MŒURS ROMAINES

 

LIVRE XI — LA  SITUATION RELIGIEUSE.

CHAPITRE PREMIER — Le polythéisme.

 

 

Nous avons, pour la connaissance de la situation religieuse de l’antiquité, dans les premiers siècles de notre ère, deux sources, de nature très différente et souvent même contradictoires à bien des égards, l’une dans la littérature, l’autre dans les monuments, notamment dans les pierres portant des inscriptions. La littérature est principalement issue de cercles gagnés par l’incrédulité et l’indifférence, ou dans lesquels on s’appliquait à spiritualiser, à épurer et à transformer les croyances populaires, par la réflexion et l’interprétation. Les monuments, au contraire, proviennent, en grande partie du moins, des couches de la société le moins influencées par la littérature et les tendances qui y dominaient, d’un milieu dans lequel on n’éprouvait pas le besoin et l’on n’était souvent même pas en état de bien exprimer ses convictions en pareille matière ; aussi témoignent-ils, en majeure partie, d’une croyance positive aux divinités du polythéisme, d’une foi exempte de doute ainsi que de subtilité, c’est-à-dire toute naïve et irréfléchie. En supposant que le monde moderne dût périr un jour, comme a péri l’ancien, et que la postérité, après des siècles, cherchât à se faire une idée des rapports de la vie religieuse de notre temps, d’après des restes et de simples débris de la civilisation actuelle, à l’état de ruine, comme ce qui nous est resté de celle de l’antiquité, il est certain que la postérité recevrait de même, de restes fragmentaires de notre littérature, des impressions tout autres que des pierres tumulaires, des tables votives, ou de nos autres monuments d’église, et en partie des impressions qui se contrediraient aussi. Si, dans ce cas, on ne pourrait arriver à se faire une idée approximativement juste des rapports dont il s’agit qu’en utilisant les deux genres indiqués de témoignages, qui se complètent mutuellement, cela doit être vrai aussi pour la période de l’antiquité qui nous occupe. Tandis que la littérature païenne de ce temps nous révèle l’activité des forces, qui, dans le sein du paganisme même, travaillaient à sa dissolution et à sa décomposition, il s’exhale des monuments le souffle d’une foi qui sut résister, pendant des siècles, à toutes les influences destructives. Or, comme la littérature, païenne et chrétienne, de cette époque, a toujours été utilisée presque exclusivement, par les écrivains théologiques surtout, ou du moins, dans tous les cas, beaucoup plus largement que les monuments contemporains, pour déterminer la situation religieuse, il est arrivé que l’on n’a jamais prêté au côté de celle-ci, par nous mentionné le dernier, toute l’attention qu’il mérite.

Même dans l’usage de la littérature, on a subi l’influence du préjugé, en s’attachant de préférence au côté irréligieux de celle-là, et ne considérant pas assez jusqu’à quel point non seulement la foi, mais la superstition même est un besoin des masses[1]. Ajoutons que même les sources littéraires ne confirment qu’en petite partie l’opinion dominante, d’après laquelle le paganisme aurait déjà été dans la plus profonde décadence et en pleine dissolution, à la naissance du christianisme.

Il est vrai que, déjà dans le siècle qui précéda celle-ci, des auteurs latins et grecs se plaignaient beaucoup d’une diminution de la crainte de Dieu, d’incrédulité et d’indifférence religieuse[2], et imputaient expressément le déclin de la religion aux doctrines d’une sagesse en délire[3], propagées par les écoles des philosophes grecs. En effet, il règne dans la littérature latine de cette époque, ainsi que dans celle du premier siècle de notre ère, des tendances qui devient de l’ancienne foi et lui sont même, en partie, directement hostiles. La nécessité de croyances populaires et d’une religion, de l’État était, il est vrai, volontiers admise parla classe instruite, et cela par des raisons d’utilité, notamment en considération de la sauvagerie morale et du manque d’éducation des masses. Il est impossible, dit Strabon[4], d’amener à la piété, à la sainteté et à la foi, par l’instruction philosophique, la masse des femmes et tout le bas peuple ; il faut de plus faire agir la crainte des dieux et, pour cela, des légendes et des histoires de miracles. Les hommes d’État de l’empire accentuaient particulièrement, en outre, que les contempteurs des dieux étaient des gens qui, à d’autres égards non plus, ne respectaient personne[5].

L’expression de l’aveu que l’on vient de mentionner contenait toutefois, implicitement, celui qu’une grande partie des gens instruits ne croyaient pas avoir besoin de la foi populaire, dans, sa forme traditionnelle, dont ils rie parlaient souvent, en effet, qu’avec indifférence, frivolité ou mépris. De plus, nous trouvons, même chez Lucrèce, l’expression passionnée d’un sentiment de haine pour la foi. Elle lui apparaissait sommé un monstrueux fantôme, se dressant de la terre au ciel, et dont le pas lourd pressait la vie humaine contre terre, pendant que son visage menaçait, d’un air sinistre, du haut des cieux, jusqu’à ce que le génie hardi d’un homme de la Grèce, Épicure, osât braver la terreur qu’il inspirait. Ce sage ouvrit largement les portes de l’immense domaine de la nature, poussa jusqu’à l’infini, bien au-delà des murs de flammes de ce monde, et rapporta de cette course à l’humanité, en signe de triomphe, la science des causes de l’être, renversant ainsi la foi, mais nous élevant nous mêmes au ciel, par sa victoire. Il ne faudrait pas, d’après Lucrèce, que l’on crût s’engager, avec l’adoption de cette doctrine, dans les voies du sacrilège et de l’impiété, puisque c’était, au contraire, la foi qui avait conduit, souvent, à des actes impies et criminels. Le poète rappelle, à ce sujet, comment Agamemnon avait sacrifié sa propre fille au courroux de Diane, et il termine son touchant récit de la mort de cette vierge innocente, offerte en holocauste la déesse, par cette exclamation : Voilà jusqu’à quelles abominations a pu pousser la foi[6].

Mais il s’en fallait de beaucoup que toute l’école des épicuriens, ni surtout la généralité des personnes ayant reçu une éducation philosophique, prissent, vis-à-vis de la religion du peuple, une attitude aussi hostile que Lucrèce. Aucun système n’enseignait l’athéisme, dont les partisans ne paraissent guère avoir été nombreux, en aucun temps. Le scepticisme se bornait à contester que l’existence de la divinité puisse être prouvée ; l’épicurisme enseignait la coexistence d’innombrables dieux, jouissant de la félicité éternelle, et ne faisait que, nier leur sollicitude pour le monde et l’humanité ; mais les épicuriens, pas plus que les sceptiques, ne s’excluaient du culte, par principe. La divinité peut, il est vrai, se passer de notre adoration, dit l’épicurien Philodème, mais il est conforme à notre nature de lui rendre cet hommage, par l’élévation de nos idées, d’abord et surtout, puis aussi en suivant, dans chaque cas, l’usage de nos pères[7]. En suivant la coutume, dit le sceptique Sextus, nous affirmons qu’il y a des dieux, exerçant une providence, et nous les révérons[8].

La grande majorité des personnes instruites qui, sans appartenir à une école déterminée, étaient cependant en contact avec des influences philosophiques, directement ou indirectement, se montrait plus ou moins tolérante à l’égard de la foi du peuple, ces personnes fussent-elles imbues d’idées monothéistes, panthéistes ou fatalistes, qu’elles rendissent hommage à un polythéisme épuré, ou qu’elles eussent, enfin, perdu la foi traditionnelle, sans avoir pu en gagner une nouvelle.

Les opinions religieuses répandues dans la partie instruite du monde romain, hors des cercles philosophiques proprement dits, au premier siècle de notre ère, flottaient entre la foi à l’existence des dieux nationaux et une providence exercée par eux, fût-ce avec répudiation de toute la tradition légendaire, d’une part, et la négation absolue de ces dieux, de l’autre. Le premier de ces deux points de vue paraît avoir été celui de Tacite, par exemple[9]. En parlant de la religion judaïque, il manifeste l’antipathie la plus prononcée pour tout ce qui tend à la négligence du culte héréditaire et au mépris des dieux. Il regardait ceux-ci non comme de simples exécuteurs. des lois d’un ordre cosmique immuable, mais comme ayant aussi, sur la marche des choses de ce monde, une action directe[10], et croyait qu’ils avertissent, par des présages, des événements de l’avenir. Quintilien appartenait à la classe, certainement très nombreuse, de ceux chez lesquels les idées du polythéisme, contractées par l’habitude et par l’éducation, étaient mêlées d’idées monothéistes, sans qu’ils éprouvassent le besoin, ou eussent le courage de s’appliquer à cette foi mixte avec l’énergie nécessaire pour y arriver à une clarté parfaite et à des convictions bien arrêtées[11]. Chez lui, la croyance aux dieux immortels était déjà refoulée à l’arrière-plan par l’idée de la nature animée, de ce Dieu père et créateur du monde ; mais sa foi dans une providence était ferme, et il paraît qu’il ne doutait pas non plus de la prédiction de l’avenir par des oracles et des signes. L’auteur le plus positif dans la négation de l’objet de la foi populaire est Pline l’Ancien. Ne croyant pouvoir passer, dans sa description de l’univers, la question incessamment discutée de l’essence de la divinité, il a indiqué les formules par lesquelles on y répondait communément alors. Pour lui-même, Dieu et la nature étaient inséparables, la nature, cette mère de toutes choses qui s’était si souvent manifestée à l’homme dans le hasard ; on pourrait donc être tenté de désigner ce dernier comme le dieu auquel sont dus la majeure partie des découvertes et des progrès de la civilisation[12] ; mais la raison portait à considérer comme la véritable divinité le Cosmos éternel et sacré dans son immensité et son infinité, en même temps que la création de la nature et la nature même, puis comme l’âme et le principe dirigeant du monde, le soleil. C’est donc uniquement la faiblesse humaine qui porte. les hommes à s’enquérir de l’image et de la figure de la divinité. Mais, quelle que soit celle-ci, si tant est qu’il en existe une en dehors de la nature, et quelque part qu’elle réside, il faut qu’elle soit toute vigueur et tout esprit. Il est encore plus insensé de croire à des dieux innombrables et de personnifies, en les divinisant, des qualités humaines telles que la concorde ; la chasteté, l’espérance, l’honneur, la clémence : c’est que la fragile et défaillante humanité, dans la conscience de sa faiblesse, a partagé la divinité une, afin que chacun puisse révérer celle de ses faces qui lui fait le plus défaut. Aussi trouvons-nous que l’on adore les mêmes dieux, sous des noms différents, chez des peuples divers, et une multitude infinie de dieux chez les mêmes peuples, voire même, par crainte, des maladies et de mauvaises chances divinisées, comme la fièvre et le malheur de devenir orphelin. Or, comme a la foi en ces divinités vient encore s’ajouter la croyance à des dieux et déesses tutélaires de tous les hommes et de toutes les femmes en particulier, il s’ensuit qu’il y aurait plus de dieux que d’hommes. Toute la mythologie n’est qu’un radotage puéril, imputer aux dieux des adultères, des rixes et des haines, croire à des divinités de la fraude et du crime, c’est le comble de l’impudence. La révélation de la divinité, c’est le fait des hommes travaillant pour l’humanité, en même temps que le chemin de la gloire éternelle, où ont marché les héros de l’ancienne Rome et marchent encore actuellement, d’un pas surhumain, Vespasien et ses fils, au secours du monde épuisé. C’est un antique usage de témoigner sa reconnaissance aux bienfaiteurs de l’humanité, en les mettant au rang des dieux. Généralement les noms des dieux, comme ceux des astres, sont empruntés aux hommes : comment, en effet, pourrait-il y avoir un registre de noms célestes ? Est-il admissible que la puissance suprême, quelle qu’elle soit, prenne souci des choses humaines ? peut-on s’imaginer qu’elle ne serait pas ravalée par les corvées multiples d’un aussi triste office ? Comment décider s’il est plus utile au genre humain de nourrir ou non cette croyance, lorsqu’il est facile de voir qu’une partie des hommes ne s’inquiète nullement des dieux, tandis que l’autre croupit dans une superstition honteuse, ou est esclave de la crainte qu’ils lui inspirent ? Pour rendre l’idée de la divinité plus incertaine encore, l’humanité a imaginé une puissance d’un caractère qui tient essentiellement le milieu entre les deux idées contraires que l’on se fait de la divinité : on adore comme telle la Fortune, mobile, errante, inconstante, incertaine et changeante, que la plupart des hommes regardent comme aveugle, qui est la patronne des indignes et qui, partant, n’est autre que le hasard même[13]. Une autre partie de l’humanité repousse même la Fortune, rapporte tous les événements à leurs constellations, et croit à une détermination immuable, arrêtée par la divinité une fois pour toutes. Cette manière de voir a commencé à gagner du terrain, et une masse de gens instruits, ainsi que d’ignorants, y adhèrent volontiers et avec empressement. Puis, la croyance à des présages sans nombre captive l’humanité, incapable de voir dans l’avenir, et la seule chose certaine, au milieu de tout cela, c’est qu’il n’y a rien de certain, et point d’être à la fois plus piteux et plus orgueilleux que, l’homme. Les autres créatures ne connaissent que des besoins à la satisfaction desquels la nature, dans sa bonté, a libéralement pourvu, et elles n’ont pas l’idée de la mort. Pour la société cependant, il y a de l’utilité, sans doute, dans la foi à une direction des choses humaines par les dieux, comme à ce que des châtiments suivent inévitablement les méfaits, ne fût-ce que tardivement, la divinité étant si occupée de tous les côtés. Il y en a de même à croire que l’homme ne saurait avoir été créé le plus semblable à Dieu, de tous les êtres, pour descendre au niveau des animaux. Pour le sentiment de l’imperfection de la nature humaine, il y a, d’autre part, une consolation toute particulière aussi à penser que Dieu non plus ne puisse pas tout. Ainsi, il ne peut pas se suicider, lors même qu’il le voudrait, d’où il suit qu’il est privé de la meilleure des facultés laissées à l’homme par la nature, au milieu des nombreux tourments de la vie ; il ne peut pas conférer l’immortalité aux mortels, ni faire que celui qui a vécu n’ait point vécu, que celui qui a rempli des offices n’en ait pas rempli ; en général, il n’a sur le passé d’autre pouvoir que celui d’oublier, et, pour avancer aussi des arguments plaisants, il ne peut faire que deux fois dix ne fassent pas vingt, ni mille autres choses semblables. Or, de tout cela résulte, de manière, à ne permettre aucun doute, la puissance de la nature, le fait qu’elle est ce que l’on est convenu d’appeler Dieu. Telles étaient les opinions de Pline l’Ancien.

Bien que la négation des croyances populaires fût très probablement, dans la plupart des cas, un effet direct ou indirect d’influences philosophiques, il y avait pourtant aussi des tendances philosophiques avec lesquelles ces croyances n’étaient pas seulement conciliables, mais qui y trouvaient même un appui. Le stoïcisme dont, à cette époque, les effets s’étendaient peut-être plus loin que ceux d’aucun autre système, s’appliquait, dans sa théologie, à réconcilier la foi avec la philosophie et à démontrer, scientifiquement, la légitimité dès droits de la religion du peuple : en distinguant du Dieu suprême, créateur et dominateur du monde, des dieux subalternes ; de la puissance divine, considérée comme une unité répandue sur le tout, ses manifestations innombrables et leurs effets ; et en admettant de plus des démons, comme intermédiaires entre la divinité et l’humanité. Tout, dit Épictète, est rempli de dieux et de démons[14]. On écartait, par une interprétation allégorique artificielle, ce qu’il y avait de choquant dans la tradition légendaire. Comme, en outre, la philosophie stoïcienne reconnaissait des manifestations continues des puissances divines, sous forme de l’envoi d’oracles, de présages, etc., il est permis d’admettre qu’une grande partie des adhérents du portique tenaient ferme, avec plus ou moins de rigueur, à la foi traditionnelle, et que les hommes d’instruction et de savoir de la catégorie de Marc-Aurèle, qui ne voulaient pas vivre dans un monde sans dieux[15], donnaient à cette école la préférence sur les autres, parce qu’elle présentait une solution du conflit entre la raison et la foi.

Ainsi, pas même au premier siècle, les personnes ayant reçu une éducation philosophique n’avaient pris une attitude absolument hostile à la religion nationale. Et, bien que dans la littérature de ce temps, comme dans celle du dix-huitième siècle, les dispositions et les tendances hostiles à la foi prédominent, elles ne conservèrent, en aucun cas, leur empire au-delà de la limite du premier siècle de notre ère. De même que le flux des tendances antichrétiennes du siècle dernier baissa rapidement, après avoir atteint son maximum d’élévation, et fut suivi d’un puissant reflux, qui entraîna, irrésistiblement aussi, une grande partie de la société instruite, de même nous voyons, dans le monde gréco-romain, après les tendances qui avaient prédominé dans la littérature du premier siècle, une forte réaction vers la foi positive prendre le dessus et s’emparer, là aussi, des mêmes cercles, ainsi que la foi dégénérer, sous des rapports multiples, en superstition grossière, soif de miracles, piétisme et mysticisme.

On trouve la meilleure preuve de ce besoin, ressenti par les gens instruits plus profondément et plus généralement que jamais, d’accorder la foi populaire avec une théologie plus pure, dans le développement imprimé, depuis la fin du premier siècle, par les platoniciens à la démonologie, également adoptée par les stoïciens, comme on vient de le faire remarquer, et éminemment caractéristique polir les tendances religieuses de cette époque. L’idée de ce royaume intermédiaire des démons, fondée sur d’antiques traditions remontant à Pythagore et jusqu’à Orphée, se développa dans un tel sens que, chez les philosophes croyants, les démons pouvaient être substitués aux dieux populaires dans tous les cas où l’on rapportait, de ces derniers, des choses que l’on trouvait inconciliables avec l’idée pure de Dieu, tout en ne voulant pas les nier simplement pour cela[16]. Bien que ce fût un domaine sur lequel l’imagination pouvait se donner un libre cours, les platoniciens du deuxième siècle sont parfaitement d’accord, entre eux, sur tous les points essentiels de la démonologie, traitée par eux avec une prédilection marquée ; c’est qu’évidemment cette doctrine avait déjà gagné, dans les cercles croyants du monde instruit, une espèce d’autorité dogmatique. Plutarque[17] dit : Ceux qui ont découvert l’existence d’une race de démons, tenant le milieu entre les hommes et les dieux, et les unissant mutuellement par une chaîne de communication, ont résolu par cette doctrine, qu’elle procède de l’école de Zoroastre ou d’Orphée, de l’Égypte ou de la Phrygie, des difficultés plus nombreuses et plus grandes que Platon par sa théorie de la matière. Dans l’idée de Plutarque, les trois genres intérieurs d’êtres de raison pouvaient, en se perfectionnant, avancer chacun au degré immédiatement supérieur, et s’élever ainsi, finalement, jusqu’au rang suprême : ainsi les âmes des meilleurs parmi les hommes pouvaient passer héros, les héros démons, et tels de ces derniers même dieux, comme Isis et Osiris[18]. Les démons occupent le dernier rang parmi les puissances, d’un ordre triple, qui sont les agents de la Providence. Le pouvoir suprême réside dans l’âme, et la volonté de la divinité primitive, créatrice et ordonnatrice de l’univers depuis l’origine des temps ; après elle, ce sont les dieux du ciel qui dirigent, en haut lieu, le cours général des choses humaines ; en dernière ligne il y a les démons, qui dirigent celles-ci en détail, comme gardiens et surveillants[19]. Différant sur un point des autres platoniciens, Plutarque ne considère pas les démons comme nécessairement immortels ; c’est sans y joindre l’expression du plus léger doute, et comme l’observation personnelle d’un homme digne de foi, qu’il raconté comment la nouvelle de la mort du grand Pan fut accueillie avec de vives exclamations de douleur par les démons ses collègues ; or, les philosophes de la cour de Tibère avaient dit que c’était, à leur avis, de Pan fils d’Hermès et de Pénélope qu’il s’agissait[20]. Les démons sont susceptibles d’éprouver du plaisir ou de la peine, comme aussi accessibles au mal ; c’est à eux que se rapportent les traditions d’enlèvements, de vagabondages, de retraites dans des cachettes, d’exils et de, fonctions serviles imputés aux dieux ; toutes ces mésaventures et d’autres semblables, comme les souffrances d’Isis et d’Osiris, ne sont pas dans la destinée des dieux, mais dans celle des démons[21]. Ceux-ci portant, en général, les mêmes noms que les dieux auxquels ils sont adjoints, et desquels ils tiennent pouvoir et honneur, ont été ainsi confondus avec les dieux ; quelques démons cependant ont conservé leurs véritables noms[22]. Les démons méchants et terribles trouvent plaisir à un culte sombre et lugubre, et quand on y satisfait leur goût, ils cessent d’être malfaisants ; les démons ou génies bons et serviables, au contraire, faisant l’office de messagers et d’interprètes, portent, comme l’enseignait déjà Platon, les prières et les veaux des hommes chez les, dieux, dans les hautes régions célestes, et en rapportent les oracles et les bienfaits divins sur la terre[23]. Ainsi les démons descendent souvent de la région lunaire, pour gérer les oracles, participer à la célébration des mystères suprêmes, punir des forfaits, apporter le salut au fort des périls de à guerre et des tempêtes maritimes ; or quand, dans l’exercice de ces fonctions, ils se laissent déterminer par la colère, une préférence injuste ou l’envie, ils encourent la punition d’être précipités de nouveau sur la terre et refoulés dans des corps humains[24].

C’est absolument dans le même sens qu’Apulée et Maxime de Tyr représentent les démons ou génies, comme les intermédiaires entre le monde des dieux et celui des humains. Suivant le premier de ces deux auteurs, la substance de leurs corps n’est ni terrestre ni purement éthérée, mais tient le milieu entre les deux. Aussi ne deviennent-ils visibles, pour les hommes, qu’exceptionnellement et du fait de leur propre volonté, comme la Minerve d’Homère apparaissait à Achille. Les poètes nous montrent, d’ailleurs, conformément à la vérité, dans l’observation des humeurs diverses, les démons aimant ou haïssant les hommes, les favorisant ou leur nuisant, éprouvant en conséquence de la pitié, du mécontentement, de l’inquiétude ou du plaisir, en général tous les sentiments humains, choses qui toutes sont inconciliables avec le calme, immuable à toute éternité, des dieux du ciel. Sur les différences dans l’impressionnabilité sensuelle des démons se fonde aussi, d’après Apulée, la diversité des cultes et des sacrifices. Selon leur nature, ils se complaisent dans des pratiques et sacrifices diurnes ou nocturnes, publics ou clandestins, gais ou lugubres : ainsi les démons égyptiens aiment les chants élégiaques, les grecs la danse, les barbares une musique bruyante. De là cette grande variété, dans les formes des cultes divins, en divers pays : dans les processions, mystères, actes sacerdotaux, prières des croyants offrant des sacrifices, les images et les attributs des dieux, la situation et les usages des temples, le sang et la couleur des animaux immolés comme victimes, tout cela ayant son importance, selon la coutume de chaque lieu ; et souvent des songes, des prophéties et des oracles nous apprennent que les divinités, c’est-à-dire les démons, sont en colère, par suite de quelque négligence, provenant d’incurie ou d’orgueil, dans le service de leur culte.

A l’exception d’un très petit nombre de mécréants qui nient Dieu, dit Maxime de Tyr[25], tout le genre humain s’accorde dans la croyance à un Dieu, roi et père, ainsi qu’à des dieux multiples, ses enfants, associés à son règne : or ces derniers ne sont pas trente mille, comme a dit Hésiode, mais innombrables comme, au ciel, les natures des astres et, dans l’éther, les existences vaporeuses des démons. Tantôt visibles, tantôt invisibles, ces êtres divins participent à la domination du Dieu suprême ; ceux qui forment sa plus proche parenté se pressent, en quelque sorte comme ses locataires ou ses commensaux, auprès des portes de son palais, et lui servent de messagers ; d’autres sont les serviteurs des précédents ; d’autres, enfin, ont des rôles encore plus subalternes. Ainsi, une hiérarchie sans lacune d’êtres surhumains entretient la communion de l’humanité avec la divinité, et les sous dieux (les démons) font, en quelque sorte, l’office d’interprètes entre la faiblesse humaine et la splendeur divine[26]. Ce sont eux qui apparaissent aux hommes et leur parlent, vont et viennent au milieu d’eux, et leur prêtent l’assistance dont la nature humaine a toujours besoin de la part des dieux. Ils guérissent des maladies, conseillent dans la détresse, révèlent ce qui est caché, aident au travail et guident en route ; les uns exercent dans les villes, les autres dans les fertiles campagnes, ceux-ci sur terre, d’autres sur mer ; d’autres encore se comportent comme les génies protecteurs d’individus, et sont tels affreux, tels pleins de philanthropie, avec des préférences pour la vie civile ou pour la guerre : car, autant il y a de natures d’hommes, autant il existe aussi de natures de démons ou génies. A cette famille[27] appartiennent notamment aussi les âmes humaines séparées du corps, qui ne veulent pas renoncer, même dans la vie supérieure de l’autre monde, à leurs inclinations, ni à leurs occupations terrestres : ainsi Esculape continue toujours d’exercer la médecine, Hercule de faire des exploits de vigueur. Bacchus de s’exalter, Amphiloque de faire des prédictions, les Dioscures Castor et Pollux de naviguer en vrais marins, Minos de juger, et Achille de s’armer de toutes pièces. Maxime prétend avoir vu, de ses propres yeux, les Dioscures guider, avec des traits de lumière, partant des étoiles scintillantes qu’ils occupent au firmament, un navire fortement menacé par la tempête, et Esculape lui apparaître, non pas en songe, mais dans une veillée. On n’aura pas de peine, dès lors, à comprendre parfaitement que des adversaires du christianisme, tels que le platonicien Celse, n’aient cru pouvoir trouver aucune différence entre les démons et les anges de la religion chrétienne et du judaïsme[28].

Ainsi la doctrine des démons mettait les dévots à même de maintenir debout la religion du peuple, dans toute son étendue, sans entrer en conflit avec les exigences de la raison, et même de la conserver dans le sens littéral, saris recourir, ce qui n’eût pas manqué d’effaroucher les croyants très convaincus, à ces interprétations allégoriques, artificielles et forcées, dont usait le stoïcisme. Par ce détour, une grande partie du monde instruit revint à ces légendes et histoires merveilleuses, que la critique paraissait avoir écartées pour toujours, et qui, dans l’opinion de Strabon, n’étaient un besoin que pour les masses et pour le sexe féminin. La recherche, ainsi que la découverte d’une pareille transaction, entre la religion du peuple et une théologie plus rationnelle, fait supposer, comme on l’a dit, précisément dans le monde des gens pourvus d’instruction philosophique ; l’existence d’un attachement aux anciens dieux aussi répandu qu’indestructible, et un profond désir de retrouver, dans la, religion positive du temps passé, une satisfaction que ne procurait aucune abstraction, même la plus sublime.

C’est ce que confirme pleinement l’impression générale de la littérature grecque et latine du deuxième siècle, dans laquelle se reflète aussi l’état religieux de la partie instruite du monde d’alors. Parmi les auteurs latins, Juvénal et Pline le Jeune paraissent en général, ainsi que dans leurs opinions religieuses en particulier, s’être le plus rapprochés de la doctrine stoïcienne, supposition que corrobore, chez Pline, une très grande foi aux songes et aux présages. De plus, nous savons de tous les deux qu’ils participaient au culte. Juvénal a, en accomplissement d’un vœu, offert une dédicace à Cérès Helvina, révérée dans sa ville natale, Aquinum[29] ; Pline a fait construire deux temples. Tacite a lutté avec de graves doutes, sans que néanmoins, comme nous l’avons fait observer plus haut, ils eussent aliéné sa foi à la religion positive. La croyance puérile de Suétone aux présages et aux miracles ne permet guère de douter de la fermeté de sa croyance aux dieux. Chez Aulu-Gelle il y a lieu, d’après toutes les tendances de son esprit et celle des maîtres sous lesquels il étudia en Grèce, d’admettre pour le moins comme vraisemblable, en matière de foi aussi, la persistance rigide d’un conservateur dans son attachement à la tradition ; on peut même l’admettre avec certitude chez Fronton qui, pendant une maladie de Faustine, ne manquait pas d’adresser chaque matin ses prières aux dieux[30], desquels il sollicita et obtint aussi des inspirations, dans ses songes, pour guérir de la goutte. Les contemplations de Marc-Aurèle respirent l’esprit de la véritable piété ; le souffle béat d’une foi mystique se fait partout sentir dans les écrits d’Apulée, et Élien s’appliquait à faire également, avec ses propres œuvres, de la propagande en faveur de son orthodoxie, affolée de miracles et alliée à une haine très passionnée pour l’incrédulité.

C’est toutefois la littérature grecque du deuxième siècle, qui porte, bien plus encore que la littérature latine, le cachet d’une période dont l’état intellectuel tenait du réveil de la vie religieuse l’empreinte qui le caractérisait tout particulièrement. Des auteurs grecs de ce temps, à part Lucien, Galien, avec son panthéisme étayé d’idées stoïques, est le seul qui se soit complètement écarté de la foi populaire ; Dion de Pruse se rapproche déjà plus de celle-ci par sa croyance exempte de doutes à la divinité et, comme il paraît, même à la pluralité des dieux, ainsi qu’à leur action providentielle ; car il avait même la conviction que les hommes qui pensent mal des choses divines ne peuvent être que des scélérats[31]. Tous les autres auteurs grecs se trouvent placés sur le terrain d’une foi toute positive dans le polythéisme, malgré les différences dans la manière de le concevoir de chacun d’eux. L’esprit profondément religieux et pieux de Plutarque, dont toutes les vues tendent à la reconnaissance d’un monde supérieur ; la foi de charbonnier de Pausanias, assurément sincère, bien qu’adoptée de parti pris et artificiellement maintenue par cet écrivain ; la foi inébranlable d’Artémidore aux miracles ; la croyance plate et grossière de Maxime de Tyr au surnaturel ; le mysticisme d’Aristide, poussé jusqu’aux limites de la folie : toutes ces tendances religieuses se rencontrent dans la foi à une providence, dérivant de l’action multiple d’un grand nombre de dieux. Il fallait que la foi aveugle et la superstition puérile fussent bien répandues, pour motiver une activité littéraire aussi hostile à la religion que le fut celle de l’infatigable Lucien, dont on ne saurait assurément pas considérer les attaques, sans cesse réitérées contré elle, comme une escrime de pure fantaisie contre des fantômes. Il est encore moins permis de conclure à une indifférence générale pour la religion dont il se moquait, de ce qu’il n’essuya point de persécution. Bien que son persiflage dût, sans aucun doute, profondément blesser le sentiment religieux des croyants, il ne pouvait cependant leur paraître aussi condamnable que l’est, nécessairement, aux yeux des fidèles, celui d’une religion fondée sur une révélation ; et, dans le paganisme, il n’y avait non seulement point de dogmes, mais il n’y avait même pas d’église qui pût intervenir, au nom de la foi menacée, pour la protéger contre un tel agresseur. La Guerre des Dieux de Parny, qui surpasse les dialogues des dieux de Lucien en cynisme, par le sans-gêne avec lequel il bafoue ce qu’il y a de plus sacré, autant qu’en esprit, parut, il est vrai, en 1799, année antérieure à la restauration du catholicisme en France ; mais, dans la suite non plus, aucune poursuite n’a été tentée contre ce livre ; l’auteur devint en 1803 membre de l’Académie française, et il mourut en 1814, sans avoir subi la moindre persécution[32].

Les empereurs du deuxième siècle ont, visiblement aussi, subi l’influence du courant qui dominait alors dans le mouvement des esprits, et favorisé celui-ci de leur côté, tant par leur propre exemple que par leur vive sollicitude pour le culte. Adrien se montra, même aux yeux d’un homme élevant, à cet égard, d’aussi hautes prétentions que Pausanias, plein de ferveur dans sa vénération pour les dieux[33]. Marc-Aurèle s’appliqua, en tout, à rester le digne élève d’Antonin le Pieux, dont il entendait notamment prendre pour modèle la piété, exempté de superstition, afin de pouvoir attendre sa dernière heure avec une conscience tout aussi tranquille[34]. Lui-même, qui ne se souciait pas de vivre dans un monde sans dieux, semble avoir reconnu les dieux de toutes les nations comme aussi puissants et dignes de respect les uns que les autres.

Afin de mieux faire ressortir la nature de cette vie religieuse, qui s’était ainsi réveillée de nouveau au deuxième siècle, nous croyons devoir mentionner quelques phénomènes particulièrement caractéristiques, et indiquant peut-être le degré de solidité extrême auquel puisse atteindre la foi. Claude Élien de Préneste composa, probablement vers la fin du deuxième siècle[35], en langue grecque, deux ouvrages traitant de la providence à des apparitions divines, et dont nous connaissons l’esprit par de nombreux fragments. Il s’appliqua à prouver, par, un grand nombre d’histoires de miracles, d’oracles et d’autres révélations immédiates de la puissance divine, mais principalement de récompenses merveilleuses, échues à des hommes pieux et croyants, ou de prodigieux et terribles châtiments, infligés aux blasphémateurs et aux incrédules, que ceux au dire desquels il n’y aurait pas, ici-bas, d’action providentielle de la divinité, sont plus déraisonnables que des enfants[36]. Dans ces histoires, il n’épargne pas aux contempteurs de la religion des apostrophes comme celle-ci : Que dites-vous de cela, vous, qui croyez que la Providence erre en aveugle, ou n’est qu’une fable ? Ni aux philosophes, ennemis de la foi, les témoignages de pitié ou les imprécations, lorsqu’il leur dit, par exemple : Ô vous, Xénophane et Diagoras, Hippon, Épicure et consorts, avec toute votre séquelle de misérables exécrés de Dieu, soyez maudits ! Ailleurs, le langage doucereux et onctueux de l’auteur affecte la pieuse simplicité du bon vieux temps. Quelques exemples suffiront pour en donner une idée. Un certain Euphronius, homme de malheur, prit plaisir au bavardage d’Épicure et s’attira par là deux grands maux : il tomba dans l’impiété et dans la scélératesse. Cet homme gagna une maladie, une pneumonie, comme l’appellent les fils d’Esculape, et, souffrant beaucoup, il demanda d’abord le secours ordinaire de l’art aux médecins. Mais, ceux-ci ne pouvant rien contre les progrès de la maladie, comme on voyait le patient réduit à craindre le pire, les siens le transportèrent au temple d’Esculape. Là, s’étant endormi, il lui sembla, dans son sommeil, entendre un des prêtres disant Pour cet homme, il n’y a qu’une voie de salut, un seul moyen de conjurer les maux qui l’accablent, c’est de brûler les livres d’Épicure, de pétrir avec de la cire humide la cendre de ces livres impies, sacrilèges et efféminés ; puis de s’enduire le ventre, ainsi que la poitrine, de cette pâte, et de bien envelopper le tout de bandages. Le malade se hâta de confesser tout ce qu’il avait entendu à ses proches, dont les cœurs se remplirent de joie de ce qu’il n’avait pas été repoussé, avec dédain et mépris, par le dieu. Ainsi fut converti l’homme qui avait nié Dieu et qui devint, après sa guérison, un modèle constant de piété pour autrui[37]. On trouvait, dans ce livre, le récit d’un grand nombre de cures miraculeuses, opérées sur des gens pieux ou sur des impies, qui s’amendaient ensuite, avec l’accompagnement de considérations édifiantes, dans le genre de ce qui suit : Aristarque de Tégée, le poète tragique, était tombé malade ; Esculape, l’ayant guéri, lui commanda des actions de grâces ; pour le remercier de sa convalescence, ce. qui détermina, de la part du poète, la dédicace de la pièce de théâtre qui a pour titre le nom du dieu. Or, comment se peut-il que les dieux demandent et acceptent une récompense, pour prix du rétablissement de la santé ? eux qui, dans leur bonté philanthropique, nous comblent gratuitement de leurs bienfaits, en nous permettant de regarder le soleil, de participer, sans rémunération, à ce qui suffit à tout, la jouissance des splendeurs d’un aussi grand dieu ; d’user de l’eau, ainsi que des productions innombrables et du secours multiple du feu qui nous aide au travail, comme aussi de tirer de l’air une partie de ce qui est nécessaire à notre subsistance ? Ils ont donc uniquement en vue de nous rappeler leur volonté, que nous ne devons pas être ingrats ni oublieux, même dans les petites choses, et ils arrivent ainsi, effectivement, à nous rendre meilleurs[38]. L’histoire suivante d’un coq de combat de Tanagre, blessé à une patte, peut servir à montrer jusqu’à quel point de niaiserie puérile la manie de voir partout des miracles pouvait égarer la foi, dans cette direction. Le coq, raconte Élien, suivant une impulsion qui, selon moi, ne pouvait, venir que d’Esculape, se mit à sautiller sur une jambe devant les assistants, gens de qualité, et comme on chantait le matin un hymne à la louange du dieu, il se mit dans les rangs des chanteurs, comme si le coryphée lui avait assigné sa place parmi eux, et essaya, de son mieux, de les accompagner de son chant d’oiseau, en l’accordant parfaitement avec le chant des autres. Se tenant toujours sur une jambe, il étendait l’autre, endommagée et mutilée, comme pour rendre témoignage et avancer la preuve de ce qu’il avait souffert. C’est dans cette attitude qu’il chanta la louange de son sauveur, de toute la force de sa voix, et le supplia de lui rendre l’usage de sa patte. Une révélation du dieu ayant ensuite amené sa guérison, on vit le même coq, battant des ailes, allongeant le pas ; dressant le cou et agitant sa crête, comme un guerrier superbe, proclamer l’action de la providence, qui plane au-dessus des créatures privées de raison[39]. Aux contes, témoignant du salut qu’apportait la foi, étaient opposés les exemples des suites terribles que peuvent entraîner l’incrédulité et le sacrilège. On y voit comment un homme, qui avait regardé d’un œil de concupiscence des mystères auxquels il n’était pas initié, et qui était monté pour cela sur une pierre, en tomba et mourut de cette chute[40] ; comment un malheureux, énervé par la doctrine d’Épicure, ayant osé pénétrer dans le sanctuaire du temple d’Éleusis, dont l’accès n’était permis qu’à l’hiérophante, en fut puni par une affreuse maladie, dont les souffrances furent tellement horribles qu’il ne fit plus que soupirer après le moment où son âme maudite pût être arrachée de son corps, moment qui se fit très longtemps attendre[41] ; comment Sylla, pour avoir détruit le temple de Minerve à Alalcomènes, fut dévoré lentement par les vers, d’autres disent par les poux, qui sortaient partout de son corps[42] ; comment enfin un sculpteur, ne regardant qu’au bénéfice et n’ayant pas d’yeux pour la piété, exécuta une image divine plus mal qu’il n’aurait dû, d’après le prix qui lui avait été payé, et ne livra qu’une statue chétive, en marbre de mauvaise qualité, péché pour lequel il fut ensuite puni dans son corps, afin de servir d’exemple et d’avertissement, pour tout le monde, de ne plus jamais rien tenter de semblable ni rechercher de profits pareils[43].

Si, par les écrits d’Élien, nous apprenons à connaître l’exagération extrême de l’orthodoxie païenne, dans ce qu’elle avait de plus inflexible et pouvait, en effet, comporter de zèle et d’ardeur, nous avons aussi dans les confessions d’un homme, rangé par ses contemporains et par la postérité parmi les premiers génies de son temps, dans celles du rhéteur P. Ælius Aristide, un témoignage remarquable du degré d’intensité auquel pouvait se monter alors, sous l’influence de circonstances particulières, l’exaltation religieuse. Aristide[44], né vers l’an 117, à Adrianes, en Bithynie, d’une famille aristocratique et. riche, fils d’un prêtre de Jupiter, maladif et, suivant un auteur, même épileptique depuis son jeune âge, s’appliqua de bonne heure aux études avec passion. L’irritabilité nerveuse de cette nature si délicate fut entretenue et surexcitée au plus haut degré, tant par des excès de travail que par les émotions inséparables de la profession de sophiste, plus propre en même temps que toute autre à développer, au plus haut point, l’ambition et la vanité, toutes les deux innées chez lui. En automne 141, il fut pris d’une maladie, avec laquelle il se traîna dix-sept ans, et sur laquelle il a laissé les rapports les plus détaillés, dans ses Saintes oraisons, composées en 175, longtemps après le rétablissement de sa santé. C’est aussi dans le cours de cette maladie que se développa sa piété mystique qui, avec le temps, se concentra dans une vénération de plus en plus exclusive pour le dieu de la médecine, Esculape, devant l’image duquel les autres dieux rentrèrent, pour lui, de plus en plus dans l’ombre. Comme, pour trouver sa guérison, il n’avait, pendant des années, pas cessé de fréquenter les temples et de converser avec les prêtres de ce dieu, toutes ses pensées arrivèrent, peu à peu, à converger vers ce centre, dans ses songes comme lorsqu’il était éveillé ; car, d’après la croyance générale, le dieu conseillait, par dès inspirations données en songe, ceux qui, implorant son secours, venaient dormir dans son temple, et depuis lors l’existence d’Aristide ne fit plus que tourner autour de ses songes, que le dieu lui avait ordonné de consigner tous. Il considérait comme un devoir sacré l’accomplissement de cet ordre, et, quand il se sentait trop faible pour écrire, il dictait[45]. Il ne manquait pas, cela va sans dire, de suivre toutes les prescriptions qu’il croyait avoir été faites dans ces songes, fussent-elles insensées, ce qui, probablement, empira souvent beaucoup son état ; il avoue même que sa faiblesse avait toujours augmenté avec le temps[46]. Il se trouvait quelquefois, ni dormant ni réveillé, dans un état mitoyen, avec une espèce de sensation de l’approche de dieu ; ses cheveux se hérissaient alors, ses yeux se remplissaient de larmes de bonheur, et il sentait son cœur se gonfler d’orgueil : bref il se voyait dans un état que personne ne saurait décrire, que les initiés seuls, d’après lui, comprennent et connaissent[47]. Le dieu lui prédit aussi que sa maladie durerait dix-sept ans, mais qu’il serait sauvé par la grâce divine, et il lui ordonna en même temps de se baigner dans le fleuve, au milieu de l’hiver, par le vent du nord et la gelée. Or, après le bain, il se trouva merveilleusement soulagé, par une température égale et douce, qui n’avait rien d’artificiel et qui lui rendit des forces, en réchauffant tout son corps : c’était un sentiment de bien-être ineffable dans lequel tout s’effaçait devant le plaisir du moment, et il ne voyait, plus rien d’autre, tout en ayant les yeux ouverts, tellement il se sentait près du dieu[48].

Bien que les extases d’Aristide se lient intimement à l’exaltation de son orgueil, et que celle-ci forme essentiellement le fond de la disposition qui les produisait, non l’absorption dans les choses divines, ses rapports n’en rappellent pas moins, à maint égard, les confessions de piétistes chrétiens, tant par l’observation constante de sa personne, l’exaltation de celle-ci et les illusions dont il se nourrissait, que par la conscience d’avoir été jugé digne d’une grâce toute spéciale, et d’être un élu de la divinité, comme aussi par la présomption spirituelle qui devait nécessairement en résulter. Dans un songe, il vit l’image du dieu avec trois têtes et ayant tout le reste du corps enveloppé de flammes. Le dieu, ayant fait signe de sortir à tous ses autres adorateurs, venus pour lui adresser leurs prières, dit à Aristide de rester. Celui-ci tombant en extase : Dieu unique ! s’écria-t-il. C’est toi que j’appelle, repartit le dieu. Ô Esculape, mon seigneur, ajoute Aristide, cette parole vaut bien plus que toute la vie humaine ; toute ma maladie, toute ma reconnaissance sont peu de chose à côté de cela, qui fait que je puis aussi, ce que je veux[49]. Moi aussi, dit-il dans un autre passage, je me suis trouvé au nombre de ceux qui, par la grâce du dieu, ont été gratifiés, non deux fois seulement, mais bien des fois, sous des formes diverses, d’une vie nouvelle, et qui, pour cette raison, regardent la maladie comme une chose salutaire. Il n’eût pas voulu échanger les faveurs que lui avait accordées le dieu contre tout ce que les hommes sont convenus d’appeler leur félicité[50]. La conviction d’Aristide, d’être au nombre des élus, était connexe avec sa propension à reconnaître partout la main de la divinité, et avec sa manie de voir des conjonctures providentielles et des miracles jusque dans les événements les plus simples de la vie quotidienne. Il croyait chacun de ses pas guidé par le dieu, qui ne cessait de l’appeler, de l’envoyer çà et là, ou de le retenir, dont il recevait des ordres et des commissions, ou qui lui faisait des défenses. Lors du tremblement de terre qui détruisit Smyrne, ce fut, écrivit-il aux deux empereurs, le dieu qui le poussa à sortir de la ville et le mit en lieu de sûreté[51]. Ce fut le dieu qui saliva mainte et mainte fois, contre toute attente, une fois également d’une maladie, Philoumène, la vieille nourrice d’Aristide, que celui-ci chérissait par-dessus tout[52]. Une autre Philoumène, fille de sa sœur de lait Callityque, étant morte, un songe lui révéla qu’elle avait donné son âme et son corps pour sa vie à lui[53]. Le frère de la défunte, Hermias, avait aussi failli mourir pour lui, le fait étant que ce jeune homme, le plus chéri de ses pupilles, était mort, ainsi qu’Aristide l’apprit plus tard, le jour même où, déjà revente de sa maladie de dix-sept ans, en 162, il se relevait lui-même d’une atteinte de la grande épidémie que l’armée de Verus communiqua, postérieurement, à l’Occident aussi[54]. Ainsi, dit Aristide, j’eus le temps écoulé jusque-là comme un présent des dieux, et reçus ensuite, par le secours divin, une vie nouvelle, comme une espèce d’équivalent de cette autre vie qui s’éteignait. A cette époque, le Sauveur (Esculape) et sa patronne Minerve l’avaient visiblement secouru[55] ; la déesse lui était apparue telle que l’offrait aux regards émerveillés la statue de Phidias ; une douce senteur s’exhalait de son égide ; lui seul la vit et appela, pour leur en faire part, deux amis présents et sa nourrice, qui crurent qu’il délirait, jusqu’à ce que la vertu émanant de la déesse les toucha également, et qu’ils entendirent eux-mêmes les discours qu’il avait entendus de sa bouche[56].

Des moines qui, au moyen âge, lurent les oraisons d’Aristide n’ont, eux-mêmes, pu s’empêcher d’exprimer çà et là, dans des notes marginales, leur déplaisir en présence de la sottise, de la folie même de cet homme qui encore avait la réputation d’un sage, et ne s’en complaisait pas moins dans des lubies aussi puériles[57].

 

Le fait d’une telle réaction de la religion contre les influences de la critique et de la philosophie, d’une restauration aussi complète de la croyance positive aux dieux, dans la conscience des gens instruits même, ainsi que le prouvent les phénomènes décrits ci-dessus et d’autres qu’il nous reste, à mentionner, ce fait montre assez que les plaintes, au sujet du déclin supposé de la foi, n’étaient occasionnées que par l’action toute superficielle de courants temporaires, bornée à certains domaines, puis, refoulée par l’action plus forte d’un puissant courant contraire. En effet, rien ne tend à prouver que les dispositions, et tendances hostiles à la religion se soient jamais, même au temps de leur plus grande force, répandues en dehors des cercles étroitement limités du monde instruit. Il y a même toute apparence qu’elles ne pénétrèrent guère plus dans les masses que la littérature, opposée au christianisme, du dix-huitième siècle n’a exercé, à tout prendre, une influence palpable sur la foi chrétienne de la masse des populations, dans l’Europe moderne. Les idées que le monothéisme, le panthéisme et l’athéisme font concevoir du monde, et dont les partisans avaient tous le verbe si haut, dans la littérature du premier siècle de notre ère, ne touchèrent pas à la foi du peuple dans ses anciens dieux, qui s’était consolidée par d’innombrables racines dans la vie spirituelle de millions d’hommes, ou du moins n’ébranlèrent pas cette foi. Elle persista malgré toutes les altérations et toutes les amplifications, malgré toutes les pertes, toutes les perturbations et tous les élargissements de la religion, en se reconstituant toujours dans ses deux formes principales, dont l’une, régnante dans les pays d’Orient, s’était développée dans les limites du monde hellénique, tandis que l’autre, qui s’étendait à l’Occident et dans le Nord, aussi loin que l’influence de la civilisation romaine, était dérivée d’un travail de mélange et de fusion d’éléments grecs et italiens, qui avait duré des siècles. Dans ces deux formes, le polythéisme se maintint, pendant près de cinq siècles, vis-à-vis du christianisme, qui finit par l’écraser dans cette lutte, sous le poids d’une prépondérance accablante. Cependant, la longueur de la résistance du premier est une preuve suffisante de la vitalité, non encore affaiblie, de l’ancienne foi, dans la période qui nous occupe. Cette vitalité ne se manifesta pas moins dans l’adoption et l’assimilation d’un grand nombre d’éléments religieux, hétérogènes et même contradictoires, qui ne purent néanmoins ni en changer l’essence, ni en amener la dissolution et la décomposition. Le polythéisme prouva, enfin, qu’il n’avait pas cessé d’être une puissance vivante, par la constance d’une productivité toujours encore créatrice.

Il est vrai que l’on a voulu généralement, jusqu’à nos jours, voir en même temps, dans cette adoption d’une masse d’éléments religieux hétérogènes, un symptôme et là cause du déclin de la religion gréco-romaine ; mais, pour justifier cette opinion, il faudrait prouver que la croyance aux anciens dieux avait été supprimée, ébranlée ou transformée, dans son essence la plus profonde, par la vénération nouvelle pour les dieux étrangers. Or, on ne découvre absolument. rien de tout cela. Que le fait seul d’une augmentation du nombre des divinités, dans le système du polythéisme, doive y faire supposer une diminution de la foi, un affaiblissement de l’intensité des croyances, c’est ce que personne ne saurait assurément prétendre, pas plus qu’il n’y aurait lieu d’admettre que les canonisations nouvelles de l’Église catholique soient occasionnées par la disparition de la foi dans les anciens saints. Cependant il y a, certes, entre les cultes orientaux et le culte gréco-romain, un si profond contraste qu’ils paraissent très difficilement susceptibles d’union. D’après noire manière de sentir, ceux-là ont, à côté de celui-ci, un air étrange et bizarre, en partie même quelque chose de monstrueux. Un contraste encore plus profond, en apparence, est celui qui existe entre les idées religieuses sur lesquelles sont fondés, de part et d’autre, le culte et ses pratiques. Les cérémonies mornes, lugubres et mystérieuses, l’extase mystique, le renoncement à soi-même et la dévotion sans bornes à la divinité, les privations et la pénitence comme conditions de la purification et de la consécration, tous ces éléments étaient, dans l’origine, aussi étrangers à la foi des Grecs et des Romains qu’ils sont profondément inhérents à l’essence la plus intime des religions de l’Orient. Ils forment le contraste le plus absolu avec le caractère bien défini de l’idée de Dieu, l’image claire d’un monde de dieux, les rapports pleins de mesure et de confiance, voire même très exactement réglés, des croyants avec la divinité, la facilité générale d’accès et la simplicité sans prétention, ainsi que la solennité sereine du service divin, qui nous frappent comme le propre de la foi et du culte des Grecs et des Romains. Néanmoins, les croyants de l’antiquité grecque et romaine n’ont, en aucun temps, vu dans ces contrastes intimes, si profonds, un obstacle absolu à toute fusion. On sait, en effet, que des éléments orientaux se sont introduits, de très bonne heure, dans la religion grecque, et ont pénétré aussi, depuis la deuxième guerre punique au moins, dans celle des Romains. Or, si tel avait été déjà l’effet d’un contact superficiel des nations, à plus forte raison l’union intime et la fusion de celles-ci, dans l’universalité de l’empire romain, devaient-elles, sans aucune altération dans la nature et la vigueur de la foi, avoir, même nécessairement, pour conséquence la promiscuité des dieux, dans la plus large acception du mot. Le monde des dieux était depuis le commencement, et resta jusqu’aux derniers temps du paganisme, pour ses fidèles, un domaine qui, ne leur étant pas connu par une révélation, eut toujours pour eux un sens très vague, et la croyance qu’il pouvait embrasser conjointement les figures et les phénomènes les plus divers, était d’autant plus naturelle que la faculté de revêtir une forme quelconque constituait précisément, à leurs yeux, un des attributs essentiels de la divinité. A ce besoin d’expansion infinie du polythéisme antique, se joignait la tendance à rechercher, ainsi que la prétention de retrouver dans les divinités de l’étranger celles de la patrie. Cette tendance, déjà si prodigieusement accentuée chez Hérodote, avait pris, sur les âmes pieuses des croyants, un empire tellement absolu qu’elle ne leur permit d’apercevoir, dans les différentes religions, que les côtés réellement pareils ou semblables, et qu’elle les rendit complètement aveugles pour les disparités les plus frappantes et les contrastes les plus vifs.

S’il a été, de tout temps, dans l’esprit du polythéisme antique de chercher aussi dans les cultes des nations étrangères de quoi compléter les lacunes d’une théologie. nationale encore imparfaite ; si en Grèce, comme à Rome, des cultes complètement hétérogènes ont trouvé accueil, à des époques pour lesquelles il ne salerait pas même être question d’un affaiblissement de la foi : la cause de la plus grande rareté de ces emprunts, dans les temps antérieurs de l’antiquité, ne tient évidemment pas à la foi plus ferme de ces temps-là dans la religion nationale, mais à l’état moins développé des relations internationales. Plus celles-ci se développèrent, plus on vit aussi augmenter et se multiplier les échanges entre les cultes.

Avec l’établissement de la domination universelle de Rome, l’antiquité et le polythéisme, qui lui était propre, entrèrent dans leur dernière phase. Un mouvement incessant de voyages et de migrations, pendant des siècles ; tout ce va et vient, ce flux et ce reflux continuel des habitants d’un aussi vaste corps de domination, ne pouvait manquer d’entraîner un mélange et une promiscuité sans exemple de peuples et de races, partant aussi de religions et de cultes. De la Tamise à l’Atlas, de la mer Atlantique à l’Euphrate demeuraient aussi, maintenant, dans toutes les. provinces, des adorateurs d’Isis et d’Osiris, de Baal, d’Astarté, de Mithra, faisant de la propagande pour leurs dieux, de propos délibéré ou par leur exemple ; et c’est ainsi que ces divinités et d’autres encore, d’origine asiatique et personnifiant également les forces naturelles, gagnèrent nombre de partisans nouveaux, sous des noms divers, avec des cultes à formes non moins diverses. Or, bien qu’indubitablement, dans d’innombrables cas particuliers, les cultes nouveaux reléguassent les anciens dans l’ombre, de pareilles préférences, locales ou individuelles, de certaines divinités,ne pouvaient cependant, pas plus qu’en aucun autre temps, altérer pour la durée tout le corps de ce qui forme l’objet de la foi. Même les particuliers, qui n’avaient pas, en général, la prétention de comprendre dans leur vénération tout le monde des dieux, mais la dirigeaient, d’une manière plus ou moins exclusive, sur certaines divinités seulement, pouvaient très bien unir les cultes de la patrie avec les cultes étrangers, sans préjudice pour les premiers. Domitien était adorateur d’Isis et de Sérapis[58], auxquels il fit élever des temples à Rome ; même à sa table, des pratiques superstitieuses, empruntées à l’étranger, frappaient les invités, suivant Pline le Jeune[59]. Il n’en veilla pas moins, et même avec une impitoyable rigueur, à ce que la sainteté du culte traditionnel ne pût souffrir impunément la moindre atteinte[60], et Martial dit, à son éloge, que l’honneur des anciens temples était parfaitement sauvegardé, sous son règne[61] ; ce qui n’empêchait pas que cet empereur n’eût aussi pour Minerve une vénération superstitieuse, qui la lui faisait préférer aux autres divinités, notamment aussi à celles du Capitole[62].

Avec la transformation successive de l’état religieux, l’idée de la superstition devait aussi continuellement varier. On comprenait, sous ce nom, toute erreur de foi reposant principalement sur une crainte exagérée de Dieu, mais notamment sur l’idolâtrie et la vénération de divinités étrangères non reconnues par l’État, comme étant réputées indignes de cet honneur. Il s’ensuit que l’idée de la superstition dut être en général, dans tous les temps, une idée non seulement relative, mais aussi variable à l’infini, selon la manière dont chacun la concevait individuellement. Le culte des divinités égyptiennes, dont les premières traces remontent, à Rome, jusqu’au temps de la seconde guerre punique[63], fut défendu, en l’an 58 avant Jésus-Christ, comme une infâme superstition par le sénat, qui en fit renverser les autels ; mais cette défense ne fit pas plus d’effet que, dans les années 53 et 48, l’intervention réitérée de l’État contre les mêmes cultes, qui, à cette époque, pénétrèrent déjà jusqu’au Capitole[64] ; ou leur bannissement de Rome, par Agrippa, en l’an 21 avant Jésus-Christ, et la persécution de leurs adhérents, sous Tibère, en l’an 19 de notre ère[65].

Peu à peu, on perdit jusqu’au souvenir du temps où ces divinités étrangères n’étaient pas encore regardées comme les égales des divinités romaines. Minucius Félix appelle leur culte, ainsi que celui de Sérapis, un culte égyptien jadis, actuellement romain[66].

De même que les cultes égyptiens, beaucoup d’autres cultes orientaux avaient été, d’abord, généralement méprisés comme des superstitions, puis arrivèrent, progressivement, à se faire accepter aussi dans des cercles de plus en plus étendus, sur le pied d’égalité avec les cultes nationaux, comme également fondés sur une tradition remontant à un temps immémorial. La durée d’une pareille naturalisation dépendait, sans doute, suivant les cas, des influences les plus diverses échappant en partie, il faut le dire, à tout calcul, mais en première ligne, très certainement, du plus ou moins d’intimité, de continuité et d’importance des relations avec les adhérents de la religion étrangère. Au culte de Mithra, que les Romains n’apprirent à connaître que dans la guerre contre les pirates, c’est-à-dire un siècle et demi peut-être après les cultes égyptiens[67], et qui parait avoir commencé à fleurir, à Rome, déjà sous Adrien et les Antonins[68], il a fallu probablement le même temps qu’aux cultes égyptiens, pour arriver au maximum de sa propagation. Si l’on admet pourtant qu’Origène[69] fut réellement fondé à qualifier les mystères de Mithra de culte obscur, en comparaison de l’autorité de ceux de l’Égypte, ce qui parait très contestable, cela peut s’expliquer par la circonstance que les rapports de l’Occident avec les pays d’origine du culte de Mithra n’étaient, même du temps de cet auteur, pas encore aussi animés que l’étaient, depuis deux siècles, ses relations avec l’Égypte. Toujours est-il que beaucoup de cultes durent passer plus longtemps pour superstitieux, parce que l’on en trouvait les pratiques particulièrement étranges et bizarres, repoussantes ou ridicules. Plutarque, qui trouvait vénérables toutes les bizarreries du culte égyptien, méprisait, comme superstitieuses, une foule de pratiques des cultes de l’Asie, notamment les frictions avec de la boue, la célébration du sabbat, la prostration du corps avec le visage contre terre, et d’autres exercices et tortures, discours et gestes, inspirés par la crainte des dieux, ainsi que les jongleries et sorcelleries de ces cultes, les courses vagabondes, l’usage des timbales, les purifications et macérations malpropres, les châtiments barbares et illégaux, les invectives dans les temples[70]. Ce qui contribuait, sans douté, essentiellement à cette appréciation différente, c’est qu’une habitude de plusieurs siècles avait ôté aux cuités égyptiens l’air d’étrangeté qui choquait encore dans certains autres, et, selon toute apparence, la différence d’appréciation d’après laquelle un culte étranger était traité de superstition méprisable ou de religion vénérable était, en grande partie, déterminée par le temps plus ou moins long depuis lequel il était connu. Auguste était plein de dévotion pour les cultes étrangers anciens et reconnus, comme les mystères d’Éleusis, tandis qu’il traitait avec mépris les autres, tels que celui du taureau Apis et le culte judaïque[71]. Dans le cas de ce dernier, comme certainement dans d’autres encore, le peu d’estime que l’on faisait d’un peuple influait aussi sur l’appréciation de son culte. A bien plus forte raison, des Romains éclairés pouvaient-ils, sans le moindre scrupule, se moquer du culte d’un peuple barbare, inconnu et lointain. Un vétéran, dont Auguste fut l’hôte à Bologne, interrogé par ce prince s’il était vrai que l’auteur du premier pillage d’un temple de la déesse Anaïtis, adorée en Arménie, dans la Cappadoce et en Médie, était mort aveugle et paralytique, n’hésita pas à répondre qu’il était lui-même l’auteur de ce pillage ; que toute sa fortune en provenait et qu’une jambe de la déesse venait de fournir au repas servi à son auguste, hôte[72]. Avec les progrès du, mélange des nationalités, dans l’empire romain, s’étendit aussi, continuellement, le domaine des cultes étrangers, et se réduisit, dans le monde des croyants, le nombre des religions qui passaient pour n’être que des superstitions. Bien, que la promiscuité des dieux n’atteignit son apogée qu’au troisième siècle, elle avait déjà fait de grands progrès vers le milieu du deuxième. Cependant, l’empereur Adrien, encore si, plein de sollicitude pour les cultes romains et grecs, méprisait les cultes étrangers[73] ; il est vrai qu’on ne dit pas lesquels, et que, ceux de l’Égypte ne devaient, dans aucun cas, se trouver compris dans cette catégorie. Mais, au temps de Marc-Aurèle, qui, en présence de l’épouvante générale causée par la guerre avec les Marcomans, fit venir des prêtres de tous les pays, permit l’accomplissement de pratiques particulières aux cultes étrangers, et ordonna toute sorte de cérémonies religieuses à Rome, dans un but d’expiation[74], la ligne de démarcation qui existait entre les superstitions étrangères et la religion nationale, était déjà en majeure partie effacée, en Italie comme en Grèce.

Il est vrai que le mélange toujours croissant et de plus en plus bigarré de la tourbe des dieux[75], ne faisait que provoquer de jour en jour davantage la moquerie des incrédules. Lucien, surtout, a fait de la société mêlée du monde des dieux, à plusieurs reprises, l’objet de ses plaisanteries. Dans une réunion des dieux, Mercure reçoit de Jupiter l’ordre de les classer d’après le mérite artistique et la valeur intrinsèque de leurs statues. Il arrive ainsi que, par suite de la préférence donnée aux statues d’or sur les statues de marbre, Bendis, Anubis, Atys, Mithra et un dieu asiatique de la Lune obtiennent les premières places[76] ; tandis que, dans un banquet des dieux, Atys et Sabazius, ces dieux douteux et attirés de l’étranger, sont relégués au bout de la table, à côté de Pan et des Corybantes[77]. Une autre fois, les dieux délibèrent sur l’admission d’une foule de nouveaux intrus, à titres douteux. Momus demande la parole et donne son avis sur les divinités orientales. La place de Mithra, avec son caftan de Mède et sa tiare, n’est pas sur l’Olympe, dit-il ; ce dieu ne sait pas même le grec, et ne vous comprend pas quand vous l’invitez à boire. Les Égyptiens sont encore plus insupportables : Anubis, avec son affublement de toile fine et sa tête de chien qui aboie, le taureau Apis rendant des oracles, les ibis, les singes et les boucs surtout. Momus, considérant que tant de gens, sans légitimation et baragouinant, se sont faufilés parmi les dieux, que le nectar et l’ambroisie tirent à leur Un, et que le prix d’un pot du premier est déjà monté à une mine, par suite de la trop forte demande, puis que les dieux étrangers écartent effrontément tous les autres pour se mettre en avant, et dépossèdent les anciens dieux de leurs places, fait alors la motion d’instituer une commission de sept dieux d’une légitimité incontestable, pour procéder à la légitimation de chacun de leurs collègues en particulier. Jupiter, prévoyant un vote contraire de la majorité, ne juge pas à propos de mettre aux voix cette motion, mais l’érige simplement en décret, et enjoint à tous les dieux de se munir, pour cette vérification prochaine, des certificats nécessaires, indiquant les noms de leurs parents, le lieu de leur origine, comment ils sont arrivés à la divinité, etc.[78]

On est souvent porté à croire que le sentiment duquel procédaient ces railleries, le sentiment des contradictions, de l’absurdité même qu’il y a dans cette confusion des cultes les plus hétérogènes, devait nécessairement avoir été très répandu, au moins parmi les gens instruits du monde d’alors ; mais il n’existe aucun témoignage à l’appui de cette opinion, et la nature de l’état religieux de l’empire universel des Romains, telle qu’elle a pu être décrite jusqu’à présent, ne permet pas de l’admettre. L’impression que la considération de cet état fait sur nous ne coïncide entièrement avec celle qu’en reçurent Lucien et ses pareils que par une raison particulière : c’est qu’ils observaient ces phénomènes avec une aussi parfaite impartialité que nous-mêmes ; c’est qu’à leurs yeux aussi les dieux grecs et barbares n’avaient guère plus de réalité les uns que les autres, et que la liberté de leur critique, vis-à-vis de ces productions du domaine de la mythologie, était entière et absolue. Mais les incrédules seuls sentaient et jugeaient comme eux, et les incrédules, selon toute apparence, ne formaient qu’une minorité, même parmi les gens lettrés.

Les idées religieuses de Plutarque surtout montrent combien même les plus instruits parmi les croyants étaient peu ébranlés, dans leur foi nationale, par la promiscuité des dieux. Lui aussi, le prêtre de l’Apollon pythique[79], avait pour les dieux de l’Égypte une vénération aussi profonde que pour ceux de la Grèce. Dans son écrit sur Isis et Osiris, adressé à une prêtresse éminemment instruite d’Isis à Delphes, il déclare que les dieux sont partout les mêmes, c’est-à-dire des forces au service d’une puissance suprême qui gouverne le monde, appelées seulement d’un autre nom, et révérées d’une manière différente, par chaque peuple[80]. Ainsi, Isis et ses collègues en divinité étaient de tout temps connues de tous les hommes, bien qu’une partie de ceux-ci n’eussent appris que depuis pets à les connaître aussi sous leurs noms égyptiens[81]. Du reste, Plutarque regardait ces noms aussi comme d’origine grecque et importés en Égypte par des immigrants grecs. Hésiode, en plaçant après le chaos l’Amour, la Terre et le Tartare en première ligne, au-dessus de toutes choses, lui paraissait avoir entendu désigner par là Osiris, Isis et Typhon[82]. L’origine de la doctrine enseignant que le monde n’est gouverné ni par un hasard aveugle, ni par une raison suprême exclusivement, mais qu’il l’est par beaucoup de puissances, offrant un mélange de bien et de mal, est inconnue et se perd dans la nuit des temps ; mais sa hante antiquité est, en même temps que la concordance de la tradition de cette doctrine, chez les philosophes, les poètes, les théologiens et les législateurs, ainsi que dans les mystères et les pratiques du culte des barbares et des Hellènes, un argument d’un grand poids en faveur de sa vérité[83]. Isis et Osiris sont des puissances ayant le génie du bien, Typhon est le génie du mal : voilà une conviction générale, un point sur lequel tout le monde est d’accord ; tandis que, sur la question de- savoir quelle est l’essence propre et intime de ces divinités, les spéculations théologiques ont conduit aux résultats, les plus divers. Les uns déclaraient avoir reconnu dans Osiris le Nil, d’autres le principe de l’humidité en général, d’autres le dieu Bacchus, d’autres encore le monde lunaire, le foyer de la lumière sereine, humectante et fécondante. Aucune de ces interprétations ne tombait juste dans l’opinion de Plutarque, mais il y avait chance d’arriver à la vérité, en les combinant toutes[84]. Les énigmes de la théologie égyptienne, que lui semblaient figurer les rangées de sphinx devant les temples[85], ne le décourageaient pas ; elles ne faisaient que l’exciter davantage à la recherche de leur sens véritable. Il conseille d’apporter à celle-ci un esprit pieux en même temps que philosophique, rien n’étant plus agréable à la divinité que le succès dans cette application à la recherche de sa véritable essence. Il arriva ainsi à se familiariser avec les légendes égyptiennes les plus répulsives[86] et les pratiques les plus bizarres de ce peuple, notamment avec le culte des animaux[87]. Il sait même découvrir des analogies avec le culte grec dans les fêtes funèbres[88], et une symbolique profonde dans la forme et les ornements du sistre, instrument métallique de percussion très usité dans les cérémonies religieuses de l’Égypte[89]. Toutefois, cette tendance à s’absorber dans les monstruosités des croyances et du culte de cette contrée n’a pas exercé la moindre influence sur le sentiment de Plutarque à l’égard des divinités nationales, dont les personnalités restèrent pour lui non seulement aussi vivantes, mais entièrement les mêmes qu’auparavant. La foi qu’il leur gardait différait, il est vrai, de celle d’Hérodote, mais n’était, sans doute, guère moins robuste, ni moins profonde.

Or si, dans la conscience des hommes les plus instruits, les dieux étrangers pouvaient trouver place à côté des indigènes, sans faire tort à la foi en ces derniers, ni la transformer, à bien plus forte raison devait-il en être de même pour les masses, qui ne sentaient même pas ce qu’il y avait de choquant dans l’adoration parallèle ou simultanée des divinités les plus hétérogènes. La vitalité des anciens dieux gréco-romains avait quelque chose de si indestructible que leurs formes parvenaient toujours à se dégager de nouveau des nuages du mélange tendant à les éclipser, et que leur personnalité ne souffrit aucune atteinte. La foi en ces dieux avait de si profondes attaches dans les âmes, par la raison même qu’elle tenait par tant de racines au culte de l’État, à l’art, à la poésie, à l’école, à toute la civilisation en un mot, avec laquelle elle s’était identifiée, et de laquelle elle ne cessait de tirer de nouveaux aliments. La multitude, dit par exemple Pausanias (I, 3, 2), croit ce qu’elle a entendu, depuis l’enfance, dans les chœurs et dans les tragédies. Il y avait plus : ces dieux étaient aussi, de toutes les divinités du monde, les plus humains, ceux vers lesquels le cœur humain se sentait attiré de la manière la plus irrésistible. Ce n’étaient pas eux qui se transformaient, dans l’imagination des croyants, en dieux barbares ; c’étaient plutôt les dieux barbares qui empruntaient plus ou moins de la personnalité, en grande partie même les noms des dieux gréco-romains. Le Mithra et l’Elagabal d’Émèse devinrent le Soleil, l’Astarté de Carthage, tantôt une Vierge céleste, tantôt une Junon  céleste, les dieux d’Héliopolis et de Dolique, un Jupiter pour les Romains ; et les habitants romains des domaines jadis phéniciens de la Numidie et de la Maurétanie adressaient leurs prières, même publiquement, jusqu’au deuxième siècle, à ce qu’il paraît, à Moloch, ce dieu affreux auquel, d’après l’affirmation de Tertullien, on continuait toujours encore, en secret, à sacrifier des enfants[90], comme au sublime dispensateur des fruits de Saturne, ou à l’invincible dieu Saturne[91]. Or, si le polythéisme gréco-romain avait encore la force de s’assimiler les dieux antiques et vénérables des pays d’Orient, foyers primitifs de toute civilisation, rien ne devait être plus facile que cette assimilation quand il s’agissait des dieux incultes et obscurs de pays à demi ou entièrement barbares. Nombre de monuments, dans l’île de Bretagne, la Germanie, la Pannonie, les Gaules, l’Espagne, l’Afrique, montrent que, dans ces contrées, les colons, fonctionnaires, marchands et soldats romains s’associaient, avec beaucoup de ferveur, aux cultes des divinités locales, qui ne s’étendaient que rarement au-delà des limites du ressort de leur province ou district, bien qu’ils fussent sans doute, même en dehors de celles-là, les cultes d’origine ou d’adoption de maintes personnes. Ainsi, par exemple, Caracalla, dans ses prières pour le recouvrement de sa santé, invoquait, à côté d’Esculape et de Sérapis, aussi Apollon Grannus[92]. Il est vrai que les Romains, dans les provinces, se contentaient souvent de révérer les dieux barbares, sans s’inquiéter beaucoup de leurs noms ou de leur essence. Ainsi ils adoraient le grand dieu des Numides ou les dieux maures, ou bien ils invoquaient ces dieux sous les noms usités dans le pays, comme Auzius, Bacace, Aulisua[93], dieux connus par les monuments de l’Algérie, ou Laburus, Latobius, etc., figurant sur des inscriptions’ en pierre de la Pannonie. Mais il arrivait pourtant aussi, très souvent, que l’on crût reconnaître, dans ces dieux barbares, les dieux indigènes, dont les noms venaient alors s’accoler à des noms malsonnants par leur étrangeté, ou d’une prononciation trop difficile pour des bouches romaines, ou même se substituer tout simplement à ces derniers dans l’usage. Le Grannus de l’Alsace et des pays rhénans était pour les Romains un Apollon ; Bélutucader et Cocide du comté actuel de Cumberland, Leherennus et Albiorix de la France méridionale, comme beaucoup d’autres dieux locaux, étaient pour eux Mars ; Atécine ou Adégine de Turobrige, dans le midi de l’Espagne, Proserpine[94] ; Sulis, révérée près des bains de Bath, Minerve, la déesse Abnoba de la Forêt-Noire, Diane, et ainsi de suite. Comment aussi, d’ailleurs, ces divinités celtiques eussent-elles pu être identifiées avec les dieux gréco-romains, si ces derniers avaient déjà cessé d’être, pour les croyants, des personnalités réelles et pleines de vie ?

Cependant, la foi n’avait pas seulement le pouvoir d’opérer l’assimilation de divinités hétéroclites, mais aussi celui d’en créer de nouvelles, et cette productivité constitue la preuve la plus certaine du fait que la première n’avait encore rien perdu de sa vigueur et de sa vitalité. Ne concevant pas comme un tout unique cette perpétuelle action divine que l’on sent, jour par jour, et heure par heure, à chaque pas, mais éprouvant le besoin de résoudre en individualités sans nombre la divinité infinie, elle avait toujours encore l’occasion d’ériger en personnalités divines toute sorte de phénomènes et d’effets considérables, ayant une grande influence sur la vie humaine. La croyance à une déesse du blé, Annone, et le culte de celle-ci ne semblent pas remonter au-delà de la première époque de l’empire[95], mais particulièrement appartenir au temps où l’existence et de sûreté de la ville éternelle dépendaient de la régularité et de l’abondance des arrivages de grains d’outre-mer. Il fallait la sollicitude d’une divinité, pour faire confluer ces immenses approvisionnements en Afrique et en Égypte, les expédier sûrement de l’autre côté de la mer, en amasser des montagnes dans les magasins de Rome, et procurer ainsi, année par année, le pain quotidien à la population d’une ville dont les habitants se comptaient par centaines de mille. Sainte Annone a été certainement invoquée dans mainte prière, avec le plus de ferveur par ceux qu’occupaient et faisaient vivre, à Rome, l’administration très étendue des céréales et les indus tries,qui s’y rapportaient, dans les provinces ; le commerce des grains même. Un vœu à sainte Annone, provenant d’un mesureur nommé à vie de la très vénérable corporation de la boulangerie fine, a été retrouvé à Rome[96]. D’après une inscription de Rusicade (Philippeville), port d’exportation de la Numidie, qui était très riche en grains, un homme riche y fit ériger deux statues vouées l’une au génie de notre ville natale, l’autre à l’Annone de la ville sainte (de Rome)[97]. C’est surtout l’antique croyance des Romains aux génies qui déterminait une multiplication continuelle et indéfinie de divinités ; et ce dernier fait est déjà une preuve suffisante de la vive persistance de cette croyance, partant aussi de la religion en général. L’esprit dont les vues formaient la base de celle-ci continuait toujours à peupler la nature et à remplir l’existence d’un nombre infini de puissances divines, actives et conservatrices, génératrices et vivifiantes, secourables et tutélaires, à savoir de génies. Chaque individu, chaque famille avait son génie, de même chaque ville et chaque province ; les légions, les cohortes, les centuries avaient les leurs, tout comme les collèges, les corporations de métiers et toutes les autres associations. Il n’y avait pas d’espace que ne peuplât cet esprit de piété, qui voyait partout la trace d’un dieu, dans les fontaines, les montagnes, les solitudes[98], comme dans les marchés, les palais, les magasins, les bains, les archives et les théâtres. Aussi, quiconque hantait ces lieux ne manquait pas d’y faire sa dévotion au génie tutélaire (tutela), dieu ou déesse[99].

C’était une conséquence de rigueur de la transformation de la république en monarchie impériale que le génie de l’empereur régnant eût sa place à côté de celui du peuple romain, génie révéré depuis les temps les plus anciens. Cela paraissait si naturel et si nécessaire qu’Auguste n’hésita pas à se faire lui-même l’ordonnateur de ce culte à Rome. Or comme, dans la croyance du peuple, l’idée du génie impérial, révéré en sa qualité de dieu tutélaire de l’empire, se confondait avec la personne même de l’empereur, c’est l’empereur lui-même qui, dans ce cas, devenait le dieu tutélaire et ordonnateur. Le culte des empereurs vivants, comme celui des empereurs déifiés après leur mort, est dérivé de la manière de voir de l’antiquité en général, où l’on ne voyait pas la divinité et l’humanité séparées par un abîme sans fond, mais rapprochées par l’intermédiaire d’une chaîne de transitions, tant on y était porté à regarder comme un être supérieur toute personnalité qui s’élevait, en apparence ou en réalité, au-dessus du niveau ordinaire de l’humanité. On ne saurait ainsi méconnaître même dans ces cultes, quelque large abus qu’en ait fait généralement, avec pleine conscience, l’hypocrisie du servilisme, la manifestation d’un esprit religieux, vivace et créateur. Même en dehors du culte des empereurs, il y a eu, â cette époque, des exemples de la déification d’autres hommes, au sujet desquels il n’est pas permis de douter de la sincérité ni de la bonne foi dans l’intention qui la dicta. Les Carpocratiens, secte gnostique de la première partie du deuxième siècle, laquelle révérait Jésus à côté des philosophes grecs, comme un modèle de la plus haute purification de l’homme, ont élevé à Céphalonie un temple au fils du fondateur de la secte, Épiphane, après sa mort, à l’âge de dix-sept ans[100]. Si des personnes de tout âge et de tout sexe, de toutes les conditions et de toutes les classes, rendirent des honneurs divins à l’empereur Marc-Aurèle, non seulement après, mais dès avant sa mort, et quiconque n’avait pas son image dans sa maison passait pour impie, si la place de sa statue, dans bien des maisons, était entre les pénates, encore au temps de Dioclétien, et l’on citait beaucoup de prédictions confirmées par le succès, dont on se croyait redevable à des révélations faites par lui en songe à des visionnaires[101], il ne peut y avoir de doute sur le fait que cet empereur, plein de bonté et de mansuétude, ainsi que chéri de tous, était réellement devenu comme un dieu pour le peuple. Alexandre Sévère aussi révérait dans sa chapelle domestique, où il avait l’habitude de célébrer chaque matin l’office divin, outre les âmes des saints, parmi lesquels doivent avoir figuré Apollonius de Tyane, Orphée, Abraham et le Christ, les meilleurs des empereurs déifiés[102]. On comprend cependant que cette croyance à la déification réelle d’hommes répugnât même à une grande partie de ceux qui avaient, pour tout le reste, une foi robuste en matière de religion. Aussi Pausanias dit-il que, de son temps, les hommes n’étaient plus faits dieux comme l’avaient été jadis Hercule, les Dioscures, Amphiaraus, mais seulement en paroles et pour flatter le pouvoir[103].

Pausanias, en s’exprimant ainsi, pensait probablement à l’apothéose récente d’Antinoüs. Cependant, la croyance à la divinité du beau jeune homme qui avait péri par dévouement pour son impérial maître, doit avoir, existé réellement, en Égypte du moins. Si le culte qu’on lui voua, sur l’ordre d’Adrien, ne s’était maintenu que par l’intérêt de flatter le pouvoir, il eût cessé après la mort d’Adrien ; or, le fait est qu’il existait encore cent ans après. Celse avait comparé l’adoration du Christ à celle d’Antinoüs, et Origène, qui repousse cette comparaison comme tout à fait inconvenante, ne doutait pas qu’un démon ne se démenât sous le nom d’Antinoüs, dans le temple de celui-ci[104]. Si, dit-il, on examinait la chose avec amour de la vérité et impartialité, on finirait bien par trouver, dans des sorcelleries et des mystères égyptiens, la cause de tout ce qu’Antinoüs accomplit, comme on prétend, encore après sa mort, à Antinoüs. Ne raconte-t-on pas que, dans d’autres temples aussi, des sorciers égyptiens, et autres avaient captivé des démons qui prophétisaient, guérissaient les malades et torturaient les transgresseurs de la défense de certains aliments, ou d’autres préceptes religieux ? Tel est aussi celui que l’on honore, à l’égal d’un dieu, à Antinoupolis en Égypte, duquel bien des gens, ne prenant souci de rien, nient la puissance, tandis que d’autres, ou égarés par le démon captif du lieu, ou portés à s’accuser par la conscience de leurs fautes, croient subir un châtiment ordonné par le divin Antinoüs. De telle espèce sont leurs mystères et prétendues prophéties, dont diffèrent énormément les prédictions de Jésus.

Généralement d’ailleurs, le culte des empereurs n’était pas autre chose que cette expression du plus absolu dévouement que le despotisme croyait pouvoir exiger des sujets, au moins dans la mesure où il n’y avait rien de répugnant, pour le sentiment, religieux en lui-même, à reconnaître à une personnalité humaine la nature divine. Si l’on n’a jamais, à aucune époque chrétienne, poussé l’aberration jusqu’à adorer un souverain comme un dieu, cela ne tient pas à ce que la distance entre le souverain et les sujets y fût moindre, le sentiment de la dignité humaine plus élevé, ou la servilité moins ingénieuse en fait d’hommages dégradants, puisque nous trouvons plutôt le contraire dans l’empire byzantin ; mais cela tient à ce que le dogme, dans le christianisme, excluait cet écart, que favorisaient les croyances païennes, et à ce qu’il ne permettait de voir, dans le souverain, que le représentant de Dieu sur la terre. Le culte des empereurs romains était une forme sur la signification, essentiellement politique ; de laquelle aucun homme pensant ne pouvait se méprendre, et dont l’accomplissement extérieur, ne touchant en rien à la vie religieuse proprement dite, n’était certes guère capable d’ébranler la foi ; car, pour le croyant, ce qui est sacré ne cesse point de l’être parce qu’une force majeure l’a rendu, dans tel ou tel cas, témoin d’abus ou de profanations ; il n’hésite pas, au contraire, à livrer, comme Pausanias, l’abus à la risée, et au mépris, pour s’attacher d’autant plus fortement à ce qui lui paraît vénérable et lui est cher, dans sa foi.

La meilleure preuve de la force et de la nature vivace du polythéisme, c’est qu’il put se maintenir durant des siècles, vis-à-vis du christianisme, et, ce qui plus est, forcer, dans un certain sens, les chrétiens à lui reconnaître une existence véritable. Effectivement les chrétiens, en général, ne songeaient pas à nier la réalité des dieux païens ; ils ne contestaient même pas leur pouvoir surnaturel, ni les miracles accomplis par eux. Ils se bornaient à voir en eux, comme ils le devaient naturellement, les puissances des ténèbres, des démons, des anges déchus et des âmes égarées, auxquels Dieu avait laissé le pouvoir de nuire aux hommes et de les séduire[105]. Ainsi, même les hommes qui faisaient une guerre d’extermination aux croyances du polythéisme étaient encore tellement engagés dans ses liens qu’ils n’avaient pu arriver à en reconnaître l’inanité. Il fallait bien que l’empire de ces croyances fût général et très profondément ancré dans la conscience des hommes, si même les adversaires les plus irréconciliables dû polythéisme ne pouvaient se soustraire entièrement à son influence.

Il semble, toutefois, que l’on peut se passer de toutes ces preuves indirectes là où il existe un aussi grand nombre de témoignages directs incontestables de l’empire universel et de la force des croyances à la pluralité des dieux. Plus une foi est robuste, plus le sentiment en est profond dans la conscience qui en est pénétrée, plus aussi elle sera ardente à chercher et certaine de trouver partout, dans la nature et la vie, des signes de l’existence et de l’action des puissances auxquelles on croit ; elle reconnaît la main de la divinité, là où l’incrédulité ne voit que le hasard, ou un effet naturel de causes naturelles. Ce qu’elle demande le plus ardemment, ce sont des faits et des phénomènes qui rendent manifeste et indubitable la puissance supérieure de l’intervention divine dans le jeu des lois de la nature, et ce désir trouve nécessairement toujours à se satisfaire : le miracle n’est-il pas, par-dessus tout, l’enfant chéri de la foi ? Or, si la foi aux miracles est la mesure infaillible du degré d’intensité de la foi dans la puissance supérieure de l’auteur présumé du miracle, il ne peut y avoir de doute que, dans les premiers siècles de notre ère, une croyance, toute positive et parfaitement exempte de tout scepticisme maladif, aux dieux de la tradition et du culte, était répandue dans toutes les couches de la société et y régnait aveu plus ou moins de force, selon le degré de la culture, mais, comme il va sans dire, avec le moins de partage dans les plus incultes.

L’anthropomorphisme de la foi antique permettait au croyant de reconnaître l’apparition corporelle et vivante de Dieu dans l’auteur d’un miracle, s’accomplissant sous ses yeux ; et le fait qu’il en était encore ainsi à l’époque dont. il s’agit ici, est mis complètement hors de doute, par l’aventure connue des deux apôtres, à Lystra. Que ces gens-là devaient être certains de l’existence de leurs, dieux, et comme ils devaient s’en croire proches, pour voir dans l’auteur de la guérison miraculeuse du paralytique et son compagnon non des envoyés de Dieu, mais des dieux, et se trouver aussitôt convaincus que ces dieux, s’étant faits semblables aux hommes, venaient de descendre an milieu d’eux ! Ils appelèrent ainsi Barnabé Jupiter et saint Paul, Mercure, voyant qu’il avait toujours la parole. Le prêtre de Jupiter même, se trouvant dans la ville, amena aux portes de celle-ci des bœufs parés de guirlandes, pour offrir un sacrifice conjointement avec le peuple, que les apôtres eurent la plus grande peine à calmer et à dissuader du sacrifice[106]. Il y avait donc là encore, en ce temps-là, une foi vive et ferme comme le roc, non moins naïve, ni moins robuste que celle des anciens Athéniens, dont la simplicité sans exemple, quand ils avaient cru voir Minerve eu personne, dans la belle femme armée en compagnie de laquelle était rentré Pisistrate, et l’avaient adorée, causa à Hérodote un étonnement dont il ne revenait pas[107].

On peut admettre, il est vrai, et ce que Lucien[108] a dit expressément de la Paphlagonie nous y autorise, que l’aveuglement de la foi et la propension des hommes à s’illusionner eux-mêmes, n’étaient peut-être nulle part aussi grands que précisément au fond de l’Asie mineure, comme en général,’du reste, la fascination de la foi et la superstition ont été, sans contredit, de tout temps plus fortes en Orient qu’en Occident. Mais, la foi n’eût-elle même que rarement assez de force pour s’élever jusqu’à la contemplation de la divinité en chair et en os, elle n’en apercevait pas moins partout des miracles, opérés par celle-ci, et ne cessait de s’enflammer à ces visions, à tel point que la sincérité et l’universalité de la croyance aux miracles entraînaient même des sceptiques. Les miracles qui eurent lieu en l’an 71, à Alexandrie, et qui témoignaient de la faveur du ciel et d’une affection particulière des dieux pour Vespasien, ont été rapportés avec toute la sincérité d’un croyant par Tacite, non moins que par d’autres historiens[109]. Un aveugle et un paralytique, suivant des inspirations qui leur avaient été données en songe par Sérapis, vinrent à Vespasien, le suppliant de les toucher et de leur faire recouvrer ainsi l’usage de leurs membres. Vespasien finit par se résoudre à faire sous les yeux mêmes du peuple, ce qu’on lui demandait. Aussitôt on vit la main du perclus remuer pour reprendre son office, et les yeux de l’aveugle se rouvrir à la clarté du jour. Des témoins oculaires racontent ce double fait, encore aujourd’hui qu’il n’y a plus aucun profit à mentir. Là-dessus, Vespasien, pour apprendre à connaître sa destinée future, se rendit seul dans le temple de Sérapis, où il aperçut un homme du nom de Basilide, bien qu’un alibi de bien des milles de distance, à ce moment, fût plus tard constaté pour le susdit. Dans le nom de celui-ci, Vespasien reconnut un présage de l’empire qui allait lui échoir. Quiconque croyait à ces miracles, ne pouvait guère douter de la grandeur et de la puissance du dieu auquel la voix du peuple les attribuait.

Le miracle dont il vient d’être question est d’un temps où il n’y a certainement pas encore lieu de supposer que l’on ait eu, du côté païen, l’intention d’opposer aux miracles chrétiens de tout aussi convaincants. Mais plus tard, quand la lutte entre les deux religions qui se disputèrent l’empire de l’humanité fut engagée, la fureur des miracles ne pouvait manquer, plus cette lutte durait et devenait chaude, de devenir aussi de plus en plus ardente, des deux parts. La manie croissante, au deuxième siècle et au troisième, dans le sein du paganisme même, de  rivaliser avec le christianisme, pour les miracles aussi, a eu notamment une influence décisive sur le roman à tendance Apollonius de Tyane, de Philostrate, qui l’avait écrit dans le but d’opposer au fondateur de la religion chrétienne une figure également noble et vénérable, formant l’idéal païen[110].

Mais, non seulement le paganisme et le christianisme faisaient, à l’envi, pièce aux miracles par des miracles, les exemples de revendications, d’un même miracle, des deux, parts, ne sauraient avoir été rares non plus, bien qu’il n’existe de rapport que pour un seul de ces cas. Dans la guerre de Marc-Aurèle avec les Quades, l’armée romaine, accablée par l’ardeur d’un soleil brûlant, se vit une fois, en l’an 174, cernée par une masse d’ennemis supérieure et sous l’imminence d’une destruction complète, quand soudain de gros nuages s’amassèrent et vinrent se résoudre en une forte averse. Cette pluie sauva les Romains, et fit même tourner la victoire de leur côté[111].

L’impression causée par cet événement fut immense : selon l’usage du temps, on s’appliqua à en perpétuer la mémoire par des images, et il fut généralement regardé comme un miracle, dont on garda le souvenir jusque dans les derniers temps de l’antiquité, et que chrétiens et païens invoquaient, encore après des siècles, les uns et les autres également, comme une preuve de la vérité de leur foi respective. Encore aujourd’hui, nous voyons dans l’image de. la bataille, telle qu’elle est représentée sur la colonne de Marc-Aurèle, comment le grand Jupiter, envoyant la pluie, la foudre à la main, les ailes déployées, avec sa longue barbe et ses longs cheveux tombants, verse à torrents, du ciel, l’eau que les soldats romains reçoivent avidement, dans le creux de leurs boucliers. Sur un tableau, qu’avait vu Thémistius, l’empereur, lui-même était représenté élevant les mains vers Jupiter, pour implorer son secours[112]. Il paraît que c’est en effet à cette prière, adressée au maître de l’Olympe, que la plupart attribuaient ce salut miraculeux[113] ; tandis que d’autres prétendent qu’il était dû à un magicien d’Égypte, Arnuphis, qui faisait partie de la suite de Marc-Aurèle, et qui avait su attirer l’averse par son adjuration des dieux, de Mercure notamment[114]. Mais les auteurs chrétiens, de leur côté, croyaient devoir, en amis de la vérité, comme dit Eusèbe de Césarée, rapporter que le miracle avait été un effet des prières chrétiennes, adressées au vrai Dieu. Ainsi le racontait déjà fin contemporain, l’évêque Apollinaire d’Hiérapolis, en ajoutant, ce qui a toutefois été reconnu faux depuis longtemps, que la légion dont les soldats chrétiens avaient amené l’orage et la pluie par leurs prières, en avait reçu le surnom de Fulminata (touchée par la foudre)[115]. On fit circuler aussi des lettres de l’empereur Marc-Aurèle, également falsifiées, bien entendu, confirmant la version chrétienne de l’événement, et auxquelles Tertullien déjà se réfère[116].

Le platonicien Celse[117], dans son écrit dirigé contre le christianisme, met particulièrement en relief, parmi les miracles’ qu’il allègue comme preuves de l’existence des dieux, les oracles, ainsi que les présages et pronostics de toute espèce, au moyen desquels ils prédisent l’avenir, avertissent ou exhortent, et qui prouveraient ainsi aux croyants, non seulement l’existence des dieux, mais encore toute leur sollicitude pour l’humanité. Pourquoi, dit-il, énumérer de nouveau tout ce qu’ont prédit, dans les sanctuaires des oracles ; soit des prophètes et des prophétesses ; soit d’autres hommes et d’autres femmes remplis de l’inspiration et de la parole divines ? Pourquoi dire quelles prédictions merveilleuses, parties de l’intérieur des sanctuaires, ont retenti au dehors ? Tout ce qui a été révélé à ceux qui interrogent la divinité par le moyen de sacrifices d’animaux et d’autres offrandes, ou révélé par d’autres signes miraculeux ? Bien des gens ont même, eu la chance d’être favorisés d’apparitions encore plus significatives. La vie entière est remplie de ces choses-là. Combien de villes ont prospéré par des oracles et ont été délivrées par ceux-ci d’épidémies et de la famine ! Combien ont péri misérablement pour les avoir négligés ou oubliés ! Combien de colonies ont été formées en pays étranger et ont fleuri, quand elles obéissaient au commandement ! Combien de princes et de particuliers s’en sont bien ou mal trouvés ! Combien, qui ne pouvaient avoir d’enfants, ont obtenu que leurs prières fussent exaucées ! Combien ont échappé ainsi à la colère des dieux, ou ont été guéris d’infirmités corporelles ! Combien, qui s’étaient rendus coupables de sacrilège, ont été atteints par le châtiment sur le coup, les uns frappés de délire, les autres obligés de confesser eux-mêmes leurs méfaits, portés à se suicider, ou atteints par des maladies incurables ! Il en est même qu’une voix de tonnerre, retentissant du fond du sanctuaire, a voués à la destruction.

La croyance à des signes miraculeux et à des prophéties dont, à cette époque encore, la vie entière était remplie, a été, selon toute apparence, au moins dans les derniers temps de l’antiquité, la forme la plus répandue de la foi aux miracles. Aussi, une grande partie des philosophes et des personnes ayant reçu une éducation philosophique, la professaient-ils. Les Épicuriens, les Cyniques et les sectateurs d’Aristote, il est vrai, la rejetaient et les Académiciens la contestaient ; mais les Platoniciens, les Pythagoriciens et les Stoïciens s’y rattachaient d’autant plus fermement, et cette croyance formait, notamment, une partie intégrante de la théologie de ces derniers. La foi dans une sollicitude si extraordinaire de la divinité pour les hommes leur apparaissait comme beaucoup trop consolante pour qu’ils songeassent à y renoncer ; ils ne prisaient pas seulement la divination comme la preuve manifeste de l’existence des dieux,et de l’action de la providence, ils concluaient aussi en sens inverse, de la manière suivante : s’il y a des dieux, il faut qu’il y ait également une divination, car la bonté même de ces dieux ne leur permettrait pas de refuser aux hommes un aussi inestimable présent[118]. Or cette foi, qui supposait en effet nécessairement la croyance aux dieux et à la providence, et qui se maintenait et tombait avec elle, était extrêmement répandue même parmi les gens instruits du monde d’alors.

Tite-Live, il est vrai, dit (XLIII, 13) que, précisément par suite de l’indifférence dans laquelle il fallait chercher la cause de l’incrédulité générale de son temps à l’égard des présages envoyés par les dieux, on négligeait de donner de la publicité aux prodiges et de les consigner dans les livres d’histoire. Mais cette indifférence ne peut avoir duré longtemps, car tous les historiens de l’empire, sans exception, ont enregistré de ces prodiges, qui sont même devenus avec le temps, pour les croyants, l’objet d’un intérêt tout particulier, auquel doit son origine un recueil de tous les prodiges et signes observés en Italie, d’après Tite-Live, d’un certain Jules Obséquent, qui vécut nous ne savons à quelle époque. Même Tacite, qui envisageait avec un esprit critique la croyance aux miracles et aux signes, et qui se défend expressément d’incliner à la superstition vulgaire, habituée à voir un présage dans tout ce qui arrive d’extraordinaire, s’est bien refusé, pour cette raison sans doute, à reconnaître nombre d’événements qualifiés de prodiges pour tels, mais ne doutait pas, en général, qu’il n’y eût de véritables prodiges, et il a consigné tous ceux qui arrivaient dans les livres postérieurs de la grande histoire de son temps, à partir de l’année 51 [119]. Il semblerait, d’après cela, que la foi à ces choses eût augmenté chez lui avec les années ; mais il l’eut probablement de tout temps. Déjà dans un des premiers livres de cette seconde série[120], il rapporte que, le jour de la bataille de Bedriacum, un oiseau d’une forme telle qu’on n’en avait jamais vu s’était abattu près de Regium Lepidum, d’où il ne bougea pas, ne se laissant intimider ni par les hommes ni par les troupes d’oiseaux, qui s’étaient rassemblés en voletant autour de lui, jusqu’à ce qu’Othon se fût suicidé ; puis, l’oiseau avait disparu, et, quand on se mit à faire la computation du temps, on trouva, du commencement à la fin du prodige de cette apparition, une coïncidence parfaite avec la mort d’Othon. Tacite ajoute expressément que, tout en jugeant au-dessous de sa dignité d’orner,de fables un ouvrage sérieux comme le sien, il ne pouvait cependant pas, dans ce cas, refuser créance à des rapports unanimes.

La mention régulière des présages, de ceux notamment qui annonçaient soit à un particulier son avènement futur à la dignité impériale, soit la mort prochaine d’un empereur, dans Suétone, Dion Cassius, Hérodien et les biographes ultérieurs des empereurs, ne laisse aucun doute sur la persistance d’une foi que ces auteurs devaient certainement aussi supposer chez la grande majorité de leurs lecteurs ; et l’on voit assez souvent, par leurs narrations, jusqu’à quel point les hommes éminents de cette époque étaient captivés par cette foi. Auguste, dit Suétone, était attentif à certains augures, qui avaient pour lui un sens tout à fait certain. Quand il se trompait de pied le matin, en mettant ses chaussures, c’était mauvais signe ; quand il tombait de la rosée au moment où il se mettait en route, pour un voyage de quelque durée, c’était bon signe. Tout ce qui arrivait d’extraordinaire ne manquait jamais de faire grande impression sur lui, comme le fait curieux d’un palmier qui poussa d’une fissure des pierres, sur le devant sa maison, et celui d’un vieux chêne, dont les branches, défaillantes. et déjà inclinées jusqu’à terre, reprirent une vigueur nouvelle lors de son arrivée à Capri. Si Tite-Live avait pu lire, dans Suétone, la liste rapportée par cet auteur, sur des extraits tirés avec un véritable soin d’abeille d’une foule de livres et de traditions, de tous les présages qui annoncèrent la grandeur future d’Auguste, ses victoires et sa mort ; il eût peut-être retiré ses plaintes au sujet de l’indifférence des contemporains pour ces choses-là. Avec une foi aussi robuste, tout événement devenait significatif ; aucun miracle n’était trop fort ou trop ridicule, pour elle. Suétone rapporte même sérieusement qu’Auguste, encore petit enfant et commençant seulement à parler, avait une fois, sur une terre de sa famille imposé silence au coassement des grenouilles, et que depuis lors, assurait-on, les grenouilles n’y coassaient plus[121].

Il va sans dire aussi que, chez les croyants, les différentes espèces de présages trouvaient une foi différente, et que les méthodes variées et multiples de la divination ne jouirent pas de la même autorité dans tous les temps, mais que ce fut tantôt celle-ci, tantôt celle-là, qui obtenait le plus de faveur. Cependant, il n’est jamais arrivé qu’aucun des modes de divination reconnus fût tombé complètement en désuétude, faute de créance. Les sarcasmes foudroyants de Cicéron, au sujet de l’aruspicine et de l’inspection des entrailles en général, pourraient faire penser que ce genre de divination était tombé dans un trop profond discrédit pour jamais se relever dans l’estime des gens, des hommes ayant reçu de l’éducation du moins ; mais en le croyant on se tromperait fort. Cicéron rapporte le mot de Caton, s’étonnant qu’un aruspice pût regarder un confrère sans rire, et la question d’Annibal au roi Prusias, qui voulait faire dépendre la résolution de livrer bataille d’une inspection d’intestins : En croirez-vous une tranche de veau plutôt qu’un vieux général ? Il rappelle comment, notamment aussi dans les guerres civiles, il était presque toujours arrivé le contraire de ce qui avait été prédit[122]. Mais les railleries des incrédules ne troublaient pas plus les croyants dans leur foi, que le démenti des faits. Comme il arrive toujours en pareil cas, on n’avait de mémoire que pour les prophéties qui s’étaient ou passaient pour s’être réalisées, et de nombreux témoignages des siècles suivants confirment la persistance de la foi dans les pronostics de l’inspection des entrailles, et montrent qu’elle était très répandue, même dans les classes pourvues d’instruction. Déjà la défense de Tibère, d’interroger les aruspices en secret et sans témoins[123], suppose un usage très général de cette forme de divination. La crainte manifestée par Claude (en l’an 47) que cette science, la plus ancienne de l’Italie, ne vînt à s’éteindre, à force d’être négligée, ne se rapportait probablement qu’à la décadence de l’aruspicine étrusque, non pas à une diminution générale de l’usage de cette forme[124]. Aussi Pline l’Ancien dit-il expressément : Une grande partie de l’humanité s’est fourré en tête que les animaux nous avertissent, par le jeu des fibres de leurs muscles et de, leurs intestins, des dangers qui nous menacent[125]. Épictète qui, suivant les doctrines de son école, reconnaissait là aussi des révélations et ne doutait pas qu’il n’y eût un art de les interpréter, crut seulement devoir conseiller aux hommes de ne pas se laisser guider, dans leurs actes, par la divination uniquement, mais plutôt et surtout par le sentiment du devoir : conseil qui n’aurait pas eu de but, si le recours à la première n’avait pas été d’une pratique très générale. C’est, dit-il, la crainte de l’avenir seule qui pousse les hommes à consulter si souvent les devins. On s’approche d’eux, tremblant d’émotion, avec force prières et cajoleries, comme sils pouvaient réaliser nos vœux : Seigneur, hériterai-je de mon, père ? Seigneur, ayez pitié de moi, faites que je puisse sortir ! Or l’aruspice, ou l’augure, ne peut cependant prévoir que l’imminence d’événements tels que la mort, un danger, une maladie, ou d’autres accidents semblables. Ceux-ci seront-ils, par le fait, d’un effet salutaire ou nuisible pour la personne qu’ils concernent ? il l’ignore[126]. Hérodien dit que la ville d’Aquilée avait été soutenue principalement, dans la vaillante résistance qu’elle opposa à. Maximin, par les prophéties des aruspices qui s’y trouvaient, ce mode de divination étant celui dans lequel les habitants de l’Italie ont le plus de confiance[127]. Cependant, on voit qu’il avait une assez grande autorité même hors d’Italie, non seulement par les propos d’Épictète, mais aussi par le cas qu’en faisait l’interprète des songes Artémidore, qui n’admettait, comme ayant une valeur, à côté de sa propre spécialité, que très peu de méthodes de divination : l’astrologie, les présages des sacrifices, l’observation des oiseaux et l’inspection du foie, c’est dire des intestins[128]. Il est même permis de conclure de quelques données fortuites, provenant de divers temps, que l’aruspicine ne manqua jamais de crédules, même parmi les gens instruits. Regulus qui avait, comme orateur et accusateur dans les procès de lèse-majesté, une célébrité néfaste, au temps de Néron à Domitien, interrogeait les aruspices sur l’issue du procès, chaque fois qu’il paraissait en justice[129]. L’empereur Gordien Ier était extrêmement versé dans cette science[130]. Ammien Marcellin compte aussi l’aruspicine parmi les moyens que la Providence, dans sa bonté, a départis aux hommes, pour lire dans l’avenir, et il affirme que Julien, dès l’époque où il feignait encore de professer le christianisme, était adonné à l’aruspicine et aux augures, comme à tout ce que les adorateurs des dieux avaient pratiqué de tout temps[131]. A en juger par ces données, concernant la persistance et la grande propagation de la foi dans l’aruspicine, dont il serait facile de multiplier encore les exemples[132], il devait en être de même pour toutes les- autres méthodes de divination traditionnelles.

Parmi ces différentes manières de scruter l’avenir, la science à la mode du temps, l’astrologie, qui jouissait de la plus haute considération, notamment dans les classes supérieures, ne supposait pas nécessairement, il est vrai, la croyance aux dieux et à une providence mise en action par eux, bien que, cependant, elle n’exclue nullement cette foi. Parmi les anciens de l’école stoïcienne, laquelle croyait à la Providence, Panétiùs est le seul qui la rejetât, et il était de ceux qui contestaient la valeur des présages et de la divination en général[133]. Cependant, la croyance à un Fatum, si répandue dans le monde d’alors, et qui précisément favorisait le plus l’astrologie[134], pouvait, d’après la nature des choses, facilement conduire à l’aliénation de la foi au polythéisme. La croyance qui rapportait tous les événements à leurs constellations, par les lois de la nativité, et à laquelle, comme dit Pline l’Ancien, dans un passage déjà cité plus haut, les gens instruits se ralliaient aussi volontiers que la masse des gens sans éducation, cette croyance, suivant laquelle ce qui avait été résolu une fois était immuablement arrêté pour jamais, mettait la divinité définitivement à la retraite[135]. Tibère, dit Suétone (LXIX), se montrait assez indifférent à l’égard des dieux et du culte, parce qu’il était entièrement adonné à l’astrologie et pénétré de la conviction que tout se passe d’après les arrêts du destin.

Mais les prédictions des oracles aussi, dans lesquels les, dieux révélaient, en quelque sorte personnellement, l’avenir aux hommes, et qui, par conséquent, de même qu’ils supposaient une inspiration immédiate de la divinité, devaient aussi le plus affermir et entretenir la foi en celle-ci, ces prédictions n’ont guère eu, dans les premiers siècles de notre, ère, une autorité moins générale qu’à aucune époque antérieure ; et le fait que cette divination non seulement persista, mais subit même, après un déclin temporaire, une restauration complète, est une preuve d’autant plus indubitable de la vigueur de la foi aux dieux. Strabon qui témoigne expressément du déclin des oracles grecs et de la négligence dont ils avaient à se plaindre, au temps d’Auguste, a été certainement en partie déterminé à s’exprimer comme il le fait par la pensée aux temps de la splendeur de Delphes, éteinte depuis des siècles. Cependant il semble bien qu’il ne laisse pas d’indiquer la cause véritable du déclin de l’autorité des oracles grecs, à cette époque même : à savoir le fait que les Romains se contentaient des prophéties des livres sibyllins et de la divination étrusque, par l’observation des intestins, du vol des oiseaux et des signes célestes[136]. C’était une conséquence naturelle de l’établissement de la domination universelle que l’élément romain commençât par déprimer, sur tous les domaines, tout ce qui n’était pas romain, et c’est précisément à la même époque que le prestige accablant de la puissance et de la grandeur romaines était à son apogée, dans le monde hellénique. Mais, bien que cette impression fût assez forte pour imprimer, de nouvelles directions au besoin de foi des hommes, elle ne l’était pas assez pour les dominer entièrement. A la longue, l’ancienne foi se rétablit complètement, et les temples des oracles en renom depuis une haute antiquité se remplirent de nouveau de pèlerins. Là des prophètes, pleins du dieu avec lequel ils s’identifiaient, prédisaient les choses futures, indiquaient les moyens d’éviter les dangers et de guérir des maladies, donnaient de l’espoir aux affligés, portaient secours aux malheureux, consolaient dans les souffrances et soulageaient dans les peines[137]. Même les auteurs chrétiens, prétendant qu’avec la venue du Sauveur la puissance des faux dieux avait été brisée dans le monde, que le charme par lequel ils avaient si longtemps prêté un langage à des figures de bois et de pierre était rompu, et que leurs oracles étaient devenus muets[138], eux aussi furent obligés de reconnaître que les démons recommençaient à faire des prophéties vraies et à donner des avertissements salutaires, dans les temples des oracles, et qu’ils opéraient des guérisons, mais uniquement, comme il va sans dire, pour causer un dommage d’alitant plus grand à ceux qu’ils détournaient de la recherche du vrai Dieu, en les mettant par contrebande en rapport avec de fausses divinités[139].

La grande étendue de l’empire romain, ainsi gué le mouvement incessant des relations mutuelles entre toutes ses parties, extrêmement développé par l’excellence de ses. moyens de communication, avait eu pour effet d’élargir énormément le domaine sur lequel s’étendait l’influence des oracles renommés. Des gens en quête d’assistance et de conseils venaient, jusque des pays lointains du monde barbare, en pèlerins, vers les temples grecs, et les sentences des dieux helléniques étaient écoutées, avec respect, dans des contrées où leurs noms n’avaient jamais pénétré, avant l’avènement des Romains à l’empire du monde. Si, ce qui eut lieu comme il paraît au temps d’Adrien, une cohorte de Tongres, à Borcovicus (Housesteads) où elle tenait garnison dans l’île de Bretagne, offrit conformément à l’interprétation de l’oracle d’Apollon de Claros (près de Colophon), un ex-voto aux dieux et aux déesses, si une inscription votive d’Obrovazzo, dans la Dalmatie septentrionale, se réfère à la sentence du même oracle[140], il n’y a pas à douter que l’on interrogeait, à l’époque de l’empire romain, les oracles célèbres de toutes les provinces de celui-ci, et ce fait se trouve confirmé par les nombreuses mentions accidentelles des auteurs. Ainsi, polir donner quelques exemples, Germanicus interrogea, outre l’oracle susmentionné d’Apollon de Claros, aussi celui du taureau Apis, à Memphis ; Tibère, l’oracle à loterie de Géryon, près de Padoue, Caligula, celui des Fortunes à Antium ; Néron, celui de Delphes ; Vespasien, celui du Mont Carmel ; Titus, celui de Vénus à Paphos, dans l’île de Chypre ; Caracalla, celui de Sérapis, à Alexandrie, et en général tous les oracles célèbres[141]. Dans les cercles des croyants, on se racontait, de l’omniscience des oracles, des choses encore plus fortes que les réponses de celui de Delphes aux questions de Crésus, d’après Hérodote. Dans Plutarque, un ami de celui-ci, le savant Démétrius de Tarse, raconte, en témoin de l’événement, comment un incrédule, gouverneur de la Cilicie, fut converti à la foi par une sentence. d’oracle. Quelques épicuriens de son entourage, habitués à se moquer de la religion lui avaient suggéré l’idée d’envoyer, auprès de l’oracle à songes du demi-dieu Mopsus, un affranchi avec une tablette cachetée, contenant la question. Le messager qui, d’après l’usage du lieu, passa une nuit dans le temple, rêva qu’un bel homme s’était approché de lui et avait dit un noir, puis s’était retiré. Or, quand le rêveur fit part de cette aventure à son maître, celui-ci fut saisi d’épouvante, tomba à genoux, décacheta la tablette et fit passer sous les yeux des assistants sa question : Sacrifierai-je un taureau blanc où un noir ? Les épicuriens eux-mêmes furent décontenancés, le gouvernent offrit le sacrifice et, depuis lors, ne cessa plus de révérer Mopsus[142].

Rien, toutefois, ne montre aussi bien que le rapport de Lucien sur le prétendu oracle d’Apollon et d’Esculape, installé parle nommé Alexandre à Abonotique, en Paphlagonie, jusqu’à quel point la foi au merveilleux était capable de s’illusionner, comme aussi avec quelle facilité et quelle rapidité des oracles parvenaient à trouver accès et créance dans des contrées qui les avaient ignorés jusque-là[143]. Aussitôt que le faux prophète se fut procuré dans l’Asie Mineure, pour sa personne et pour son dieu, la vogue nécessaire, il fit faire dans toutes les provinces, par des émissaires, de la propagande en faveur de son oracle, et ne tarda pas à trouver aussi à Rome et en Italie un grand nombre d’âmes crédules, tout particulièrement, d’après l’assurance de Lucien, parmi les gens haut placés et à la cour même. Quand il eut bien pris pied en Italie, il recommença de plus belle à étendre sa propagande sur tout l’empire, en prophétisant partout des épidémies, des tremblements de terre et des incendies, qui pourraient tous néanmoins être détournés par son aide. Une terrible épidémie sévissait alors (depuis l’an 167) dans une très grande partie de l’empire, et l’effroi causé par la, grande guerre avec les Marcomans s’y joignit, concourant avec elle et l’appréhension générale à réveiller, dans les âmes, le besoin de la religion, ainsi qu’à les exciter à la piété au plus haut point. Sur les portes de toutes les maisons, on lisait une sentence oraculaire, mise en circulation par Alexandre comme un préservatif certain contre l’épidémie, et le rapport de Lucien, prétendant qu’il avait, par l’organe de Rutilien, celui de ses adeptes qui avait en lui la foi la plus aveugle, déterminé l’empereur Marc-Aurèle à faire jeter deux lions dans le Danube, sacrifice qui assurerait la victoire aux Romains, n’a rien d’invraisemblable. Le fait que ce sacrifice fut suivi d’une grande défaite (c’est de celle de Furius Victorin qu’il s’agit sans doute[144]), ne fit aucun tort à la foi dans l’oracle d’Esculape, et l’affluence des étrangers s’accrut même tellement, à Abonotique, que l’on commençait à y manquer de vivres. Il n’était pas rare que l’on adressât aussi à l’oracle des questions dans des langues étrangères, comme le syriaque ou le celtique, et dans ces cas il n’était pas toujours facile, pour Alexandre, de trouver des gens versés dans ces idiomes[145]. Il se peut que Lucien ait exagéré bien des choses, dans son rapport, mais le fait seul qu’une imposture aussi grossière pût avoir un grand succès ramène, tout naturellement, à la conclusion de l’existence d’une foi d’autant plus vive aux oracles reconnus, et donne la mesure de leur influence.

Plusieurs des oracles les plus renommés consistaient, comme celui de Mopsus, dans une révélation parle moyen des songes. Mais la croyance que partout, et non seulement dans ces sanctuaires, les songes prédisaient l’avenir était, de toutes les formes de la foi aux présages, la plus généralement répandue et la seule que lie contestât pas même une partie de ceux qui rejetaient, pour tout le reste, absolument la foi à la divination. Aristote et Démocrite[146] admettaient des songes prophétiques, mais comme des effets naturels de causes naturelles, et non comme envoyés par les dieux ; et de même Pline l’Ancien, tout en niant toute révélation surnaturelle de l’avenir, inclinait à la foi dans les songes ayant un caractère significatif. Dans un de ses livres les plus anciens, il ne tranche pas la question[147], mais dans un autre, de date postérieure[148], il rapporte, comme un fait indubitable, qu’un soldat de la garde impériale, à Rome, atteint d’hydrophobie par suite de la morsure d’un chien enragé, fut sauvé par un moyen révélé en songe à sa mère, qui vivait en Espagne. Ne se doutant même pas de l’accident de son fils, elle avait eu l’inspiration de lui communiquer ce moyen dans une lettre, qui arriva juste à temps, pour sauver encore le malade, de l’état duquel on désespérait déjà. Quand Pline dit que ce moyen, auparavant inconnu, mais dont on avait depuis éprouvé et reconnu l’efficacité constante, avait été révélé par Dieu, il pensait sans doute à cette action mystérieuse de la nature dont les sympathies (affinités) et les antipathies (répulsions), existant entre les forces de celle-ci, paraissent également être une manifestation, nullement à la providence d’une divinité personnelle. Or, bien que la foi aux songes prophétiques ne suppose pas nécessairement aussi la croyance aux dieux et à une providence, il n’en est pas moins certain que l’une ne va que rarement sans l’autre, et que, chez la grande majorité des hommes, la foi comme l’incrédulité s’est étendue simultanément aux deux. La théorie de Démocrite, tout porte à le croire, a été peu goûtée, même des épicuriens, qui ont en général nié, avec la providence, aussi la divination, par songes, comme sous toute autre forme. Par contre, dit Origène (C. Celse, I, 48), tous ceux qui admettaient une providence tenaient pour certain qu’il y a, dans les songes, des apparitions et des signes, en partie de nature essentiellement divine, en partie prophétiques, et prédisant l’avenir, tantôt clairement, tantôt sous une forme énigmatique. En sommeil, dit le représentant du paganisme dans le dialogue de Minucius Félix (Octavius, VII), nous voyons, entendons, reconnaissons là divinité que, le jour, nous renions comme des impies, nous dédaignons et nous offensons par le parjure. Les stoïciens, notamment, attachaient le plus grand prix à cette forme de consolation particulière, dérivant d’un oracle naturel, dont la Providence a fait cadeau aux hommes, et les chrétiens aussi croyaient que des songes véridiques nous étaient envoyés non par Dieu seulement, mais aussi par les démons, dans la méchante intention déjà mentionnée plus haut, il est vrai, et d’ailleurs avec la ré striction, pour les songes envoyés par ces derniers, qu’ils étaient le plus souvent fallacieux et impurs[149]. On ne se trompera donc guère non plus en concluant aussi, de l’universalité. et de la fermeté de la croyance aux songes, à l’universalité et à la fermeté de la foi dans les dieux et dans la Providence.

Or qui connaît, ne fût-ce que superficiellement, la littérature des premiers siècles, notamment la littérature historique, ne peut douter de la foi que l’on avait alors dans les songes. Il est rare que l’on y raconte un grand événement, sans mentionner aussi au moins un songe qui l’avait prédit : Les hommes les plus éminents accordaient à des songes la plus grande influence sur leurs actions ; on se laissait déterminer à toute sorte d’entreprises par des songes : ainsi c’est à la suite d’un songe que Galien écrivit sur les mathématiques[150], et, que Pline l’Ancien fit son histoire des guerres des Romains en Germanie[151]. Des songes décidaient du choix de la profession que l’on embrassait : un songe de son père avait ainsi décidé Galien à étudier la médecine[152]. Ce grand homme se laissait souvent aussi guider par des songes dans le traitement de ses malades, et généralement il eut le meilleur succès dans ces cures. C’est ainsi qu’il avait une fois, suivant l’inspiration de deux songes et leurs indications précises, pratiqué une saignée entre l’index et le doigt du milieu de la main droite, et laissé couler le sang jusqu’à ce qu’elle s’arrêtât d’elle-même[153]. Il ne croyait du reste pas moins fermement à la science des augures, c’est-à-dire de l’interprétation du vol des oiseaux[154]. Suétone s’adressa à Pline le Jeune, avec la prière de lui procurer un ajournement de terme, pour une cause qu’il avait à défendre en justice, parce qu’un songe l’avait averti qu’elle tournerait mal : Pline conseille d’y réfléchir encore, puisqu’il s’agissait de savoir si les songes de Suétone indiquaient réellement ce qui allait arriver ou n’étaient pas l’indication du contraire, lui-même se trouvant dans ce dernier cas, avec ses propres songes[155]. Auguste, qui ne faisait pas seulement grande attention aux siens, mais aussi à ceux d’autrui concernant sa personne, se laissa déterminer, par un songe, à se rendre à un jour fixe de chaque année, en un certain endroit, pour y tendre le creux de la main aux passants, comme un mendiant, et recevoir la monnaie de cuivre qu’ils lui donneraient. Ajoutons pourtant que ce fait, rapporté par Suétone (Auguste, 41), est mis en doute par Dion Cassius. Marc-Aurèle rendit grâce aux dieux de lui avoir communiqué en songe des ordonnances contre les éblouissements et le crachement de sang[156]. Dion Cassius écrivit tout un livre sur les songes et présages qui annoncèrent l’avènement de Septime Sévère à l’empire, et celui-ci, qui attachait à ses songes une si grande importance que, par exemple, il en fit représenter un en bronze[157], accueillit très favorablement l’ouvrage de cet historien[158]. Dans un de ces songes, il s’était vu conduire sur une haute tour, d’où ses regards dominaient tout le pays environnant et la mer ; il fit avec la main les mouvements d’un joueur de luth, et des sons harmonieux vinrent toucher son oreille[159]. C’est aussi sur un avis de la divinité, reçu en songe, que Dion commença sa grande histoire romaine, et c’est dans de nouveaux songes où la déesse de la Fortune, à laquelle il s’était entièrement voué comme à la protectrice de ses jours, lui avait promis l’immortalité, qu’il puisa le courage et la force nécessaires pour continuer et terminer son œuvre[160].

Le seul traité des songes qui soit parvenu jusqu’à nous, de tout un fonds de bibliographie très volumineux sur la matière, et qui appartenait principalement à la littérature grecque[161], est notamment aussi fort intéressant, en ce qu’il prouve jusqu’à quel point l’interprétation des songes était arrivée à se faire reconnaître comme une science, dont les adeptes s’appliquaient à porter la méthode d’interprétation au plus haut degré de rigueur et de précision qu’elle comporte, sur la base de la réunion du plus large fonds possible de matériaux dignes de foi. L’auteur de ce traité, Artémidore de Daldie, comme il aimait à se nommer plutôt que d’Éphèse, sa ville natale, voulant que le lieu de naissance obscur de sa mère eût aussi la gloire d’avoir produit un homme distingué[162], vivait vers la fin du deuxième siècle, et écrivit, sur l’incitation réitérée d’Apollon, qui lui était apparu en songe sous une forme visible, ainsi que sur les,instances de Cassius Maximus, homme de rang sénatorial, d’origine africaine[163] et également ami d’Aristide. Pour Artémidore aussi, les songes que les dieux envoient à l’âme humaine, prophétique de sa nature, étaient une manifestation de la divine providence, et il considérait principalement comme des adversaires ceux qui ne croyaient ni aux songes, ni à la divination en général. On trouve la preuve de son profond respect pour l’action souveraine de la divinité dans cet avertissement, entre autres, qu’il ne faut pas, en priant les dieux de nous envoyer des songes, rechercher la connaissance de choses inutiles, ni formuler sa prière comme une prescription à leur adresse, mais offrir un sacrifice et faire des actions de grâces après le songe[164]. Il regardait sa mission d’interpréter les manifestations de la divinité comme un sacerdoce ; sa science était sacrée pour lui. Il avait consacré sa vie entière à l’approfondir, étudié jour et nuit, acheté tous les livres de songes qu’il avait pu découvrir, ainsi que cherché, dans ses voyages en Asie Mineure, en Grèce, en Italie et dans les îles, à étendre le plus possible le cercle de ses relations avec des confrères, et à enrichir de son mieux ses connaissances, par l’expérience personnelle. La haute idée qu’il s’était faite de, la vérité et de la dignité de sa science, lui faisait dédaigner tout charlatanisme à tout artifice. Il n’était, dit-il, jamais entré dans sa pensée de viser à l’effet auprès du grand public, ni de briguer les applaudissements des beaux parleurs, condition à laquelle il ne lui eût pas été moins facile qu’à d’autres de dire des choses qui éblouissent et frappent[165].

Il insiste constamment sur la simplicité et la clarté dans les interprétations des songes, pour qu’elles soient facilement intelligibles, et repousse celles qui en imposent au vulgaire par la subtilité et l’artifice ; il y voyait même un blasphème, en ce que l’on y prêté en quelque sorte aux dieux, qui envoient les songes, l’intention de tromper[166]. Il n’était fier que de l’exactitude et de la précision de sa propre interprétation. Son livre contient d’ailleurs des preuves nombreuses, de sa sincérité et de sa véracité ; aussi eut-il la satisfaction de pouvoir constater que, si des critiques malveillants et méticuleux avaient bien trouvé à redire à ce que son travail n’était pas toujours assez complet et assez détaillé, dans le sens de leurs désirs, personne cependant n’avait jamais osé prétendre y, avoir trouvé la plus légère infraction à la vérité[167]. Or moins ce livre, dont on ne pourrait s’expliquer la production et la propagation, sans l’existence d’un cercle de lecteurs instruits, partageant les mêmes idées, offre trace du souffle d’un esprit mystique, dans l’acception propre du mot, ou fantastique, plus il est conséquent dans ses déductions, raisonnable et méthodique, plus il mérite aussi d’être signalé, comme une preuve frappante du fait qu’à cette époque même la froideur de l’esprit, avec une certaine dose de rationalisme, n’excluait pas la foi en une providence divine, qui se manifestait continuellement par des miracles.

De ces miracles, les plus palpables et les plus convaincants, c’étaient les guérisons de maladies, par des moyens inspirés en songe ; c’étaient, en conséquence, aussi ceux que la foi, y trouvant un aliment perpétuel, créait le plus volontiers et le plus fréquemment. Ces miracles s’accomplissaient, naturellement avec une préférence marquée, dans l’enceinte sacrée des temples des dieux guérisseurs, Esculape, Isis et Sérapis, qui y opéraient encore d’autres miracles. Ainsi Aristide, en parlant des eaux intarissables de la fontaine sacrée du temple d’Esculape à Pergame, assure qu’en s’y baignant beaucoup de personnes avaient recouvré la vue, ou avaient été guéries de maladies de poitrine, d’asthmes et de déviations du pied ; qu’un muet, en ayant bu, avait obtenu l’usage de la parole, et que plus d’un malade s’était même trouvé guéri rien que pour avoir puisé à cette fontaine[168]. Il n’était même pas rare que le dieu apparût en personne aux croyants. Origène se plaint de ce que Celse, appelant les chrétiens des simples, à cause de leur foi dans les miracles de Jésus-Christ, a la prétention de leur faire accroire qu’une multitude d’Hellènes et de barbares, d’après leur propre assurance, ont vu et voient encore Esculape non pas seulement leur apparaître comme à des visionnaires, mais opérer des guérisons, répandre des bienfaits et prédire l’avenir de sa personne. A ces assurances Origène oppose les témoignages innombrables de ceux qui ont vu les miracles du Christ, et il ajoute avoir vu lui-même des hommes, que n’avaient pu guérir aucune puissance humaine, ni aucun démon, délivrés ; par la simple invocation des noms de Dieu et de Jésus, de maladies graves, de la possession du démon et de la folie, ainsi que de beaucoup d’autres maux[169]. Même les deux demi-dieux fils d’Esculape étaient apparus à nombre de gens, à Épidaure et en d’autres lieux[170].

Mais, comme il va sans dire, le grand miracle, où les dieux, opérant des guérisons, descendaient eux-mêmes auprès des personnes implorant leur secours, était aussi dans le monde païen le plus rare, et d’ordinaire les cures ne s’opéraient que par le moyen de songes, indubitablement aussi chez nombre de malades qui n’avaient point dormi dans les temples. Artémidore s’est appliqué, dans un chapitre spécial, intitulé : Des ordonnances, de ramener également ce miracle à sa juste valeur, en le dégageant des accessoires d’ornement destinés à en rehausser l’éclat dans l’imagination des croyants, mais qui, dans le sentiment d’Artémidore, étaient indignes du caractère sublime des dieux. Relativement aux ordonnances, dit-il[171], c’est-à-dire au traitement ordonné en songe par les dieux aux hommes, dans leurs maladies, il est inutile de nous tourmenter de questions ; car bien des malades ont été guéris par des ordonnances, à Pergame, à Alexandrie et dans d’autres lieux, et beaucoup se croient des puits de science médicale : or, voilà que l’on rapporte des ordonnances ridicules et absurdes, qui n’ont jamais été rêvées, mais sont purement imaginaires. Ainsi auraient été, par exemple, ordonnés en songe à un malade des nègres mordants, ce qui voulait dire des grains de poivre noir, à un autre du lait de vierge et du sang d’étoiles, autrement dit de la rosée ; etc., etc. Les gens qui imaginent ces choses-là montrent qu’ils ne comprennent rien à l’amour des dieux pour les hommes. Les prescriptions données réellement par les dieux, dans les songes, sont simples et exemptes d’énigmes : ils prescrivent des onguents et des frictions, des potions et des aliments, en les dénommant comme nous le faisons nous-mêmes ; leur arrive-t-il une fois de revêtir une prescription de la forme énigmatique, les énigmes y sont toujours facilement intelligibles. Une femme, par exemple, qui avait une inflammation de poitrine, rêva qu’elle se faisait téter par un mouton : elle mit sur la partie malade une herbe qu’on appelle langue de mouton, et elle guérit. Ainsi, on trouvera toujours que les cures prescrites ne contiennent absolument rien qui soit en contradiction avec la médecine rationnelle, que par conséquent les révélations divines concordent parfaitement avec les résultats, certains de la science. Ainsi par exemple Fronton, ce consulaire et écrivain bien connu, qui, souffrant beaucoup de la goutte, avait demandé dans ses prières l’indication d’un traitement, rêva qu’il se promenait hors de la ville ; et son état subit effectivement une amélioration considérable, par suite de promenades incessantes. Galien dit qu’à beaucoup de personnes, souffrant des suites de trop fortes émotions, Esculape avait prescrit d’écrire des odes, des chansons et des farces ; à d’autres l’équitation, la chasse et l’exercice des armes, avec accompagnement d’instructions précises sur la manière de procéder à chaque exercice en particulier[172].

Beaucoup d’inscriptions sur des pierres romaines, qui remercient du recouvrement de la santé, se rapportent évidemment à des ordonnances délivrées en songe. Aux environs de Velléja et de Plaisance, il y avait le sanctuaire d’une Minerve, que l’on appelait Minerve memor (qui se souvient), ou bien Minerve medica (qui guérit) de Cabardiacus, parce qu’elle se montrait secourable dans les maladies. Son aide était naturellement surtout invoquée par les malades du canton, parmi les inscriptions votives et les dédicaces desquelles plusieurs se sont conservées. Il y en ai dans le nombre, une d’un préfet de cohorte, natif de là probablement, envoyée par lui de l’île de Bretagne. Une femme remercie la déesse de l’avoir délivrée d’une grave infirmité, au moyen des médicaments qu’elle lui avait fait la grâce de lui procurer ; une autre s’acquitte du veau qu’elle avait fait pour voir repousser ses cheveux ; un homme fait à la déesse l’offrande d’oreilles en argent, pour le rétablissement de l’ouïe[173]. Mais non seulement les dieux guérisseurs, tous les dieux indistinctement pouvaient se montrer secourables dans les maladies, comme dans toutes les peines, par l’envoi de songes ou autrement. Ainsi un esclave des pontifes à Rome fait, en mauvais latin, à la bonne déesse l’offrande d’une génisse blanche, en remerciement de lui avoir rendu la vue, ayant, déjà abandonné par les médecins, guéri, au bout de dix mois, par la grâce de la dame et l’emploi de ses médicaments[174].

En effet, bien que la tradition et la foi attribuassent à chaque dieu en particulier une sphère principale d’activité et de munificence, conforme à son caractère et à tout son être, la puissance des dieux n’en était pas moins considérée comme illimitée, en général, et leur permettant d’intervenir partout où il plaisait au dieu qui voulait en user, même hors des limites de son ressort spécial. Chaque dieu passait notamment aussi pour avoir toujours le pouvoir de porter secours, et l’on implorait son aide pour toute espèce de choses, où on le croyait proche, bienveillant et révéré[175]. Toutes les choses dans lesquelles le croyant reconnaissait l’action d’un pouvoir supérieur, il les rapportait, tout naturellement et spontanément, à ce dieu auquel il avait l’habitude d’adresser ses prières, depuis son enfance, ce dieu dont la sainteté, l’autorité et la renommée prévalaient dans la ville ou le canton qu’il habitait, et de la puissance duquel il pensait avoir lui-même déjà ressenti les effets. Ainsi Aristide avait entendu dire, par maintes personnes, que le dieu Esculape les avait sauvées lui-même, dans une tempête sur mer, en leur tendant la main[176]. Et ce qu’était Esculape non seulement pour tous ceux qui avaient trouvé leur guérison dans son temple, mais pour tous les habitants de Pergame et des environs, dans un rayon plus ou moins étendu, ainsi que des autres localités célèbres pour le culte de ce dieu, la grande Diane l’était pour Éphèse, Sérapis pour Alexandrie et, en général, pour chaque district ou contrée, le dieu qu’on y révérait principalement, ce sauveur que l’on était naturellement le plus tenté d’invoquer dans toutes les peines, grandes ou petites. Pausanias, en parlant d’un temple de Pan, non loin de Mégalopolis en Arcadie, dit (VIII, 37, 8) : De même que les dieux les plus puissants, ce Pan aussi a le pouvoir d’exaucer parfaitement les prières des hommes, et de traiter les méchants comme ils le méritent. Outre les dieux, d’ailleurs, on révérait partout des héros, dans les contrées helléniques ; chaque canton avait probablement son protecteur et sauveur particulier, dont l’action, limitée à un petit ressort, était d’autant plus éprouvée et mieux reconnue dans celui-ci. Ainsi, à Alexandrie en Troade, le héros Néryllin, proconsul romain érigé en dieu, jouissait d’une haute considération dans le district, où l’on avait la croyance qu’il rendait des oracles et guérissait les malades. Tels étaient aussi, à Parion en Mysie, Alexandre le Grand, souvent révéré, dans les derniers temps de l’antiquité, comme opérateur de miracles, et le dieu marin Protée[177].

Une foi qui ne se laissait émouvoir par aucun doute, en présence de ces révélations surnaturelles continues de la puissance et de la bonté divines, devait être d’autant plus disposée à reconnaître la main diligente de la Providence dans toutes les aventures de la vie et tous les événements qui paraissent à la froide raison des effets de causes naturelles, ou de simples accidents. Le miracle proprement dit n’était aussi qu’une des manifestations de cette puissance, qui intervient sans cesse, dans le cours de la vie et le mouvement de la nature, mais, il est vrai, celle qui frappait le plus les yeux et la plus convaincante, marquant le point culminant auquel l’action divine ne s’élevait, pour ainsi dire, que par une gradation centuple de, transitions insensibles ; aussi l’idée du miracle n’avait-elle rien de fixe, était-elle toute subjective, comme uniquement déterminée par le sentiment des croyants qui voulaient bien le reconnaître, et variait-elle par conséquent à l’infini. Les dieux pouvant seuls opérer des miracles, c’est aussi des dieux seuls que pouvait venir tout le bien, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Épictète tançant les académiciens, qui mettaient en question l’existence des dieux, avec tout ce qui s’ensuit : Voilà bien, dit-il (II, 20, 32), des hommes reconnaissants et respectueux qui, dussent-ils ne pas faire autre chose, mangent leur pain quotidien, et n’en osent pas moins dire en propres termes : Nous ne savons pas s’il y a une Cérès, lune Proserpine et un Pluton (les divinités des semailles) ! Voilà comme ils sont ; pour ne pas rappeler aussi qu’ils participent à tout le bénéfice des effets du jour et de la nuit, des vicissitudes des saisons, du mouvement des astres, de la mer et de la terre, comme ils profitent de l’assistance de la société humaine, sans que tout cela fasse la moindre impression sur eux, sans qu’ils se préoccupent de la gravité des conséquences que leurs doutes peuvent avoir pour la moralité des autres hommes.

Même parmi les stoïciens, il est vrai, plus d’un, comme Sénèque, niait l’utilité de la prière, la divinité, d’après sa nature, ne pouvant nous faire que du bien. D’autres, comme Marc-Aurèle, conseillent de nous en remettre à elle, dans les prières, et de ne jamais lui demander que ce qui est véritablement bien[178]. Juvénal (X, 346, etc.) dit de même : Les dieux aiment l’homme plus qu’il ne se veut de bien à lui-même ; ils savent, quand, dans notre aveuglement, nous leur demandons une épouse, ou la naissance d’un fils, quelles conséquences aura pour nous l’exaucement de nos prières ; si l’on veut les prier, que ce soit pour avoir une âme saine dans un corps sain. Mais ces exhortations ne font que confirmer le fait de l’usage général de la prière, et qui douterait que la grande majorité des croyants non seulement devaient s’adresser aux dieux, dans toutes leurs entreprises et tous leurs soucis, mais aussi témoigner à ces dieux, par des prières régulières, leur vénération et leur reconnaissance, et se recommander à la protection divine, pour eux-mêmes et autrui[179] ? Plutarque crut devoir rappeler expressément que l’on ne croie pas avoir tout fait avec la prière, mais n’attende l’exaucement et le secours des dieux qu’après n’avoir rien négligé pour s’aider soi-même. Si les Juifs, assiégés dans Jérusalem, restèrent immobiles le jour du sabbat, même quand les Romains appliquaient déjà leurs échelles pour l’assaut, c’est qu’ils étaient paralysés par les liens de la superstition. Dieu est l’espoir, du courage et de la force, il ne doit pas être l’excuse de la lâcheté. Le pilote, sur une mer battue par la tempête, implore, certes, la faveur d’un moyen de salut et invoque les dieux sauveurs, mais en même temps il manie le gouvernail et fait abaisser les vergues, ainsi que carguer les voiles[180].

S’il pouvait jamais s’élever un doute sur le fait que, dans ces siècles aussi, on ne cessait pas de prier les dieux et de leur rendre grâces en vue de tout mal, de toute peine et de tout péril à conjurer par eux, comme de tout bien que l’on désirait obtenir de leur faveur, l’immense quantité de monuments et de pierres munies d’inscriptions d’une teneur religieuse, répandus sur le vaste territoire de l’empire romain, suffirait déjà pour établir ce fait. Ils montrent, par mille témoignages, que la foi dans l’ubiquité d’une providence, directrice du monde et des destinées humaines, exercée par les dieux révérés depuis la plus haute antiquité, comme par ceux qui n’étaient connus que depuis des temps plus modernes ou récents, était toujours restée vivante dans l’esprit des populations, comme la consolation et l’espoir des grands et des petits, des plus instruits et des plus simples. Accordons, d’ailleurs, qu’une partie notable de ces prières, veaux, actions de grâces, hommages et adorations, peuvent ne devoir leur origine qu’à l’observance des formes extérieures du culte dominant, à la force de l’habitude tout à fait irréfléchie, ou à de l’hypocrisie d’intention : la grande majorité de ces prières n’en offrent pas moins autant de témoignages non suspects d’une foi sincère, naïve et profonde. Il suffira de citer quelques exemples, pris dans cette masse exubérante, pour donner une idée nette du caractère de cette foi.

Conformément à la nature du polythéisme, l’adoration, la prière et le remerciement étaient, en général, adressés non à toutes les puissances divines collectivement, mais, comme dans le culte des saints, seulement à certaines d’entre elles en particulier, et l’option, comme on l’a déjà dit, était ici déterminée, en partie par la sphère de puissance et d’activité principale que l’on attribuait à chaque dieu et la nature spéciale des dons que l’on attendait de sa munificence, en partie par des causes locales et des mobiles personnels. Il va sans dire que ces derniers échappent souvent à toute justification logique : ainsi, par exemple, le cas où un entrepreneur de constructions, faites par ordre de l’empereur et pour le compte de l’État, remercie, on ne sait trop pourquoi, précisément, la bonne déesse, sainte et céleste, plutôt que toute autre, d’avoir terminé, avec son aide, les travaux de la conduite souterraine d’un bras de l’aqueduc Claudien, et lui témoigne sa reconnaissance, par la restauration d’une vieille chapelle, qui tombait en ruines[181].

Il va sans dire et l’on comprend que, dans une infinité de cas, on préférât adresser sa prière et ses remerciements à des divinités nationales et locales, plutôt qu’à celles dans la sphère de puissance propre desquelles tombait l’effet sollicité. Ainsi, à Smyrne, il y a un exemple d’actions de grâces, pour la délivrance du fléau d’une épidémie, adressées non pas aux dieux de la médecine, mais au dieu du fleuve Mélès[182]. Mais, non seulement les indigènes, les étrangers aussi révéraient, naturellement, la divinité dans le ressort de laquelle ils séjournaient, et se recommandaient à sa garde. Un officier de la maison impériale, T. Pomponius Victor, qui avait son poste de procureur des domaines impériaux à Axima, dans les Alpes grecques, sur la route de Lément à Aoste, et probablement aussi l’obligation de faire de fréquentes tournées de service, adresse une charmante prière de recommandation et de remerciement, en vers, au dieu des forêts, Silvain, dont l’image était renfermée dans le creux d’un chêne sacré, chapelle naturelle affectée à cette destination dans ce canton forestier[183].

Nous avons déjà parlé de l’adoration des divinités locales non romaines, dans les provinces occidentales et septentrionales, par les Romains établis ou trafiquant dans ces provinces. Parmi les divinités celtiques, une des plus grandes était le dieu Bélénus, identifié par eux avec Apollon, et dont le culte ne dominait pas seulement dans tous les pays habités par des Celtes, mais était même très répandu bien au-delà, chez les Romains aussi, comme l’attestent des inscriptions votives, trouvées depuis Autun et Vienne jusqu’à Venise et Aquilée[184]. Or, quand en l’an 238 l’empereur Maximin assiégea la ville d’Aquilée, avec toutes ses forces, le courage des défenseurs de la place fut soutenu par la confiance qu’ils avaient dans le secours de ce même dieu indigène, Bélénus, dont les assiégeants aussi virent souvent la figure planer sur la ville, dans les airs. Hérodien ne veut pas décider si elle leur était réellement apparue, ou s’ils avaient voulu seulement échapper, par la fiction du secours miraculeux, à la honte de leur défaite. Cependant cet historien ajoute : L’issue tout à fait inattendue permet de tout croire[185]. Or, une fiction volontaire aussi prouve, en pareil cas, combien était répandue la croyance à l’aide visible des dieux, puisque autrement cette fiction n’aurait eu aucun sens.

De même les voyageurs et les pèlerins adressaient, en pays étranger, leurs prières aux dieux locaux ; et ne manquaient pas de faire leurs dévotions en chaque place consacrée à ces divinités. De pieux pèlerins, dit Apulée, s’arrêtaient partout où ils rencontraient, sur leur chemin, un bois sacré ou un autel garni de fleurs, une grotte ombragée de feuillage, un chêne avec l’appendice de cornes provenant d’animaux immolés dans un sacrifice, un hêtre paré des peaux de ces victimes, un tertre mis en clôture, un tronc d’arbre duquel la hache avait façonné une image, un gazon fumant d’offrandes, une pierre aspergée d’essences, de senteur[186]. Si l’étranger se croyait. déjà obligé de faire ses dévotions à ces foyers d’un culte champêtre de la plus, grande simplicité, à bien plus forte raison les grands phénomènes de la nature avaient-ils, comme manifestation de la puissance divine, un prestige irrésistible, qui invitait à l’adoration. Au plus puissant Jupiter et au meilleur, au génie de la localité et au Rhin, porte l’invocation d’un vœu fait, par un volontaire de l’armée romaine, à Rémagen, aux termes de l’inscription d’une pierre, posée en l’an 190, et qui n’est pas la seule de l’espèce[187]. Mais partout, sans doute, où l’on se trouvait, à l’étranger, exposé aux dangers et aux vicissitudes des voyages, on se souvenait doublement des dieux[188], naturellement aussi de ceux de la patrie. Une pierre d’Urbisaglia a conservé la mémoire d’un présent qu’un affranchi impérial, T. Flavius Maximus, avait envoyé de l’Orient aux dieux et déesses d’Urbs Salvia[189]. On se sentait, toutefois, plus directement sommé d’adorer les dieux qui étaient proches, et de là vient que les inscriptions de voyageurs ; se recommandant à la garde et à la grâce des divinités particulières aux pays visités par eux, sont si nombreuses. Ce sont les sanctuaires antiques. de l’Égypte, avec leurs bâtiments et figures à dimensions colossales, qui semblent avoir produit l’effet le plus foudroyant sur l’esprit religieux des visiteurs étrangers, comme l’attestent les inscriptions de voyageurs gravées dans la pierre des temples, des obélisques, des pylônes, etc., de la plupart des localités des deux rives du Nil[190]. A Talmis (Kalabsché), en Nubie, on voit en l’an 84 un certain nombre de centurions et de soldats romains, d’un détachement commandé pour ce poste, faire offrande de leurs hommages au dieu du soleil, Mandulis, révéré dans la contrée, au moyen d’un e’inscription placée dans le porche de son temple[191].

Cependant, les dieux étaient naturellement invoqués, souvent aussi, pour la spécialité de leur action particulière, aux endroits déterminés où ils l’exerçaient. Ainsi par exemple à Alba Julia (aujourd’hui Carlsbourg sur la Marosch, en Transylvanie), un vétéran romain s’acquitte, tant en son nom qu’en celui de sa femme et de sa fille, d’un vœu fait, pour le recouvrement de la vue, à la suite d’une vision nocturne, envers Esculape, Hygiée et les autres dieux et déesses de cet endroit, ayant le pouvoir de guérir[192]. C’est que, dans bien des cas, l’efficacité de l’aide du dieu était limitée à une certaine localité. Ainsi, les remerciements des malades ayant trouvé leur guérison dans un lieu de bains, s’adressent, comme il va sans dire, aux nymphes de la source qui y fournit les eaux, et dans beaucoup de bains on a trouvé des tableaux votifs, provenant de visiteurs romains : dans l’île d’Ischia, entre autres, où il y en à un grand nombre, pour Apollon et les nymphes des sources contenant du nitre[193]. Un tableau votif découvert près des eaux thermales de Vif, est consacré aux esprits du feu éternel[194]. Aux bains que l’on appelle encore aujourd’hui bains d’Hercule, à Méhadia, près d’Orsova dans le Banat, les remerciements s’adressent à Hercule, le dieu du salut, comme ayant fait, dans ses courses à travers le monde, la découverte salutaire de toutes les sources thermales[195]. Un chasseur, que les bains de la Solfatare, près de Tivoli, avaient délivré d’une tumeur articulaire, suite d’une blessure que lui avait faite la dent d’un sanglier d’Étrurie, fit ériger sa statue équestre, en marbre, près de la source bienfaisante, pour remercier la divinité qui y présidait de l’avoir remis en état de monter à cheval[196].

On remerciait aussi les nymphes de la découverte de sources nouvelles, quand on n’adorait pas, comme divinités spéciales de celles-ci, des nymphes de nouvelle date ou de nouvelle découverte ; de même, lors de la réapparition d’un fi let d’eau qui semblait tari[197]. Un magistrat de Lambessa, en Numidie, consacra un autel à une nymphe, pour témoigner particulièrement son plaisir de ce que, dans l’année d’exercice de, sa charge, elle avait, suivant son expression, richement arrosé de son onde notre ville de Lambessa[198]. Près des anciennes carrières de marbre de Martignac, à proximité des Pyrénées, un tableau votif exprime à Silvain et aux esprits dès monts numidiques, les remerciements de deux entrepreneurs romains, qui avaient réussi les premiers à faire couper dans ces carrières, et à en exporter, des colonnes de vingt pieds de long[199]. Même cet officier de cavalerie qui, servant dans l’île de Bretagne, s’acquitta d’un veau fait à Silvain pour faciliter la capture d’un sanglier redoutable, qui avait échappé aux poursuites de beaucoup de ses devanciers[200], se figurait certainement le dieu des forêts comme habitant cette forêt en particulier. Des inscriptions trouvées dans des localités diverses, en Espagne, remercient la déesse de Turobrige du recouvrement de la santé de leurs auteurs ; mais il y a aussi un habitant d’Émérite, en Lusitanie, s’adressant à elle pour la prier de punir un voleur, qui avait emporté six tuniques, deux pardessus en toile de lin, une chemise, etc.[201]

Si le nombre des dieux que l’on invoquait dans des lieux déterminés, ou dans tous les cas, ou du moins de préférence, était extrêmement grand, puisqu’il devait au moins égaler celui des sanctuaires et foyers du culte entourés d’une certaine considération, on sollicitait pourtant aussi partout, d’autre part, de chaque dieu l’aide ou le don que, dans l’opinion des hommes, il était le mieux à même de procurer. Cela ne s’applique pas seulement aux grands dieux, mais également aux petits, et même aux plus insignifiants. Même le culte de ces innombrables génies, gardiens et auxiliaires de l’ancienne religion romaine, de ces puissances dont l’action était restreinte à des cas déterminés, ou ne s’étendait que sur un domaine étroitement circonscrit, et dont la religion chrétienne attribua les fonctions à des anges, persista longtemps sous des formes multiples[202]. Naturellement, il ne faut pas s’attendre à voir, produire de nombreux témoignages de l’adoration de génies tutélaires aussi subalternes, et n’agissant que par moments. Cependant, Tertullien assurant que le jour auquel l’enfant avait réussi, pour la première fois, à se tenir debout sur ses jambes, était toujours encore consacré à la déesse Statine[203], on peut admettre que d’autres encore de ces divinités, gardiennes des moments les plus importants de la vie humaine, continuaient à vivre dans la foi populaire. Les rouliers et les muletiers n’avaient pas cessé de jurer par Épone, la déesse des chevaux, qui avait ordinairement sa petite chapelle dans une niche de la principale poutre de soutien du plafond de l’écurie. On y parait son image de guirlandes de roses et d’autres fleurs, les jours de fête, et il existe encore des sculptures qui la représentent, exécutées pour des écuries[204]. Aux endroits où des vapeurs malignes ou suffocantes s’élevaient du sol, comme. aux environs de Bénévent, de Crémone et d’autres lieux, on adorait la déesse Méphitis[205].

Mais, quel que fût l’attachement du peuple pour ces innombrables divinités officieuses, qui, avec leur action restreinte, mais exactement définie, et par cela même aussi très nettement appréciable, étaient plus rapprochées d’une partie des croyants, et répondaient mieux au besoin du commerce avec le monde surnaturel, chez ceux-ci, que les dieux supérieurs, dont la toute-puissance et la majesté tenaient le cœur humain à une distance respectueuse, commandée par la crainte : ces grands dieux, comme les plus puissants, gouvernant le monde et tout particulièrement chargés du rôle actif de la Providence, n’en restaient pas moins, toujours encore, ceux pour lesquels on avait partout la plus grande vénération, et que l’on invoquait le plus généralement. Partout le soldat priait le père Mars[206], le marin, Neptune[207], le marchand et l’industriel, ainsi que le bon père de famille, Mercure, le dispensateur des gains aléatoires et le conservateur des profits[208] ; le cultivateur, Cérès[209], les femmes enceintes près d’accoucher, Diane et Lucine[210] ; les amoureux séparés (en Grèce du moins), le dieu de l’amour. Dans un dialogue de Plutarque, un des interlocuteurs raconte comment ses parents, peu de temps après leur mariage, qui avait été longtemps retardé par une brouille de famille, firent le pèlerinage de Thespies, pour y offrir un sacrifice à Cupidon, en exécution du vœu qu’ils en avaient fait, des deux parts[211]. Les dieux étaient invoqués d’autant plus fréquemment que la sphère de leur puissance était plus étendue, et leur culte. l’objet d’une vénération plus générale. En Orient, on invoquait, dans tous les cas de détresse de terre et de mer, au fort des périls de la tempête et, dans les maladies, Hercule l’invincible, qui avait su triompher de tous les périls et des plus terribles dangers[212]. Cependant les prières les plus nombreuses étaient, sans doute, adressées au dieu suprême[213]. On voyait en lui, dans ces prières ; le maître du tonnerre, de la foudre, des orages célestes et du ciel dans sa sérénité ; dans les temps de sécheresse prolongée, des processions de femmes, marchant nu-pieds et les cheveux épars, se rendaient sur quelque hauteur pour le prier de faire tomber de l’eau[214]. C’est au haut des montagnes surtout qu’on le sentait proche et qu’on rendait hommage au Jupiter du Vésuve, de l’Apennin, etc. Au haut du passage du grand Saint-Bernard, district dont les habitants révéraient, au temps d’Annibal, le dieu Pénin[215], il y avait, entre l’emplacement de l’hospice actuel et le lac, un temple de Jupiter. On y a trouvé plus de trente tables votives de bronze, de soldats et d’autres voyageurs romains, posées là en acquittement des veaux faits par eux au suprême et très bon Jupiter Pénin, pour un heureux voyage d’aller et de retour[216]. Mais sa volonté toute-puissante ne gouvernait pas seulement la nature, il était en même temps le suprême directeur des choses divines et humaines, le maître des destinées[217], et comme tel gardien, conservateur, vainqueur, dieu des batailles et pacificateur général, dernier exécuteur de toute entreprise, sauveur dans tous les cas de détresse et de danger. Il n’y avait pas de souci, grand ou petit, d’intérêt public ou privé, qu’on ne recommandât à l’attention de sa bonté divine, pas d’événement dans lequel on ne crût pouvoir reconnaître une manifestation de sa toute-puissance. Un haut fonctionnaire de rang sénatorial s’acquitte d’un vœu fait à Jupiter, en Campanie, pour l’y avoir sauvé d’un danger imminent et lui avoir fait recouvrer là santé[218] ; un intendant de la maison aristocratique des Rosciens lui en fait un, pour qu’il daigne rester le conservateur des biens de cette famille, aux environs de Brescie[219].

Dans la ville étrusque de Tuder, un abominable esclave de la commune s’était avisé un jour d’user d’un exécrable artifice, en enfouissant dans une tombe un tableau portant les noms de tous les décurions ou conseillers municipaux de la ville, pour les vouer ainsi aux dieux de l’enfer. Mais le Dieu suprême avait fait intervenir sa puissance pour amener la découverte de ce forfait, en livrer l’auteur au châtiment, et délivrer la ville, ainsi que la bourgeoisie, de l’appréhension des graves dangers qui la menaçaient. Aussi, un affranchi particulièrement distingué par la ville fit-il un vœu pour la prospérité de celle-ci, du conseil municipal et de toute la population de Tuder, au suprême et très bon Jupiter, gardien et conservateur[220].

 

Il serait sans utilité de multiplier ces exemples, empruntés aux inscriptions conservées sur des pierres romaines, ceux que nous avons choisis suffisant pour mettre en évidence la nature de la foi de ce temps-là en une providence, exercée par la divinité. La multitude et la diversité de ces pierres, répandues dans toutes les parties du monde romain, autorisent généralement la supposition que la foi dont elles témoignent ne l’était pas mains, même en accordant qu’une bonne partie de ces monuments peut très bien provenir d’incrédules ou d’indifférents, qui avaient à cœur d’aider à la conservation des formes du culte dominant, en ayant l’air de le reconnaître, ou voulaient seulement éviter de se mettre en contradiction avec elles. Mais des concessions ou des accommodements pareils n’avaient de raison d’être que vis-à-vis d’une foi dont la domination fût incontestée. De plus il n’existe, dans toute la littérature grecque et latine de cette période, pas un seul témoignage contestant le fait de cette domination, tandis qu’elle en offre d’irrécusables, en assez grand nombre, qui le confirment expressément. Il est vrai que les grands progrès de l’épicurisme autorisent l’opinion que le nombre des gens qui niaient la providence était considérable ; mais il y avait la même impossibilité, en ce temps-là comme en tout autre, même pour l’observateur le plus attentif et le plus clairvoyant, de déterminer, ne fût-ce qu’approximativement ; le rapport entre le nombre de ces incrédules et celui des croyants ; et les expressions vagues des auteurs qui parlent de la situation religieuse du monde contemporain ne nous disent rien que nous ne sachions déjà. Quand Pline dit qu’une partie des hommes ne tiennent aucun compte des dieux, que l’on se borne à révérer comme une divinité l’aveugle hasard, et Juvénal que, d’après bien des gens, tout dépend du hasard, que ce n’est point un directeur suprême, mais la nature qui règle la marche des choses, dans l’ordre cosmique[221], ou le juif Philon que, dans l’opinion de beaucoup de personnes, tout dans le monde se meut sous l’impulsion spontanée de forces internes sans direction supérieure, que les lois et les mœurs, les droits et les devoirs des hommes, ont été uniquement et exclusivement déterminés par la raison humaine[222], ce ne sont là que des paraphrases inexactes de la doctrine épicurienne, que Tacite aussi oppose, comme l’opinion d’après laquelle le hasard présiderait aux choses humaines, à la foi des stoïciens dans la providence[223]. La croyance à un destin immuable, de la large propagation de laquelle il témoigne aussi bien que Pline, n’exclut nullement la foi dans une providence ; aussi l’école stoïcienne, notoirement, savait-elle unir l’une à l’autre. Chez Plutarque aussi, qui, dans un traité spécial, De superstitione, présente la superstition et l’incrédulité comme les deux grandes aberrations, en sens opposé, de la vraie piété, il faut par athées principalement entendre des épicuriens. Il ne fournit aucune indication sur le rapport numérique entre eux et les croyants ; mais, si cet auteur, don t l’esprit religieux touchait de si près à la superstition, dans ses tendances personnelles, n’en regarde pas moins l’athéisme comme le moins nuisible de ces deux genres d’erreur, il n’est guère probable non plus qu’il appréhendât de ses empiétements un danger pour la religion ; car, si le matérialisme, avec son point de vue particulier à l’égard des choses de ce monde, s’était avancé d’une manière inquiétante et blessante pour le sentiment de la piété, il est probable que Plutarque ne l’eût pas regardé simplement comme l’effet d’une réaction naturelle contre l’excès de la superstition[224], ni jugé avec tant d’indulgence. La croyance aux dieux était générale et il n’y avait que peu d’hommes reniant Dieu, non seulement dans l’opinion déjà rapportée de Maxime de Tyr, mais aussi de l’avis d’Apulée, qui dit textuellement[225] : La masse des ignorants, non initiée à la philosophie, dépourvue de sainteté et de science véritable, pauvre de piété et ne participant pas à la connaissance de la vérité, manque de respect aux dieux, soit en les révérant avec trop d’appréhension, par superstition et par crainte, soit en affectant vis-à-vis d’eux un insolent dédain, par suffisance. Car cette compagnie de dieux, habitant les hauteurs éthérées, loin de tout contact avec les humains, la plupart des hommes. les révèrent, quoique ce ne soit pas toujours comme il le faudrait ; tous les craignent, parce qu’ils ne les connaissent pas, il est vrai ; mais peu d’hommes les renient, et, s’ils le font, c’est par impiété. D’après cela, le nombre des athées et des matérialistes, ne fût-il pas précisément exigu, ne semblait donc encore, à cette époque du moins, former qu’une faible minorité, relativement à la masse. des croyants. Or, cette opinion est, pour le fond, confirmée par Lucien, dont le témoignage est ici d’autant plus de poids qu’il eût été bien plus flatté, sans doute, de pouvoir constater le contraire. Il fait assister les dieux, inquiets de l’avenir de leur culte, à une disputation publique entre un épicurien, qui nie la foi dans la providence, et un stoïcien, qui s’en porte le défenseur et qui subit la plus honteuse défaite. Mais, dit alors Mercure[226], quel si grand mal y a-t-il donc qu’aussi peu d’auditeurs rentrent chez eux avec cette conviction ? le nombre de ceux qui sont de l’opinion contraire, n’est-il pas grand ? ne comprend-il pas la majorité des Hellènes, la multitude et tous les barbares ?

Quelle que fût la multiplicité des élargissements que le monde des dieux de l’antiquité avait subis, par l’admission successive d’une foule de divinités orientales et barbares, les rapports de la foi des croyants dans la divinité n’avaient pas changé. L’accroissement, la multiplication du nombre des personnes divines n’avait pas rendu plus difficile, mais plutôt facilité le commerce avec le monde supérieur à la faiblesse et à la misère humaine, ne pouvant, selon l’expression fort juste de Pline, concevoir la divinité autrement qu’en la résolvant en un nombre infini d’unités fractionnaires. Non seulement une très grande majorité, parmi les hommes, ne pouvait encore absolument pas se passer de la foi à une providence exercée par les dieux, mais le besoin de foi de cette majorité demandait et créait continuellement le miracle de rigueur ; et ce n’étaient pas seulement les femmes et la multitude, comme le pensait Strabon, qui avaient besoin de légendes et d’histoires miraculeuses. Il est constant que, dans toute l’étendue du domaine de la civilisation gréco-romaine, le monde des anciens dieux, provenant de la fusion des deux religions, conserva généralement son empire, nonobstant la considération à laquelle étaient, postérieurement, arrivés les nouveaux dieux, et que son autorité sur les âmes, malgré cette promiscuité, ne tardait jamais à se rétablir voilà ce qui, nous le croyons du moins, ressort également de notre exposé.

 

Pour terminer, il ne nous reste plus qu’à considérer le culte, dont on ne saurait taxer assez haut l’influence fortifiante et vivifiante, nécessaire pour relever et ranimer la foi. Même une, inondation complète. de l’Occident par les religions de, l’Orient n’eût pu déraciner la croyance aux anciens dieux, tant que leurs cultes, intimement liés à toute la vie publique et privée, dont ils servaient à consacrer et à solenniser tous les moments considérables, et continuant à occuper ainsi`qu’à captiver, de toutes les manières, l’esprit, l’âme et l’imagination, persistaient partout dans les formes traditionnelles. Tant que partout les temples, plus augustes par la présence eu personne des divinités qui les habitaient, que distingués par la magnificence des ornements et enrichis d’offrandes[227], invitaient le monde à la prière ; tant qu’une multitude de solennités et de cérémonies religieuses de toute espèce, telles que sacrifices, processions, visitations en prière, spectacles, ne cessaient de rappeler, avec insistance, au souvenir des hommes la puissance, la grandeur et la splendeur des dieux, ainsi que les liens existant entre l’humanité et la divinité, il n’était pas possible non plus que la foi s’écartât des chemins que lui traçait une tradition vénérable et séculaire, éprouvés par des générations innombrables comme ceux de la vérité.

Non seulement la persistance de tous les cultes romains et grecs, jouissant d’une considération majeure, jusque dans les derniers temps de l’antiquité, est un fait incontesté, mais aussi la conservation de cultes obscurs et locaux, ainsi que celle de maintes cérémonies, coutumes et formes devenues inintelligibles avec le temps, est attestée, par des rapports nombreux, pour des pays si divers, qu’avec une vitalité à ce point tenace de la tradition religieuse, un amoindrissement essentiel et considérable du fonds de celle-ci, dans le cours des siècles, paraît inadmissible en général.

Le rituel romain conserva, en grande partie du moins, jusque dans les derniers temps de l’antiquité, des formes originaires d’une époque antérieure aux commencements de l’histoire, romaine, et fondées sur les idées que l’on s’était faites des dieux dans la plus haute antiquité, idées qui régnaient dans le Latium longtemps avant que le polythéisme romain y fût débordé par le polythéisme grec. Dans les chants liturgiques, en partie inintelligibles même pour les prêtres[228], qui les entonnaient, année par année, suivant les prescriptions, les dieux étaient invoqués sous les noms, depuis longtemps en désuétude, que leur, donnaient les colons primitifs des collines qui s’élèvent au bord du Tibre, et année par année tout le cérémonial du culte, également originaire d’une haute antiquité, était fidèlement reproduit par ces prêtres, jusque dans ses détails les plus minutieux. Cette durée millénaire des formes du culte, immuables et comme pétrifiées, est le plus clairement mise en évidence par les procès-verbaux des Arvales (fratres arvales), les seuls actes de l’espèce, émanant d’une association religieuse, qui se soient conservés[229]. Cette confrérie qui, au temps de l’empire, se composait ordinairement d’hommes de la plus haute noblesse, comprenant les empereurs eux-mêmes, célébrait, au mois de mai de chaque année, en l’honneur de la grande déesse (Dea Dia), dénomination antique de la déesse de la Terre, cette divinité maternelle qui bénit et prodigue la moisson des blés, une fête de trois jours, pour la bonne venue des semailles commençant à pousser, dans un bois formé d’arbres antiques, que n’avait jamais touchés la cognée, situé sur la route de Campanie, à cinq milles de Rome, et consacré à la déesse.

On mentionne, parmi les solennités du deuxième jour de la fête, que les prêtres, se renfermant dans le temple, y touchaient, à huis clos, certains pots, avec accompagnement de prières et d’allocutions pieuses. Les fouilles les plus récentes, dans le bois sacré des Arvales, ont mis à découvert des tessons de vases de la fabrication la plus grossière, façonnés à la main sans tour, comme il ne s’en trouve ailleurs, dans le Latium, qu’au-dessous du pépérin, c’est-à-dire de la lave des volcans, éteints depuis les temps antéhistoriques, de la chaîne des monts Albains. C’étaient là, évidemment, les pots à faire bouillir le grain, du temps où l’on n’en faisait pas encore du pain, mais où on le pilait et le réduisait en bouillie. A une heure plus avancée de la même journée, les prêtres enfermés dans le sanctuaire, après le départ du temple `de toutes les personnes n’appartenant pas à leur collège, retroussaient leurs vêtements pour la danse et chantaient ou récitaient une prière à Mars et aux Lares ou Lases, pour détourner la ruine, dans un latin qui devait être déjà quatre siècles avant Cicéron un idiome vieilli, et qui était pour eux tout aussi inintelligible que l’est, de nos jours, le Kyrie eleison pour le sacristain ; aussi le livre en, contenant le texte était-il remis d’avance à chaque prêtre, par les servants. Le texte de cette litanie, conservé dans un procès-verbal, dressé en l’an 218 de notre ère, sous l’empereur Héliogabale, est le plus ancien document connu de la langue latine. Mille ans s’étaient peut-être écoulés alors depuis que les Arvales avaient, pour la première fois, invoqué la dea Dia par cette prière. Dans ce millénaire, les plus grandes révolutions avaient changé complètement la face de la terre habitée. D’une bourgade rustique, la ville du Tibre était devenue le centre d’un empire embrassant le monde ; la matinée et la méridienne étaient passées pour elle, et le soir approchait. Sur le trône érigé par Auguste, était assis un prêtre du Soleil, originaire de la Syrie, si souvent humiliée et si profondément méprisée. Mais, toujours encore, on entonnait le vieux cantique, aux paroles duquel déjà les anciens rois de Rome avaient prêté l’oreille avec dévotion :

A nous, Lases, venez en aide !

Mars, ô Mars, ne laisse fondre sur tant d’hommes ni la mort, ni la ruine !

Sois rassasié, horrible Mars !

Des cultes locaux, remontait à la nuit des temps, s’étaient maintenus, avec la même ténacité, bravant toutes les influences destructives, dans les autres parties de l’Italie aussi. Ainsi celui de la déesse Cupra, sur la côte du Picénum, à laquelle Adrien encore fit ériger un temple, de Cures à Faléries et de Nortia à Volsinies[230], ainsi que celui d’autres dieux, dont l’autorité, suivant l’observation railleuse de Tertullien[231], comme celle des magistrats municipaux des petites villes, où on les révérait, s’arrêtait aux confins de la banlieue, bien que celle de certaines de ces divinités cependant, telles que Féronie, révérée principalement près de Terracine et du Soracte, s’étendît sur une grande partie de l’Italie[232].

Nous connaissons, principalement par les œuvres de Plutarque et de Pausanias, ainsi que par les inscriptions des monuments, la multitude et la variété vraiment étonnante des cultes locaux, en grande partie aussi datant d’une haute antiquité, souvent bizarres et parfois grossiers, sanguinaires, horribles même, qui persistaient également en Grèce. Un certain nombre d’exemples caractéristiques suffira pour montrer quelle était encore l’exubérante richesse, ainsi que la diversité des cultes grecs, et avec quelle étonnante ténacité s’y maintenaient aussi des traditions remontant à la plus haute antiquité[233]. A Patras, la fête annuelle de Diane Laphrie était célébrée de la manière salivante. Autour d’un autel très grand, qui servait pour les sacrifices, on plantait en rond des troncs d’arbres verts, de seize coudées de long chacun, et dans l’enceinte de cette clôture on entassait des piles du bois le plus sec, en ménageant, par un terrassement, une ascension commode vers l’autel. Le premier jour avait lieu une procession magnifique, dont la prêtresse virginale de Diane fermait la marche, sur un char traîné par des cerfs. Le second jour était celui du sacrifice ; auquel la commune et les particuliers se faisaient un devoir de contribuer à l’envi. Tous les animaux offerts en holocauste, comprenant des oiseaux comestibles, des sangliers, des cerfs, des chevreuils, des loups et des louveteaux, des ours et des oursins, étaient jetés vivants sur l’autel ; puis on mettait le feu au bûcher. Si parfois un ours ou quelque autre animal réussissait, par hasard, à se dégager et à rompre le cercle, on l’y ramenait aussitôt, et jamais il n’était arrivé qu’aucun’ homme fût blessé par un de ces animaux[234].

Dans la même ville, on révérait une image de Bacchus, surnommé le Justicier du peuple, renfermée dans un écrin qui, d’après la légende, avait été emporté de Troie, lors du sac de cette ville. Neuf hommes, choisis par le peuple parmi les plus notables habitants et autant de femmes, y faisaient le service divin. Dans une nuit à date fixe, lors de la fête du dieu, le prêtre sortait l’écrin du temple. Puis, tous les enfants de la ville se rendaient hors de celle-ci au fleuve Mélique, avec des couronnes d’épis comme en portaient, d’après la légende, les enfants que, dans l’ancien temps, on immolait en sacrifice à Diane. Ils déposaient les couronnes aux pieds de Diane, se baignaient dans le fleuve, ceignaient des couronnes de lierre et se rendaient ainsi au temple de Bacchus[235].

Dans le voisinage du fleuve Crathis, il y avait un sanctuaire de la déesse de la Terre (Gæa), aux larges mamelles, avec une image en bois de là plus haute antiquité. Les prêtresses étaient tenues à une vie chaste, et on n’admettait, pour cet office sacerdotal, que des femmes n’ayant connu qu’un seul homme. On éprouvait la vérité de leur déclaration par une gorgée de sang de bœuf, et celles qui ne soutenaient pas l’épreuve étaient punies sur-le-champ. Entre plusieurs concurrentes ayant les mêmes titres, le sort décidait[236].

L’image de Diane Orthie à Sparte était, d’après une légende également admise par Pausanias, la même qu’Oreste avait enlevée du temple de la Tauride. La déesse exigeant toujours encore que l’on aspergeât son autel de sang humain, on continuait à fouetter des adolescents jusqu’au sang, près de cet autel. La prêtresse tenait dans ses bras la petite figure en bois de la déesse. Quand les exécuteurs de la flagellation ménageaient un garçon, touchés par sa beauté ou par sa condition, la statue s’alourdissait tellement que celle qui la, portait fléchissait aussitôt sous le poids. Plutarque dit qu’on avait, même encore de son temps, vit beaucoup de flagellés mourir, sous les coups[237].

A Alée, en Arcadie, des femmes étaient fouettées, d’après une sentence de l’oracle de Delphes, à une fête de Bacchus[238]. A Orchomène en Béotie, le prêtre de Bacchus poursuivait, lors de la fête annuelle des Agrionies, un glaive à la main, les femmes, que l’on prétendait issues des filles maudites de Minyas. Il lui était permis de tuer celle qu’il pouvait atteindre, ce qu’avait fait effectivement, au temps de Plutarque, le prêtre Zoïle. Mais le courroux des dieux, excité par cette rage fanatique, frappa non seulement le meurtrier, qui mourut d’une affreuse maladie, mais toute la ville d’Orchomène, qui n’en eut que dommages et préjudice ; aussi les habitants enlevèrent-ils le sacerdoce à la famille de Zoïle, et le conférèrent-ils désormais par élection[239]. A Alphéon, en Arcadie, on révérait, avec plus de ferveur que toute autre divinité, Minerve qui, d’après la légende de l’endroit, y était née de. Jupiter et y avait été élevée. Or, avant la grande fête annuellement célébrée en l’honneur de la déesse, les habitants y offraient un sacrifice et adressaient des prières au héros Myiagre, c’est-à-dire chasse-mouches, afin de ne pas être incommodés par les mouches, pendant la fête[240]. Dans la localité voisine de Titane, il y avait un temple d’Esculape, très fréquenté par des malades, qui trouvaient des logements dans le voisinage. Dans l’enceinte du mur qui bornait le rayon du temple, s’élevaient de vieux cyprès. De l’image du dieu on ne voyait que la tête, les mains et les pieds ; tout le reste était couvert d’une tunique de laine et d’un manteau. Une statue d’Hygiée, placée à côté, était toute couverte de cheveux, que les femmes se coupaient pour en faire hommage à la déesse, ainsi que de bandes de tapis babyloniens. Dans le voisinage il y avait un autel des vents, auxquels le prêtre offrait, chaque année, un sacrifice pendant la nuit, en ayant soin de jeter en même temps, avec mystère, des victimes dans quatre fosses, pour modérer la fureur des vents, et d’accompagner cet acte du chant des mêmes exorcismes dont avait déjà, disait-on, fait usage Médée, l’antique magicienne[241]. Près de Trézène, il y avait, dans le voisinage du temple des Muses, un autel du Sommeil, auquel les gens y offraient des sacrifices, en même temps qu’aux Misses, le Sommeil étant, disaient-ils, de tous les dieux le plus cher aux Muses. Mais le culte principal de Trézène était celui d’Hippolyte, fils de Thésée, qui y avait un temple, somptueux comme tout ce qui était compris dans son ressort. Cependant les gens de Trézène niaient qu’Hippolyte eût péri traîné par ses chevaux ; ils affirmaient, au contraire, son ascension au ciel, où il serait encore visible dans la constellation du conducteur de char. L’office du prêtre affecté à son culte était viager ; chaque année on célébrait une fête en son Honneur, et de plus il était d’usage que chaque vierge, avant de se marier, se coupât une boucle, pour lui en faire hommage, et la déposât dans son temple[242].

Ainsi, tout ce que nous savons de l’état religieux de la Grèce, jusqu’à la fin du deuxième siècle et de temps postérieurs même, concourt à l’impression que les anciens cultes indigènes n’y avaient subi aucun préjudice ni changement essentiel, par suite de l’intrusion des nouveaux cultes étrangers. Et cependant le service des divinités égyptiennes, Isis, Osiris et Sérapis, introduit depuis l’époque des successeurs d’Alexandre le Grand, était extrêmement répandu, et considéré hautement, sur le continent comme dans les îles de la Grèce[243]. Oh, bien que le culte de Mithras soit le seul des autres cultes orientaux dont on y ait, jusqu’à présent, retrouvé des traces certaines, à Athènes et à Théra[244], les plaisanteries de Lu tien, sur le mélange bigarré de la société des dieux, font. supposer néanmoins que bien d’autres dieux de l’Orient encore avaient trouvé des adorateurs, en Grèce ; d’ailleurs Bendis, Anubis, Mithras, etc., n’assistent-ils pas à cette disputation sur la providence, dont il met la scène à Athènes ? On peut admettre que les cultes de dieux étrangers devaient s’y être multipliés, au moins dans les ports très fréquentés tels que Corinthe, tandis que, dans l’intérieur du pays, tombé dans l’abandon et presque entièrement privé de l’avantage des relations internationales, les anciens cultes ont dû, naturellement, conserver un empire plus ou moins exclusif.

Ce qui n’est pas moins certain que la persistance d’innombrables cultes italiens et grecs d’ancienne date, dans ces temps de promiscuité, c’est que la participation régulière au service divin était partout générale, et que l’omission complète de la pratique des dévotions d’usage choquait, Ou du moins frappait comme une singularité. A Athènes, le philosophe Démonax vit même des accusateurs s’élever contre lui, parce qu’on ne le voyait jamais sacrifier et que, seul, il ne s’était pas fait initier aux mystères d’Éleusis ; cependant, il sut conjurer l’orage dont ils le menaçaient dans l’assemblée du peuple, où bien des gens avaient déjà ramassé des pierres, qu’ils étaient prêts à lancer contre lui[245]. L’accusateur d’Apulée, Sicinius Émilien, avait reçu à Œa ; pour son irréligion manifeste, le surnom de Mézence, le contempteur des dieux de l’Énéide de Virgile. Jamais il n’avait adressé une prière à un dieu, ni mis le pied dans un temple, et, passait-il devant un sanctuaire, il ne pensait même pas à faire acte de dévotion, en y envoyant un baiser de la main. Même aux dieux du pays, qui l’habillent, et le nourrissent, il se garde, dit Apulée, de payer le tribut d’une partie de sa récolte ou des prémices de son troupeau ; sur sa terre, il n’y a ni sanctuaire, ni bois sacré, ni la moindre place consacrée aux dieux ; ceux qui y ont été assurent même que, dans toute l’étendue de son domaine, on ne rencontre pas une pierre aspergée d’essences, pas une branche d’arbre ornée de couronnes[246]. Les progrès du christianisme, dans la province du Pont, devinrent, ainsi que le rapporté Pline le Jeune dans sa lettre connue à Trajan de l’an 112, surtout sensibles par l’observation du fait que les temples, ceux de la ville d’Amisus et des localités voisines les premiers saris, doute, avaient été presque désertés, que l’on omettait la célébration des fêtes consacrées, et que la demande, d’animaux pour les sacrifices avait cessé presque entièrement. Cependant, cet état de choses, aussi surprenant qu’inquiétant, au point de vue des idées de Pline, subit une amélioration, par suite des mesures qu’il prit contre les chrétiens[247]. On peut essayer de se faire une idée de l’énorme consommation d’animaux, pour les sacrifices, qui devait se faire dans tout l’empire romain, par ce renseignement de Suétone (Caligula, 14) qu’en témoignage de l’allégresse générale, causée par l’avènement de Caligula à la direction du gouvernement, il y en eut, en moins de trois mois, plus de 160.000 d’immolés sur les autels, dans la ville de Rome seule, bien entendu.

Ce qui, au milieu de cette multitude de pierres conservées, avec les inscriptions qu’elles portent, résulte notamment de ces pierres, c’est que la piété des fidèles continuait, sans relâche, à témoigner de sa constante ferveur, par la construction et l’entretien de temples, qu’elle se plaisait en outre à orner d’images des dieux, ainsi qu’à pourvoir de dons, d’offrandes et de fondations de toute espèce. Même au temps que l’on a pris l’habitude de considérer comme celui de la plus profonde décadence de la religion, Lucrèce écrivait (V, 1161-68) que la crainte, inspirée, par la foi religieuse et l’adoration des dieux, était toujours encore enracinée dans les esprits des hommes, faisait surgir de nouveaux temples sur tout l’orbe terrestre, et les remplissait, aux jours de fête, de nombreux visiteurs. On ne saurait, certainement, voir une preuve du déclin général de la foi dans le fait qu’à une époque de bouleversements. incessants et de la plies terrible espèce dans l’État, sur la multitude de temples et de sanctuaires qu’il y avait à Rome, une partie fut ruinée à tel point que des particuliers purent, même sans y avoir le moindre droit, prendre possession des terrains sur lesquels ils étaient bâtis[248] ; et si le nombre total des bâtiments de l’espèce ayant besoin de réparations, et effectivement restaurés par Auguste, en l’an de Rome 726, correspondant à l’an 28 avant Jésus-Christ, s’élevait à 82[249], on peut se demander s’il y a lieu de regarder ce chiffre comme faible ou fort, proportionnellement à l’ensemble de ce qui existait d’édifices pareils.

De l’énorme, quantité de bâtiments, de donations et de fondations affectés, sur les deniers des particuliers, aux usages du culte, et que des inscriptions de l’Italie et de toutes les provinces nous font, connaître, une partie doit, sans doute, son origine à des mobiles autres que ceux de la religion ; mais il y a tout aussi peu de raison de douter que la grande majorité de ces offrandes et dons pieux aient été faits, par les donateurs, pour mériter. la grâce des dieux, la conserver, ou tranquilliser des consciences timorées ; car beaucoup de ces dons, aux termes des inscriptions qui les mentionnent, ont eu pour objet l’accomplissement d’une vision, d’un ordre, ou d’un avertissement de la divinité, donné en songe[250]. On peut admettre, d’après ces témoignages, que, dans tout l’empire romain, une très grande partie des temples ont été construits aux frais de particuliers qui, de plus, affectaient même, quelquefois, un capital supplémentaire à l’entretien du bâtiment[251]. En Italie notamment, où du temps d’Appien, c’est-à-dire sous Antonin le Pieux, les temples les plus riches, après celui de Jupiter Capitolin, étaient ceux d’Antium, de Lanuvium et de Tibur, ainsi que la temple de Diane à Aricie[252], les municipaux aisés rivalisaient avec leurs compatriotes arrivés aux grandeurs à Rome, les patrons et autres protecteurs de leurs villes[253], à témoigner de leur munificence et de leur attachement pour le lieu de leur origine avant tout, en y pourvoyant aussi dignement à la dotation des édifices sacrés. Ainsi, par, exemple, un certain P. Lucilius Gamala fit ériger à Ostie, au temps d’Auguste, un temple de Vulcain, et reconstruire à neuf les temples de la Fortune, de Cérès et de l’Espérance[254] ; un couple d’Assises fit bâtir un temple de Castor et Pollux, à ce qu’il paraît, en y joignant les statues de ces dieux ; dans l’île de Malte, un particulier dépensa, pour la construction d’un temple d’Apollon en marbre, la somme de 110.792 ½ sesterces, et ainsi de suite[255]. Cependant, les grands propriétaires ne négligeaient pas non plus de prendre soin des temples ruraux, situés sur leurs domaines : ainsi Pline le Jeune agrandit et embellit, en le restaurant, un temple délabré de Cérès, sur une de ses terres.

Outre les constructions nouvelles de bâtiments entiers, ainsi que les restaurations et l’achèvement de sanctuaires tombés en ruine[256], des inscriptions, gravées sur pierre, mentionnent, en très grand nombre, des offrandes et des réparations de certaines parties et de bâtisses distinctes, de toute espèce, telles qu’autels, cuisines pour l’apprêt des sacrifices[257], colonnes, frontons, parquets, ornements, etc., avec d’autres donations et fondations à pareilles fins. Les dons d’images des dieux, souvent très précieuses, faits aux temples, étaient surtout fréquents. Ainsi par exemple, une prêtresse, à Eclanum, donna une statue d’argent de la Félicité[258] ; un officier, à Formies, légua une somme de 100000 sesterces (27.187 fr. 50), qui fut employée à la confection d’un char de procession pour la déesse Minerve, et de tous les accessoires, auxquels on affecta cent livres romaines, soit 32.750 grammes d’argent[259]. Au sujet de la disposition testamentaire d’une dame, ordonnant l’érection d’une statue de dieu de cent livres, avec la signature de la testatrice, dans un temple de sa ville natale, on souleva la question si les héritiers auraient la faculté de livrer une figure en bronze, ou seraient ténus de faire faire une statue d’argent ou d’or. Le célèbre jurisconsulte. Cervidius Scævola, précepteur de Septime Sévère, considérant qu’il n’y avait, dans ce temple, que des offrandes d’argent et de bronze, décida qu’il y avait lieu de fournir une statue d’argent[260]. D’autres dévots faisaient au moins dorer les images des divinités révérées, soit la statue tout entière, ou certaines parties seulement comme, par exemple, les pieds, mais particulièrement le visage ou la barbe[261] : ainsi, à Corsinium, une servante de la grande mère s’avisa une fois de faire raccommoder et dorer la grande mère, ainsi que de faire dorer les cheveux d’Attis et raccommoder Bellone[262]. Ou bien, on dotait les images des dieux, selon sa fortune, de leurs attributs, ou de toute sorte de bijoux et d’objets précieux. Ainsi quelqu’un fit faire de ses deniers, dans un temple, suivant l’inspiration d’un songe, un serpent, celui d’Esculape probablement[263]. A Ariminum, un augustale ordonna, par testament, l’érection d’une statue du père Bacchus, pourvue d’un collier d’or de trois onces, d’un thyrse et d’un gobelet d’argent de deux livres et demie[264]. A Reies (Riez, dans le midi de la France), un couple offrit à Esculape, en accomplissement d’un veau, pour remercier le dieu des effets extraordinaires de sa puissance, éprouvés par ces époux ; une statue en bronze du dieu du sommeil (peut-être les avait-il délivrés de la torture de l’insomnie) et quelques objets de prix, tels qu’une chaîne d’or, formée de petits serpents, et des tablettes d’argent pour écrire[265]. Dans un lieu non déterminé une matrone offrit, en l’honneur de sa petite-fille, à la déesse Isis un objet consistant en une statue, ou quelque autre offrande, du poids de 112 livres 2/3 en argent, plus une parure en perles, émeraudes et autres pierres précieuses pour la tête, la gorge et d’autres parties du corps, comprenant entre autres, d’après un relevé : deux émeraudes et deux perles pour les oreilles ; deux bagues de diamants pour le petit doigt, une d’émeraudes et de pierres diverses avec une perle, pour le doigt suivant, une émeraude en bague pour le doigt du milieu, et huit pierres précieuses taillées en cylindres, pour les souliers[266]. Il arrivait souvent aussi que l’on donnât aux temples des statues de dieux autres que ceux auxquels ils étaient consacrés[267], et que l’on fit, avec une application plus générale, des donations non relatives au culte même, mais destinées à pourvoir à l’embellissement des temples, à ce qui pouvait en rehausser la magnificence, ou en accroître les trésors : ainsi un citoyen de Rhegium légua au temple d’Apollon de sa ville natale un livre en parchemin, dans une cassette d’ivoire, et dix-huit tableaux[268]. Les prêtres et les servants des temples n’étaient pas oubliés non plus, dans ces libéralités. Scævola, interprétant la disposition testamentaire d’une dame, qui ordonnait à ses héritiers de donner 10 deniers au prêtre, au gardien et aux autres affranchis d’un temple désigné, le jour où se tenait une foire annuelle, qu’elle avait instituée près de ce temple, conclut à ce que ce legs fût considéré et servi comme une rente annuelle[269].

Rien dans tout le culte ne contribuait, indubitablement, d’une manière aussi puissante et, en même temps aussi constante, à l’entretien et à l’affermissement de la foi que l’adoration des images, la contemplation de la divinité présente dans l’image, capable de s’emparer irrésistiblement même des âmes rebelles ou vacillantes, la possibilité d’adorer la divinité en personne et de communiquer en quelque sorte face à face avec elle[270]. Bien qu’une partie des philosophes, comme Sénèque, repoussât le culte des images, d’autres, comme Maxime de Tyr, faisaient valoir, avec beaucoup de raison, que la faiblesse de la nature humaine, aussi distante de la divinité que la terre du ciel, avait, pour comprendre la divinité, besoin de signes frappant les sens, et dont bien peu d’hommes pouvaient se passer. Il ajoutait que, de tous les symboles si divers des êtres divins, en usage chez les différents peuples, le plus digne était la figure humaine, comme étant la plus semblable à Dieu[271]. Il n’est pas besoin de témoignages pour nous figurer comment la foi naïve des masses transformait, instinctivement et sans s’en douter, dans leur esprit, l’image en le dieu même. Les dévots, venus pour faire leurs prières, s’arrangeaient avec le servant du temple polir être placés le plus près possible de l’oreille de l’idole, afin d’être mieux entendus[272], et lui adressaient ainsi, en chuchotant, les prières et les veaux dont ils désiraient garder le secret[273] ; ils attachaient les tables de cire, sur lesquelles étaient consignés leurs veaux, aux genoux de l’idole, pour que le dieu n’oubliât pas la chose qui leur tenait à cœur[274], et il leur arrivait aussi, quand leurs prières n’étaient pas exaucées, de faire pâtir les images de leurs accès de colère. On proférait alors des imprécations et des menaces contre les dieux tout aussi bien que depuis, dans la chrétienté, contre les saints[275]. Les gens de la campagne, par le mauvais temps, et les navigateurs, à l’approche de la tempête, pestaient contre Jupiter[276]. On ne se contentait même pas toujours de jurons. De même que les anciens Arcadiens rossaient leur dieu Pan, quand ils revenaient de la chasse les mains vides, que le lazzarone de Naples invective et foule aux pieds les saints dont il est mécontent, que l’Espagnol jette sa virgen dans l’eau[277], le désespoir et la rage de la douleur poussaient aussi, du temps de l’empire romain, à maltraiter les images des dieux. Quand, après les premières nouvelles inquiétantes de la maladie de Germanicus, le bruit de sa convalescence se répandit à Rome, tout le monde, malgré l’heure avancée du soir, se porta en foule, avec des lumières et des animaux pour les sacrifices, au Capitole, et l’on força presque les portes du temple, chacun ne croyant pouvoir assez promptement s’acquitter de son vœu. Le jour de sa mort, au contraire, des pierres furent lancées contre les temples, les autels des dieux renversés, les lares de la maison même jetés dans la rue, par maintes gens[278].

Il n’est guère possible de déterminer au juste jusqu’où la foi populaire, dans sa grossièreté, était capable de poursuivre et de porter l’identification de l’image avec la divinité. Ce qui excita à un si haut point l’indignation de Sénèque, lors d’une visite d’occasion qu’il fit au Capitole[279], ce furent ales vieilleries du rituel et la puérilité, incompréhensible pour ce philosophe, d’une foi qui prenait l’image pour la divinité même. Or les manifestations de cette foi n’étaient certes guère plus étranges ni plus risibles que celles dont il a été fait mention jusqu’à présent. D’après l’antique coutume religieuse, les services de plusieurs personnes étaient affectés au culte des dieux du Capitole ; Jupiter y avait son licteur attitré, un serviteur pour dire les heures de la journée, un autre pour l’oindre. De même que ce dernier ne faisait que simuler cette opération, en agitant ses bras dans l’air comme un pantomime, de même les servantes des temples de Junon et de Minerve ne faisaient également que gesticuler des mains, comme pour coiffer ces déesses, pendant que d’autres servantes leur présentaient le miroir. Les gens, au contraire, qui invitaient les dieux à comparaître en justice à leurs termes, leur soumettaient leurs requêtes et leur exposaient leurs affaires, étaient évidemment des suppliants, qui priaient la divinité de leur porter secours. Sénèque vit même au Capitole des femmes qui, se croyant, sur la foi de songes probablement, aimées de Jupiter, s’y étaient assises, pour attendre la signification de la volonté du dieu. Comme toute adoration d’images, dans sa forme la plus humble, celle du temps qui nous occupe avait donc aussi pris le caractère d’une grossière idolâtrie.

Ainsi, les croyances du polythéisme suffisaient toujours encore, à cette époque de l’antiquité, aux besoins religieux du genre humain, en affectant, pour répondre à la diversité infinie des directions qui s’y manifestent, ainsi qu’aux innombrables gradations du développement de la conscience spirituelle, une diversité de formes tout aussi grande. Quel que fût le contraste de la foi d’un Plutarque et d’un Marc-Aurèle à celle des marins et des paysans s’exhalant en jurements contre Jupiter, par le gros temps, les uns et les autres n’en croyaient pas moins fermement aux mêmes dieux, à leur puissance et à leur sollicitude pour l’humanité, et la différence entre les formes les plus disparates de la foi du temps n’était pas plus grande qu’entre l’intelligence la plus haute et la plus vulgaire des choses divines, au sein du christianisme.

 

 

 

 



[1] Gibbon, History of decline, etc., ch. XV, éd. de Bâle, 1782, II, 294.

[2] Marquardt, Manuel, IV, n. 480.

[3] Horace, Odes, I, 34, 2.

[4] I, 2, p. 19 C.

[5] Ainsi Mécène, dans Dion Cassius, LII, 36.

[6] Lucrèce, De rerum natura, 1.

[7] Zeller, Philosophie des Grecs, III, 1, 398, 2 (en allemand).

[8] Ibidem, 2, 47, 2.

[9] L’auteur ne saurait reconnaître une approbation tacite du culte des juifs et de celui des Germains dans les deux passages (Hist., V, 5 et Germ., IX), où a cru la trouver Nipperdey, dont il admet parfaitement, toutefois, les appréciations (Tacite, Ann., 3, p. XIV-XVI) pour le reste.

[10] Tacite, Hist., IV, 78 : Nec sine ope divina mutatis repente animis terga victores vertere (Ce ne fut pas sans un coup du ciel que, par un soudain changement des esprits, les vainqueurs prirent la fuite).

[11] Babucke, De Quintiliani doctrina (Regim. 1866), p. 11-16.

[12] Pline, Hist. nat., XXVII, 8 (avec les remarques de Sillig) ; XXXVII, 205 ; II, 12-27.

[13] L’auteur croit (avec Sillig) qu’au § 22 il faut lire fors plutôt que sors.

[14] Zeller, III, 1, 288 à 323, et 667.

[15] Ibidem, III, 1, 679.

[16] Zeller, III, 2, 122.

[17] Ibidem, I, 157, etc. — Plutarque, Def. orac., c. X.

[18] Plutarque, Romulus, c. XXIX, 18 ; Def. orac., l. c. ; Isis et Osiris, c. XXX.

[19] Ibidem, De fato, c. IX.

[20] Def. orac., c. XVII.

[21] Ibidem, c. XV ; Isis et Osiris, c. XXV.

[22] Ibidem, c. XXV.

[23] Isis et Osiris, c. XXVI (Platon, Conviv., c. XXIII).

[24] De fac. in orbe lunæ, c. XXX.

[25] Diss., XVII, 5 et 11. — Zeller, III, 1, 187, etc.

[26] Maxime de Tyr, Diss., XIV, 8.

[27] Ibid., XV, 6, 7.

[28] Origène, C. Celsum, V, 4, etc., p. 233.

[29] Mommsen, I. R. N., 4312.

[30] Fronton, ad Marcum Cæsarem, V ; 25 (40) ; éd. Naber, p. 83.

[31] Zeller, Histoire de la philosophie grecque, III, 1, 732 et 738 (en allem.) ; Orelli, 39, p. 485 M f.

[32] Ici, comme c’est la mythologie païenne qui est en cause, bous ne Voyons pas bien l’intérêt de l’Église catholique dans la persécution, outre que l’influence du clergé sur le gouvernement de l’État, de 1799 à 1814, était encore assez limitée en France, sous le premier Empire (Observation du traducteur).

[33] Pausanias, I, 5, 5.

[34] Marc-Antonin, Comment., VI, 30 ; Histoire Auguste, Vie de Marc-Aurèle, ch. XIII.

[35] Élien, fragm. 29.

[36] Il mentionne la mort de Verus, dans le fragment 200 ; éd. Hercher, II, 259.

[37] Élien, fragm. 89.

[38] Ibidem, 101.

[39] Ibid., fr. 98.

[40] Ibid., 43

[41] Ibid., 10.

[42] Ibid., fr. 53.

[43] Ibid., 62.

[44] Encyclopédie de Stuttgart, I2, 340. — Welcker, Écrits divers, III, 89 à 156 (Incubation, Aristide le rhéteur). Pour les dates, on a suivi la Chronologie de la vie dit rhéteur Ælius Aristide, par Waddington, dans les Mémoires de l’Institut, XXVI (1867), p. 203, etc.

[45] Welcker, l. c., p. 139, etc.

[46] Ibidem, p. 153.

[47] Aristide, Orat., XXIV, p. 298, Jebb.

[48] Ibidem, p. 269.

[49] Aristide, Orat., XXVI, p. 333.

[50] Ibidem, XLII, p. 520.

[51] Welcker, l. c., p. 133 et 129.

[52] Aristide, Orat., XXIII, p. 290.

[53] Ibidem, XXVII, p. 351 et 352.

[54] Waddington, p. 249, etc.

[55] Aristide, Orat., XXVI, p. 323.

[56] Ibidem, XXIV, p. 300.

[57] Welcker, l. c., p. 116, 35.

[58] Marquardt, Manuel, IV, 37.

[59] Panégyrique, ch. XLI.

[60] Suétone, Domitien, ch. VIII.

[61] Martial, IX, 80, 5.

[62] Suétone, Domitien, ch. XV ; Dion Cassius, LXVII, 1.

[63] Isiaci conjectores : Ennius dans Cicéron (Div. I, 58).

[64] C. I. L., 1034 (sac. Isid. Capitolin).

[65] Marquardt, IV, 85, etc.

[66] Minucius Félix, Octavius, 21.

[67] Plutarque, Pompée, ch. XXIV.

[68] Preller, Mythologie romaine, 758.

[69] C. Celsum, VI, 23.

[70] Plutarque, Des superstitions, 3 et 12.

[71] Suétone, Auguste, ch. XCIII.

[72] Pline, Hist. nat., XXXIII, 88.

[73] Vie d’Adrien, ch. XXII.

[74] Vie de Marc-Antonin, ch. XIII.

[75] Juvénal, Satires, XIII, 46.

[76] Lucien, Jup. tragœd., 7.

[77] Le même, Icaromenipp., 27.

[78] Le même, Deorum Concilium.

[79] Plutarque, Qu. conv., VII, 2, 2, 1. — Herzberg, Histoire de la Grèce sous les Romains, II, 166.

[80] Plutarque, De Is. et Os., 67.

[81] Ibidem., 66.

[82] Ibidem., 57.

[83] Ibidem, 31 à 45.

[84] Ibidem, 9.

[85] Ibidem, 11.

[86] Ibidem, 55.

[87] Ibidem, 71 à 75.

[88] Ibidem, 69.

[89] Ibidem, 63.

[90] Porphyre, De abstinentia, II, 27, p. 149, etc., éd. Rhœr. — Tertullien, Apologétique, ch. IX : Infantes penes Africam immolabantur palam usque ad preconsulatum Tiberii, qui ipsos sacerdotes in eisdem arboribus templi sui obumbratricibus scelerum votivis crucibus exposuit teste militia patriæ nostræ, quæ id ipsum munus illi proconsuli functa est. Sed et nunc in occulto perseverat hoc sacrum facinus (Des enfants étaient immolés publiquement à Saturne, en Afrique, jusqu'au proconsulat de Tibère, qui fit exposer les prêtres mêmes de ce dieu, attachés vivants aux arbres mêmes de son temple, qui couvraient ces crimes de leur ombre, comme à autant de croix votives : je prends à témoin mon père qui, comme soldat, exécuta cet ordre du proconsul. Mais, aujourd'hui encore, ce criminel sacrifice continue en secret). — Selon toute apparence, le proconsulat de ce Tibère (?) était assez récent, et les soldats exécuteurs de ses ordres, dans le crucifiement des prêtres, vivaient encore au temps de Tertullien.

[91] Henzen, Iscr. dell’ Algeria, A. d. I., 1860, p. 83, etc.

[92] Dion Cassius, LXXVII, 15.

[93] Henzen, l. c., p. 82. — Tertullien, Apologétique, ch. XXIV : Unicuique etiam provinciæ et civitati suus deus est, ut Syriæ Atergatis, ut Arabiæ Dusares, ut Noricis Belenus, ut Africæ Cælestis, ut Mauretaniæ Reguli sui (Chaque province, chaque cité a son dieu à elle ; ainsi la Syrie a son Atargatis, l'Arabie a son Dusarès, le Norique a son Bélénus, l'Afrique a Célestis, la Maurétanie ses petits rois).

[94] Hubner, C. I. L., II, 462.

[95] Preller, Mythologie romaine, 621, etc.

[96] Orelli, 1810.

[97] Henzen, 5320. — Preller, Mythologie romaine, 622, 3. — O. Hirschfeld, Philol., XXIX, 75, 113.

[98] Genio devii (Moguntiæ). Henzen, 6823.

[99] Preller, Mythologie romaine, 566 ; etc.

[100] Gieseler, Manuel d’Histoire ecclésiastique, 4e éd., I, 1 ; 190 (en allem.).

[101] Vie de Marc-Antonin, ch. XVIII.

[102] Vie d’Alexandre Sévère, ch. XXIX.

[103] Pausanias, VIII, 2, 2.

[104] Origène, C. Celsum, III, 36, p. 132.

[105] Origène, C. Celsum, III, 38 ; IV, 92 ; V, 2 ; VII, 69 ; VIII, 31, 62. — Saint Justin, martyr, Apologie, I, 14. — Gibbon, Histoire, ch. XV, 38.

[106] Actes des apôtres, 14, 11 à 18.

[107] Hérodote, I, 60.

[108] Alexandre, 9.

[109] Suétone, Vespasien, ch. VII. — Dion Cassius, LXVI, 8.— Tacite, Hist., IV, 81, etc.

[110] Baur, Apollonius de Tyane et le Christ, 124, 132 et 141 (en allem.).

[111] Dion Cassius, LXXI, 9.

[112] Clinton, Fasti Romani, vol. II, App., p. 23, etc. — Thémistius, Or., XV, p. 191 B.

[113] Le même, Or., XXXIV, c. 21. — Claudien, IV, Cons. Honor., 342. Vie de Marc-Antonin, ch. XXIV.

[114] Dion Cassius, l. c.

[115] Eusèbe, Hist. ecclés., V, 5.

[116] Tertullien, Apologétique, c. V ; Cf. ad scapulam, c. IV.

[117] Origène, C. Celsum, VIII, 45. — Voir aussi Minucius Félix, Octavius, ch. VII.

[118] Zeller, Histoire de la philosophie, III, 1, 315.

[119] Nipperdey, Tacite, I3, Introduction, XV.

[120] Histor., II, 50.

[121] Suétone, Auguste, ch. XCII-XCVII.

[122] Cicéron, Div., II, 24 ; cf. I, 26.

[123] Suétone, Tibère, ch. LXIII.

[124] Tacite, Annales, XI, 15.

[125] Hist. nat., VIII, 102.

[126] Épictète, Dissert., II, 7 ; voir aussi I, 1, 17 ; III, 1, 37 ; IV, 4, 5.

[127] Hérodien, VIII, 3, 7.

[128] Artémidore, Onirocr., II, 69.

[129] Pline le Jeune, Lettres, VI, 2, 2 ; voir aussi II, 20, 4.

[130] Aurelius Victor, Césars, 26.

[131] Ammien, XXI, 1 ; 62, 4 ; voir aussi XXIII, 5 ; 10 à 13, et XXV, 6, 1.

[132] Histoire Auguste, Vie de Florien, ch. II. — Code Théodosien, XVI, 1, 2, 4, 6. — Marquardt, Manuel, IV, 368 ; etc.

[133] Zeller, III, 1, 317, 2.

[134] Tacite, Annales, VI ; 22 ; voir aussi IV, 20, et Hist., I, 18.

[135] Hist. nat., II, 23.

[136] Strabon, XVII, 1, 43, p. 843 E. — Gustave Wolff, De novissima oraculorum ætate, p. 1.

[137] Minucius Félix, Octavius, ch. VII.

[138] Arnobe, Adv. gentes, I, 1. — Eusèbe, Præp. evang., V, 1. — Prudence, Apoth., 435, etc.

[139] Tertullien, De anima, c. XLVI.

[140] E. Hubner, Voyage épigraphique en Angleterre, dans les Rapports mensuels de l’Académie de Berlin, 1866. p. 791, etc. (en allem.).

[141] G. Wolff, l. c.

[142] Plutarque, De def. orac., c. XLV.

[143] Voir Clinton, Fast. Rom., ad annum 182.

[144] Vie de Marc-Antonin, ch. XIV.

[145] Lucien, Alexandre, 24, 30, 36, 48, etc., 51.

[146] Zeller, II, 2, 424 et 625 ; I, 644.

[147] Hist. nat., X, 211.

[148] Ibidem, XXV, 17.

[149] Tertullien, De anima, c. XLVI, etc.

[150] Galien, éd. K, II, 812.

[151] Pline le Jeune, Lettres, III, 5.

[152] Sprengel, Histoire de la Médecine, II, 136 et 145 (en allem.) ; voyez en outre Galien, VI, 833, et Daremberg, La médecine, histoire et doctrine, p. 94, etc.

[153] Galien, éd. K, XVI, 222.

[154] Ibidem, XV, 443, etc.

[155] Pline le Jeune, Lettres, I, 18.

[156] Marc-Antonin, Comment., I, 17.

[157] Hérodien, II, 9.

[158] Dion Cassius, LXXII, 23.

[159] Dion Cassius, LXXIV, 3 ; voir aussi Vie de Sévère, ch. III.

[160] Ibidem, LXXII, 23.

[161] Tertullien, De anima, c. XLVI. — Artémidore, Onirocritique, éd. Reiff, I, p. 441 à 446.     

[162] Artémidore, III, 66, etc.

[163] Aristide, ad Capitonem, p. 315 Jebb ; éd. Dindorf, II, 415. — Artémidore, II, 70, etc.

[164] Artémidore, IV, 2 ; éd. Reiff, p. 318, etc., et I, proœm., au commencement.

[165] Ibidem, I, proœm. ; II, 60 et 70.

[166] Ibidem, IV, 63 et 23.

[167] Ibidem, II, proœm.

[168] Aristide, Or., XVIII, éd. Dind., I, p. 413.

[169] Origène, Contre Celse, III, 24.

[170] Aristide, Or., VII, éd. Dind., I, p. 78.

[171] Artémidore, IV, 22.

[172] Galien, éd. K, VI, 41 ; ibid., 869.

[173] P. Bortolotti, Iscriz. votive a Minerva Cabardiacense, Bull. d. Inst., 1867, p. 319, etc. (3, 4), 237, etc. (6, 8).

[174] Orelli, 1518.

[175] Lehrs, Écrits populaires, 138, etc. (en allem.).

[176] Aristide, Orat., VI, in Æsculap., éd. Dind., I, p. 68.

[177] Athénagore, ch. XXVI ; Lobeck, Aglaopham. Ce Néryllin. peut-être ne fut autre que Suillius Nerullidus cos. 50 (Orelli, 3380 et 6445). — Sur la déification de proconsuls, voyez Preller, Mythologie romaine, 791, 3, et 770.

[178] Zeller, III, 1, 290, etc.

[179] Fronton, ad Marcum Cæsarem et inv., V, 25, Naber, 83 : Pro Faustina marre cotidie deos appelle : scio enim me pro tua salute optare et precari.

[180] Plutarque, De superst., c. VIII.

[181] Orelli, 1523 (en l’an 88 de notre ère).

[182] G. I. G., 3165.

[183] Orelli, 1613. Puisque ta faveur divine qui porte bonheur, dit-il au dieu, m’a toujours protégé dans mes voyages, par monts et par vaux, à travers les Alpes, comme quand je suis l’hôte du bois odorant qui t’est consacré, ou que j’administre la justice et le droit, au service de l’empereur, protège aussi mon retour, ainsi que celui des miens, à Rome, et permets que nous cultivions, sous ta garde, notre champ dans la fertile Italie ; si tu y consens, je te ferai volontiers l’hommage de mille grands arbres, pour ton culte sacré.

[184] Mone, Histoire du paganisme dans l’Europe septentrionale, 416, etc. (en allemand).

[185] Hérodien, VII, 3, 3. — Vie de Maximin, ch. XXII.

[186] Apulée, Florides, I, 1.

[187] Orelli, 1650 ; voir aussi 1651, 469.

[188] C. I. L., 623.

[189] Orelli, 1870.

[190] Franz, Élém. épigr., p. 336. etc. — C. I. G., 4832, etc.

[191] G. I. G., III, 5092, etc. ; voir aussi 5039.

[192] Orelli, 1580.

[193] Mommsen, I. N. R., 3513, etc. — Preller, Mythologie romaine, 523, 4.

[194] Henzen, 5689.

[195] Orelli, 1560, etc.

[196] I. R. N., 7146.

[197] Orelli, 1632, 1634, 1637.

[198] Henzen, 5758 a.

[199] Herzog, Gallia Narb., app. 283 (Henzen, Bull., 1862, p. 142, etc.).

[200] Orelli, 1603.

[201] C. I. L., II, 462.

[202] Tertullien, De anima, c. XXXVII : Nos officia divina angelos (l. angelis) credimus.

[203] Ibidem, c. XXXIX.

[204] Preller, Mythologie romaine, 594, etc.

[205] Ibidem, 522, etc.

[206] Orelli, 1348.

[207] Ibid., 1336.

[208] Ibid., 1404.

[209] Horace, Satires, II, 2, 124.

[210] Tertullien, De anima, c. XXXIX.

[211] Plutarque, Amator., c. II, 1.

[212] Lobeck, Aglaopham., p. 1172.

[213] Henzen-Orelli, Index, p. 31, etc.

[214] Pétrone, Satiricon, 411. — Preller, Myth. rom., 173, 1.

[215] Tite-Live, XXI, 38, etc.

[216] Promis, Antichità d’Aosta, p. 61 ; etc.

[217] Orelli, 1269.

[218] Ibidem, 1267.

[219] Henzen-Orelli, 5619.

[220] Orelli, 3726.

[221] Juvénal, XIII, 86

[222] Philon, tome I, p. 262 Pfeiff.

[223] Tacite, Annales, VI, 22.

[224] Plutarque, De superstitione, c. XIII.

[225] De deo Socrat., éd. Oudendorp, II, 122.

[226] Lucien, Jupiter tragœd., vers la fin.

[227] Minucius Félix, ch. VII.

[228] Quintilien, I, 6, 40.

[229] Mommsen (Des Arvales, dans les Grentzboten, 1870, I, p. 161, etc.), auquel est empruntée la majeure partie des renseignements qui vont suivre.

[230] Preller, Mythologie romaine, 249, etc. ; 561, I.

[231] Apologétique, 24 ; ad nation., II, 8.

[232] Preller, 238, etc. ; Henzen-Orelli, Ind., p. 27 ; Lanciani, Bull. de I., 1876, 26, etc.

[233] Herzberg, Histoire de la Grèce sous la domination romaine, II, 477, etc. (en allem.).

[234] Pausanias, VII, 18, 7.

[235] Ibidem, VII, 19, 20.

[236] Ibidem, 25, 8.

[237] Ibidem, III, 16. — Plutarque, Lycurgue, ch. XVIII, 2.

[238] Pausanias, VIII, 23, 1.

[239] Plutarque, Qu. Gr., 33. — Herzberg, l. c., 259.

[240] Pausanias, VIII, 26. 4.

[241] Ibidem, II, 11, 6 ; 12, 1.

[242] Ibidem, II, 31, 5 ; 32, 1.

[243] Herzberg, II, 267, etc. ; 485.

[244] Preller, Mythologie romaine, 757.

[245] Lucien, Démonax, 11.

[246] Apulée, Apologie, éd. Oudend., II, p. 518, etc.

[247] Pline le Jeune, ad. Traj., 96, 10. — Mommsen, Hermès, III, 50, 3.

[248] Marquardt, Manuel, IV, 75.

[249] Mommsen, R. G. D. A., p. 58.

[250] Voir, par exemple, Orelli, 1344 et 1790.

[251] Comme, par exemple, dans Henzen, 5681, l’affectation de 100.000 H S à un temple de Vénus la Chauve (?) dans l’Eifel, en l’an 124 après Jésus-Christ.

[252] Appien, B. C., V, 24.

[253] Orelli, 781 (Ummidia Quadrata). — Voir aussi ce qui a déjà été dit des fondations de Pline le Jeune, de Cléandre, etc.

[254] Mommsen, Rapports de la Société saxonne, 1849, 296.

[255] Henzen-Orelli, 6124, 6126.

[256] Exemples : Orelli, 1515 ; Henzen, 5669, etc.

[257] I. R. N., 5435 (Sulmo).

[258] Mommsen, Inscriptiones regni neapolitani, 1092.

[259] Ibid., 4093.

[260] Digeste, XXXIV, 3, 38, § 2.

[261] Perse, II, 55 ; éd. Jahn, p. 134.

[262] I. R. N., 5434.

[263] Ibidem, 6314.

[264] Orelli, 1434 ; plus exactement Tonini, Rimini, p. 331, 4.

[265] Ibid., 1572.

[266] Ibid., 2510.

[267] Exemple : Pline le Jeune, Lettres, III, 6.

[268] I. R. N., 5.

[269] Digeste, XXXIII, 1, 20, § 1.

[270] Zeller, III, 1, 292.

[271] Maxime de Tyr, Diss., VIII.

[272] Sénèque, Lettres, 41, 1.

[273] Jahn, ad Pers., II, 4, etc.

[274] Interpretes ad Juvenatem (X, 55), et ad Apul. Apol., p. 515, Oudend.

[275] Ruckert, Histoire de la civilisation du peuple allemand, II, 196, etc. (en allem.).

[276] Épictète, Diss., III, 4, 7.

[277] Mayer, Naples et les Napolitains ; Meiners, Histoire de toutes les religions, I. 182 ; Schœmann, Antiquités grecques, II, 167 (tous les trois en allemand).

[278] Suétone, Caligula, ch. V, etc.

[279] Sénèque dans saint Augustin, Civ. Dei, VI, 10, éd. Haase, III, p. 426 ; voir aussi Preller, Mythologie romaine, 128, 1.