Praxitèle.

[26] Les fouilles pratiquées en Italie et en Afrique ont remis au jour plusieurs statues de marbre imitées d’originaux grecs. — V. Friedlænder, Darstellungen aus der Sittengeschichte Roms. (Leipzig, 3e vol. de la trad. française de Vogel.)

[27] Quintilien, Inst. orat., X, 2.

[28] Martial, Épigram., VIII, 6. Ed. Schrevelius, Lugduni Batavorum, 1670.

[29] Pline l’Ancien, Hist. Nat., XXXV, 2.

[30] Pline l’Ancien, Hist. Nat., XXXV, 6 : Antiquiores Urbe picturæ, etc.

[31] Quintilien, Inst. orat., XII, 10.

[32] Quintilien, Inst, orat., I, 10 : Organis affici animos in diversum habitum sentimus. — Cf. ibid., IX, 4. — Suétone, Néron, § 54.

[33] Quintilien, Inst. orat., XII, 10. Trad. Nisard, p. 477.

[34] V. Martial, Épigram., lib. V, 6 :

Artes discere vult pecuniosas ?

Fac, discat citharædus, aut choraules.

Vespasien, lorsqu’il inaugura le théâtre restauré de Marcellus, gratifia de deux cents grands sesterces les musiciens Terpnus et Diodore. (Suétone, Vespas., 19.)

[35] Quintilien, Inst. orat., I, 12.

[36] Quintilien, Inst. orat., XI, 3.

[37] V. Sénèque, De brevitate vitæ, § 12 : Quid illi, qui in componendis, audiendis dicendis canticis operati sunt ; dum vocem, cujus rectum cursum natura et simplicissimum fecit, inflexu modulationis inertissimæ torquent ?

[38] Tacite, Annal., XIV, 20.

[39] Quintilien, Inst. orat., I.

[40] Horace, Épistol. ad Pisones, v. 203.

[41] V. Tite-Live, XXXIX, 5 6 : Luxuriæ enim peregrinæ origo ab exercitu asiatico invecta in Urbem est. Tum psaltriæ sambucistriœque et convivalia ludionum oblectamenta...

[42] Quintilien, Inst. orat., I, 10.

[43] Quintilien, Inst. orat., XI, 3.

[44] Quintilien, Inst. orat., I, 10.

[45] Quintilien, Inst. orat., XI, 3. — Sur l’expression sublata manu, cf. ibid., II, 12 : Famam dicendi fortius quærunt : nam et clamant ubique, et omnia levata, ut ipsi votant, manu emugiunt. — V. Cicéron, Acad., IV, 19.

[46] Quintilien, Inst. orat., VIII, 3.