Que, dans l’antiquité, toute la morale aussi était très intimement liée à la religion ; que les dieux, comme directeurs de l’ordre moral du monde et exécuteurs de ses lois, devaient également, dans l’opinion des Anciens, exiger des hommes l’accomplissement des devoirs moraux, récompenser le bien et punir le mal, c’est ce qu’il n’est guère besoin de faire observer à qui a la plus légère teinte de la littérature antique. Mais, après avoir constaté précédemment que là croyance aux dieux avait persisté sans altération dans les masses, jusque dans les derniers temps de l’antiquité, il reste encore à réfuter l’idée que l’on se fait d’une influence démoralisante exercée par l’anthropomorphisme, qui, de la religion grecque, s’était communiqué aussi à la foi populaire des Romains, en ce qu’il prêtait aux dieux des faiblesses et des passions humaines, et les mettait souvent en contravention avec les lois morales. Cette idée défavorable, on se l’était déjà formée dans l’antiquité. Denys d’Halicarnasse donnait à la théologie romaine la préférence sur la grecque, parée que les légendes étaient de trop peu d’utilité dans cette dernière et ne profitaient qu’au petit nombre de ceux qui en avaient reconnu le véritable sens, tandis qu’elles amenaient la multitude, dépourvue de toute instruction philosophique, à mépriser les dieux, ou même à regarder comme choses licites les infamies et les crimes qu’on leur attribue[1]. On comprend d’autant mieux Denys se laissant entraîner à une pareille thèse, dans sa polémique contre l’absurdité des croyances populaires, que l’art des sophistes, prenant pour thème l’excuse du crime, ne devait, il est permis de l’admettre, pas négliger non plus d’emprunter des arguments à la légende ; mais ce qui est inadmissible, c’est que les actions rapportées par la légende de ces dieux aient jamais pu réellement troubler, même dans l’antiquité, la conscience morale d’hommes ayant le discernement de l’esprit et de la volonté en général ; que des gens coupables d’adultère, d’homicide ou de vol se fussent jamais avisés sérieusement de vouloir justifier leurs crimes ; à leurs propres yeux et à ceux d’autrui, par les exemples de Jupiter, de Mercure et d’autres dieux. Sénèque s’exprime sur ce point comme s’il n’appréhendait même pas la possibilité de l’existence d’une foi tellement absolue aux rapports des légendes, qu’elle pût ôter aux hommes la crainte du péché[2] ; et sans doute avec raison. Car, si les incrédules rejetaient les croyances populaires, précisément à cluse de ces fables, les rationalistes parmi les croyants ont trouvé, de tout temps, le moyen de résoudre les contradictions entre la tradition et les exigences de la raison, par la critique et l’interprétation, et les croyants naïfs et sans réflexion se contentaient de reconnaître là des mystères, qui se dérobaient à la portée de l’intelligence humaine, et dont on pouvait se permettre d’autant moins de faire dériver des règles pour les actions humaines. Aux témoignages, si nombreux, de la foi à l’existence d’un ordre moral, fondé sur la volonté des dieux et maintenu par eux dans le monde entier, témoignages qui surabondent dans toutes les parties de la littérature grecque et latine[3], on oppose quelques badinages frivoles, dans des comédies et des poésies érotiques, où des amoureux prennent l’exemple de Jupiter et d’autres dieux pour excuse de leurs ruses et de leurs écarts, sinon de véritables infamies ; on cite même le monologue de Byblis, cherchant à justifier, par les mariages des dieux avec leurs sœurs, sa passion incestueuse pour un frère, dans les Métamorphoses d’Ovide[4]. On pourrait tout aussi bien, et même avec plus de raison, prétendre, comme on l’a fait souvent[5] et déjà dans l’antiquité, de manière à embarrasser les apologistes du christianisme[6], que les péchés des patriarches et d’autres hommes agréables à Dieu de l’Ancien Testament ont également exercé, comme exemples, une influencé démoralisante, et rechercher, à l’appui de cette thèse, dans la littérature moderne, des propos folâtres ou hardis d’un caractère semblable, où le Diable invoque l’Écriture Sainte[7]. Est-il encore besoin de rappeler que non seulement la législation civile punissait partout sévèrement ces délits, mais que l’on révérait et invoquait les dieux comme protecteurs des mêmes lois que, d’après la légende ; ils avaient enfreintes. Ainsi, notamment, Jupiter n’était-il pas, pour les Grecs comme pour les Romains, un dieu présidant au mariage ? Il n’y a manque de malentendus sur la nature et la volonté de là divinité dans aucune religion. Benjamin Constant, dont les observations sur le polythéisme en général sont également applicables au polythéisme de cette époque en particulier[8], rappelle, avec beaucoup de justesse, que l’esprit général des cultes est souvent en contradiction avec leurs commandements moraux et que les passions, excitées par les premiers, paralysent souvent les seconds ; que des homicides n’ont été que trop souvent commis ainsi de bonne foi pour plaire à ce dieu, dont un des commandements est la défense de tuer ! Les fables, consacrées par une religion, sont l’objet d’une foi mécanique à certains égards ; elles semblent quelquefois reléguées à demeure fixe dans un compartiment particulier des cervelles humaines. Rome ramenait son origine aux amours de Mars et de Rhéa Sylvie, et toute Vestale qui se laissait séduire n’en encourait pas moins une peine terrible. Benjamin Constant élucide la thèse, indubitablement juste, que les libertés dont les dieux usent, dans la légende, quant à la loi morale, ne sont nullement chez eux une preuve d’indifférence pour celle-ci, par l’exemple des rois, dont les déportements ne changent rien aux lois établies, pour la répression des écarts de leurs sujets, dans l’État. Dans le camp macédonien, Alexandre, bien qu’il fût lui-même le meurtrier de Clitus, n’en condamnait pas moins le soldat convaincu de meurtre. Les dieux, comme les grands de la terre, ont un caractère public et un caractère privé. En vertu du premier, ils sont les soutiens de la morale ; dans la conduite privée, ils suivent leurs penchants ; mais, dans leurs rapports avec les hommes, ils ne sortent jamais de leur caractère public. Les dieux ne sont pas les auteurs, mais les garants de la loi morale. Ils la protégent, mais n’y changent rien ; ils ne promulguent pas ses commandements, mais se bornent à les maintenir en vigueur. Ils récompensent le bien et punissent le mal ; mais ils ne décident pas à leur gré de ce qui est bien ou mal, et les actions humaines tirent leur mérite d’elles-mêmes. Bien que la croyance au gouvernement des puissances divines, le respect de leur volonté, l’espoir d’être favorisé de leur grâce et la crainte de leur courroux aient toujours été comptés, dans l’antiquité, parmi les soutiens les plus essentiels de la morale, et, comme on l’a déjà dit, aussi reconnus comme tels, ils n’étaient cependant pas, à proprement parler, les fondements de la morale. Les devoirs de l’homme envers la divinité, l’humanité et lui-même, ne lui étaient pas signifiés par les révélations d’une volonté supérieure, ni parla doctrine d’un divin prophète ; les païens n’avaient pas reçu la loi du dehors, ils se faisaient la loi eux-mêmes, comme dit l’apôtre. Le sentiment humain du devoir, la science humaine du bien et du mal, telle était la base sur laquelle reposait la morale de l’antiquité grecque et romaine. L’homme, dans l’antiquité, était d’ailleurs réduit non seulement à ne se fier qu’à sa propre science, mais aussi à ne compter que sur ses propres forces. Il ne se doutait pas qu’il y eût en lui un pêché originel, que sa nature fût foncièrement mauvaise. La doctrine orphique[9], d’après laquelle le mal, dans les hommes, venait de leur descendance des Titans, avait un caractère tout différent et ne paraît, d’ailleurs, avoir été très répandue à aucune époque. Aussi n’était-il pas dominé parle sentiment de sa propre misère, pas plus qu’il ne croyait devoir attendre son salut d’une puissance supérieure et n’éprouvait même le besoin d’une pareille croyance. Partant, il lui manquait aussi tout sens pour comprendre que la foi, exigée comme une condition du salut par le christianisme, et surtout la subordination de la raison à la foi, pussent être méritoires et avoir une vertu qui sauve et qui sanctifie. L’humilité et moins encore cette résignation patiente qui, après le soufflet reçu sur une joue, va présenter l’autre à la main qui frappe, ne pouvaient ainsi figurer parmi les vertus cardinales de l’homme, ne relevant que de lui-même. Aristote[10] appelle la passivité tranquille avec laquelle on supporterait des avanies, et l’humilité, opposée à des traitements affectant le mépris, des preuves d’une disposition servile. L’homme, dans l’antiquité, sentait en lui le courage d’entreprendre, avec le secours de la divinité, il est vrai, laquelle ne pouvait vouloir que le bien, mais au moyen de ses propres efforts, la soumission des bas instincts de sa nature à ce qu’il y a de divin dans celle-ci ; il n’avait donc pas besoin de s’aider de l’espérance comme d’un soutien nécessaire et indispensable. Il ne sentait pas d’abîme infranchissable entre la divinité et lui, par la raison déjà qu’il ne se trouvait pas avec elle dans la position d’une créature vis-à-vis de son créateur, et de cette différence, dans les rapports avec la divinité, en dérivait une autre, dans les rapports avec l’humanité. L’idée chrétienne fondamentale, d’après laquelle tous les hommes sont les créatures d’un même créateur, les enfants d’un même père, et par conséquent unis entre eux par le lien de la fraternité, égaux en droits et tenus à l’accomplissement des mêmes devoirs de charité, cette idée ne s’est développée, dans l’antiquité, en dehors du christianisme, qu’au temps de l’empire romain et de sa domination universelle[11], et, elle n’y est jamais devenue générale. Contrairement à cette égalité sans distinction de toutes les créatures devant Dieu, l’antiquité grecque et romaine reconnaissait, comme fondées en droit, les nombreuses inégalités dérivant, pour les conditions de l’existence humaine, des diverses formes du développement politique, national et social, et nul commandement divin, comme aucune loi morale, n’empêchait le privilégié de faire valoir son droit meilleur dans toute son étendue, vis-à-vis de quiconque avait moins de droits que lui. La vie de l’homme n’était pas, pour l’homme, aussi inviolable et sacrée qu’elle doit l’être, nécessairement, en présence d’une divinité, de laquelle émane toute vie et qui non seulement n’a pas accordé, mais a défendu expressément à ses créatures de faire usage, entre elles, du droit n’appartenant qu’à Dieu seul d’en détruire aucune. La position que faisait à l’homme la manière dont on concevait, dans l’antiquité, l’ordre cosmique lui donnait, avec plus de liberté et d’indépendance, aussi plus de latitude pour disposer de la vie de ceux qui se trouvaient placés sous sa tutelle ou sa puissance. Non seulement le maître avait le droit de vie et de mort sur ses esclaves, le père aussi l’avait sur ses enfants ; et Platon comme Aristote a recommandé expressément d’ôter la vie à ceux qui seraient à charge à la société[12]. Ce caractère de subjectivité que porte la conscience
morale des anciens, on le retrouve dans leur philosophie éthique, qui acheva
son développement en Grèce, après Aristote, dans plusieurs écoles, par des
voies très différentes, mais cependant convergentes dans leur but, et qui se
répandit aussi dans le monde romain, depuis le milieu du deuxième siècle
avant Jésus-Christ. Elle ouvrait à l’homme la perspective de la félicité, du
souverain bien, non dans une autre vie, mais dans la présente déjà, et la lui
montrait comme un but que chacun pouvait atteindre, et qui n’était pas
au-dessus de ses forces. Elle lui apprenait à chercher en lui-même ce point
appelé à devenir son point d’appui fixe, dans l’universalité du monde moral,
ce support que le chrétien trouve dans sa confiance en l’aide d’une puissance
supérieure. Tandis que le christianisme promettait le salut par la foi, la
philosophie antique préconisait la délivrance par la science. La science du
bien et du mal, dont Bien que la concordance du fond des doctrines de toutes les écoles philosophiques contribuât à une conciliation de leurs diversités, favorisée de plus en plus par le génie romain, pratique en tout et au plus haut degré sympathique à l’éclectisme, la diversité des inclinations n’en continuait pas moins de se manifester, selon les individualités, dans le choix de voies très différentes, conduisant au but commun. A l’épicurisme inclinaient notamment les natures douces, molles, placides, toujours prêtes à s’accommoder aux circonstances ; au stoïcisme, les âmes fortes et rigides, résolues à la lutte avec le mal de la réalité et trempées pour la soutenir, ainsi que les caractères durs et inflexibles. Les réalistes penchaient vers le premier, les idéalistes vers le second, tandis que les gens qui redoutent tous les extrêmes, trouvaient leur compte dans la doctrine de la nouvelle académie, et que l’éclectisme s’évertuait dans la création de variétés infinies des systèmes dominants, appropriées à la diversité, également infinie, des tendances d’esprit et des besoins moraux individuels. Depuis le milieu du deuxième siècle avant Jésus-Christ, la
philosophie grecque avait, comme nous l’avons dit, commencé à se répandre à
Rome et en Occident, et, en dépit de toutes les tentatives faites pour
arrêter ce mouvement, elle y avait fait des, progrès constants.
L’accroissement des relations multiples avec, Or, bien que, depuis la chute de la république, les influentes favorables à la propagation de la philosophie grecque, dans le monde romain, eussent grandi en nombre et en force, l’aversion qu’avaient pour elle les Romains de la vieille roche et qui, dans le fond, revenait au même que l’opposition faite, par les esprits tournés vers la pratique, à la théorie pure, par le réalisme à l’idéalisme, persista cependant. La manière de voir dont Ennius a mis l’expression dans la bouche d’un de ses personnages, à savoir que, s’il était bon de goûter un peu de la philosophie, il ne l’était nullement de s’y plonger, a été partagée par Tacite et par tous les hommes d’État et patriotes romains pensant comme lui et, nécessairement, opposés à une spéculation qui conduisait à l’indifférence pour l’État et ses intérêts les plus importants. Bien que l’on admît la recommandation d’acquérir une notion des doctrines de la philosophie, de cette noble science[16], qu’on reconnût même à celle-ci une influence salutaire et modératrice sur les passions, l’application trop zélée à l’étude de ses doctrines n’en paraissait pas moins, dans ces cercles, un travers condamnable chez un Romain, mais, surtout chez un sénateur[17]. Helvidius Priscus, qui étudia la philosophie stoïcienne, pour se prémunir contre les coups du sort dans sa participation active aux affaires de l’État, et qui satisfit, dans toutes les circonstances de la vie, aux exigences de la morale la plus sévère, constituait une exception, dans la pensée de Tacite, de l’avis duquel la plupart des aspirants aux hautes études n’y avaient en vue que de couvrir leur paresseuse oisiveté d’une superbe enseigne[18]. Musonius Rufus, que l’on avait en si grande vénération, joue dans Tacite le rôle d’un pédant ridicule, débitant sa sagesse le plus malencontreusement : ainsi il essaye, en l’an 70 de notre ère, de faire impression sur les légions d’Antoine, postées devant les portes de Rome, par des déclamations sur les bienfaits de la paix et les maux de la guerre, et n’échappe qu’avec peine aux mauvais traitements des soldats[19]. Quintilien aussi oppose le citoyen véritablement sage, qui se voue non pas à des discussions oiseuses, mais à l’administration publique, aux philosophes n’ayant souci que de s’y soustraire le plus possible, comme à tous les devoirs civiques en général. Quel philosophe, demande-t-il, a jamais fonctionné comme juge, ou déployé une activité remarquable dans les assemblées du peuple ? Qui, parmi eux, a jamais fonctionné dans l’administration publique, pour laquelle ils se mêlent pourtant, la plupart, d’établir des règles[20] ? Pline le Jeune (Lettres, I, 22, 6), faisant l’éloge de Titius Ariston, parle de lui comme d’un homme qui, pour la pureté des sentiments, la piété, l’équité, la force d’âme, ne le céderait en rien à aucun de ceux qui font parade de philosophie dans leur tenue extérieure ; et cependant, ajoute le même auteur, il ne fréquente pas les gymnases et les portiques, et ne perd ni son temps ni celui d’autrui en longues discussions, mais on le voit toujours en toge et en affaires. C’est particulièrement avec les devoirs d’un souverain qu’une application soutenue à la philosophie devait paraître incompatible aux hommes dont l’esprit avait pris cette direction, ne tendant qu’à la pratique. Une lettre d’Avidius Cassius offre, un échantillon de la critique dont les études philosophiques de Marc-Aurèle étaient l’objet de la part de ces adversaires de la philosophie[21]. Marc-Antonin, y est-il dit, s’amuse à philosopher, fait des recherches sur les éléments et sur les âmes, ainsi que sur la vertu et la justice, mais n’a point de cœur pour l’État. Vous avez entendu que le préfet du prétoire de notre philosophe qui, trois jours avant sa nomination, était, pauvre comme un gueux, est devenu riche tout à coup. Quand Alexandre Sévère, avant d’être appelé au trône, renonça, d’après le conseil de sa mère Mammée, à l’étude de la musique et de la philosophie, il fut confirmé dans sa résolution par les vers de Virgile, cités comme un oracle à ce prince, qui disent le Romain appelé à la domination des autres peuples, que l’on peut laisser, sans envie, aspirer à la gloire de remporter le prix dans les arts et les sciences[22]. De même que la mère d’Alexandre, celle de Néron avait détourné son fils de l’étude de la philosophie, à laquelle il avait été amené d’abord par le stoïcien Chérémon[23], puis par Sénèque, attendu que, disait-elle, cette étude ne pouvait que faire du tort à un prince destiné à régner[24]. Dans les cercles ayant un vif intérêt au maintien de l’ordre de choses établi, surtout dans ceux du gouvernement et à la cour ; ce n’est pas précisément que, l’on dédaignât la philosophie, mais on la craignait. Le césarisme voyait, et non sans raison, un danger dans l’idéologie. Le discours dans lequel Dion Cassius (LII, 36) fait développer par Mécène, devant Auguste, les principes de la politique impériale, contient aussi un avertissement pour l’empereur de se garder des philosophes, qui propagent des idées révolutionnaires. On lui dit de ne pas croire de braves et honnêtes gens tous les philosophes véritables, ou se donnant pour tels, parce qu’Arée et Athénodore avaient fait leurs preuves de loyal attachement, de ne pas perdre de vue que bien des personnes se servent de ce masque pour- faire énormément de mal aux États et aux particuliers. En effet, de même que les meurtriers de Jules César, beaucoup de frondeurs, notamment aussi les chefs les plus éminents de l’opposition dans le sénat, au premier siècle de l’empire, professaient les doctrines de l’école stoïcienne, Dans le nombre figuraient des républicains, comme Pétus Thrasée et Helvidius Priscus, qui visaient au martyre politique, et, parmi ceux qui trempèrent dans la conjuration de Pison contre Néron, en l’an 65, deux au moins, Lucain et Sénèque[25], étaient de la même école. Les empereurs n’ouvraient d’ailleurs, généralement, que trop l’oreille aux insinuations tendant à leur rendre suspects le stoïcisme et toute la philosophie. En l’an 62 déjà, avait été mis à mort, dans l’exil, Rubellius Plaute, cet homme qui, d’après les représentations faites à son sujet par Tigellin à Néron, faisait parade de l’imitation du genre des anciens Romains, et avait adopté l’insolence de l’école stoïcienne, formant et engendrant des esprits turbulents et toujours prêts à braver le danger[26]. Dans la persécution de Thrasée, en l’an 66, Néroli suivit les instigations de Capiton Cossutien, qui lui lit envisager l’abstention de Thrasée des délibérations du sénat comme un acte de rébellion, et lui dépeignit Phrasée lui-même comme un chef de parti, ajoutant que ce dernier avait des partisans, ou plutôt des séides, qui, sans encore oser s’élever jusqu’à l’audace des propos de leur chef, prenaient cependant son attitude et ses manières, ayant toujours un air revêche et sombre, dans lequel on pouvait lire comme un reproche de pétulance, à l’adresse de l’empereur. Il n’y a plus, continuait-il, qu’à adopter les principes de ces gens-là, si on les croit meilleurs, ou à enlever leurs chefs et leurs meneurs à ces novateurs enragés. Cette secte n’avait-elle pas engendré les Tubérons, les Favoniens, des noms odieux même à l’ancienne république ? Tant qu’il s’agit de renverser l’empire, ces gens-là prennent la, liberté pour prétexte ; après l’avoir renversé, c’est la liberté même qu’ils attaquent[27]. Le gendre de Phrasée, Helvidius Priscus, qui passait à Rome pour avoir l’habitude de fêter, avec son beau-père, les anniversaires de la naissance de Brutus et de Cassius[28], fut exilé de nouveau, sous Vespasien, et mis à mort dans ce second exil. Cet homme, rangé plus tard parmi les figures idéales que célébrait l’école stoïcienne[29], et dont Pline le Jeune, voire même Tacite, malgré ses préventions contre le martyre politique, ne prononcent jamais le nom qu’avec vénération, est condamné par des conservateurs impérialistes, comme Suétone et Dion Cassius, qui l’accusent d’avoir encourir sa perte par sa propre faute. D’après la version du premier[30] de ces deux historiens, Vespasien aurait fait preuve, vis-à-vis de son insolence provocante, d’une longanimité extrême, aurait voulu même, trop tard malheureusement, empêcher sa mort, et ne se serait laissé aller à la colère contre lui qu’après avoir eu à subir de sa part de grandes impertinences, débitées presque sur le ton d’une leçon. De la version de Dion il ne s’est conservé que des fragments et des extraits. Il est vrai qu’il cherche à mettre l’odieux de la manière dont on agit avec Helvidius et les philosophes en général à la charge de Mucien, le plus puissant des amis de Vespasien[31] ; mais il prétend aussi qu’Helvidius était un esprit révolutionnaire et un ami de la populace, qu’il avait de tout temps crié contre l’empire, fait l’éloge de la démocratie, agi en conséquence et excité les autres, comme si c’était la tâche de la philosophie de jeter de la boue au gouvernement, d’agiter les masses, de renverser l’ordre de choses établi et d’amener des révolutions. Helvidius avait bien imité Thrasée, mais il était resté fort en arrière de son modèle. L’opposition de Thrasée était dirigée contre un Néron et avait été, néanmoins, toujours pleine de mesure, en paroles et en actes, se bornant à une résistance passive. Helvidius, au contraire, arriva à être mécontent d’un Vespasien et s’éleva contre lui, publiquement comme en petit comité ; il cherchait la mort et né fit, par elle, qu’expier des fautes multiples. D’autres stoïciens encore, ainsi que le cynique Démétrius, admiré par Sénèque, manifestèrent, suivant Dion, des vues incompatibles avec l’ordre existant, et c’est ainsi qu’eut lieu, entre les années 71 et 75[32], l’expulsion de tous les philosophes de Rome, mesure dont fut excepté le seul Musonius Rufus, qui avait été frappé d’exil sous Néron. Démétrius et un certain Hostilius furent relégués dans des îles[33]. Un second bannissement des philosophes fut décrété, en l’an 93[34], par Domitien ; il se liait au procès fait au stoïcien Junius Arulénus Rusticus, qui avait appelé Thrasée un saint homme, dans un écrit composé à sa louange, et à d’autres sénateurs animés des mêmes sentiments. Toute cette persécution frappait l’opposition politique partout où elle se manifestait, dans la littérature et dans les chaires, et pendant igue les écrivains et les professeurs les plus notables étaient punis au criminel, le gouvernement prit le parti d’expulser les autres en masse de la capitale. Mais, après la mort de Domitien, le changement de tout le système du gouvernement entraîna aussi un changement dans la position des empereurs, à l’égard de la philosophie, qui non seulement cessa d’être regardée comme, antigouvernementale, mais ne tarda pas à être favorisée de toutes les manières. Dans une lettre écrite peu de temps après la mort dé Domitien, en 96 ou 97, Pline le Jeune témoigne sa joie du florissant essor que vient de reprendre, à Rome, le développement de la vie intellectuelle, attesté par dé nombreux et glorieux exemples, parmi lesquels il pouvait suffire d’en citer un, les leçons du philosophe stoïcien Euphrate[35]. Il loue aussi Trajan de sa sollicitude toute particulière pour l’éducation de la jeunesse et des grands honneurs rendus par lui aux maîtres de l’éloquence et de la philosophie. Les études, dit-il, punies de l’exil par un prince qui, ayant la conscience de ses vices, proscrivait par crainte plus que par haine toutes les aspirations contraires au vice, sont maintenant choyées par Trajan, qui les attire dans son, entourage. Elles ont repris du sang et de la vie, recouvré leur patrie[36]. Dion de Pruse, qui avait vécu dans un exil volontaire, sous Domitien, revint après la mort de celui-ci. Le règne de Nerva, avec lequel il avait d’anciennes relations d’amitié, fut trop court pour lui permettre de tirer avantage de la faveur de ce prince ; mais Trajan aussi, dit-on, se plut à le distinguer[37], et Dion affirme, dans un de ses discours parénétiques sur le gouvernement, composés pour cet empereur, que celui-ci ne prenait plaisir qu’à la vérité et à la franchise, non à la flatterie et au mensonge[38]. Adrien, qui recherchait la société des philosophes et des savants de tout genre, fut peut-être le premier qui établit des chaires publiques et nomma des professeurs de philosophie à Rome. Antonin le Pieux suivit cet exemple, dans toutes les provinces, et, d’après sa lettre à la diète de la province d’Asie, l’immunité d’impôts qui, pour les autres professeurs, ne profitait qu’à un nombre limité d’entre eux, et qui se réglait sur la grandeur des villes, devait être accordée d’une manière absolue aux philosophes, puisqu’il y en avait si peu. Les traitements des savants appelés au Muséum d’Alexandrie, et par conséquent aussi ceux des philosophes professant dans cette ville, leur furent maintenus. A Athènes aussi, Marc-Aurèle chargea de l’enseignement public des professeurs pris dans les quatre écoles les plus importantes[39]. Ce philosophe sur le trôné mit la philosophie à la mode, jusqu’auprès des femmes. Le stoïcisme, autrefois si persécuté, devint un titre de recommandation, et les gens qui voulaient se pousser faisaient semblant de l’adopter, ou s’appliquaient à en faire parade[40]. Parmi les professeurs de philosophie de l’empereur, il y en eut deux surtout qui furent comblés d’honneurs et acquirent une grande influence, le stoïcien Junius Rusticus et le péripatéticien Cn. Claude Sévère. Le premier, fils ou petit-fils du Rusticus que Domitien avait fait mettre à mort et dont il existe encore un buste[41], fut le conseiller de Marc-Aurèle, dans toutes-les affaires d’intérêt public et privé, et sa parole avait du poids, en temps de paix comme à la guerre. L’empereur ne manquait jamais de lui donner l’accolade avant de passer aux préfets du prétoire, le nomma consul deux fois, et lui fit ériger des statues par le sénat, après sa mort[42]. Cn. Claude Sévère, homme de haut rang, avait été consul dès l’an 446 ; de son fils du même nom, consul en 163 et 173, Marc-Aurèle fit son propre gendre[43]. Parmi les empereurs suivants, Septime Sévère notamment, à l’instar de Marc-Aurèle, manifesta de l’intérêt pour la philosophie[44], et, s’il faut en croire Tertullien[45], les philosophes jouissaient d’une grande liberté de la parole sous son règne, et obtenaient des traitements, ainsi que des statues, malgré les attaques dirigées par eux contre les empereurs. La femme de Sévère aussi, Julia Domna, quand les intrigues du favori Plautien l’eurent brouillée avec son époux, se tourna vers la philosophie et s’entoura de philosophes. A l’époque où la philosophie était mise en suspicion et persécutée, il ne manquait pas, d’ailleurs, de philosophes s’efforçant de représenter leur personne et leur science comme parfaitement inoffensives à l’égard des gouvernements. L’avoué Décien d’Émérite, ami et compatriote de Martial, professait bien les mêmes doctrines que Thrasée et Platon : autrement dit, il était stoïcien, mais en même temps assez raisonnable pour ne pas se précipiter contre des épées nues la poitrine découverte, ce dont Martial lui fait éloge, en disant qu’il ne voulait pas, lui, d’un homme acquérant la gloire au prix d’un sang versé inconsidérément, mais qu’il lui en fallait un méritant l’éloge sans encourir le martyre[46]. Sénèque a défendu la philosophie, à plusieurs reprises, dans ses lettres, contre le reproche d’hostilité au gouvernement. Dans une de ces épîtres, qui peut avoir été écrite vers le temps où l’on commençait à la mettre en suspicion, il traite de chose inimaginable qu’elle pût jamais être l’objet d’un pareil soupçon, bien qu’il résulte précisément de son apologie que des attaques avaient déjà eu lieu[47]. Il faut, dit-il, se réfugier des dangers que présente le monde dans l’asile sûr de la philosophie ; science qui protège non seulement auprès des bons, mais auprès de tous ceux qui ne sont pas précisément mauvais, comme un bandeau sacerdotal, respecté même parles plus pervers. Jamais la perversité n’arrivera à un tel point, jamais il ne pourra se former contre la vertu une conspiration telle que l’on puisse en redouter une atteinte de nature à compromettre le nom vénéré et sacré de la philosophie. Il va sans dire du reste qu’elle doit être pratiquée avec modestie et calme. Sénèque, se faisant objecter si telle avait bien été la conduite de Caton, part delà pour désapprouver expressément, comme stérile, l’a participation de ce dernier, non seulement à la grande guerre civile, mais même aux luttes de partis qui l’avaient précédée. Il renvoie à l’exemple des stoïciens qui, se séquestrant de la vie politique, se sont appliqués à l’ennoblissement de l’existence et à l’élaboration de la thèse des droits de l’homme en général, sans offenser un plus puissant. Le sage ne cherchera pas à ébranler, par son exemple, les mœurs généralement adoptées, ni à attirer sur sa personne l’attention du peuple, par la nouveauté de son genre de vie. Ce n’est pas, il est vrai, qu’on puisse lui promettre une sécurité absolue. Dans une lettre postérieure, au contraire, les accusations portées contre la philosophie sont réfutées, comme ayant déjà eu lieu réellement[48]. Ceux-là, dit Sénèque, qui croient les fidèles partisans de la philosophie opiniâtres et récalcitrants, et leur imputent du mépris pour les autorités, Ies rois et les administrateurs de l’État, me semblent être dans l’erreur. Personne, au contraire, n’est plus reconnaissant à ces derniers que précisément les philosophes, qui ont le plus besoin de l’ordre et de la tranquillité, dans la poursuite de ce qui constitue, pour eux, le but supérieur de la vie, et vénèrent comme un père celui qui les en fait jouir, bien plus que ne le font ces ambitieux turbulents, qui doivent beaucoup aux princes, mais n’en font pas moins sonner très haut auprès d’eux leurs propres services, et ne sont jamais contents de la récompense obtenue. L’homme pur et véridique, au contraire, qui a renoncé à la curie et au forum, ainsi qu’à toute part dans l’administration de l’État, pour se renfermer dans l’application aux choses d’un ordre supérieur, aime ceux qui lui permettent de le faire en toute sécurité ; seul, il rend en leur faveur un témoignage qui n’est point acheté et leur garde, sans qu’ils s’en doutent, une vive reconnaissance. De même qu’il estime et vénère ses maîtres, auxquels il est redevable du bienfait d’avoir échappé à des errements fallacieux, il honore aussi ceux sous l’égide desquels il peut se livrer aux nobles travaux de la science. C’est que le bienfait de la paix générale profite davantage, à qui en fait bon usage. Dans une lettre postérieure encore[49], il est dit qu’il ne faut pas être fanfaron des avantages de la philosophie, dont la pratique, affectant l’arrogance et l’insolence, est devenue pour beaucoup de ses adeptes une source de périls ; car elle doit nous servira nous corriger de nos fautes, non à reprocher les leurs aux autres ; qu’elle ne s’éloigne donc pas de la coutume générale, et n’ait pas l’air de condamner ce qu’elle évite. On peut être sage sans ostentation et sans se faire détester. Cette invitation aux philosophes d’éviter tout ce qui pourrait choquer, revient souvent[50], le nom seul de la philosophie rendant déjà odieux, lors même qu’on la pratique avec modestie, à plus forte raison, quand on se sépare des usages reçus, en faisant parade d’un ascétisme outré et du mépris des choses de ce monde, ce qui vise à exciter de l’admiration ayant, dans ce cas, toute chance de devenir ridicule ou odieux. Que l’on ne se serve donc pas de la philosophie comme d’une enseigne[51], que l’on dissimule même sa retraite, pour éviter qu’elle ne devienne l’objet des conversations et n’éveille la curiosité des hommes. On voit que Sénèque ne s’applique pas uniquement à présenter, comme dépourvues de fondement, les appréhensions et les incriminations des représentants et des partisans quand même du système politique établi, s’élevant contre la philosophie, et dont les seconds doivent, d’ailleurs, avoir été très nombreux, dans tous les cercles du monde d’alors, par la raison déjà qu’ils devaient compter parmi eux tous ceux qui voulaient de la tranquillité et de l’ordre à tout prix, comme la base de tout progrès matériel. Quant à la multitude, la philosophie devait lui paraître incommode au plus haut degré, ne fût-ce qu’à cause de ses grandes exigences de moralité, de sa condamnation sévère de tout relâchement moral, de ses homélies et de ses exhortations, qui ne cessaient pas de réveiller la paresse de sa quiétude, et de plus la prétention des philosophes, d’être meilleurs que les autres hommes et supérieurs à ceux-ci, l’offusquer d’autant plus qu’ils la manifestaient avec plus d’éclat dans leur apparition et leur costume, leur manière de vivre et d’autres habitudes extérieures. C’est, dans le même esprit qu’est conçu, dans Dion Cassius[52], le réquisitoire adressé par Mucien à Vespasien, contre le stoïcisme. Les stoïciens, y est-il dit, sont pleins de vanité et d’arrogance. Il suffit qu’un individu ait une longue barbe, les sourcils étirés vers le front, un grossier manteau et les pieds nus, pour qu’il croie pouvoir passer pour un homme de caractère, sage et juste, et faire ses embarras, dût-il manquer des premiers éléments de tout savoir. Ces gens-là regardent tous les autres avec dédain, du haut de leur grandeur imaginaire, reprochent à qui est beau ses mœurs déréglées, au riche sa cupidité, au pauvre son servilisme, et ainsi de suite. Dion Chrysostome[53] explique, par les mêmes raisons, l’impopularité générale de là philosophie en Grèce. La tenue du philosophe, caractérisée par le manteau sans tunique, une longue chevelure et la barbe, attire, dit-il, sur quiconque l’affecte, les taquineries, l’insulte, la moquerie et jusqu’à de mauvais traitements, car la plupart des gens soupçonnent les philosophes de mépriser, de condamner et de tourner en ridicule, dans l’aparté, tous ceux qui ne sont pas philosophes, à cause de leur ignorance de ce qui constitue les véritables intérêts des hommes, mais particulièrement les riches, auxquels tout le monde porte envie. Aussi, la plupart des gens croient-ils devoir prévenir les philosophes, en prenant eux-mêmes l’initiative de la moquerie et des avanies, et même les faire passer, s’il est possible, pour des sots ou pour des fous, ce qui leur paraît le moyen le plus simple de prouver qu’ils ont la raison de leur côté. Bref, le costume signalant comme un mentor, un sermonneur et un censeur impitoyable quiconque le porte, est aussi mal vu de tout le monde que l’est des enfants celui du pédagogue. Une autre raison, très décisive, concourait, avec ces antipathies, à faire tomber dans le ridicule et le mépris, auprès de la foule des ignorants et des gens n’ayant qu’une demi instruction, ces pénibles études, auxquelles on attachait un si grand prix : elles n’étaient d’aucun profit, ne procurant ni de l’avancement, ni de la considération, ni même d’ordinaire de l’argent. Perse (V, 189 à 191) met le dédain pour la philosophie, traitée de profession avec laquelle on peut mourir de faim, dans la bouche des centurions, qui paraissent avoir, à d’autres égards aussi, donné le ton dans les villes d’Italie, où l’autorité qu’ils avaient en tout, auprès des classes moyennes et inférieures de la société, n’était probablement pas au-dessous des prétentions affichées par l’importance qu’ils se donnaient et les embarras qu’ils faisaient. Faites devant ces hommes, à tumeurs variqueuses, l’éloge de la liberté du sage, et aussitôt un géant, un Fulfennius, partant d’un gros éclat de rire, vous dira que, pour lui, cent Grecs ne valent guère plus qu’une vieille pièce usée de cent as. Moi, dit un autre de cette engeance qui sent le bouc, je me trouve assez bien avisé, tel que je suis, et me soucie peu d’être comme Arcésilas et ces Solons, qui se donnent tant de mal quand, la tête baissée, le retard fixé à terre, grommelant à part ou silencieux, ils remuent les lèvres comme des fous et, avançant la lèvre inférieure, dans leurs profondes méditations sur le délire de quelque vieille ganache, ont l’air de peser, comme sur une balance, des paroles concluant aux maximes que rien ne produit rien, et que rien de ce qui existe ne peut retourner au néant. C’est donc cela qui vous fait ainsi pâlir ? C’est pour cela qu’on négligerait un déjeuner ? Et aussitôt la foule de rire, et tous les jeunes gaillards de l’assistance de rire également à gorge déployée, de plus en plus fort, jusqu’à se tordre les narines[54]. La tourbe des hommes d’argent et des gens d’affaires avaient, naturellement, un tout aussi profond mépris pour les philosophes. Trimalcion dispose que l’on inscrive sur sa tombe. Il a commencé petitement, mais est devenu grand ; il a laissé 30 millions de sesterces, mais n’a jamais entendu aucun philosophe[55]. Des cercles du monde instruit aussi s’élevait, contre la philosophie, le reproche de n’être qu’une science complètement inutile et superflue, et cela du chef et au nom du sens commun, qui avait, alors comme dans tous les temps, la prétention d’être arrivé, depuis longtemps, au but et aux résultats mêmes vers lesquels la spéculation tendait par de grands et pénibles détours, et niait, par conséquent, d’avoir rien à apprendre de cette dernière. A quoi bon, notamment, cet étalage philosophique d’une multitude de systèmes de morale artificiels, avec la simplicité et l’irréfragabilité des règles du sens moral, inné chez tous les hommes ? D’ailleurs, quelle est donc la philosophie enseignant la vérité, chaque école déclarant fausses les doctrines de toutes les autres ? De ce point de vue, la philosophie était particulièrement en butte aux attaques de ceux qui regardaient l’éloquence comme le but de toute instruction, et ceux-ci formaient peut-être, dans ces dernières périodes de l’antiquité, la majorité parmi les gens ayant reçu de l’éducation. La jalousie entre rhéteurs et philosophes, si naturelle, puisqu’elle tient à un antagonisme des principes mêmes, et continuellement nourrie par des occasions de conflit extérieures, conduisit à des disputes incessantes et souvent très acrimonieuses sur la valeur relative des deux sciences. On préparait déjà les élèves pour la participation à ces luttes. Parmi les thèmes de controverse sur lesquels on déclamait, à l’école des rhéteurs, figurait, entre autres, le suivant : Un père laisse trois fils, un orateur, un philosophe et un médecin, et il institue, par testament, son héritier unique ou privilégié celui des trois qui prouvera qu’il rend le plus de services à l’État. C’est sur ce point en question que s’engageait la controverse, dans laquelle on parlait, à tour de rôle, en faveur de chacune des trois sciences, contre les deux autres[56]. C’était une occasion pour démontrer la parfaite inutilité de -la philosophie, d’après les fruits qu’elle porte. On niait le point, souvent discuté, de savoir si la vertu peut être enseignée. Les hommes les plus éminents par leurs vertus, les Fabricius, les Décius, étaient arrivés, sans philosophie, à devenir ce qu’ils étaient, tandis que des écoles de philosophes étaient sortis les plus grands criminels, de celle de Socrate même des tyrans et des ennemis de leur patrie. Mais, en admettant même que l’on puisse arriver, par l’enseignement, à la sagesse, il y aurait toujours incertitude suite chemin à prendre, puisque toutes les écoles se contredisent. Beaucoup de philosophes reconnaissent, d’ailleurs, qu’il n’y a pas encore eu de vrai sage, malgré toute la peine que l’on s’est donnée dans ce but. Quelle serait alors l’utilité de la philosophie ? Pourrait-elle servir à la guerre, ou dans les emplois civils ? Non : on ne trouve, chez ses adeptes, que de l’hypocrisie, de la paresse et de l’arrogance, par laquelle ils savent en imposer. Leur prétention de contribuer à la diminution des vices est réfutée par l’évidence. Il saute aux yeux que notamment les professeurs d’éloquence devaient être, par principes, en grande partie les adversaires habituels de la philosophie. Sénèque l’Ancien, au dire de son fils, avait la philosophie en horreur[57], et empêcha sa femme de s’en occuper sérieusement[58]. Quintilien, qui s’en tenait rigoureusement à la définition donnée de l’orateur par Caton l’Ancien, c’est-à-dire voulait aussi qu’il fût un homme de bonnes mœurs, habile dans l’art de bien dire, prétend que l’éthique est au fond une partie intégrante de l’art oratoire ; duquel elle n’aurait été distraite que parla faute des orateurs, qui la négligeaient, pour échoir en partage à des esprits plus faibles, entre les mains desquels elle est devenue une spécialité ; il exhorte même les orateurs à revendiquer cette branche, comme de leur domaine. Le véritable philosophe ne pouvant être autre chose qu’un homme de bonnes mœurs, ce qu’est aussi le véritable orateur, il en résulte la superfluité d’une science particulière ayant nom philosophie. Quintilien ne laisse échapper aucune occasion d’exhaler sa mauvaise humeur contre les philosophes, de flageller leur attachement anxieux aux doctrines et aux expressions de l’école, leurs dissertations sans fin et pleines de sophismes, leurs procédés compliqués pour, établir les propositions les plus simples, leur arrogance, leur hypocrisie, leur manie de fuir le monde et l’action ail détriment du bien public, de même qu’il se complaît à représenter. à chaque école ses côtés faibles, mis à découvert[59]. Ce qui est vraiment comique, c’est la manière dont Fronton exhale sa rage intérieure contre la philosophie, qui avait enlevé à la rhétorique son ancien élève, l’empereur Marc-Aurèle. Cela était, d’après une lettre que lui écrivit Fronton[60], d’autant plus regrettable que Marc-Antonin, dans son enfance déjà, se distinguait par une noblesse et une dignité de l’esprit et de la pensée auxquelles il ne manquait plus que l’éclat de l’expression ; qu’il avait probablement trouvé trop pénibles les préparations et les efforts nécessaires polir s’approprier aussi cet éclat ; c’est pour cela, sans doute, qu’il, avait laissé l’étude de l’éloquence et sauté à celle de la philosophie, où il n’y avait pas d’introductions à élaborer avec soin, de narrations courtes et précises à placer habilement, d’arguments à rechercher, en un mot, rien à mettre en relief. Ses maîtres de philosophie, naturellement, lui avaient rendu sa tache plus facile. Chez eux, il suffisait qu’il écoutât leurs explications et indiquât, par un signe de tête, qu’il avait compris. Pendant que les autres lisaient, rien ne l’empêchait le plus souvent de dormir. Il était obligé, souvent, d’entendre faire de longues énumérations, pour apprendre qu’il en était primo ainsi et secundo ainsi, et se faire donner péniblement la preuve qu’il fait clair quand il fait jour, pendant que le soleil dardait ses rayons par la fenêtre. Puis, il pouvait s’en aller tranquillement à la maison, n’ayant rien à méditer ni à rédiger pour la nuit, rien à lire à son maître, rien à réciter par cœur, pas d’expressions à chercher, pas de synonymes à employer pour l’ornement du discours, rien à traduire du grec en latin. A quoi pouvait mener une pareille étude ? Mais que faire, puisque Marc-Antonin, comme dit Fronton[61], avait la singularité d’aimer mieux causer que d’être éloquent, et s’exprimer en chuchotant et murmurant qu’en paroles claires et sonores ? Lucien aussi, malgré son humeur contre la rhétorique du temps et en dépit de sa prétendue conversion à la philosophie, est resté au fond un véritable rhéteur, et s’applique, comme Quintilien, à démonétiser la spéculation du point de vue du bon sens. Pour lui aussi, la philosophie consistait uniquement dans la sagesse pratique de la vie[62], qui non seulement n’est liée à aucun système, mais se trouve à la portée de tout homme qui pense, philosophe ou non. Les philosophes en général lui étaient odieux, à l’exception de quelques-uns d’entre eux, comme Nigrin et Démonax, et cela non pas seulement à cause du contraste de leur conduite avec leurs doctrines. La vanité, l’absurdité, la futilité et le ridicule de toutes les idées philosophiques forment le sujet du dialogue intitulé Hermotime. Hermotime qui, absorbé depuis vingt ans dans l’étude la plus sérieuse des profondeurs de la philosophie stoïcienne, ne manque pas un cours, passe le jour et la nuit sur ses livres, se refuse tout plaisir et a la figure aussi pâle qu’amaigrie ; il espérait, en persévérant encore vingt ans dans cette étude, arriver à son but ! mais il se voit finalement obligé de reconnaître que, pour déclarer une philosophie quelconque la seule propre à faire notre bonheur éternel, il faudrait avoir eu le temps de faire préalablement un examen suffisant de tous les systèmes en particulier, examen pour ; lequel il faudrait bien deux siècles ou cent ans au moins. Puis, où est la certitude que la vérité se trouve réellement dans un système quelconque ? Et, lors même que l’on aurait trouvé la philosophie seule vraie, quel moyen aurait-on de s’assurer aussi contre l’erreur, dans le choix du professeur qui doit l’enseigner ? Or, avec tout cela, les efforts de ceux qui étudient la philosophie ne visent même pas. à ce qui est, au fond, le but véritable de celle-ci, la manifestation du savoir par des actes, mais à un misérable épluchement de mots, des syllogismes, des conclusions fallacieuses et des questions auxquelles il est difficile de répondre ; et ils admirent l’habileté de leurs maîtres à embarrasser les autres par des sophismes. Au lieu de chercher à cueillir les fruits, ils s’échinent pour l’écorce et se jettent mutuellement à la figure les feuilles de l’arbre[63]. Aristide enfin a, évidemment, cru remplir un devoir sacré, que lui imposait sa position dans le monde, littéraire, en intervenant par deux longs discours pour la rhétorique ; dans la lutte entre celle-ci et la philosophie, avec tout le poids de son autorité, en faveur de la première, dont il a pris la défense contre les imputations de Socrate dans le Gorgias de Platon : La rhétorique n’est pas seulement, ce que l’on nie dans cet écrit, un art, puisqu’elle tient par des liens indissolubles à toutes les vertus cardinales ; elle a été inventée par la sagesse pour l’amour de la justice, et elle est protégée par la vaillance et par l’honnêteté. Celui qui sait comment on doit parler, sait aussi comment il faut agir ; bref, l’art oratoire est le fondement et le compendium de toute éducation morale, aussi bien que de toute culture intellectuelle[64]. Dans un discours d’une longueur démesurée, le même Aristide a ensuite défendu les quatre grands hommes d’État d’Athènes, Miltiade, Thémistocle, Cimon et Périclès, contre les accusations de l’idéalisme platonique, et vidé, à cette occasion, toute la coupe de fiel de sa colère sur les philosophes de son temps[65]. Si l’on peut encore se résigner, dit-il, à subir patiemment ce que de pareilles accusations ont d’injuste de la part du grand Platon, il est intolérable que des gens, bons à rien, osent prendre formellement pour tâche l’imitation d’un tel procédé et ne craignent pas d’injurier même un Démosthène. Qui, si ces injures s’adressaient à des vivants, les souffrirait de la part d’hommes pareils, faisant plus dé fautes de grammaire qu’ils ne profèrent de mots, d’hommes regardant les autres avec lé mépris qu’ils méritent eux-mêmes, se portant juges des autres, sans jamais interroger leur propre conscience, et faisant l’éloge de la vertu, mais ne la pratiquant pas[66] ? Jamais ils n’ont, comme les rhéteurs, tenu, imaginé ou composé un discours fructueux, prêté de l’éclat aux fêtes, rendu des honneurs aux dieux, conseillé des villes, consolé des affligés en deuil, réconcilié des parties adverses ; exhorté la jeunesse ou qui que ce soit, ni songé à l’ornement de leurs discours. Mais, se repliant dans leurs trous, c’est là qu’ils élucubrent leur magnifique sagesse, en défiant des ombres par leurs bravades, récoltant des épis de vent, tordant des cordes avec du sable et défaisant je ne sais quel tissu ; car, autant ils gagnent en sagesse, autant ils se fourvoient, en croyant pouvoir se targuer de leur habitude de mal parler de la rhétorique, à peu près comme les esclaves, ceux qui reçoivent continuellement le fouet surtout, maugréent entre les dents contre leurs maîtres, ou comme un satyre, sur la scène, maudit Hercule et se tâche à l’approche du héros. Il est cependant tout naturel qu’ils parlent mal de tout le monde, car ils ont abondance de mauvaises paroles, et, lors même qu’ils n’y ont pas de personnes déterminées en vue, ils n’en disent pas moins fort mal tout ce qu’ils disent ; ils ne font ainsi que donner du leur, c’est-à-dire de ce qu’ils ont de trop. Si on leur enlevait le mensonge et la méchanceté, on leur ôterait ce qui est leur vie même. Et, avec tout cela, ils vous tendent la superbe étiquette où brille le nom dé la philosophie comme une pièce de montre ; comme si ce nom y faisait quelque chose ; comme si le nom de Narcisse ou d’Hyacinthe pouvait donner la beauté à un Thersite, ou celui de Nestor rendre sage un Margite[67]. Il appert des raisons indiquées précédemment que des cercles nombreux et très divers avaient la philosophie en antipathie, ou lui étaient hostiles : les patriotes romains, les conservateurs de conviction ; d’instinct ou par intérêt, les esprits vulgaires, affectés désagréablement par tout ce qui s’élevait au-dessus du niveau de leur médiocrité, tous ceux qui détestaient les gens à prétention, les utilitaires ne visant qu’au positif, les adversaires et les contempteurs de toute spéculation, les partisans de l’éducation non philosophique, tous combattant pour leur intérêt et leur propriété. Tous, ils ne pouvaient invoquer à l’appui d’une opinion qui leur faisait regarder la philosophie comme une chose dont on peut aisément se passer, dé nulle valeur ou nuisible même, de meilleurs arguments que ceux de l’expérience, nous apprenant, à ce qu’ils prétendaient du moins, que le niveau de la moralité, chez les philosophes, n’était en général pas supérieur, mais plutôt inférieur à celui de la plupart des autres hommes, qui en représentent la moyenne. Aussi le nom de philosophe faisait-il, de toute personne qui se l’attribuait, un sujet que l’on observait, de toutes parts, avec une âpre curiosité, avec malveillance et sans la moindre indulgence, réprouvant sans relâche ses infirmités morales, ses faiblesses et ses ridicules, et triomphant de pouvoir les dénoncer. Lorsque les gens, dit Épictète[68], voient un homme à longue chevelure et couvert d’un manteau grossier se conduire d’une manière inconvenante, ils sont prompts à dire : Voyez le philosophe ; tandis que, d’après sa conduite, ce serait plutôt le cas de dire : Cet homme n’est point un philosophe. Quand Aulu-Gelle fit la traversée de Cassiope à Brindes, une affreuse tempête mit dans le plus grand danger le navire sur lequel il se trouvait. Pendant que tout le monde se plaignait et se lamentait, Aulu-Gelle cherchait des yeux, parmi les voyageurs du bord, un célèbre philosophe stoïcien, afin de pouvoir juger, d’après sa mine, de ce qui se passait dans son âme. Le philosophe ne proférait aucune plainte, il est vrai, mais la peur qu’il avait se trahissait par la pâleur et l’expression de son visage. La tempête s’étant apaisée, un riche Grec d’Asie, qui voyageait avec une suite nombreuse et un grand appareil de luxé, s’approcha aussitôt de notre stoïcien et se mit à se moquer de lui, en lui reprochant d’avoir eu peur du danger et d’avoir pâli. Le philosophe opposa à cette impertinence un dédain superbe et calma le scrupule, déjà manifesté sur le même point, mais dans une forme plus modeste, par Aulu-Gelle, en citant un passage d’Épictète, d’après lequel il était permis de pâlir, même au sage[69]. Ce dont les philosophes avaient probablement le plus souvent à s’excuser, c’était de ne pas mépriser l’argent. Ulpien dit, en traitant des procès en réclamation d’honoraires, dus pour des leçons ou d’autres services rendus par des savants, que, dans son opinion, les philosophés ne pouvaient être admis à poursuivre judiciairement une demande d’honoraires, ayant à faire, avant tout, la déclaration, qu’ils dédaignaient tout travail salarié[70]. Sénèque s’est appliqué, dans une longue dissertation, à prouver qu’il devait être permis à des philosophes d’être riches. Il convient bien qu’il ne se flatte nullement de l’espoir de convaincre ceux qui ne peuvent se résigner à reconnaître des bonnes qualités morales de qui que ce soit, parce que la vertu d’autrui est ressentie par eux comme un reproche, ceux qui haïssent jusqu’au nom de la vertu et quiconque la pratique ; car, pour ceux-là, le cynique Démétrius lui-même n’est pas assez pauvre. Il est vrai que les philosophes sont généralement loin d’atteindre à l’idéal qu’ils se proposent, à un but qui est au-dessus des forces humaines ; mais, n’est-il pas déjà méritoire de fixer ce but dans l’esprit et de le poursuivre ? Sénèque lui-même ne prétend pas au nom de philosophe, il n’est qu’un homme aimant et cherchant la vérité, loin de ce qu’il y a de plus parfait, mais meilleur que les mauvaises gens, et content de marcher toujours dans la voie du perfectionnement moral. La richesse appartient à la catégorie des choses indifférentes, qui ne sont pas tout à fait sans valeur, et, le philosophe, sans l’aimer précisément, la préfère néanmoins au contraire, parce qu’elle le met à même de déployer nombre de bonnes qualités, telles que la modération, la libéralité, du soin, de l’ordre et de la magnanimité. Caton d’Utique aussi, tout en louant le bon vieux temps et la pauvreté qui l’accompagnait, possédait 4 millions de sesterces[71]. Observons, d’ailleurs, que Sénèque lui-même avait une fortune de 300 millions de sesterces. On comprend que de pareilles apologies des contradictions entre la théorie et la pratique, l’idéal et la réalité, ne pouvaient pas faire grande impression sur les détracteurs par principe de la philosophie, d’autant moins que la conduite des philosophes ne prêtait que trop souvent à des censures plus graves. Déjà Sénèque reconnaît, qu’il y en avait auxquels on pouvait reprocher leurs ripailles, leurs maîtresses, l’acceptation de présents, et que l’on rencontrait au cabaret, en conversation criminelle d’adultère, ou mêlés aux flatteurs de la cour[72]. Or, les éclaboussures de chaque indignité ou infamie commise par l’un ou l’autre d’entre eux rejaillissaient, pour, le moins, sur toute l’école dont il faisait partie. La trahison dont le stoïcien P. Egnatius Céler s’était rendu coupable, en l’an 66 ; à l’égard de son patron Baréa Soranus, était encore, une génération plus tard, dans le souvenir de tout le monde, et citée comme un échantillon des infamies reprochées aux grands manteaux[73]. Si aux philosophes ayant de la fortune on reprochait leur richesse, on disait des philosophes pauvres que l’élévation de caractère leur coûtait peul. Le stoïcien Chèremon, dit Martial, veut qu’on l’admire pour son mépris de la mort. Ce qui lui donne cette force d’âme, c’est sa gueuserie : c’est de n’avoir en propre qu’une cruche cassée, un foyer éteint, un paillasson avec des punaises, un grabat nu et une toge courte, qui, la nuit, lui sert aussi de couverture. Quel grand homme on est pour avoir le courage de renoncer à de la piquette, du pain bis et de la litière ! S’il vivait au sein de la richesse et de l’opulence, il se souhaiterait une longévité triplée de celle de Nestor, et ne voudrait rien perdre de ses jours. Dans la pauvreté, le mépris de la vie est chose facile ; quiconque sait être malheureux est fort[74]. Appien dit que partout où les philosophes sont arrivés au pouvoir, ils l’ont exercé plus durement que les tyrans sans éducation, et par là même éveillé, contre les autres philosophes, des soupçons et des doutes sur le point de savoir s’ils avaient embrassé la philosophie par amour de la vertu, ou seulement pour se consoler de leur pauvreté et de leur indolence. Encore aujourd’hui, il y en a beaucoup qui, pauvres, ne sachant que faire, et se drapant d’une sagesse de rigueur, se plaignent amèrement des riches ou des gens haut placés, mais arrivent ainsi moins à gagner la réputation du mépris de la richesse et du pouvoir que celle d’une jalousie envieuse de l’une et de l’autre. Ceux contre lesquels ils crient feraient mieux de ne même pas faire attention à ces détracteurs[75]. La mauvaise humeur et les attaques contre. la philosophie s’accrurent à mesure que le nombre des philosophes brandissait et que leur. société devenait plus mêlée, et c’est un des symptômes de la propagation constante de la philosophie à Rome, dans la seconde moitié du premier siècle, que, depuis le règne de Domitien pour le moins, beaucoup d’hypocrites commencèrent à s’en servir comme d’un masque derrière lequel ils espéraient pouvoir pécher impunément. Quintilien s’élève, dans plus d’une occasion, avec animosité, contre les gens qui, après avoir assisté pendant quelque temps aux cours des philosophes, trouvaient moyen de se faire considérer en en imposant, avec des mines hypocrites et de longues barbes, par leur mépris d’autrui, affichaient la rigidité et prenaient un air sombre en public, mais se livraient, rentrés chez eux, à de grossières débauches. Ces gens avaient, dit-il, fait prendre en haine le nom de la philosophie, et c’est dans ce monde que se cachaient, de son temps, les plus grands vices et les pires des infamies[76]. Alors déjà[77], comme au temps de Trajan aussi, tous les quartiers de Rome fourmillaient de libertins à l’air chagrin, qui faisaient semblant d’être des Curius, mais dont la vie n’était, en réalité, qu’une suite d’orgies. Ces hypocrites excitaient aussi le dépit des honnêtes gens par leur ignorance, malgré les nombreux bustes de plâtré de Chrysippe et d’autres philosophes, dont ils ornaient leurs étagères de bibliothèque. Ils étaient taciturnes jusqu’au mutisme et portaient les cheveux coupés plus ras encore que les sourcils ; cependant, chez plus d’un de ces stoïciens, prêchant comme de nouveaux Catons contre la décadence des mœurs du monde contemporain, des habitudes luxurieuses se trahissaient par le parfum exquis des essences dont ils frottaient leur nuque velue[78]. Si les philosophes et les pseudo philosophes étaient déjà
si nombreux à Rome, dans la métropole du monde d’alors, et si leur conduite,
au milieu du tumulte et de l’agitation d’une aussi grande capitale, frappait
assez, les yeux pour attirer sur elle, à ce point, l’attention générale et la
critique, à bien plus forte raison devait-il en être ainsi dans la vie
provinciale et le silence, beaucoup plus favorable à l’observation, d’un pays
comme Aristide aussi passant, dans un discours déjà cité[89], de la défensive
à l’attaque, a représenté les philosophes comme une classe d’hommes dépourvus
de toute vertu et entachés de tous les vices. Ils prétendent ne pas le céder
à Jupiter, mais ne savent pas résister à l’offre d’une obole. Ils déblatèrent
contre autrui par pure envie ; mais si on leur offrait, au beau milieu de
leurs déclamations sur l’abstinence, du gâteau et de la pâtisserie, ils
laisseraient tomber la langue, comme Ménélas son épée, quand il apercevait
Hélène. S’ils voyaient Hélène, ou seulement une servante comme Ce fut la bande des cyniques, dont le nom et l’école
ressuscitent, après une longue interruption, au commencement de l’ère
chrétienne, qui contribua le plus à faire prendre en mépris ce qu’on appelait
la philosophie[91].
Il n’y avait cependant pas, même parmi eux, manque de nobles figures ; mais,
au deuxième siècle notamment, le cynisme devint de plus en plus une enseigne,
derrière laquelle s’abritaient une foule d’éléments impurs, formant la masse
de ces frères mendiants de l’antiquité, véritable fléau, pour Les traits de cette image repoussante, largement dessinée par Lucien, se retrouvent chez d’autres auteurs, notamment dans Épictète, qui oppose à l’idéal du cynique les cyniques de son propre temps, ces chiens obsédant la table de chaque maître de maison, ne cherchant à ressembler à Diogène que par le sans-gêne le plus grossier, et dont tout le cynisme consistait dans le bâton et la besace, de grandes mâchoires, la manie de prendre au lacet et d’empocher, de grossières injures et la parade qu’ils faisaient de leurs larges épaules[95]. Aulu-Gelle se trouvant un jour chez Hérode Atticus[96], un de ces mendiants à longs cheveux, avec une barbe qui tombait jusqu’au-dessous du nombril, accosta ce dernier et, la main tendue, lui demanda de l’argent, pour se procurer du pain ; interrogé qui il était, il répondit grossièrement : Philosophe, vous le voyez bien. Une personne de l’entourage d’Hérode fit observer que le quêteur était un vagabond, un vaurien, courant les plus sales cabarets et injuriant, de la manière la plus indigne, ceux qui ne lui donnaient rien ; Hérode ne lui en fit pas moins donner, en argent, de quoi acheter du pain pour trente jours. Il n’y a pas à douter non plus, par conséquent, de la justesse de cette observation de Lucien, que des esclaves fugitifs et des vauriens, trouvant trop pénible de gagner leur pain par un honnête métier, ne préférassent cette vie de mendiants, commode et lucrative, qui leur permettait en même temps de satisfaire leurs passions bestiales, sous le masqué de la philosophie. Ils rançonnaient leurs dupes, ou pour nous servir de leur propre expression, tondaient partout les moutons avec un plein succès, car la plupart des gens leur donnaient par respect pour leur costume vénérable, ou par crainte de leurs invectives, et Lucien affirme non seulement que l’on trouvait des pièces d’or, des miroirs, des parfumeries et des dés dans leurs besaces, mais aussi que maints d’entre eux avaient ramassé, en mendiant, assez pour s’acheter des terres et des maisons, ainsi que pour vivre luxueusement[97]. Maintenant, bien qu’il existât, dans les sphères d’éducation et les conditions sociales les plus diverses du monde hellénique, ainsi que du monde romain, toute sorte d’antipathies, fondées ou non fondées, soit contre la philosophie en général, soit contre les philosophes en particulier, il n’en était pas moins évident qu’à Rome et dans les pays d’Occident aussi, la grande majorité des gens instruits étaient pénétrés de la conviction que la philosophie est le flambeau qui guide le mieux vers la moralité suprême ; et l’on ne concevrait pas l’opposition vive et multiple, pleine d’animosité même, dont nous venons de décrire les effets, si l’opinion mentionnée n’avait pas été généralement répandue et ne devait pas être considérée plutôt comme une des causes mêmes qui la déterminèrent. Nous croyons devoir également ici regarder Cicéron comme le meilleur représentant de la manière de, voir qui comptait le plus de partisans dans la dernière période de l’antiquité romaine. Suivant lui[98], il n’y aurait, certes nul besoin de philosophie, si les germes de vertu que la nature a implantés dans nos cœurs pouvaient se développer librement. Mais comme, depuis notre naissance, nous nous trouvons continuellement sous l’influence d’idées fausses et de travers que nous suçons avec le lait de la nourrice, et comme nous subissons de plus en plus la contagion des erreurs qui nous sont communiquées par nos parents, nos maîtres, les poètes et tout le mondé au milieu duquel nous vivons, nous avons besoin d’un traitement pour guérir notre esprit malade et déformé, et cette guérison, le rétablissement de notre santé naturelle, nous ne pouvons l’attendre que de la philosophie. Ceux qui voyaient dans l’éloquence le but et l’objet suprêmes de toute instruction, étaient moins que personne à même de se soustraire aux effets du poids de l’autorité si généralement reconnue de Cicéron, qui s’était d’ailleurs, dans son Hortensius, fart publiquement l’avocat de la philosophie vis-à-vis de l’éloquence. Quintilien lui-même, quoique hostile aux philosophes et porté à regarder la philosophie comme la servante de l’éloquence, reconnaît pourtant qu’on ne peut être moralement bon sans l’enseignement de la vertu et de la justice[99]. Il ne croit guère nécessaire de réfuter l’opinion des gens prétendant que l’on peut acquérir la vertu sans cet enseignement. L’orateur, d’après l’idéal qu’il se fait de celui-ci, doit, après avoir complété son éducation spéciale dans tous les sens, encore recevoir une instruction philosophique tout aussi complète, pour apprendre tout ce qui concerné la physique ou philosophie naturelle, la dialectique et l’éthique. S’il ajoute que cet orateur idéal doit être un philosophe qui aura à faire ses preuves non par les disputations de l’école, mais par des actes, par des faits témoignant véritablement de l’esprit d’un bon citoyen, cela nous rappelle que les plus grandes diversités d’opinions régnaient dans le monde romain, non seulement sur les fins, mais aussi au sujet de la mesure désirable de l’instruction philosophique, même parmi ceux qui en reconnaissaient la nécessité ou l’utilité. Tacite se prononce dans le sens du romanisme inflexible, qui voulait que l’on se bornât au minimum de la mesure, dans l’étude de la sagesse enseignée par les écoles grecques. Mais, d’autre part, il suffit de nommer Sénèque, Perse, Musonius Rufus, Marc-Aurèle, pour preuve que l’opinion demandant que l’on se vouât tout entier à la philosophie avait aussi ses représentants, dans la partie la plus instruite de la société romaine. On ne saurait, dit Sénèque, traiter la philosophie comme un accessoire. Elle est une maîtresse, qui commande et vous dit : Je ne m’accommode pas du temps de loisir qui vous reste, car c’est à moi de déterminer les loisirs que je vous laisserai. Mais quand on se donne à elle complètement, que l’on dirige toutes ses pensées sur elle et que l’on se refuse à tout ce qui n’est pas elle, on a toute chance de dépasser de beaucoup tous les autres hommes et même de ne pas rester beaucoup en arrière des dieux[100]. Elle n’est pas faite pour servir de passe-temps agréable, dans la journée, et pour désennuyer les oisifs ; elle cultive au contraire et forme l’esprit, règle la vie, imprime une direction à nos actes, montre ce qu’il convient de faire et ce qu’il faut laisser, tient le gouvernail et dirige la course à travers les périls dont menacent les vagues. Sans elle personne ne peut vivre sans crainte et en tranquillité, car il survient à toute heure des accidents sans nombre, par suite desquels on a besoin de conseils, qu’on est obligé de chercher chez elle[101]. Sénèque a traité, dans deux dissertations très longues, la question, souvent débattue évidemment, de savoir si, pour la vie, la partie parénétique de la philosophie morale, c’est-à-dire un enseignement pratique des devoirs, comprenant des préceptes pour tous les rapports importants, suffit, ou s’il est nécessaire de fonder ce dernier sur la théorie de tout un système de principes ou dogmes desquels résulte, pour tous les cas particuliers, la règle de nos actions[102]. Les uns ayant désigné la partie parénétique, les autres la partie dogmatique comme étant celle dont on pouvait se passer, Sénèque s’attache à démontrer que l’on. ne peut arriver à une éducation morale complète qu’au moyen de toutes les deux réunies. Une conviction fondée sur des principes doit former la base et la source de toutes nos actions et de toutes nos pensées, qui doivent viser à un but fixe, le souverain bien, autant qu’il est possible d’y atteindre, de même que les navires règlent leur course sur un astre. Sans une telle conviction fondée sur des principes dogmatiques, une constance immuable dans la pensée et l’action est impossible. Elle est aussi le seul terrain danse lequel les maximes de la morale puissent prendre racine, et duquel elles puissent continuellement tirer une nouvelle sève. Mais, à côté des principes généraux de l’une, les règles spéciales de l’autre sont également indispensables. Entourés d’un nuage d’idées fausses et d’erreurs de tout genre, de mensonges et d’apparences vaines, nous avons besoin d’un rappel incessant aux vérités connues même, d’une voix qui nous avertisse et nous exhorte au milieu du bruit de toutes les folies, de quelqu’un, toujours placé à nos côtés, qui entretienne nos souvenirs, dans le tumulte des villes, et qui nous apprenne, vis-à-vis des apologistes de la richesse, du pouvoir et de la faveur, à estimer le repos consacré à l’étude et l’esprit se détachant du monde extérieur, pour rentrer en lui-même. La philosophie seule peut nous donner la santé de l’âme[103], seule nous enseigner l’art souverain, l’art de vivre[104], et non seulement le mieux, mais seule aussi nous guider dans les voies de la morale. Il n’y a pas plus de vertu sans philosophie qu’il n’y a de philosophie sans vertu[105]. Un homme demandant un dévouement aussi complet à la philosophie que Sénèque, ne devait, naturellement, se contenter facilement ni du zèle déployé par les disciples qui s’y appliquaient, ni du nombre existant de ceux-ci. Personne, soupire-t-il, vers l’an 64 sans doute[106], ne se soucie de la philosophie, à moins qu’il n’y ait relâche de spectacles, ou qu’un jour de pluie ne nous fasse chercher à tuer le temps ; les écoles des philosophes, comme celles des rhéteurs, sont vides[107]. Cependant, ces doléances d’un écrivain qui exagère toujours prouvent tout au plus que le fait ne répondait pas à son idéal. Ce qui prouverait au contraire que la philosophie comptait effectivement, à cette époque aussi, un grand nombre et de zélés disciples dans la jeunesse de la haute société, c’est le bannissement, en l’an 65, de Musonius Rufus, poussé dans l’exil, suivant l’expression de Tacite, par la gloire de son nom, due à l’influence qu’il avait prise sur l’éducation de la jeunesse, en l’initiant aux principes de la philosophie[108]. Naturellement, un nombre considérable de disciples, appartenant aux classes supérieures[109], avait pu seul exciter l’attention et les soupçons du gouvernement de Néron déjà. La grande majorité des philosophes enseignant comme professeurs, à Rome et dans les autres villes de l’Occident, notamment à Marseille (Massilia), un des sièges principaux, de cet enseignement déjà du temps de Strabon[110], étaient, il est vrai, des Grecs[111], et ce qui montre que l’on considérait la philosophie comme une science grecque, c’est qu’une grande partie des philosophes non grecs, tels que Cornutus, Musonius Rufus, Favorin, Marc-Aurèle, écrivirent en grec. Il est facile de constater les progrès que la philosophie avait faits à Rome, en s’y naturalisant dès le dernier siècle avant Jésus-Christ, non seulement par le grand nombre de partisans, d’admirateurs et de protecteurs qu’elle y trouva, dans le monde instruit, et par la formation d’une littérature philosophique latine, mais surtout aussi par celle de l’école des philosophes romains dits Sextiens[112]. Celle-ci n’était, il est vrai, qu’une forme du stoïcisme, tel qu’il se dessinait dans la conscience romaine, notamment en ce sens qu’il se bornait strictement à l’éthique, au mélange près d’un certain ascétisme, emprunté à l’école de Pythagore, et qui se manifeste dans la répudiation de la viande comme nourriture. Comme, dans le fond, cette doctrine se rencontrait avec le stoïcisme et le cynisme, la condition fondamentale d’une existence indépendante lui faisait défaut ; elle ne tarda donc pas à se dissoudre, et les Sextiens rentrèrent, comme Sénèque, dans la grande communauté stoïcienne, de laquelle ils étaient sortis. Tant qu’elle exista, cependant, cette école eut des représentants considérables et exerça beaucoup d’influence. Elle comptait parmi les siens, outre son fondateur Q. Sextius, homme de bonne famille, qui avait dédaigné l’offre de Jules César de l’élever au rang sénatorial et de le pousser dans la carrière des emplois, pour s’adonner entièrement à la philosophie, et le propre fils du précédent, puis le fécond écrivain Cornélius Celse, le savant grammairien L. Crassitius de Tarente, qui renonça à ses nombreuses leçons pour se vouer tout entier à cette secte, et Papirius Fabien, que Sénèque, dans sa jeunesse, avait entendu et tenait en haute estime. Aussi l’appelle-t-il un véritable philosophe à la manière des anciens, tout différent des philosophes de la chaire du temps présent, et fait-il en même temps l’éloge de ses leçons publiques. On se sentait édifié par ses exhortations ; on se piquait d’émulation pour l’imiter, sans perdre néanmoins l’espoir de le surpasser, et, bien qu’en général ses auditeurs observassent modestement le silence, l’élévation de ses sentiments causait parfois, parmi eux, un transport d’applaudissements enthousiastes[113]. Des divers systèmes de philosophie morale des Grecs, le stoïcisme était, sans contredit, celui qui s’adaptait le mieux au caractère national des Romains, et aussi celui qui compta, de tout temps, le plus d’adhérents parmi les Romains aspirant, d’une manière sérieuse, au perfectionnement moral. Dans la longue série des personnalités éminentes de l’histoire romaine que nous connaissons comme stoïciens, nous apercevons les plus nobles figures des siècles de ce temps-là, et plus d’un de ces hommes dont la vie et la mort témoignèrent de la profondeur et de la sincérité des convictions qu’ils avaient puisées dans cette philosophie. Les œuvres philosophiques des auteurs romains de cette période, parvenues jusqu’à nous, appartiennent aussi, presque exclusivement, à cette école. Il y a lieu de supposer, même à défaut de témoignages positifs des progrès de l’épicurisme dans le monde romain, sous l’empire, qu’il a dû, en tout temps, y compter le plus grand nombre de partisans, après le stoïcisme[114]. Il était dans la nature dits doctrines de l’école même, qui aimait à se dérober aux regards, que les épicuriens se missent peu en avant, dans la vie publique surtout. Ils éprouvaient d’autant moins le besoin de faire valoir leur système, dans la littérature, que des écrits antérieurs y avaient déjà suffisamment pourvu. Les autres écoles philosophiques étaient, sans nul doute, moins répandues chez les Romains, mais probablement aucune d’elles n’y manquait de représentants, et il était tout naturel, avec la direction éclectique du génie romain, que chacune excitât l’intérêt et exerçât une certaine attraction, même en dehors du cerclé de ses propres adhérents. Les cours que fit à Rome, encore sous le règne de Domitien, le platonicien Plutarque, étaient suivis par les hommes les plus considérables de la capitale[115], dont plusieurs formèrent des relations durables avec ce philosophe vénéré : ainsi Sossius Sénécion, consul dans les années 98, 99 et 102, celui auquel Plutarque dédia ses Biographies des hommes célèbres[116] ; Fundanus, disciple de Musonius[117], probablement le même que Minucius Fundanus, consul en 107 ; Térence Priscus, sans doute celui qui figure aussi parmi les protecteurs de Martial[118] et d’autres encore tels que Paccius[119], Saturnin[120] et Sylla[121]. Aulu-Gelle, qui suivit, à Athènes, très assidûment les cours du célèbre platonicien Calvisius Taurus, faisait partie d’un cercle nombreux de Romains étudiant dans cette ville, où ils suivaient tous les mêmes cours[122]. Il sera question plus loin de la position qu’avait à Rome le cynique Démétrius, depuis le temps de Néron jusqu’à Vespasien. Le cynique Théagène[123], qui, d’après Galien, mourut des suites d’un traitement à contresens du médecin Attale, élève de Soranus, âne de la secte de Thessalus, était une personnalité bien connue à Rome, où on pouvait l’entendre, tous les jours, disputer aux thermes de Trajan. Quand Attale vint, en compagnie d’un grand nombre d’amis du patient, à la maison de celui-ci, pour les rendre témoins de sa convalescence, il y trouva des cyniques et d’autres philosophes, occupés précisément à laver le corps du défunt, qui, fidèle aux principes de l’école à laquelle il appartenait, n’avait ni esclaves, ni famille. Galien fonda, en l’an 162[124], sa réputation à Rome, par le rétablissement du péripatéticien Eudème, âgé de 63 ans[125]. Presque tous les hommes éminents par le rang et l’éducation se firent un devoir de visiter ce philosophe, pendant sa maladie : notamment Serge Paul, consul pour la seconde fois en 168, et plus tard, préfet de la ville[126], homme aussi distingué par l’excellence de ses procédés que par son instruction philosophique[127], et le consulaire Flavius Boéthus, qui se livrait avec ardeur à l’étude de la philosophie d’Aristote. Ce personnage, ainsi que l’oncle de Lucius Verus, Civica Barbarus, consul en 157, et Sévère ; consul en l’an 162, de l’école d’Aristote aussi[128], se fit donner par Galien des leçons d’anatomie, aux-quelles assistaient également, avec d’autres philosophes encore, le péripatéticien Alexandre de Damas et Démétrius d’Alexandrie. Le premier, sectateur d’Aristote plus que de Platon, avait été lé professeur de Boéthus en 162, et commença vers 175 à professer publiquement à Athènes[129] ; le second, ami de Favorin, avait pris, comme son maître, l’habitude de parler tous les jours en public, sur des thèmes proposés[130]. Favorin lui-même, qui était sceptique, avait les bonnes grâces d’Adrien et réunit autour de lui, sous le règne de ce prince et celui de son successeur, un grand nombre de disciples et d’admirateurs, en partie de haute condition[131]. Aulu-Gelle, qui s’attacha principalement à lui, mentionne comme ses amis un péripatéticien et un stoïcien, deux philosophes très considérés à Rome, l’un et l’autre[132]. Dans la société des savants où il lui arriva, une fois, de passer le temps des grandes chaleurs de l’été à Tibur, il y avait aussi un péripatéticien, appliqué avec ardeur à l’étude d’Aristote[133]. Ces fréquentes mentions d’études philosophiques, à Rome, très nombreuses relativement à la pénurie générale, dans les données sur lesquelles repose notre connaissance des rapports du mouvement intellectuel de l’époque, et d’autres renseignements d’occasion[134], comme par exemple la mention du fait qu’au temps de Trajan on y faisait servir à l’entretien, des convives, dans les festins, des dialogues de Platon, amènent à penser que, depuis la fin du premier siècle, un intérêt vif et multiple pour la philosophie avait dû se répandre dans les hautes classes, à Rome, et les rapports de Porphyre[135], sur le succès que Plotin y eut, montrent que cet intérêt était encore très vivant, même à une époque très avancée du troisième. Le cours de philosophie ne commençait, pour la plupart des jeunes hommes, qu’après la fin de l’enseignement de la grammaire et de la rhétorique[136]. Aulu-Gelle, qui resta très longtemps fidèle à ces études, ne se tourna, paraît-il, vers la philosophie qu’à l’âge de vingt-cinq ans, tandis que Marc-Aurèle commença ses études philosophiques très jeune, dès l’âge de douze ans[137]. Il est probable que, la grande majorité des jeunes gens entraient, en même temps qu’ils endossaient la toge virile, à l’école qui devait procurer l’émancipation morale à ses élèves et en faire des hommes, dans l’acception supérieure du mot[138]. Perse, ayant quitté à l’âge de seize ans la bulle[139] et l’habit de jeune garçon, éprouva vivement, dès que la toge blanche lui permit de promener ses regards partout et en toute liberté, dans le tumulte étourdissant de Rome, le besoin de s’attacher à un guide éprouvé, pour bien choisir sa ligne de conduite dans les ambages du labyrinthe de la vie, ce qui le détermina à s’attacher le plus étroitement possible à Cornutus[140]. Sénèque aussi n’était qu’adolescent à l’époque où il fréquentait l’école de l’Alexandrin Sotion, qui appartenait à la secte des Sextiens[141]. La grande majorité des élèves ne continuaient, probablement, à visiter les cours de philosophie d’une manière régulière que jusqu’à leur établissement matrimonial ou leur placement, bien que Plutarque ne crût pas devoir admettre le souci des affaires et les soins du ménage comme un motif d’excuse suffisant pour faire négliger une chose d’une bien plus grande importance[142]. Effectivement, il n’était pas insolite que des hommes mariés et des hommes d’âge visitassent également les écoles des philosophes. Sénèque avait une soixantaine d’années quand il suivit, à Naples, les cours du philosophe Métronax. Il écrit à Lucilius : Voilà déjà cinq jours que je vais, à l’école, dans l’après-midi, pour entendre Métronax, à partir de huit heures. Cette école, dit-il, admet des élèves de tout âge ; pourquoi rougirais-je d’aller chez un philosophe ? Elle est très peu visitée, il est vrai, tandis que le théâtre, où se tiennent en même temps des concours de musique, regorge de monde, et que l’on rit des disciples de Métronax comme de fous et de fainéants[143]. L’enseignement philosophique portait sur trois divisions de la philosophie, reconnues par toutes les écoles : la logique, la physique et l’éthique ou morale. Les platoniciens seuls avaient ; comme il paraît, conservé l’habitude d’y joindre encore l’étude des mathématiques ; dans leurs cabinets de travail, on voyait des tableaux pour tracer les figures, des globes et d’autres objets de l’espèce[144] ; dans leurs salles de cours, les disciples manifestaient leur désir d’apprendre par des questions de hautes mathématiques[145], et l’origine des réminiscences mathématiques, dans Aulu-Gelle[146], date probablement du temps où il faisait ses études sous la direction du platonicien Taurus. A l’école stoïcienne, celle de toutes sur laquelle nous avons le plus de renseignements de l’époque[147], on commençait, en général, par la logique et la dialectique, bien que les autorités de cette école ne s’accordent pas sur l’ordre de succession des matières dans l’enseignement[148]. Sénèque appelle la logique l’abécédaire des philosophes (Lettres, 71, 6). Or, quoique le stoïcisme, ou la philosophie en général, eût fait alors de l’éthique si bien l’objet principal et le but de l’enseignement que non seulement les deux autres branches paraissaient subordonnées à celle-ci, mais il semblait même que l’on pût s’en passer plus ou moins[149], des hommes, tels que Musonius Rufus[150] et Épictète[151], tout en regardant l’éducation morale comme le but unique de la philosophie, et ne s’intéressant guère aux dissertations de logique et de dialectique[152], n’en considéraient pas moins la logique comme le fondement indispensable des études philosophiques ; et pour ceux en particulier qui se vouaient à l’éloquente, la question de la nécessité et de l’utilité de la logique, pour l’éducation scientifique en général, pouvait encore bien moins former l’objet d’un doute[153]. Cette étude, d’ailleurs, malgré son aridité, avait pour la sagacité, celle des esprits tournés à l’argutie notamment, d’autant plus d’attrait qu’on arrivait facilement à briller, dans les disputations, avec la virtuosité du maniement des formes de la logique. Une fois que l’on a bien pioché, dit Aulu-Gelle[154], on ne tarde pas à être de plus en plus frappé de l’utilité de cette science, qui d’abord vous rebute, et on éprouve un insatiable désir d’apprendre, qu’il faut savoir refréner, parce que l’on risque, autrement, de rester captif toute sa vie dans ce dédale de la dialectique, qui est comme les îles des Sirènes. Le plus fâcheux avec les sophismes, dit Sénèque (Lettres, 111, 5), c’est qu’offrant un certain attrait, ils arrêtent et fascinent l’esprit, séduit par l’exercice d’une sagacité apparente, lorsque, cependant, une multitude de choses bien plus importantes nous dit de pousser plus loin, et que la vie entière suffit à peine pour nous apprendre à mépriser la vie, ce qui est le but de la philosophie. Les aspirations et fantaisies de l’espèce étaient largement alimentées par une littérature volumineuse, à laquelle les stoïciens de l’ancienne école, qui cultivaient ce champ avec prédilection, avaient notamment beaucoup contribué. Il existait des livres traitant spécialement de tels syllogismes captieux, qui visaient uniquement à embarrasser autrui, comme le syllogisme du tas, posant la question : Combien faut-il de grains pour former un tas ? et le syllogisme des cornes, partant de celle-ci : Avez-vous perdu vos cornes ? Dans le cas d’une réponse négative, on répliquait : Ainsi vous avez encore des cornes ?[155] etc. On s’occupait alors, très sérieusement, de jeux d’esprit pareils, dignes du Talmud, et les jeunes gens surtout perdaient beaucoup de temps à s’amuser ainsi. Tous les commençants en philosophie, dit Plutarque[156], s’adonnent de préférence à ce qui procure de la renommée ; les uns, par légèreté de caractère et par ambition, s’élèvent comme des oiseaux aux hauteurs splendides des spéculations de la philosophie naturelle ; d’autres se portent sur les disputations, les questions embarrassantes et les sophismes, comme les petits chiens auxquels, suivant l’expression de Platon, il faut toujours quelque chose à chiffonner bu à traîner, pour leur amusement ; mais le plus grand nombre s’absorbe dans la dialectique, afin de s’y pourvoir des armes nécessaires pour se lancer dans les sophismes. Malheureusement les maîtres, qui nous apprennent à discuter, au lieu de nous apprendre à vivre, comme dit Sénèque (Lettres, 108, 23), n’allaient que trop au-devant de cette fausse direction de l’esprit d’élèves, plus désireux d’exercer leur esprit que de se former le caractère, et c’est ainsi que la philosophie est arrivée à n’être plus qu’une science de mots, philologie, ou logomachie, comme nous dirions aujourd’hui. En accueillant ce dont la philologie et les mathématiques peuvent se passer, dit-il encore (Ibid., 88, 42), la philosophie en est venue au point de savoir mieux parler que vivre. Les philosophes, comme ceux qui ne l’étaient pas, étaient d’accord polir se plaindre de ce que l’on consacrait trop de temps et d’efforts à la logique et à la dialectique, qui n’étaient pourtant que les ouvrages extérieurs de la sagesse, et de ce que l’éthique en souffrait[157]. Actuellement, dit par exemple Épictète (Diss., III, 6, 3), on se donne la plus grande peine pour résoudre des syllogismes, et on fait des progrès en cela ; autrefois, on en prenait plus pour maintenir la meilleure partie de l’âme dans un état normal, et on y faisait des progrès. Particulièrement dans l’école stoïcienne, beaucoup d’étudiants s’appliquaient, avec une tendance plus ou moins exclusive, à acquérir la virtuosité dans l’art de manier les formes de la dialectique et l’érudition bibliographique y relative. Les pédants visitant encore l’école ou à peine sortis de celle-ci, pressés d’enseigner, dès aujourd’hui, ce qu’ils avaient appris hier et de vomir des morceaux non digérés[158], sachant tout mieux que les autres et copiant leurs professeurs, surtout dans leur manie de tout critiquer et de vouloir toujours avoir raison ; apparaissent assez souvent, chez les écrivains du deuxième siècle, comme les trouble-fête de la conversation dans les réunions de société, en Grèce. N’y avait-il pas, comme dit Épictète, des gens suivant des cours et étudiant des livres de philosophie dans le seul but d’exciter l’admiration d’un sénateur, à côté duquel ils pourraient avoir la chance d’être placés un jour à table, ou d’émerveiller les convives par, l’énumération de tous les auteurs ayant écrit sur une certaine forme de conclusion ? Aulu-Gelle, dans une visite chez Hérode Atticus, à sa villa près du Céphise, y trouva un stoïcien fort jeune, grand discoureur et très peu réservé, qui prenait ordinairement la parole dans les conversations après table, pour faire des tirades d’une longueur démesurée et sans goût sur la philosophie, dont il croyait savoir plus long que tous-les autres Grecs et Romains. Il faisait ses embarras avec des expressions hétéroclites, des syllogismes et des propositions captieuses, et se vantait d’être plus fort que personne dans l’art de résoudre les problèmes de la dialectique, comme dans tout ce qui est du domaine de l’éthique. Il se disait tellement inébranlable dans sa conscience de posséder la vraie sagesse, garantie de la plus haute félicité, que, d’après sa déclaration, aucun chagrin, aucune douleur même, n’avait assez de puissance sur l’âme d’un stoïcien : pour troubler, seulement la sérénité de son visage. Aussi Hérode fit-il, pour lui rabattre le caquet, donner lecture d’un passage d’Épictète, dans lequel ce vénérable vieillard tance hautement et justement les jeunes gens qui se disent stoïciens, mais qui, sans se distinguer d’aucune manière par leur mérite et leur valeur morale, ont continuellement à la bouche de puériles sentences, des lieux communs, ainsi que les préceptes des livres élémentaires de l’école, et abusent ainsi. du nom d’une doctrine sublime, à force de jeter de la poudre aux yeux de leurs auditeurs et de prodiguer ces effluves de vaines paroles et de subtilités[159]. La philosophie naturelle ou physique se trouvait dans une, connexité trop`étroite avec l’éthique pour ne pas devoir être, jusqu’à un certain point du moins, prisé en considération conjointement avec celle-ci. La question de la providence déjà ne pouvait, véritablement, trouver sa solution qu’avec celle de l’origine des choses et de l’ordre cosmique[160]. Mais, plus l’attention se concentra d’une manière particulière et, exclusive sur la tâche morale de la philosophie, moins on en eut pour l’autre branche de celle-ci, et l’opinion de Socrate, suivant lequel la recherche et l’examen des derniers éléments et des premiers principes de toutes choses étaient au-dessus de nos moyens et partant sans valeur pratique, devait être, selon toute probabilité, très répandue ; aussi y avait-il, pour la défendre, une aussi haute autorité que celle d’Épictète[161]. Sénèque aussi, qui, avait cependant, personnellement, du goût et de l’intérêt pour la spéculation sur le domaine des sciences naturelles, n’est disposé à y attacher de l’importance qu’autant qu’elle peuh contribuer au perfectionnement moral. L’esprit a besoin de la contemplation de la nature pour se récréer, et c’est elle qui le met à même de s’élever à la hauteur du sublime, dans les objets dont elle s’occupe. Par la contemplation de l’univers et de son auteur, on se dégage du fardeau de la matière, on apprend à connaître, son origine et sa destination supérieures, à faire peu de cas du corps et des choses corporelles, ainsi qu’à s’en affranchir[162]. Mais on y court, il est vrai, aussi, le danger que l’esprit ne s’habitue à faire ce qui lui plaît plutôt que ce qui est nécessaire pour sa santé, et à chercher, dans la philosophie, un simple divertissement, tandis qu’elle est un moyen de guérison[163]. Plutarque aussi, dans un passage cité, donne à entendre que c’était précisément la philosophie naturelle, parlant si vivement à l’imagination, qui séduisait le plus d’amateurs peu disposés à prendre au sérieux l’instruction philosophique. Properce[164] comptait se tourner vers celle-ci quand il serait obligé, par l’âge, de renoncer à l’amour, puis s’appliquer à la connaissance des lois de la nature, se renseigner sur les causes des phases lunaires, des variations atmosphériques, de la pluie, l’arc-en-ciel, des tremblements de terre, des éclipses de soleil, des phénomènes du monde sidéral et de la mer, rechercher, enfin, quel dieu gouverne avec tant d’art l’édifice cosmique, si le monde doit s’attendre à périr un jour, ce qui, en est de l’enfer et de ses châtiments, ou si l’existence finit avec la mort. Cependant, la physique et la logique étaient toujours reléguées tellement au second plan, par rapport à l’éthique, que celle-ci apparaissait comme l’objet essentiel, pour ne pas dire unique, de la philosophie. Si ce fait, après tout ce qui a été dit, n’a guère besoin d’être appuyé de nouvelles preuves, il ne sera peut-être néanmoins pas de trop de montrer comment on attendait, précisément, de la philosophie seule l’éducation morale de la jeunesse. De même que la gymnastique et la médecine pourvoient à la santé et à la vigueur du corps, dit Plutarque, dans son Traité de l’éducation (De educ. puer., X), la philosophie seule guérit des infirmités et des maladies de l’âme. C’est par elle et avec son secours que l’on arrive à reconnaître ce qui est noble et ce qui est infâme, ce qui est juste et ce qui est injuste, bref, ce à quoi il faut tendre et ce qu’il faut éviter ; que nous apprenons comment nous avons à nous comporter envers les dieux, nos parents, la vieillesse, les lois, les étrangers, les gouvernants, nos amis, les femmes, les enfants et les hommes : c’est-à-dire à craindre les dieux, à honorer nos parents, à respecter, l’âge, à obéir aux lois, à être dociles aux ordres du souverain, à aimer nos amis, à observer la décence avec les femmes, à traiter les enfants avec tendresse et les esclaves sans hauteur ; mais surtout à ne pas trop nous laisser aller à la joie dans la bonne fortune, ni à l’abattement dans la mauvaise, à ne pas nous laisser dominer par la volupté, ni céder aux emportements de la passion et de la brutalité dans la colère. Voilà, ajoute-t-il, de tous les biens que nous acquérons par la philosophie, ceux dont je fais le plus de cas. Dans un autre passage[165], il dit : Les parents assez sots pour avoir négligé de donner une bonne éducation à leurs enfants, ne se repentent, ordinairement, de leur incurie que trop tard, quand les fils, arrivant à l’âge des passions de la jeunesse, au lieu de mener une vie régulière et raisonnable, se jettent dans la débauche et les plaisirs de bas étage, s’entourent de parasites et de gens dont le métier est de corrompre la jeunesse, entretiennent des filles, mangent leur patrimoine dans des orgies, aux dés et dans la ripaille, commettent des adultères et d’autres excès, dans lesquels ils mettent en jeu leur vie par amour du plaisir. Si ces jeunes gens avaient été à même de profiter, pour leur instruction, des leçons d’un philosophe, jamais ils ne se seraient livrés à pareille conduite. De même que le cultivateur ou le jardinier extirpe l’ivraie des champs[166], de même le philosophe arrache des jeunes âmes les mauvais instincts de l’envie, de l’avarice, de la volupté, dût-il être obligé d’y pratiquer, à cet effet, des incisions profondes, laissant des cicatrices, tandis que, dans d’autres cas, il fera bien de procéder délicatement, comme le vigneron taillant la vigne, pour ne pas s’exposer à couper aussi des parties nobles en enlevant les parties viles. Partout où l’instruction philosophique était ainsi conçue, où le philosophe était considéré, non seulement comme le précepteur, mais principalement comme l’instituteur chargé de l’éducation et du soin direct des âmes de ses élèves, on devait, nécessairement aussi, regarder comme son devoir de travailler à leur perfectionnement moral de toutes les manières, même en dehors de la sphère de l’enseignement proprement dit, et partant comme son droit d’étendre sa surveillance sur tout l’ensemble de leur conduite, ainsi que de les amener sur la bonne voie par des conseils et des exhortations, des avertissements et des réprimandes, les moyens de la douceur ou la sévérité. Aussi, à cette époque, nombre d’hommes éminents ; remplis du sentiment de la haute importance de leur office, et munis de pareille autorité, ont-ils, selon toute apparence, effectivement exercé la plus grande influence morale sur des générations entières, d’autant plus que les élèves affluaient d’eux-mêmes des pays les plus lointains, notamment à Athènes et à Rome, aux cours des maîtres en renom qui, comme Musonius, attiraient la jeunesse de toutes parts, de même que l’aimant attire le fer[167]. Partie de ces jeunes gens s’engageaient avec leurs maîtres dans une liaison d’intimité qui se prolongeait, bien souvent, au-delà du terme des années d’études proprement dites et persistait même toute la vie. Ainsi Perse fut uni, depuis sa dix-septième année, par un lien d’amitié indissoluble avec Cornutus, dont il apprit à connaître aussi les autres disciples, parmi lesquels se trouvaient le poète Lucain et deux Grecs, le médecin Claude Agathémère, de Sparte, et Pétronius Aristocrate, de Magnésie, hommes joignant tous les deux à un esprit très cultivé une rare candeur d’âme, et que Perse prit pour modèles. Cornutus l’assistait de ses conseils, même dans ses travaux poétiques, et fut compris, pour un legs considérable, dans, le testament de son élève (Vita Persii). Perse a exprimé, en termes pleins du sentiment d’une affection profonde, sa reconnaissance pour le maître chéri auquel une si grande partie de son âme appartenait tout à fait. Il se croyait uni pour jamais par le destin, qui se révèle dans les constellations, avec celui qui l’avait entouré de l’amour d’un Socrate, dans ses jeunes années, qui avait formé son âme, à l’âge tendre où elle s’y prêtait, comme l’artiste qui pétrit une molle argile, et il aimait à rappeler le souvenir des journées de travail et de récréation passées ensemble, ainsi que celui des repas modestes, mais prolongés jusqu’à la nuit tombante, qui interrompaient les études sérieuses[168]. Aulu-Gelle a aussi laissé une image, très attrayante, des rapports du philosophe platonicien Taurus avec ses disciples. Taurus non seulement leur permettait souvent de lui adresser des questions, après la leçon quotidienne, il invitait souvent aussi ceux qui s’attachaient plus particulièrement à lui à partager un frugal souper, dont un mets de lentilles d’Égypte et de citrouille hachée à l’huile formait, ordinairement, le plat principal. Les disciples y étaient tenus, pour ainsi dire, sous l’obligation de fournir quelque chose à croquer pour le dessert, de poser des questions et des problèmes, particulièrement de ces jeux d’esprit qui convenaient à des têtes animées par le vin, tels que, par exemple, la question de savoir à quel moment un mourant expire réellement, un homme qui se lève cesse d’être assis, un étudiant commence à savoir ? Car, disait Taurus, les questions de l’espèce ; ayant été discutées par les plus grands philosophes, ne devraient pas être méprisées. Il allait voir ses disciples chez eux, dans leurs maladies. Il exprimait sa désapprobation de tout ce qui lui déplaisait, dans leur manière de vivre ou d’étudier, d’un ton amical ou sévère, suivant les circonstances. A un jeune homme riche, qui se plaisait dans la société des joueurs de flûte et des tragédiens, il communiqua, pour le détourner de cette compagnie, un pas sage d’Aristote sur l’indignité morale de la plupart de ces artistes, avec la recommandation de le relire chaque jour. Il semonça rudement, au contraire, un autre, qui avait sauté brusquement de l’étude de l’éloquence à celle de la philosophie, et finit même par se mettre en colère quand le jeune homme chercha à se justifier par l’exemple d’autres qui avaient fait comme lui, ce qui fournit, de plus à Taurus l’occasion de citer un très beau passage de Démosthène relatif à la circonstance. Ainsi, termine Aulu-Gelle[169], Taurus employait toute espèce d’exhortations et d’enseignements, pour mettre ses disciples sur la voie du bien et dans le droit chemin. Le stoïcien Attale, qui tenait à Rome une école, à laquelle Sénèque, dans sa jeunesse, arrivait toujours le premier, pour n’en sortir que le dernier, aimait aussi à répondre aux questions de ses élèves, dans les promenades. Qui va chez un philosophe, disait-il, est tenu d’en rapporter chaque jour quelque bien à la maison, la. philosophie ayant la vertu de profiter non seulement aux personnes vouées à l’étude de ses doctrines, mais en outre à tous ceux qui ont des rapports avec ces personnes[170]. Si les philosophes croyaient devoir régler le genre de vie de leurs élèves jusque dans les moindres détails, et leur donner des préceptes, même au sujet’ de choses futiles et indifférentes en apparence, pour peu qu’elles se rapportassent à quelque principe de morale, on leur reconnaissait aussi positivement et généralement, sans conteste, le droit d’agir ainsi, et il n’était pas rare de voir même des hommes faits, mais surtout des hommes jeunes, s’abandonner à leur direction avec une docilité absolue, telle que les enfants seuls en témoignent de clos jours à leurs précepteurs. En général, les disciples adultes accordaient alors sur soi à leurs maîtres bien plus d’autorité qu’aujourd’hui. Ainsi Aulu-Gelle (XIII, 22) raconte que le rhéteur T. Castricius réprimanda des sénateurs, fréquentant son école, pour avoir paru en public, un jour de fête, dans un costume qui ne convenait pas à leur rang. Il va de soi qu’on accordait surtout largement aux philosophes le pouvoir de régler la vie de leurs élèves. Attale recommandait aux siens de dormir sur un lit dur, et Sénèque se servait, encore à un âge fort avancé, d’un matelas réfractaire à toute pression du corps[171]. Épictète exhortait ses auditeurs à se laisser croître la barbe, non seulement comme un bel et digne ornement ; mais aussi comme un signe imaginé par la providence pour la distinction des sexes, et dont il ne nous est pas permis de nous départir, en le rejetant. Un jeune homme, venu à l’école avec des cheveux merveilleusement frisés et un accoutrement visant à la suprême élégance, eut à essuyer un sermon à ce sujet. Le scrupule que son auditeur pourrait s’en trouver offensé, ne plus revenir et ne pas suivre ces bons conseils, ne retint pas le philosophe de l’accomplissement d’un devoir, que l’autre eût pu avec raison, plus tard, lui faire un reproche d’avoir négligé. Mais, si Épictète ne voulait pas de disciples trop coquets, il se souciait encore moins d’en avoir de malpropres et de négligents ; il voulait qu’ils fussent toujours propres, afin que leurs condisciples eussent du plaisir à les voir, et le maître n’a pas dédaigné d’entrer dans les particularités que comprend le soin du corps, celui que l’on doit prendre de se moucher, de se laver les pieds, d’essuyer les sueurs et de se curer les dents. Et pourquoi tout cela ? Pour que vous soyez un homme ; non pas comme une brute ou un pourceau[172] ! Cette sollicitude allant du plus grand au plus petit ; et qui pénétrait jusqu’au fond de la vie privée, il paraît que les philosophes- l’étendaient même aux personnes de la famille de leurs disciples, sans s’attirer le reproche d’indiscrétion. Ainsi Favorin reçoit un jour la nouvelle que la femme d’un de ses auditeurs, d’un homme de condition sénatoriale et de grande famille, vient d’accoucher d’un fils aussitôt il se rend, accompagné de tous ses auditeurs présents, auprès du jeune père, le félicite, puis exprime l’espoir que l’accouchée ne manquera pas de nourrir elle-même son enfant. La mère de celle-ci s’étant déclarée contraire à cet avis, Favorin ne manqua pas de faire à ce sujet un long discours, qu’Aulu-Gelle se nota et fit passer ensuite dans ses Nuits Attiques (XII, 1). On comprend que les philosophes, prodigues de leurs conseils même dans des circonstances pareilles, fussent consultés par leurs disciples toutes les fois qu’il venait à ceux-ci des scrupules de conscience, ainsi que dans toutes les situations difficiles de la vie. Aulu-Gelle, nommé juge très jeune, mais n’ayant pourtant pas moins de vingt-cinq ans, et ne parvenant, dans un procès, à se décider pour aucune des parties, n’eut, après les avoir ajournées, rien de plus pressé que de se rendre chez Favorin, auquel il s’était attaché de préférence, pour le prier de lui dire comment lui-même jugerait, dans le cas donné, ainsi que de lui tracer des règles de conduite pour l’office de juge en général[173]. Selon toute apparence, les philosophes avaient plutôt à se plaindre d’être trop consultés que de ne pas l’être assez. On leur demandait, comme dit Épictète, des instructions pour se guider dans des affaires d’intérêt pratique, comme on demande à un cordonnier ou à un tailleur de sa marchandise, sans prendre personnellement la peine de s’approprier, par le travail et l’étude, les principes de morale desquels doivent être déduites les décisions de tous les cas particuliers[174]. Généralement les philosophes, abstraction faite de leur intervention accidentelle dans d’autres cas encore, déployaient une activité pratique et, par là, exerçaient une influence immédiate sur l’éducation morale de leurs contemporains, dans trois conditions différentes : comme instituteurs et conseillers permanents de telles ou telles personnes en particulier, comme professeurs de morale dans les chaires des écoles publiques, enfin comme missionnaires et prédicateurs populaires. Ce dernier champ, sur lequel les cyniques avaient jeté leur dévolu, resta presque exclusivement abandonné à cette secte. Toutes ces formes de l’activité professionnelle des philosophes, sont assez souvent mentionnées, par les philosophes eux-mêmes comme par des écrivains étrangers au mouvement philosophique, pour que l’on puisse, au moins jusqu’à un certain point, s’en faire une idée générale. Il est vrai que ce sont principalement les ombres et le mauvais côté, les défauts et les faiblesses, l’insuccès et l’insuffisance des efforts et de l’action de la philosophie dont on s’occupe, et auxquels les adversaires par principe de celle-ci aiment à s’arrêter. Mais ces critiques et ces attaques mêmes font ressortir l’importance des services que l’on se croyait en droit d’attendre de l’influence moralisante de la philosophie sur le monde contemporain, et, bien que cette tâche ne fût que très imparfaitement. remplie par la plupart des philosophes, on rencontre cependant aussi l’aveu, tacite ou formel, que les doctrines les plus pures et les meilleures y satisfaisaient au plus haut degré et ne manquaient pas de produire les plus grands effets. Pendant que la grande majorité des hommes étaient obligés de se contenter, pour leur éducation morale, d’un enseignement philosophique d’une durée limitée, des personnes jouissant d’une plus grande aisance cherchaient, très souvent, à s’attacher un philosophe, qu’elles prenaient dans leur maison, non seulement pour l’éducation des enfants, mais aussi afin de s’assurer, pour toute la vie, de l’assistance permanente d’un conseiller, homme de confiance, capable de les guider et de prendre charge d’âmes. Dans les grandes maisons romaines, sous l’empire comme dans ‘les derniers temps de la république déjà, cette position paraît avoir été souvent, occupée notamment par des philosophes grecs. On a trouvé, à proximité de Bonn, un monument érigé au philosophe Q. Égrilius Évarète, ami de Salvius Julianus, c’est-à-dire probablement de celui qui fut consul en l’an 475, par sa femme. Le consulaire ne pouvait, d’après cela, se passer de cette société, même en province[175]. Ces philosophes domestiques, comme, les philosophes en général, figurent particulièrement dans le rôle de compagnons et de consolateurs préparant à la mort. Quand Jules Canus, condamné à mort par Caligula, s’achemina vers la colline où, suivant l’expression de Sénèque[176], on sacrifiait journellement à notre César, il était accompagné de son philosophe, avec lequel il s’entretint de ses pensées du moment et de l’état de son âme. Rubellius Plaute, qui attendit les meurtriers envoyés à sa recherche par Néron, sans même faire une tentative de fuite, avait été, disait-on[177], confirmé par les philosophes Musonius Rufus et Céranus dans sa résolution de préférer la mort à une vie incertaine et pleine d’angoisses. Le messager qui apporta à Thrasée l’arrêt de mort attendu par celui-ci ; le trouva plongé dans une conversation avec le cynique Démétrius : ils discouraient, d’après ce qui semblait du moins résulter de leurs reines sérieuses et de quelques-unes de leurs paroles prononcées assez haut, de la nature de l’âme, ainsi que de la séparation de l’esprit d’avec le corps[178]. Cette position, que des philosophes grecs s’engageaient à prendre, pour une certaine durée, dans les grandes maisons romaines, ne pouvait se maintenir à une hauteur conforme à la dignité de la philosophie qu’autant quel des deux parts, on s’accordait à l’envisager dans le sens le plus noble. Or, les philosophes, dans cette condition, n’étaient que trop souvent même pas en état de s’assurer, à la longue, la possession de l’estime de ceux auxquels leur premier devoir était de donner le bon exemple. D’autre part, les Romains de l’aristocratie n’étaient que rarement non plus, sans doute, hommes à oublier tout à fait que ces professeurs de sagesse n’étaient au fond que des clients ou des employés salariés de leur maison[179]. Lucien a largement et crûment représenté, à sa manière, le revers de la médaille de cette dernière condition, dans un écrit spécial[180], pour servir d’avertissement à un philosophe du nom de Timoclès, qui avait le désir d’entrer dans une maison aristocratique. Ces ombres devaient surtout frapper désagréablement et blesser souvent les yeux au temps où, l’exemple de Marc-Aurèle ayant mis la philosophie à la mode, beaucoup de gens dépourvus du sens qu’il faut pour la comprendre’ et l’estimer, mais ne s’en croyant pas moins obligés de s’extasier dans les. régions sublimes de l’idéalisme de Platon, voulurent avoir à tout prix, dans leur entourage, un philosophe grec, que l’on pût reconnaître de loin déjà pour tel, à son extérieur vénérable, à sa longue barbe et à l’air digne avec lequel il portait son manteau[181]. La perspective d’occuper dans une grande et riche maison une position influente et honorée, semblait à beaucoup d’aspirants assez attrayante pour qu’ils ne reculassent pas devant la nécessité de s’exposer au désagrément des sollicitations et même d’un examen, dans lequel on les astreignait à donner des preuves de leur science et de leur savoir-faire, à subir un interrogatoire sur leur passé et, quelquefois, à se laisser mettre en balance avec des compétiteurs parfaitement indignes, dont plus d’un ne se servait du masque de philosophe que comme d’une recommandation pour des exorcismes, la pratique de la magie et d’autres semblables[182]. Cette épreuve heureusement traversée, on passait parfois, après une invitation à un grand dîner, où le faste de la maison se déployait dans toute sa splendeur, pour éblouir comme pour intimider le novice, au contrat dont il ne s’agissait plus que d’arrêter les conditions. Le maître de la maison se déclarait prêt à tout partager avec le nouvel hôte de celle-ci, en protestant qu’il serait ridicule de ne pas considérer comme associé à la jouissance de tous les avantages qu’elle peut offrir l’homme auquel on confie le soin de ce qu’on a de plus précieux, celui de sa propre âme ou de celle de ses enfants. On fixait néanmoins le chiffre d’un traitement annuel, dont on s’appliquait à justifier l’exiguïté surprenante, en faisant valoir ce qu’il y avait d’honorable dans cette position d’un homme que l’on promettait de traiter en ami, ainsi que la perspective de nombreux cadeaux pour les jours de fêté, mais surtout en faisant appel au désintéressement sublime des philosophes, dans les questions d’argent[183]. Et c’est ainsi que des philosophes, dans la maturité de l’âge, oubliant tous les éloges de la liberté de Platon, de Chrysippe et d’Aristote, se vendaient et acceptaient l’humiliation d’une basse et honteuse servitude. Tout comme la tourbe des autres serviteurs de la famille, sur lesquels ils ne tranchaient que par leur grossier manteau et leur mauvais accent en parlant latin, la cloche de la maison les appelait, chaque matin, à leur service de comparse, qui durait jusqu’à la fin de la soirée et entraînait des désagréments et des affronts de toute sorte, que l’on ne croyait pas avoir à ménager à l’esprit si endurant des Grecs[184]. Puis, quand ils étaient usés ou que l’on était las de leur compagnie, on profitait du premier prétexte venu, d’un grief improvisé, pour les mettre à la porte sains la moindre explication, par une nuit de brouillard, sans ressources et dénués de tout[185]. À la cour, la position des philosophes était encore bien plus difficile que dans les grandes maisons, et plus inconciliable avec les tendances idéales de la philosophie. Dans l’opinion de bien des gens, un philosophe était même aussi déplacé à la cour qu’au cabaret[186]. Plutarque a cherché à prouver, dans un écrit spécial, que le sage, malgré, toutes les difficultés et tous les périls, ne pouvait pas, dans certaines circonstances, refuser même une position pareille, par la raison qu’il trouve l’occasion d’y faire beaucoup plus de bien que dans toute autre. Le philosophe, selon lui, prendra d’autant plus volontiers charge d’une âme dont la sphère d’activité, de sagesse et de justice embrasse le règlement du sort d’un grand nombre, qu’il pourra ainsi se rendre utile au grand nombre, par son influence sur la personne dirigeante, ainsi qu’avaient fait Anaxagore, Platon et Pythagore, comme amis et conseillers : le premier, de Périclès, le second, de Dion, et le troisième, des hommes d’État d’Italie. Les philosophes qui se vouent à l’éducation morale de particuliers, n’affranchissent que ces personnes seules de leurs faiblesses et de leurs passions, tandis que l’homme travaillant à ennoblir le caractère d’un souverain, pousse aux améliorations et au progrès dans l’État tout entier. Au prix de tels avantages on peut se résigner à se laisser, parfois, appeler courtisan et valet. Si même le philosophe qui s’abstient, par principe, de l’exercice d’une activité pratique, n’évite pas d’entrer en relation avec des princes d’un esprit cultivé, et de noble caractère, celui qui croit devoir s’intéresser à la marche des affaires publiques leur portera plus, d’intérêt : encore, sans importunité bien entendu ; sans les ennuyer mal à propos de sermons sophistiques, il sera toujours prêt à répondre à leur désir d’avoir son conseil et son assistance[187]. Des mentions fortuites de la présence de philosophes aux cours d’Auguste, de Néron, de Trajan, d’Adrien et de Julie Domna, ainsi que de pseudo philosophes à celle d’Héliogabale[188], il semble résulter que les professeurs de philosophie, comme d’autres savants, avaient, sinon toujours, au moins très souvent, leur place marquée dans l’entourage des empereurs, à titre de compagnons (συμβιωταί) ; et ces positions aussi étaient en partie salariées. Lucien dit que, des philosophes les plus considérés de son temps, il y en avait un qui se faisait payer par l’empereur, pour lui tenir compagnie, mais que cette condition l’obligeait aussi à suivre, quoique âgé, le souverain dans tous ses voyages, comme un laquais indien ou scythe[189]. Il dépendait naturellement de la personnalité des empereurs et du ton régnant à leur cour que la position des philosophes y fût digne ou indigne de ceux-ci. Sénèque, dans son épître de consolations à Marcie, rappelle comment la femme d’Auguste, Julie, avec laquelle elle avait été fortement liée d’amitié, avait cherché et trouvé, après la mort de Drusus, des consolations auprès d’Arée, du philosophe de son mari ; il nous montre ce philosophe se qualifiant, auprès de Julie, de compagnon inséparable de votre mari, d’homme initié, non seulement aux choses qui sont du domaine de la publicité, mais encore à tout ce qui se passe dans le secret de vos âmes[190]. Auguste avait fait à Arée l’honneur de lui déclarer, après la prise d’Alexandrie, qu’il épargnerait cette place, parce qu’elle était sa ville natale. Néron, au contraire, s’amusait de ses philosophes, en excitant à table, les partisans des différentes écoles à se chamailler entre eux[191]. Mais sans doute les philosophes, ceux du moins qui avaient la conscience de leur valeur, préféraient pour la plupart l’enseignement public aux plus brillantes positions, à la cour ou dans une grande famille. Le stoïcien Apollonius, appelé par Antonin le Pieux à remplir les fonctions de précepteur auprès du jeune Marc-Aurèle, se décida à émigrer de Chalcis à Rome, où un certain nombre de ses élèves le suivirent ; mais il refusa de venir demeurer au palais Libérien, où était logé Marc-Aurèle : c’est, disait-il, à l’élève de venir chez le maître, et l’héritier du trône impérial se rendit effectivement à ce désir. L’ouverture d’une école publique n’offrait pas seulement la perspective d’une existence plus digne, d’une sphère d’activité plus importante, dans certains cas même grandiose, qui promettait, comme on l’a déjà dit, dans des centres tels qu’Athènes et Rome, d’attirer la fleur de la jeunesse des provinces les plus diverses et de procurer, par suite, aussi de magnifiques revenus[192]. Car tout porte à croire que la minorité seulement partageait, à cet égard, la rigidité des principes du platonicien Nigrin, qui appelait boutiques et magasins les écoles des philosophes enseignant pour de l’argent et débitant la vertu comme une marchandise[193]. Même à part cela, la conduite des philosophes qui enseignaient publiquement, leurs cours et leur méthode d’enseignement surtout, donnaient prise à mainte critique. Ce blâme, les auteurs d’écrits philosophiques du temps l’expriment si largement, avec tant d’insistance et si souvent, que l’on pourrait être tenté de se faire une idée par trop défavorable des écoles de philosophes de l’époque, si l’on perdait de vue que des hommes tels que Musonius, Plutarque, Épictète et Taurus étaient fondés en effet, d’après les grands services qu’ils rendaient eux-mêmes, à se montrer constamment aussi de la plus grande exigence pour ce qu’on attendait de leurs confrères, et qu’ils durent, en ne ménageant pas les avertissements, faire observer sans cesse, tant aux maîtres qu’aux élèves, pour les rapprocher du but véritable de la philosophie, combien les uns et les autres étaient encore éloignés de ce but. Ainsi la critique des faiblesses, des petitesses et des défauts qui faisaient tache dans l’enseignement philosophique, revient continuellement dans leurs écrits ; et les inconvénients, dans ce dernier, n’étaient aussi vivement ressentis que par suite de la comparaison avec les exemples, assez nombreux en effet, d’une activité remarquable et die tendances vraiment nobles et grandioses, à cette même époque. Sans doute, bien des choses ne faisaient que tourner au préjudice des effets de l’enseignement philosophique, et cela tant par la faute des maîtres que par celle des élèves. La vanité et la soif de renommée, probablement aussi l’amour du gain, entraînaient souvent les premiers à faire plus de cas des applaudissements que de l’intérêt véritable de leurs auditeurs, et parmi ceux-ci un assez grand nombre préféraient un passe-temps agréable, exerçant la sagacité, ou une érudition secondant le désir de briller, aux études sérieuses et aux pénibles et douloureux efforts que demande l’embellissement de l’âme par la culture morale. Aussi, bien des personnes qui avaient suivi des cours de philosophie pendant des années, avec une assiduité constante, n’en rapportaient-elles pas même une teinte d’éducation philosophique, dans le vrai sens du mot. Bien des gens, dit Sénèque[194], ne venaient au cours que pour entendre le professeur, non pour apprendre, mais pour s’amuser, comme on va au théâtre : pour une grande partie des auditeurs l’école n’est qu’un lieu d’amusement. Leur but n’est pas de se défaire du vice, de se faire pour la vie un nouveau plan de conduite, mais de régaler leurs oreilles. D’autres arrivent munis de tablettes, non pour y noter la substance de la leçon, mais pour aligner des mots dont ils ne, savent guère plus faire un emploi utile à autrui, qu’ils ne les écoutent avec profit pour eux-mêmes. Sur certains auditeurs, les passages accentués, dans les leçons, font une impression qui se reflète dans le jeu de leurs physionomies ; mais c’est là une de ces impressions qui ne restent pas ; elle passe, comme l’excitation nerveuse produite par certains morceaux de musique ; un petit nombre seulement retiennent la substance de leurs notes. La majorité des élèves n’étaient point, d’après cela, dans la disposition d’esprit regardée par Musonius comme absolument nécessaire pour que l’enseignement porte de bons fruits[195]. L’auditeur, qui n’est pas encore tout à fait un homme perdu, disait-il, doit frissonner pendant le discours du philosophe, ainsi qu’éprouver tour, à tour, dans son âme, de la honte, du repentir, de la joie, de l’admiration ; et l’expression de son visage doit changer, selon que le traitement du philosophe, touchant tantôt les parties malades, tantôt les parties saines de cette âme, affecte diversement sa personne et sa conscience. Effectivement Épictète, qui avait entendu Musonius, atteste que celui-ci avait la parole si incisive et savait si bien définir l’aspect de toutes les infirmités morales, que chacun de ses auditeurs, s’appliquant le discours du maître, se croyait personnellement désigné par lui[196]. Mais c’est là précisément, suivant Plutarque, qui se plaint aussi des mauvaises habitudes signalées, ce que trouvaient de trop la plupart de ceux qui venaient écouter le discours d’un philosophe dans la même disposition que le débit d’un tragédien ou d’un rhéteur. Tant que le professeur se tenait dans les généralités, ils le suivaient volontiers, mais quand il passait, aux exhortations franches et pressantes, ils les prenaient en mal comme une, indiscrétion, et il y en avait beaucoup d’assez susceptibles pour ne plus vouloir retourner à l’école après un de ces discours blessants, comme le malade qui, après une incision pratiquée par le chirurgien, se sauverait sans attendre l’apposition du bandage sur la blessure[197]. Il y avait aussi des commentants qui se laissaient rebuter par les difficultés de l’étude ou de la leçon, qui n’osaient, par timidité, demander des explications, ou qui faisaient comme si tout leur paraissait très clair, lors même qu’ils n’avaient rien compris[198]. Beaucoup d’autres poussaient au contraire la hardiesse jusqu’à se mêler de donner au professeur des avis sur la manière d’enseigner. L’un, disait le platonicien Taurus, vient nous dire : Apprenez-moi d’abord ceci ; un autre, je veux apprendre ceci et non pas cela. L’un voudrait commencer par le Banquet de Platon, parce qu’il y est question des escapades nocturnes d’Alcibiade ; un autre par Phèdre, à cause du discours de Lysias. Il y a vraiment des gens qui tiennent à lire Platon, non pour ennoblir leur vie, mais pour apprendre à s’exprimer avec plus de finesse, non pour croître en modestie, mais pour se rendre plus agréables en société[199]. De plus, le fait qu’il y avait des professeurs tout prêts à se rendre aux désirs même les plus illégitimes de leurs élèves, appert aussi du témoignage de Taurus, constatant, avec peine, que maints d’entre eux se pressaient, même sans invitation, aux portes des jeunes gens riches, et y attendaient patiemment jusqu’à midi, pour donner le temps à leurs élèves de dormir tout leur soûl, après les libations de la nuit[200]. Épictète[201] engage ses auditeurs, pour le cas où ils entendraient des hommes tenir un langage trahissant un vague complet dans la notion des premiers principes de la morale, à se demander sérieusement : Suis-je ou non comme ces gens ? Ai-je bien la conscience de ne rien savoir, comme il convient à celui qui, effectivement, ne sait rien ? Vais-je chez le maître, comme on se rend auprès d’un oracle, prêt à une obéissance absolue ? ou bien ne vais-je à l’école, stupidement, que pour apprendre à connaître les accessoires et les dehors de la philosophie, à comprendre des livres dont je ne saisissais pas le sens auparavant et à l’expliquer ensuite moi-même à d’autres, dans l’occasion ? Les auditeurs, poursuit-il, viennent bien à l’école en costume de philosophes, mais nullement avec une âme qui a trouvé le calme en s’affranchissant des émotions et des soucis du monde extérieur. Tel vient peut-être seulement d’avoir à la maison, avec un esclave, une batterie qui a mis tout le voisinage en rumeur ; ou tel autre étudiant, qui n’est point de la localité, se trouve sous l’impression du désappointement de ne pas avoir reçu d’envoi d’argent de chez lui, ou pense à ce qu’on pourra bien dire de lui à la maison, où l’on doit être convaincu qu’il est en voie de faire des progrès et reviendra comme un homme d’un savoir universel. C’est ce que je voudrais bien aussi, se dit-il en lui-même, mais il faut tant travailler pour y arriver, personne ne m’envoie rien, de la maison, et ici, à Nicopolis, les bains sont misérables ; tout est mauvais à la maison et ici également. Puis les voilà qui disent : Personne n’a de profit de l’école. Mais aussi, qui donc y va pour sa guérison et la purification de ses idées, pour acquérir le sentiment de ce qui lui manque ? Ce que vous allez chercher à l’école, vous l’y trouvez aussi. Vous voulez bavarder sur des thèses de doctrine. Or, ne vous fournissent-elles pas déjà bien assez de matières pour faire parade de votre prétendu savoir ? N’êtes-vous pas homme à résoudre des syllogismes ? ne savez-vous pas manier les sophismes et les paralogismes ? Mais, si l’enseignement philosophique ne portait pas le fruit désiré, la faute n’en était pas seulement aux élèves, elle était naturellement, comme on l’a déjà dit, assez souvent aussi aux maîtres en quête d’applaudissements, de réputation et d’argent, et qui, connaissant l’effet du vernis extérieur, d’une diction brillante surtout, sur la majorité du public, négligeaient le fond pour la forme. Les cheveux gris de l’orateur, dit Plutarque[202], la modulation de sa voix, la gravité de sa mine et son aplomb, mais surtout le bruit des applaudissements, entraînent un auditoire jeune et inexpérimenté. L’expression aussi a quelque chose de décevant, quand elle vient prêter aux sujets traités le charme de la grâce et de l’ampleur, augmenté du poids d’une diction grave et bien préparée. L’éloge que fait Pline le Jeune du stoïcien Euphrate, qu’il avait en grande vénération, montre combien les avantages extérieurs de la personne et le talent oratoire d’un philosophe, étaient regardés comme essentiels, même d’après le jugement des auditeurs les plus instruits. Il parle, dit Pline de ce philosophe, avec force, dignité et goût, souvent même il atteint à l’élévation et à l’ampleur du discours platonique. Son langage est riche et plein, de variété, mais surtout de cette grâce aimable qui vous séduit et vous enlève, quoi que vous fassiez. Ajoutez une haute stature, une belle figuré, de longs cheveux tombant en boucles, une barbe grise aussi très longue, choses qui toutes, bien qu’on puisse les traiter d’accidentelles et d’insignifiantes, n’en contribuent pas moins beaucoup à rehausser son air vénérable. Sa tenue est d’une rigide simplicité, mais exempte de négligence et de toute rudesse ascétique. On l’approche avec respect, mais sans crainte. Sa vie sans tache est des plus pures, son amabilité non moins remarquable ; il fait la guerre aux vices, non aux hommes, et ne châtie pas ceux qui se sont égarés, mais les corrige. On suit ses exhortations avec une attention soutenue, et l’on désire encore se laisser persuader, après même que l’on est déjà pleinement convaincu. Pour les rhéteurs, il est tout naturel qu’ils ne devaient, pour la plupart, faire attention qu’à la forme des discours philosophiques. Avant de louer un navire pour nous embarquer, allons encore, en passant, au cours d’Épictète, écouter ce qu’il dit : tels sont les propos mis, par ce philosophe, dans la bouche d’un rhéteur, qui s’écrie ensuite en sortant : Ce n’est rien que cet Épictète, cet homme qui fait des fautes de construction et se trompe sur les étymologies. Mais vous, réplique finalement le philosophe, avouez donc aussi que vous ne venez à l’école que pour critiquer ces fautes-là[203]. Épictète, qui n’était nullement homme à nier la valeur réelle de l’éloquence, au point de vue de l’effet que doit produire un discours philosophique[204], n’aurait probablement guère songé à prendre la manie de l’abus des phrases pompeuses et la chasse aux applaudissements, dans les cours et disputations, pour sujet d’une dissertation très développée, s’il n’y avait pas eu souvent lieu d’adresser, à juste titre, aux philosophes de la chaire[205] ou poseurs de son temps ce double reproche[206]. Les petites scènes de la vie, prises sur le vif, qui ne trouvent encadrées dans ses exhortations, sont particulièrement propres à donner une image claire de la suffisance et de la vanité de cette classe de professeurs, ainsi que de toute leur manière, ne visant qu’à l’effet extérieur. Ils n’avaient qu’un désir celui d’entendre dire autour d’eux, partout où ils se montraient : Ô le grand philosophe ! Et ils se tenaient en marchant comme s’ils avaient avalé un piquet[207]. Si l’auditoire était clairsemé et n’applaudissait pas, le professeur s’en allait d’un air triste ; les applaudissements donnaient-ils au contraire, il faisait sa petite tournée et demandait à chacun : Comment m’avez-vous trouvé ? — Admirable, seigneur, aussi vrai que je me porte bien ! — Comment ai-je dit tel passage ? — Lequel ? — Celui où j’ai parlé de Pan et des nymphes. — Dans la perfection. — Pourquoi, continue Épictète, dans son discours satirique contre ces rhéteurs jouant au philosophe, avez-vous loué tel sénateur ? — Parce que c’est un jeune homme qui se montre plein de zèle et de talent. — Comment donc cela ? — Il m’admire. — Alors, je vous fais grâce de toute autre preuve de son zèle ! — Eh bien ! poursuit-il encore, depuis un si long temps qu’il este votre disciple, écoute vos disputations et suit vos cours, est-il devenu humble ? Est-il rentré en lui-même ? Est-il arrivé à sentir combien il est embourbé dans le mal ? Sa suffisance l’a-t-elle quitté ? demande-t-il à s’instruire ? Vous dites oui. Est-ce dire à apprendre comment il faut vivre ? Non, sot que vous êtes à apprendre comment il faut parler ; car c’est bien là votre titre à son admiration ! Écoutez donc ce qu’il dit de vous : cet homme écrit réellement avec beaucoup d’art, beaucoup mieux que Dion ! — Ainsi vous, avec une aussi mauvaise disposition d’esprit, qui êtes si avide d’applaudissements et comptez vos auditeurs, vous avez la prétention de vous rendre utile à autrui ? — Eh ! n’ai-je pas eu, aujourd’hui, un auditoire beaucoup plus nombreux que jamais ? — Oui, très nombreux : il pouvait bien y avoir cinq cents personnes. — Cinq cents, c’est de moitié trop peu ; mille peut-être. Dion n’a jamais eu autant d’auditeurs. Comment pourrait-il les avoir ? On apporte un sens très délicat à l’appréciation d’un cours ; ce qui est beau, seigneur, parvient à toucher même la pierre. — Voilà bien le discours d’un philosophe, l’état de l’âme d’un homme qui veut se rendre utile à ses semblables ; voilà aussi l’homme qui a écouté une leçon ! — Socrate, en accompagnant ses disciples, leur disait-il par hasard : Venez écouter le discours que je ferai aujourd’hui dans la maison de Quadratus ? — Pourquoi ? Vous voulez me montrer avec quel art vous savez arranger les mots ? Soit, mais à quoi cela vous sert-il ? — Il faut que vous m’applaudissiez. — Comment ? — Dites oh ! et parfait ! — C’est donc pour cela que l’on fait faire des voyages aux jeunes gens, qu’on leur fait quitter père et mère, les amis, les parents, leur foyer et tout ce qu’ils possèdent, pour dire oh ! à la fin de chacune de vos belles périodes ? Socrate, Cléanthe, Zénon, agissaient-ils ainsi ? — Mais, se fait objecter Épictète, n’y a-t-il pas un style particulier pour les discours monitoires ? — Certainement ! aussi bien que pour les réfutations et les leçons. Mais, qui a jamais en-tendu, à côté de ces trois, en nommer un quatrième, le style de parade ? De quoi s’agit-il véritablement dans un monitoire ? Des moyens de faire comprendre à une personne, ou à plusieurs, quelle est la lutte dans laquelle elles ont à se débattre, ou le tort qu’elles ont de penser à toute autre chose qu’à ce qu’il faudrait. Or, elles veulent bien ce qui mène à la félicité, mais prennent un chemin par lequel elles ne sauraient jamais la trouver. — Cependant, est-il nécessaire, pour les ramener à leur but ; de faire placer mille banquettes, d’inviter des milliers d’auditeurs, de monter en chaire dans un costume élégant, ou avec le mince appareil d’un petit manteau râpé de philosophe, et de décrire la mort d’Achille ? Cessez donc enfin, je vous en conjure de par les dieux, d’abuser des paroles ronflantes et des sujets à prétention ! Lequel des auditeurs de vos cours et de vos disputations a jamais été pris d’angoisses pour son salut, ou est rentré en lui-même ? L’un ou l’autre a-t-il jamais dit, en partant : Le philosophe m’a profondément touché ! il faut que je change de conduite désormais ! Ne dira-t-il pas plutôt à son voisin, si vous êtes fortement applaudi : Il a très joliment dit ce qu’il vient de conter là de Xerxès ; sur quoi un troisième de dire : Non, mais parlez-moi du combat des Thermopyles ! Et voilà ce qu’on appelle une leçon de philosophie ? Si les philosophes, par la manière dont ils faisaient leurs cours, se rapprochaient des sophistes, les auditeurs aussi avaient une manière d’applaudir qui répondait mieux au sentiment de la bonne exécution d’un morceau capital, par, un virtuose, qu’à l’hommage dû aux graves exhortations de professeurs de morale. Quand le philosophe, dit Musonius, exhorte, avertit, conseille, réprimande ou enseigne d’une manière quelconque, et que les auditeurs de leur côté se répandent, à la légère, en vains bavardages et en louanges banales, font du bruit et gesticulent, se laissent toucher par l’élégance des expressions et impressionner parla cadence rythmique des mots, alors, sachez-le bien, l’orateur ne vaut guère plus que les auditeurs, ce n’est plus un philosophe qui parle, mais un musicien qui joue de sa flûte[208]. Plutarque dit, pareillement, que le bruit des applaudissements dans les écoles des philosophes, entendu du dehors, est souvent de nature à faire croire plutôt que l’on y applaudit un danseur ou un musicien virtuose[209]. Il critique aussi les expressions alors en Vogue pour témoigner ce genre d’approbation. Comme si les anciennes exclamations Très beau ! très sage ! très vrai ! ne pouvaient plus suffire, on criait maintenant : C’est divin ! d’un inspiré ! inimitable ! et on confirmait le cri par un serment ; on disait, pour manifester son assentiment, bien avisé, vis-à-vis d’un philosophe, spirituel, magnifique même, vis-à-vis d’un vieillard. Cependant l’auditeur ne devait pas non plus, de l’avis de Plutarque, rester assis là comme un muet, dans une attitude passive, et croire qu’il n’eût qu’à se mettre à table pour festiner, pendant que d’autres s’échinaient. Il était généralement d’usage, même dans les cours dont les applaudissements étaient bannis, que, les auditeurs, après s’être assis, eussent l’attention de se tenir droits à leur place, en se gardant de tout air de nonchalance et d’impertinence, qu’ils regardassent l’orateur, témoignassent un vif intérêt et adoptassent une mine sereine et bienveillante, non seulement exempte de toute expression d’ennui, mais visiblement aussi libre dé toute préoccupation de pensées étrangères à la leçon et capables d’en distraire. Non seulement un front rembruni, un regard errant, une attitude voûtée, les jambes croisées d’une manière inconvenante, mais aussi faire signe à un autre, chuchoter avec lui, sourire, bâiller, l’expression du relâchement ou de l’énervement, tout cela était compris dans les airs dont on avait soigneusement à se garder[210]. Cette précision même, poussée jusqu’à la minutie, dans les préceptes par lesquels, des hommes d’une valeur aussi haute et aussi généralement reconnue que celle de Plutarque, d’Épictète, etc., crurent devoir contribuer au maintien de la dignité de l’enseignement philosophique, n’est pas ce qui rend le moins sensible combien devait être profond et répandu l’intérêt que l’on prenait aux cours et aux écoles des philosophes. Pareillement, les exigences constantes des écrivains les plus considérables, quant aux résultats qu’ils attendaient de l’enseignement de ces écoles, prouvent, que celles-ci, malgré toutes les faiblesses, les aberrations et l’insuccès de beaucoup de maîtres, n’en étaient pas moins regardées comme les véritables foyers de l’éducation morale, ce qu’elles étaient en effet, témoin les ouvrages si nombreux des grands écrivains philosophes de cette époque. Pendant que les directeurs d’écoles publiques, quelque extension qu’eût prise le cercle de leurs disciples et de leurs sectateurs, y limitaient cependant leur enseignement, il y avait encore une autre classe de philosophes qui, se donnant pour les vrais missionnaires de la moralisation, vouaient leurs services à l’humanité entière, les cyniques. Si la foule de ces frères mendiants de d’antiquité, conforme au portrait qui en a été donné plus haut, était mal famée à juste titre, les personnalités vraiment nobles parmi eux, les hommes renonçant à tous les biens de la vie pour l’amour de cette haute mission, n’étaient pas moins l’objet de l’admiration et de la vénération générales. Aussi Dion et Épictète, les maîtres les plus estimés du deuxième siècle, inclinaient-ils au cynisme et plaçaient-ils Diogène à côté de Socrate. Épictète, notamment, se faisait la plus haute idée de la mission des vrais cyniques[211] : il n’admet pas que personne se l’arroge, sans la conscience d’y être poussé comme un élu par la volonté divine. Il faut que le cynique s’affranchisse de toute passion, de tout désir violent. D’autres hommes peuvent se cacher derrière les murs de leurs maisons, tandis que le cynique, n’ayant point de maison et couchant, à la belle étoile, n’a pour se couvrir que la pudeur. Il faut qu’il n’ait rien à cacher ; autrement, où le cacherait-il et comment s’y prendrait-il ? Lui, le précepteur et l’instituteur général, ne doit jamais avoir aucun sujet de crainte ; autrement, comment pourrait-il faire honneur à son office de surveillant de la conduite des autres hommes ? Mais il ne lui suffit pas d’acquérir la science et la liberté pour lui-même ; il doit savoir aussi que Jupiter l’a envoyé auprès des hommes comme un messager, pour leur apprendre à distinguer le bien du mal, les avertir qu’ils s’égarent et cherchent les caractères du bien et du mal où ils ne sont pas, ou n’y prennent garde, quand ils les trouvent ; puis il nous montre son cynique prêchant et disant au peuple : Hommes que vous êtes, où vous laissez-vous entraîner ? Que faites-vous, malheureux ? Vous cherchez la félicité où elle n’est point. Pourquoi la cherchez-vous en dehors de vous-mêmes ? Son siège n’est pas dans le corps, dans l’opulence, dans le pouvoir, dans la domination ! Voyez les forts, les riches, les puissants ; écoutez leurs plaintes et leurs soupirs, regardez Néron, Sardanapale, Agamemnon ! — Après avoir ensuite dramatisé tout cela, notamment les transes et les tribulations continuelles du roides rois, de la manière la plus saisissante, devant ses auditeurs, il amène également ceux-ci à de-. mander à leur tour, comme dans une véritable capucinade : Mais où est donc le bien, s’il n’est pas dans tout cela ? Veuillez donc nous le dire, monsieur le messager et gardien ! — Il est, vous dis je, où vous ne voulez pas, croire qu’il se trouve, ni le chercher ! Car, si vous vouliez-vous l’auriez déjà trouvé en vous-même et n’eussiez pas convoité la propriété d’autrui comme si elle était la vôtre. C’est en vous, malheureux, qu’il faut chercher le bien ! qu’il faut le cultiver, le garder et le choyer ! Vous demandez comment il est possible de vivre heureux, sans biens et sans avoir, dans le dénuement, sans maison ni ferme, sans assistance, sans serviteur, sans patrie ? Eh bien ! voyez : Dieu vous a envoyé l’homme qui vous prouvera, par l’évidence du fait, que c’est possible ! Je n’ai, moi, rien de tout ce que vous venez d’énumérer ; je couche sur la dure, n’ayant ni femme, ni enfants, ni le moindre petit château, entre ciel et terre, avec un mantelet grossier pour tout vêtement. Et pourtant me manque-t-il quelque chose ? Ne suis-je pas exempt d’affliction, de crainte ? Ne suis-je pas libre ? Comment me voyez-vous aborder ceux que vous admirez et honorez ? Comme des esclaves, n’est-ce pas ? Qui ne croit pas, en m’apercevant, avoir devant lui son roi et maître ? Enfin, Épictète ne se lasse pas de répéter que le cynique doit être complètement au service de la divinité, libre de toute entrave, ainsi qu’en mesure d’assister les hommes en tout temps, qu’il ne doit être lié par aucun devoir d’un caractère privé, ni engagé dans aucun lien, par la violation duquel il enfreindrait les commandements de la morale, ou dont la conservation l’obligerait à renoncer à son rôle d’office de messager, gardien et héraut des dieux, comme le lien du mariage, notamment. En effet, qu’y deviendrait ce roi, dévoué au bien général, à la garde duquel se sont confiés les peuples et auquel tant de choses incombent, qui est tenu de surveiller son prochain, les maris comme les pères, de voir qui traite bien sa femme et qui la maltraite, qui mérite une punition, qui à sa maison en bon ordre ou en désordre : comme un médecin, qui va partout tâter le pouls aux gens ! Vous, vous avez de la fièvre, vous souffrez de la tête, vous des pieds ; vous, jeûnez ; vous, prenez de la nourriture, vous évitez de prendre un bain ; à vous, il faut une incision ; à vous, une cautérisation. Comment un homme lié par des devoirs privés trouverait-il du loisir pour tout cela ? Pour peu que vous compreniez, la grandeur de la mission du vrai cynique, nous le verrons sans étonnement s’abstenir du mariage et ne pas engendrer d’enfants. Il est le père des humains ; tous les hommes sont ses fils ; toutes les femmes, ses filles ; il les entoure de sa sollicitude et les gourmande à la fois, comme un père et comme le serviteur de Jupiter, du père commun à tous. Il y eut d’ailleurs effectivement, à cette époque, des
hommes qui réalisaient, au moins approximativement, cet idéal, et nous en
connaissons deux : Démétrius, qui vécut au premier siècle, à Rome, et
Démonax, au deuxième, à Athènes. Le premier parvint littéralement à réaliser,
dans là pratique ; en s’affranchissant de tout besoin, le retour à l’état de
nature, au milieu des magnificences, du luxe et des extravagances du
raffinement de la métropole du monde, de Rome, la ville dorée, et à procurer
l’estime des Romains au cynisme, que Cicéron[212] réprouvait
encore d’une manière absolue, comme offensant la pudeur. Le mendiant
déguenillé, qui osa faire fi d’un présent de Caligula de 200.000 sesterces,
se moquer des menaces de Néron et provoquer le mécontentement de Vespasien,
en ayant l’air de le braver, cet homme, qui mettait dans l’expression de son
mépris pour qui n’était pas de son opinion une rudesse sans ménagements,
était extrêmement recherché et traité avec un profond respect par les hommes
les plus considérables et les plus haut placés de son temps. Thrasée consacra
ses dernières heures à un entretien qu’il eut avec lui, sur l’immortalité de
l’âme et l’autre monde, et Sénèque admirait sa force d’âme inflexible
d’autant plus sincèrement que sa présence lui faisait sentir davantage
combien il était faible lui-même. D’après le jugement de ce philosophe,
Démétrius, comparé même aux plus grands, était encore un grand homme. Aussi
Sénèque quitta-t-il la société des gens vêtus de pourpre, afin de pouvoir
jouir sans cesse de la conversation de cet homme merveilleux, qu’il révérait
tant. Et comment pouvait-il ne pas l’admirer ? Il ne lui manquait
effectivement rien. Démétrius vivait, non comme un homme qui dédaigne tout,
mais comme un homme abandonnant tout à autrui. Quand on l’entendait
discourant tout nu, sur sa litière de paille, sa parole impressionnait
doublement ; il paraissait, non seulement un docteur, mais un martyr ou
témoin de la vérité. La nature, dit
Sénèque, ne l’a-t-elle pas créé, dans notre
temps, pour nous montrer un homme aussi peu susceptible de se laisser
pervertir par nous que nous le sommes d’être corrigés par lui ! C’est un
homme d’une sagesse consommée, bien : qu’il n’en convienne pas lui-même, et
d’une inébranlable fermeté dans la mise en pratique de ses principes, ainsi
que d’une éloquence capable de s’élever à la hauteur des plus grands sujets,
ne visant pas aux arrangements artificiels et ne s’inquiétant pas de la
recherche des mots ; mais poursuivant son but avec un puissant élan, sous le souffle
de l’inspiration. Je ne doute pas que C’est aussi comme un exemple et un reproche pour son
temps, soit en quelque sorte comme une personnification de la conscience
toujours en éveil de ses concitoyens, que Démonax, qui passa la majeure
partie de sa. vie à Athènes et y mit volontairement un terme, presque
centenaire, nous a été représenté par Lucien ; et l’éloge de Lucien, qui
n’aimait pas la philosophie en général et qui était l’implacable ennemi des
faux cyniques, n’a rien de suspect ici. Démonax, à l’opposé de Démétrius et
des philosophes de son bord, mais d’accord avec Épictète, dont il avait été
l’ami, s’appliquait à mitiger les aspérités de la manière de voir des
cyniques et notamment à enlever, par l’esprit et par la grâce, à ses
admonitions et à ses sermons ce qu’ils pouvaient avoir de dur et de répulsif.
Toute sa philosophie portait le caractère de la douceur, de l’amabilité et de
la sérénité[214].
Il regardait tous les hommes comme ses parents, aidait ses amis en toute
circonstance et de tout son pouvoir appelait l’attention des heureux de la
terre sur l’instabilité des biens de la fortune et consolait les malheureux
souffrant, de la pauvreté, de l’exil, de l’âge ou de maladies. Il
s’appliquait à réconcilier des frères séparés par leurs dissentiments, à
rétablir la paix du ménage entre les maris et leurs femmes, ainsi qu’à
intervenir comme médiateur dans les différends au sein des communes, et le
plus souvent avec succès. C’est ainsi qu’il vécut près de cent ans, sans
avoir connu ni la maladie, ni le chagrin, sans tomber à la charge de qui que
ce soit ou jamais accuser personne, rendant service à ses amis, n’ayant pas
un seul ennemi, généralement aimé et honoré, à Athènes comme dans toute S’il est tout naturel que la littérature de cette époque nous apprenne beaucoup plus sur les efforts des contemporains pour moraliser, par la philosophie, que sur l’effet réellement ainsi produit, on n’en aura pas moins pu reconnaître, par tout ce qui précède, que la philosophie était positivement, considérée, par le monde instruit du temps, comme le moyen d’éducation suprême pour moraliser le genre humain, et l’opposition qu’elle rencontra ne fait elle-même que confirmer la généralité de l’existence de cette conviction. Le fait que les grands et hardis efforts mentionnés jusqu’ici ne laissaient pas de produire des effets très considérables, résulte déjà suffisamment de ce qu’un si grand nombre d’hommes, des plus distingués par la noblesse véritable de leur caractère, dans le cours de ces deux siècles, étaient, de leur propre aveu ou d’après les rapports d’autrui, redevables à la philosophie de l’éducation qui les avait rendus tels ; il ne résulte pas moins de la haute vénération du monde contemporain et de la postérité pour les philosophes éminents. Dans un monde qui ne reconnaissait pas les droits de l’homme à l’esclave, l’ancien esclave Épictète n’en figura pas moins parmi les personnalités le plus généralement vénérées, et l’on assure même que le grand autocrate du temps, l’empereur Adrien, brigua son amitié[215]. Cela n’est pas impossible : car Épictète n’avait que vingt ans en 65, année dans laquelle Musonius fut banni de Rome ; il se peut donc très bien qu’Adrien, pendant un de ses séjours en Grèce, en 122, 125 ou 129, y ait recherché la connaissance d’un homme alors âgé de soixante-dix-sept à quatre-vingt-quatre ans. Les écrivains et les professeurs les plus marquants de ces deux siècles, l’affranchi Épictète, le chevalier Musonius Rufus, le consulaire Sénèque, l’empereur Marc-Aurèle, étaient sortis des conditions sociales et des états les plus divers. L’influence de la philosophie s’étendait sur toutes les couches de la société, des plus infimes aux plus élevées. La philosophie, dit Sénèque, ne regarde pas à l’arbre généalogique ; les portes de l’ordre équestre, du sénat, du service militaire restent fermées à bien des hommes, mais la science est accessible à tous : nous sommes tous assez bien nés pour y aspirer[216]. La philosophie, d’ailleurs, ne rompit pas seulement les cloisons. et les barrières de séparation des états et des classes, elle a su aussi faire tomber, ou au moins affaiblir considérablement, ce qu’il y avait d’exclusif dans le sentiment national, et s’est, par le fait qu’elle réussit à triompher en partie de ce sentiment si développé et si durement affiché, dans la pratique, chez tous les peuples de l’antiquité, mais surtout chez les Romains, montrée réellement une des puissances qui ont le plus largement coopéré aux transformations et aux révolutions de la période dont nous avons à décrire ici l’état de civilisation. Notamment le cynisme et le stoïcisme sont parvenus à développer un esprit, inhérent à leurs doctrines dès le principe, qui tendait au cosmopolitisme et à une fraternité embrassant tout le genre humain, sur le terrain si propice de la domination universelle de l’empire romain ; de telle façon que leurs doctrines concernant les rapports de l’individu avec l’humanité sont comme traversées d’un souffle de l’esprit chrétien, apparaissant dans le changement qui témoigne d’une rupture complète avec les vues caractéristiques des anciens sur le monde eu général. On n’a cru, de divers côtés, pouvoir s’expliquer cette marche du développement de la philosophie que par une influence directe du christianisme, mais il n’est nul besoin d’admettre cette explication du phénomène signalé, pas même chez Sénèque, et l’aversion pour les Galiléens, exprimée dans Épictète et dans Marc-Aurèle, contredit même directement l’hypothèse d’influences chrétiennes subies par ces deux philosophes[217]. Effectivement, l’examen de la question par tout esprit non prévenu conduit infailliblement à ce résultat, que le stoïcisme et le cynisme sont arrivés par eux-mêmes, en ce temps-là, à s’élever, dans la conception de la théorie morale des droits et des devoirs de l’homme, à une hauteur et à une pureté qui n’avaient pas encore été antérieurement atteintes, dans l’antiquité[218]. Le principe stoïcien de la solidarité entre tous les hommes qui, selon l’expression d’Épictète, ont tous Dieu pour père et sont frères par conséquent, n’a été affirmé dans toute sa portée et poursuivi jusqu’à ses dernières conséquences que par les stoïciens de cette période. Ils enseignent expressément et répètent sans cesse qu’il faut aimer même ses ennemis, et non seulement avoir de la patience et de l’indulgence pour ceux qui sont égarés, mais aussi pardonner le mal causé et y répondre par des bienfaits[219]. La mesure la plus infaillible du progrès, dans la manière de concevoir les rapports de l’individu avec le genre humain, résulte de la comparaison des idées sur l’esclavage ayant cours alors avec celles des philosophes plus anciens. Tandis que Platon ne trouvait rien à redire à ce cancer du monde ancien et n’eut jamais l’idée d’une abolition future ou suppression de l’esclavage, qu’Aristote se chargeait même de prouver la légitimité de la servitude, en la déclarant fondée dans la nature, voyait dans les esclaves une propriété vivante et regardait les barbares comme les esclaves nés des Hellènes, Sénèque accentue l’opinion que nous devons considérer les esclaves avant tout comme des hommes, des amis d’une condition inférieure et, puisqu’ils dépendent de la même puissance supérieure que nous, comme des compagnons de servitude[220]. Or, il n’y a pas à douter que ces doctrines n’aient essentiellement contribué à l’amélioration positive de la condition des esclaves. Les effets de la philosophie du temps se sont étendus bien au-delà de l’époque où elle florissait ; ainsi nous avons du troisième siècle le témoignage mémorable et nullement suspect d’Origène[221], d’après lequel, alors que Platon n’était lu que par peu de personnes, tout le monde lisait Épictète. Une époque qui, spontanément, s’éleva à des idées morales plus hautes et plus pures que nulle des périodes antérieures de l’antiquité, qui non seulement produisit un Musonius, un Épictète et un Marc-Aurèle, mais dans laquelle ces proclamateurs d’une morale douce et vraiment humaine furent également admirés, et leurs doctrines aussi se répandirent partout, ne peut avoir été l’époque de la plus profonde décadence des mœurs, comme on l’a souvent qualifiée. S’il n’existe, en général, un baromètre exact de la moralité pour aucune période, la mieux connue même, il va sans dire qu’il doit encore bien moins en exister pour des siècles aussi reculés, sur lesquels nous n’avons plus sous les yeux que des rapports isolés, les uns ne concernant que certaines sphères, les autres, trop chargés de couleurs ou ne s’attachant qu’à un côté des choses. Parmi ces derniers se rangent les déclamations, farcies de rhétorique, de Pline l’Ancien et de Sénèque ; dans les premiers figure, d’abord, le tableau des forfaits de la maison impériale, des terribles effets d’un despotisme sans frein, de la cruelle oppression de l’aristocratie par le césarisme, tel que nous le présentent Tacite et les autres historiens du temps ; puis, chef les poètes satiriques et dans Martial, celui de la corruption, de l’obscénité et de l’immoralité dont Rome, comme toutes les grandes capitales, n’était que trop infectée. La prétention de conclure des données fournies par ces sources à l’état général de la mortalité de cet âge, serait inadmissible lors même que, parmi tant d’impressions répugnantes, hideuses et révoltantes, il ne s’en offrirait pas aussi de bienfaisantes, à maint égard, et de très propres à élever l’âme. Or ces dernières prédominent très largement dans ce que nous apprenons par d’autres sources, telles que les lettres de Pline le Jeune, les œuvres de Quintilien, de Plutarque, d’Aulu-Gelle. D’ailleurs, à part les déclamations de rhétorique sur le bon vieux temps qui n’est, plus, on ne trouve guère, dans la littérature de l’empire, de mention de laquelle il résulte que les hommes d’alors aient cru eux-mêmes vivre à une époque de décadence générale des mœurs, mais ce qu’on trouve tend plutôt à l’affirmation du contraire. Sénèque lui-même termine un de ses tableaux les plus vifs en couleur, de l’immoralité envahissant tout, par la déclaration qu’il ne songe pas à en laisser le reproche exclusivement à la charge de son propre temps. Nos ancêtres, dit-il, se sont plaints, nous nous plaignons et nos descendants se plaindront un jour de la décadence des mœurs, de ce que le mal pénètre partout, les hommes s’enfoncent de plus en plus dans le péché et leur condition empire. En réalité cependant la situation ne change pas, mais elle reste et restera la même, à quelques légères variations près, dans un sens ou dans l’autre, comme les eaux portées ou retenues à des limites plus ou moins rapprochées du rivage, par le flux et le reflux, dans le mouvement des marées. Les vices ne sont pas le propre des temps, mais le propre des hommes. Jamais aucun âge n’a été exempt de péché[222]. Tacite aussi était convaincu que tout, du temps des ancêtres, n’était pas meilleur, que son époque aussi avait produit beaucoup de choses très dignes d’être recommandées à l’imitation de la postérité. Il pensait que les mœurs, comme en général toutes choses, pourraient bien tourner éternellement dans le même cercle[223]. Marc-Aurèle, enfin, dont la manière de considérer l’ensemble des choses de ce monde était principalement déterminée par la doctrine stoïcienne du mouvement circulatoire éternel, lui, qui ne voyait, dans l’histoire, qu’une répétition éternelle des mêmes choses, devait aussi regarder les mauvais penchants des hommes comme une chose constante et de tous les temps. Qu’est-ce que la perversité ? demande-t-il : une chose que vous avez vue souvint, qui remplit aujourd’hui nos villes et nos maisons, et dont on trouvera pleins tous les âges, anciens, moyens et modernes, car il n’y a rien de nouveau. Mais il était loin de sa pensée de ne voir, dans le présent, que de la perversité. Rien ne le mettait en joie comme de pouvoir arrêter son œil observateur sur les qualités de ses contemporains, et son plus grand plaisir était de contempler, réunies dans une seule image, toutes les vertus qui se manifestaient particulièrement dans le caractère de chacun[224]. |
[1] Denys d’Halicarnasse, Ant. Rom., II, 20.
[2] Quibus nihil aliud actum est, paru ut pudor hominibus peccandi demeretur, si tales deos credidissent (la pudeur qui empêche de mal faire était enlevée aux hommes, s'ils avaient cru que tels fussent les dieux). (De vita beata, 26, 6)
[3] Voir Nægelsbach, Théologie postérieure à Homère, p. 27, etc. (en allem.).
[4] IX, 497, etc. — Ces mariages n’étaient permis, chez les Grecs, qu’entre frères et sœurs de lits différents. — Tzschirner (Chute du paganisme, p. 20) cite en outre, comme passages analogues, les suivants : Méléagre, Épigr., 10, 14, 40 ; Térence, Eunuque, III, 5, 34 (voir aussi saint Augustin, Confessions, I), et Martial, XI, 43.
[5] Seume, entre autres, dans sa Promenade à Syracuse.
[6] Tzschirner, l. c., p. 540, etc.
[7] Comme dans une des poésies triviales de Burger, intitulée : Madame Schnips, par exemple.
[8] Du polythéisme romain, 1833, I, 57, etc.
[9] Voir Lobeek, Aglaopham., 568.
[10] Eth. Eudem., III, 3 (Bekk, 1231), Eth. Nicomach., IV, 11 (Bekk, 1126).
[11] Zeller, Histoire de la philosophie, III, 1, 12.
[12] Zeller, II, 1, 586 ; 2, 574.
[13] Cicéron, Tusculanes, I, 30.
[14] Lucien, Démonax, 20.
[15] Quintilien, X, 1, 123 à 131.
[16] Tacite, Agricola, ch. II ; Dialogue des orateurs, ch. XIX.
[17] Le même, Agricola, ch. IV.
[18] Le même, Histoires, IV, 5.
[19] Le même, Histoires, III, 81.
[20] Quintilien, XI, 1, 35 ; XII, 2, 6, 7.
[21] Vie d’Avidius Cassius, ch. XIV.
[22] Vie d’Alexandre Sévère, ch. XIV.
[23] Zeller, Histoire de la philosophie, III, 1, 611.
[24] Suétone, Néron, ch. LII.
[25] Zeller, III, 1, 611, etc.
[26] Tacite, Annales, XIV, 57.
[27] Le même, XVI, 22.
[28] Juvénal, V, 36.
[29] Épictète, D., I, 2.
[30] Suétone, Vespasien, ch. XV.
[31] Dion Cassius, LXVI, 12, etc. ; Fr. Vat., 102.
[32] Clinton, F. R., ad annum 74.
[33] Dion Cassius, LXVI, 13.
[34] Mommsen, article biographique sur Pline le Jeune, dans l’Hermès, III, 84, etc. — Clinton, F. R., ad annum 90.
[35] Pline le Jeune, Lettres, I, 10. — Mommsen, Hermès, III, 36, etc.
[36] Pline le Jeune, Panégyrique, 47.
[37] Vales. Dionis vita (Dion, éd. Dindorf, I, p. XXXII, etc.).
[38] Dion Chrysostome. Or. de regno, III, p. 103 R. ; éd. Dindorf, I, p. 39.
[39] Zeller, III, 1, 608, etc. — Voir aussi, sur l’immunité d’impôts des professeurs, Kuhn, Const. Rom., I, 119 (en allem.).
[40] Dion Cassius, LXXI, 35.
[41] Orelli, 1190. — Visconti, Iconogr. rom., II, 419 Mil.
[42] Vie de Marc-Antonin, ch. III.
[43] Borghesi, Œuvres épigr., I, 247, avec la note de Renier, et Zeller, III, 1, 695.
[44] Vie de Septime Sévère, ch. XVIII, et de Geta, ch. II.
[45] Apologétique (199), ch. XLVI.
[46] Martial, I, 61, 10 ; 11, 5 ; voir aussi I, 24 et 39 ; II, proœm., 2 ; I, 8.
[47] Sénèque, Lettres, 14, 11, etc.
[48] Sénèque, Lettres, 73.
[49] Ibidem, 103, 5.
[50] Ibidem, 5.
[51] Sénèque, Lettres, 68.
[52] LXVI, 12, fr. Vat., 102.
[53] Or., LXXII.
[54] Perse, III, 77 à 87.
[55] Pétrone, Satiricon, 71.
[56] Quintilien, Hist., VII, 1, 38 ; 4, 39. — Fortunatien, p. 43. — Quintilien, Déclam., 268.
[57] Sénèque le Jeune, Lettres, 108, 22.
[58] Le même, ad Helviam, 17, 4.
[59] Voir, pour les passages dont il s’agit, Babucke, De Quintiliani doctrina et studiis (Kœnigsberg, 1666), p. 1 à 11.
[60] De eloq., fr. 9.
[61] Fronton, De eloq., fr. 4, 4.
[62] Preller, Encyclopédie de Stuttgart, IV, 1173 ; Zeller, III, 1, 732.
[63] Lucien, Hermotime, 2, 6, 48 à 67, 77, 78.
[64] Aristide, Or., XLV, p. 96 Jebb ; éd. Dindorf, II, 128, etc.
[65] Ibidem, XLVI, p. 307, etc., Jebb ; éd. Dindorf, II, 397, etc.
[66] Ibidem, p. 307 J. ; éd. D., 397, etc. — Jebb s’est évidemment trompé en rapportant aux chrétiens ce qui, dans cette sortie, s’applique aux philosophes.
[67] Aristide, Or., XLVI, p. 300, etc. J. ; D., 404, etc.
[68] Diss., IV, 3, 4, etc.
[69] Aulu-Gelle, XIX, 1.
[70] Digeste, L. 13, I, § 4.
[71] Sénèque, ad Gallionem, de vita beata, c. XVII à XXV.
[72] Sénèque, Lettres, 29, 5.
[73] Tacite, Annales, XVI, 32. — Juvénal, III, 115.
[74] Martial, XI, 50.
[75] Appien, Bellum Mithridat., c. XXVIII.
[76] Babucke, l. c., p. 9, etc.
[77] Martial, IX, 47.
[78] Juvénal, II, 1 à 43.
[79] Dion Chrysostome, Or., 72, 383 R., 388 R.
[80] Aulu-Gelle, XVII, 19.
[81] Épictète, Diss., IV, 8, 9, etc.
[82] Lucien, Bis accus., 6.
[83] Épictète, l. c. — Taurus dans Aulu-Gelle, VII, 10.
[84] Lucien, Piscator, 34, etc.
[85] Le même, Hermotime, 16, etc.
[86] Le même, les Lapithes, 34.
[87] Le même, les Fugitifs, 18. — Aulu-Gelle, XV, 2.
[88] Le même, les Lapithes, 34.
[89] Or., XLVI, 309 J., II, 398 D., etc.
[90] Meineke, Cons. Gr., IV, 308 (352).
[91] Zeller, III, 1, 684, etc.
[92] Saint Augustin, Civ. Dei, XIV, 20 : Et nunc videmus adhuc esse philosophos Cynicos : hi enim sunt, qui non solum amiciuntur pallie, verum etiam clavam ferunt (Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue d'or, si quelqu’un d’eux était assez effronté pour risquer l’aventure dont il s’agit, je ne doute point qu’on ne le lapidât, ou du moins qu’on ne lui crachât à la figure).
[93] Lucien, Démonax, 19, 48.
[94] Dissent., IV, 11.
[95] Épictète, Diss., III, 22, 80.
[96] Aulu-Gelle, IX, 2.
[97] Lucien, Piscator, 45 ; Fugitivi, 12, etc.
[98] Cicéron, Tusculanes, III, 1, 3.
[99] Quintilien, Inst., XII, proœm., 3 ; c. II, 1-28.
[100] Sénèque, Lettres, 53, 8 à 11. — Voir aussi Haupt, Varia, LXI (Hermès, V, 32).
[101] Sénèque, Lettres, 16, 3.
[102] Ibidem, 94, 95.
[103] Sénèque, Lettres, 15, 1.
[104] Ibidem, 90, 27.
[105] Ibidem, 89, 8.
[106] Sénèque, Qu. nat., VII, 32 ; Clinton, ad annum 63, p. Ch.
[107] Le même, Lettres, 95, 23.
[108] Tacite, Annales, XV, 71.
[109] Pline le Jeune, Lettres, III, 11, 5.
[110] IV, 1, 5, p. 181.
[111] Zeller, III, 1, 491. Le philosophe romain Italicus, mentionné par Épictète (Diss., III, 8, 7), ne semble guère avoir été connu d’autres auteurs.
[112] Zeller, III, 1, 599, etc.
[113] Sénèque, Lettres, 100, 12, 52, 11.
[114] Zeller, III, 1, 348, 3, 353.
[115] Plutarque, De curios., 15.
[116] Le même, Qu. conv., I, 1.
[117] Le même, De ira cohib., 2 ; de tranq. an., 1.
[118] Le même, De def. orac.
[119] Le même, De tranq. animi.
[120] Le même, Adv. Coloten.
[121] Le même, De cohibenda ira ; de fac. in orbe Lunæ.
[122] Aulu-Gelle, I, 2, 1 ; XVIII, 2, 2.
[123] Peut-être identique avec le Théagène de Lucien (Peregrinus, 3, etc.). — Galien, éd. K., X ; p. 909, etc.
[124] Clinton, F. R., ad a. 162.
[125] Galien, De prænot., c. II, etc. ; éd. K, XIV, p. 605, etc.
[126] Clinton, F. R., ad a. 175.
[127] Galien, éd. K., 11, 218.
[128] Galien, XIV, 612, etc. ; voir aussi XIX, 13.
[129] Clinton, l. c.
[130] Galien, XIV, 627.
[131] Philostrate, Vies des sophistes, I, 8 ; Aulu-Gelle, XII, 1, 1 à 3.
[132] Aulu-Gelle, XVIII, 1.
[133] Ibidem, XIX, 5.
[134] Voir Teuffel, Histoire de la littérature des Romains, 336 (en allemand).
[135] Vie de Plotin, 7 à 9.
[136] Quintilien, XII, proœm., 3 : Orator a dicendi magistris dimissus.... majora sibi auxilia ex ipsis sapientiæ penetralibus petit.
[137] Vie de Marc-Antonin, ch. II.
[138] Sénèque, Lettres, 4, 2.
[139] Capsule d’or, contenant des amulettes, que portaient au cou les jeunes patriciens.
[140] Vie de Perse, ainsi que Sat., V, 30, etc.
[141] Sénèque, Lettres, 49, 2 (puer), 108, 17 (juvenis).
[142] Plutarque, Cupid. divit., c. VII.
[143] Sénèque, Lettres, 76, 1 à 4.
[144] Lucien, Nigrin., 2.
[145] Plutarque, De audiendo, c. X ; voir aussi Conj. præc., c. XVIII.
[146] I, 20, 1 ; XVI, 18, 6.
[147] Épictète, Diss., I, 17, 6
[148] Zeller, III, 1, 56, etc.
[149] Voir, pour l’opinion de Marc-Aurèle, Zeller, III, 1, 676.
[150] Épictète, Diss., I, 7, 32.
[151] Ibidem, I, 17, 1 à 12 ; II, 25.
[152] Zeller, III, 1, 664.
[153] Quintilien, XII, proœm.
[154] XVI, 8, 16 ; etc. — Voir aussi Épictète, Diss., II, 23, 41.
[155] Zeller, II, 1, 188, etc.
[156] De prof. in virtute, 7.
[157] Aulu-Gelle, II, 8.
[158] Épictète, Diss., I, 26, 16. — Plutarque, De prof. in virt., 8.
[159] Aulu-Gelle, I, 2.
[160] Quintilien, XII, 2, 20.
[161] Zeller, III, 1, 664, etc.
[162] Ibidem, 622, etc.
[163] Sénèque, Lettres, 117, 29.
[164] IV (III), 5, 23 à 46.
[165] Plutarque, De educ. puer., c. VII.
[166] Le même, De vitioso pudore, c. II.
[167] Suidas, s. Μαρxίανος.
[168] Perse, V, 22, etc., 36 à 51.
[169] I, 26, XVII, 8, VII, 13, XVIII, 10, XX, 4, X, 19.
[170] Sénèque, Lettres, 108, 3, etc.
[171] Ibidem, 108, 23
[172] Épictète, Diss., I, 16, 9 ; III, 1 ; IV, 11.
[173] Aulu-Gelle, XIV, 2.
[174] Épictète, Dissert., III, 9.
[175] Orelli, 5600.
[176] De tranq. an., c. XIV.
[177] Tacite, Annales, XIV, 59.
[178] Ibidem, XVI, 34.
[179] Tacite, Annales, XVI, 32 : P. Egnatius... cliens Sorani.
[180] De merc. cond., 2 et 4.
[181] Ibidem, 25.
[182] Lucien, De merc. cond., II, 12, 40.
[183] Ibidem, 19.
[184] Ibidem, 24 et 40.
[185] Ibidem, 39.
[186] Sénèque, Lettres, 29, 5.
[187] Plutarque, Cons. princip. philosoph. esse, c. II, 12-14 et ailleurs.
[188] Vita Elagabali, 11.
[189] Lucien, Parasit., 52.
[190] Ad Marciam, 4.
[191] Tacite, Annales, XIV, 16.
[192] Artémidore, Onirocr.,
V, 83. — Voir aussi
[193] Lucien, Nigrin., 25.
[194] Lettres, 108, 6 à 8.
[195] Aulu-Gelle, V, 1, 3.
[196] Épictète, Diss., III, 23, 29.
[197] Plutarque, De audiendo, 9, 12, 16.
[198] Ibidem, 17.
[199] Aulu-Gelle, I, 9, 8 à 10.
[200] Ibidem, VII, 10.
[201] Diss., II, 21, 8 à 23.
[202] De audiendo, 7.
[203] Épictète, Diss., III, 9, 6.
[204] Ibidem., II, 23.
[205] Sénèque, De brev. vitæ, 10, 1 : Fabianus non ex hic cathedrariis philosophis, sed ex veris et antiquis (Fabianus, non pas un de ces philosophes de l'école, mais un vrai sage à la manière antique).
[206] Épictète, Diss., III, 23.
[207] Ibidem, I, 21.
[208] Aulu-Gelle, V, 1.
[209] Plutarque, De audiendo, 15 à la fin.
[210] Ibidem, 13 à 15.
[211] Dissert., III, 22.
[212] De officiis, I, 41, 148.
[213] Zeller, III, I, 686, etc. — Sénèque, Benef., VII, 11. — Épictète, Diss., I, 25, 22. — Suétone, Vespasien, ch. XIII. — Sénèque, Benef., VII, 1, 3 ; Lettres, 62, 20, 9 ; Benef., VII, 8 ; voir aussi Jonas, De ordine librorum Senecæ, p. 50.
[214] Épictète, Diss., III, 22, 86, etc. — Zeller, III, 1, 691 à 93. — Lucien, Démonax.
[215] Vie d’Adrien, ch. XVI, quoique Zeller (III, 1, 660, n. 4) mette en doute la vérité de cette assertion.
[216] Sénèque, Lettres, 44, 1 et 2.
[217] Épictète, Diss., IV, 7, 6. — Marc-Antonin, XI, 7. — M. Friedlænder n’admet pas, comme M. Renan dans les Apôtres, ch. XIII, que les passages ci-dessus, ne s’appliquent qu’à des sicaires et à des fanatiques, d’autant moins que dans le second il y a expressément les chrétiens.
[218] Zeller, III, 1, 967, etc., et ailleurs.
[219] Ibidem, III, 1, 278 (Sénèque), 660 (Musonius), 675 (Épictète), 683, etc. (Marc-Aurèle).
[220] Ibidem, II, 1, 571 (Platon) ; II, 2, 537, etc. (Aristote) ; III, 1, 278 à 80 (stoïciens).
[221] Contre Celse, VI, 2.
[222] Sénèque, Benef., I, 10 ; Lettres, 97.
[223] Tacite, Annales, III, 55.
[224] Marc-Antonin, Comment., VII, 1 ; VI, 48.