MŒURS ROMAINES

 

LIVRE VIII — LE LUXE ROMAIN.

CHAPITRE VII — Conclusion.

 

 

Ce qui nous révolte surtout dans le luxe d’esclaves des Romains, ce n’est point l’excès de prodigalité et de mollesse qui s’ensuivit, mais bien le mépris sacrilège de la dignité humaine qui y éclate ; ce qui nous y frappe, ce n’est pas seulement l’un des côtés du luxe de cette époque, c’est une de ces conséquences fatales qui dérivent, en tout temps et en tout lieu, de l’esclavage. A part le luxe d’esclaves, pour l’appréciation duquel le monde contemporain n’offre plus, heureusement, que peu d’analogies, il faut reconnaître que l’on arrive rarement à conclure, de la comparaison du luxe des anciens avec celui des modernes, à une supériorité du premier sur le second, mais bien plus souvent, au contraire. Ce résultat ne saurait surprendre, si l’on tient compte de ce fait que, dans l’antiquité, les conditions du temps étaient, dans presque toutes les branches du luxe, bien moins propices au développement de celui-ci que de nos jours. On ne perd que trop facilement de vue l’étroite circonscription territoriale du monde des anciens, comparativement au monde actuel, sa pauvreté relative et l’infériorité des ressources que la terre y offrait aux hommes. Le territoire de l’empire romain n’atteignait pas les deux tiers de la superficie de l’Europe moderne, et, quant au reste du globe, une petite partie seulement en était accessible aux Romains. Les pays d’Orient, comme tous les pays appelés barbares en général, ne livraient à l’empire romain qu’une faible partie de leurs riches produits. Dans une grande partie des provinces mêmes de l’empire, la culture venait à peine de naître ; la production y était encore peu développée et, même dans les mieux cultivées, elle se trouvait encore, sous bien des rapports, très éloignée du point qu’elle y a atteint de nos jours. L’exploitation des trois règnes de la nature pour les besoins de l’homme, le développement artificiel et la multiplication de leurs ressources, étaient, malgré des progrès certains et notables, relativement encore très imparfaits. Les inventions les plus importantes pour la civilisation n’étaient pas encore faites, et mille sources qui contribuent à l’accroissement du bien-être, ou n’avaient pas été découvertes, ou étaient encore inaccessibles. Le commerce des pays entre eux, l’échange mutuel de leur superflu, malgré les efforts gigantesques et justement admirés du génie romain pour le faciliter, était également très loin d’égaler le commerce international qui se fait de nos jours ; en général, à bien des égards, et le commerce et l’industrie étaient encore dans l’enfance. Aussi de plus grands moyens, de plus grands efforts, et des dispositions plus compliquées étaient-elles presque partout nécessaires alors, pour que l’on arrivât à se procurer les mêmes jouissances qu’aujourd’hui, si toutefois l’on excepte celles que la nature prodiguait déjà spontanément d’une main généreuse.

L’infériorité et la pauvreté relatives du monde romain eurent nécessairement pour conséquence que l’échelle appliquée par les anciens à nombre de phénomènes dut être une échelle moindre et différente de la nôtre. Ce qui leur paraissait colossal, énorme, ne l’est pas toujours aussi pour nous. Rome elle-même, cette ville gigantesque à leurs yeux, la métropole du monde alors connu, n’égalait pas en grandeur le Paris de nos jours, et bien moins encore le développement actuel de Londres, avec son immense chiffre de population, dont elle n’atteignit probablement jamais la moitié, même au temps de sa plus grande splendeur. Que néanmoins le luxe de Rome, du temps de l’empire, parût aux contemporains plus exorbitant que nous ne le trouverions aujourd’hui, cela tenait, indépendamment de la différence d’échelle et d’une manière devoir tout autre, provenant de ce que la vie antique se mouvait dans des conditions beaucoup plus rapprochées de l’état de nature, à la circonstance que le luxe à son degré suprême était alors l’apanage de Rome, bien plus exclusivement qu’il n’est aujourd’hui celui des villes les plus grandes et les plus riches seules. Plus le luxe de Rome était, pour le monde d’alors, un luxe inouï, dans toute la force du terme, plus il devait aussi paraître exorbitant et monstrueux. Hœck[1] dit, avec beaucoup de raison, que le luxe, dans l’antiquité, au point de vue du milieu social dans lequel il se déployait, comme à celui des objets de consommation qu’il embrassait, était bien plus restreint que de nos jours. On ne saurait donc, sous aucun rapport, mettre le luxe de l’empire romain en parallèle avec celui de notre temps, où une multitude de denrées alimentaires exotiques et d’effets d’habillement de fabrication étrangère, ont pénétré jusque dans les plus pauvres cabanes, et pris le caractère d’articles de première nécessité.

Si ces considérations tendent à faire reconnaître que le luxe romain n’était ni aussi extravagant, ni aussi fabuleux qu’il paraîtrait d’après ce qu’en ont dit les anciens eux-mêmes, elles montrent aussi que l’on ne saurait admettre sans réserve, l’opinion de Roscher[2], que Rome, au temps de l’empire, offrait le plus monstrueux exemple d’un luxe aussi insensé qu’immoral, comme il n’arrive généralement, chez les nations, qu’aux époques de leur décadence. Cette thèse, ainsi formulée sans restriction, est d’autant plus insoutenable, qu’une grande partie des phénomènes relevés par Roscher comme des signes caractéristiques d’une direction normale du luxe, chez les nations mures et florissantes, apparaissent également dans la civilisation d’alors. Il désigne notamment, comme tels, le retour au naturel dont on s’était écarté ; la conciliation du luxe avec l’économie, un grand luxe de propreté, ainsi que l’amour de la vie de campagne et de la belle nature en général. Quand le luxe, ainsi compris, pénètre toutes les classes d’un peuple et sa vie entière, on le reconnaît principalement à la circonstance que certains articles fins, mais nullement indispensables, deviennent alors, chez lui, des objets de consommation générale. Ce genre de luxe n’est possible que là où l’inégalité du partage de la fortune nationale n’est pas trop choquante. Le luxe d’un État, dans les périodes de la civilisation à son apogée, se porte, de préférence, sur des objets à la jouissance desquels tout le peuple est à même de participer[3].

L’insuffisance de nos renseignements ne permet, il est vrai, de reconnaître que d’une manière très imparfaite jusqu’à quel point ces phénomènes étaient propres à la civilisation romaine, dans les premiers temps de l’empire. On a déjà appelé l’attention sur la grande simplicité relative du costume ; l’esprit d’égalité y apparaît encore plus fortement accentué que dans notre costume actuel, bien que celui-ci se distingue, précisément à cet égard, d’une manière très avantageuse de celui des siècles antérieurs. On n’eut pas, il est vrai, dans l’antiquité romaine, besoin de revenir à une simplicité de mœurs perdue ; car, d’abord, le genre de vie des anciens, sous une foule de rapports, ne s’éloigna jamais de la nature, même aux époques de dégénération, autant que celui des modernes ; puis, l’empire ne fut en cela, comme à tarit d’autres égards, que l’héritier de la république, dont les mœurs, après s’être maintenues en pleine vigueur durant une période de cinq siècles, conservèrent encore, même dans la suite, une certaine influence, qui persista au moins pendant les premiers siècles de l’empire. Il ne s’agissait donc, là, que de s’en tenir à une condition à laquelle on n’est arrivé, dans les temps modernes, que par de longs détours. Le même vêtement, à la portée du pauvre comme à celle du riche, la toge, resta le costume de fête de tous les Romains, depuis l’empereur jusqu’au dernier des plébéiens. Ce fut peut-être cette propension persistante pour les tendances égalitaires qui empêcha la réalisation de l’idée d’Alexandre Sévère, de donner aux fonctionnaires et dignitaires de l’État des uniformes distinctifs de leur rang[4]. D’un luxe aristocratique de carrosses, il pouvait être d’autant moins question, dans les villes de l’antiquité, que, pendant les premiers siècles de l’empire, l’usage du cheval de selle et, à plus forte raison, celui des carrosses, y étaient interdits dans la rue, comme nous l’avons fait observer ; mais il y avait, selon toute probabilité, partout des trottoirs, comme à Pompéji. Si Roscher indique aussi la substitution des Jardins anglais aux jardins français comme un symptôme du retour au naturel, il y a lieu de faire observer que la mode des haies tondues, née sous le règne d’Auguste, comme sans doute aussi celle des autres arrangements de jardins d’ordonnance architecturale, tenait moins au caractère du luxe de l’époque, qu’à une direction particulière du sentiment de la nature, qui paraît être surtout le propre des méridionaux, comme nous l’avons déjà fait remarquer, etc.

Il n’est possible de juger de l’alliance du luxe avec l’économie ; chez les Romains, qu’à l’égard de certains points. A Rome, où il existait tant de misères dorées et où l’on sacrifiait tant aux apparences, l’industrie devait naturellement s’ingénier à trouver les moyens de fournir à bon marché des articles pouvant, dans l’usage, tenir lieu et produire l’effet d’objets précieux, que le faste se procurait à grands frais ; cela est dans la nature d’es choses et n’a, partant, rien d’invraisemblable. Ainsi, le luxe des tables en bois précieux avait conduit, dès les premiers temps de l’empire, au placage et à la marqueterie[5]. Nous ne reviendrons pas sur ce qui a été dit, au chapitre III, de l’usage de la bijouterie fausse. On connaissait aussi la dorure[6], mais les procédés qu’on y employait étaient très arriérés[7]. C’est, toutefois, dans la décoration artistique des maisons particulières et des édifices publics, que l’on faisait le plus largement usage de la substitution de matières à bon marché aux matériaux de prix, comme on le voit surtout à Pompéji, ville d’Italie d’importance moyenne, où le stuc, l’argile, la terre cuite, le plâtre et le verre, suppléent au marbre et à l’ivoire, le bronze aux métaux précieux, des peintures aux couleurs vives à la mosaïque des pierres de couleur ; et des copies aux originaux ; et où l’on avait su répandre partout, avec une dépense relativement très modique, un air de beauté des plus délectables. Nous ne pouvons. appeler ici qu’en passant l’attention sur ce besoin de jouissances artistiques, alors répandu à un point dont on se fait difficilement une idée dans nos temps modernes, ainsi que sur la forte demande qui s’ensuivait, et sur les moyens que l’on avait trouvés pour y satisfaire. Ce côté, le plus noble du luxe romain, a droit à former l’objet d’un chapitre spécial.

Le luxe développé dans les proportions les plus grandioses était celui de la propreté. Les ruines et les vestiges, si fréquents, et en partie si imposants, d’aqueducs ; dans les villes romaines, font honte au monde moderne de n’être arrivé que si tard à bien reconnaître toute l’importance de ces établissements hydrauliques. Dans nombre de villes d’Italie, des tuyaux, pourvus d’estampilles municipales, témoignent de l’existence d’aqueducs publics, dont toutes les eaux, non absorbées par le service de la ville, étaient utilisées, au profit de la caisse, municipale, pour satisfaire à d’autres besoins[8] ; il s’en trouve à Trieste, à Bévagna, à Circello, à Pouzzoles, à Canosse et dans d’autres localités encore. A ce revenu des villes contribuaient, outre les propriétaires de maisons aisés, qui faisaient conduire les eaux chez eux, à domicile, et les propriétaires fonciers, qui s’en servaient, dans la mesure que comportait l’a destination des aqueducs, pour l’irrigation de leurs champs, d’abord les artisans qui avaient besoin d’eau pour leur industrie, tels que, notamment, les foulons ; puis aussi les personnes qui établissaient, à leurs frais, des thermes, soit pour leur usage privé, soit, par munificence, dans l’intérêt de la classe pauvre[9]. Dans les villes de province, comme à Rome, la fourniture d’une, eau bonne et abondante formait un des objets principaux de la sollicitude des communes. Un savant de Lyon a fait, en 1854, à propos des inscriptions trouvées sur les anciens tuyaux de cette ville et publiées par lui, cette réflexion amène que notre temps, si fier des progrès de la mécanique et disposant de tout autres moyens que les anciens, comme de la vapeur par exemple, était loin de faire, à cet égard, même pour les grandes villes, ce que les Romains avaient fait, nonobstant les difficultés les plus sérieuses, jusque pour les moindres localités. Le vieux Lyon (Lugdunum), quoique situé sur une hauteur, était richement pourvu d’une eau de source pure et saine ; le Lyon moderne, couché dans la plaine, entre deux puissants cours d’eau, qui le submergent souvent, sans lui procurer de l’eau potable, est obligé de se contenter d’une eau puante, de canaux impurs et d’un air insalubre[10]. Suivant une légende attachée, en maint endroit, aux restes d’aqueducs romains, ceux-ci auraient été destinés à distribuer du vin ; on la retrouve à Avenches (Aventicum Helvetiorum) et à Cologne, où une conduite, presque entièrement souterraine, longue de dix-sept lieues d’Allemagne, amenait des hauteurs de l’Eifel de l’eau excellente à boire. Cette légende, caractéristique pour l’idée que l’on avait conçue de la grandeur et de la magnificence du passé de la civilisation romaine, montre pourtant aussi jusqu’à quel point les hommes avaient perdu, dans les temps postérieurs, l’intelligence du but réel des constructions de ce genre.

Les aqueducs, comme on l’a déjà dit, fournissaient d’eau les thermes ou établissements de bains publics et privés, déjà très anciennement répandus en Italie, et qui, plus tard, ne manquaient probablement clans aucune localité. Il est déjà fait mention, dans un discours de Gracchus, de bains publics à Cales, à Teanum Sidicinum et à Ferentum[11]. En Italie, il y avait même des localités de l’importance de simples villages, offrant plus d’un établissement de l’espèce, où l’on trouvait des bains pour de l’argent. Pline le Jeune[12], par exemple, parle d’un bourg près de Laurente où il en existait trois, tous également recommandables. Il n’est peut-être pas d’objet à propos duquel les inscriptions, trouvées dans les villes d’Italie, témoignent plus fréquemment de fondations et de legs qu’en faveur de la construction, de l’entretien, de l’ameublement et de l’usage gratuit des bains froids et chauds, tant pour hommes que pour femmes. L’habitude de prendre un bain chaque jour était, selon Galien (XIII, 597), devenue générale, même chez les habitants de la campagne, et l’on ne s’en passait que difficilement ; aussi, cet illustre médecin la considérait-il, non sans raison, comme efféminée, à ce point de vue, et prescrivait-il, dans un certain cas, l’abstention du bain pendant quatre jours. Sénèque[13], fidèle à son rigorisme en cela aussi, va même jusqu’à trouver un symptôme de la décadence des mœurs dans ce raffinement des soins de propreté, vu que, dans le bon vieux temps, on se lavait bien tous les jours les bras et les jambes, mais on ne prenait un bain complet que tous les huit jours. L’usage des bains de mer, qui n’est arrivé que si tard et avec tant de peine à prendre en Allemagne, où l’ouverture du premier établissement de ce genre, à Dobbéran, dans le Mecklembourg, ne date que de 1793, paraît avoir été commun, dans l’antiquité romaine, sur toutes les côtes de la Méditerranée, où l’existence en est positivement attestée sur celles de l’Italie, de la Grèce et de l’Égypte.

Aucun besoin n’échappait à cette sollicitude générale pour tout ce qui concerne la propreté et certaines commodités de la vie quotidienne. Ainsi, les anciennes villes d’Italie ne se distinguaient, probablement, pas moins à leur avantage de la plupart des modernes, par la bonne organisation de leur système de latrines. Le discours de Titius en faveur de la loi Fannia (de l’an de Rome 593, correspondant à l’an 161 avant Jésus-Christ) fait déjà mention d’amphores pour certains besoins, dans les ruelles de Rome (amphoræ in angiportis)[14]. A côté des lieux d’aisance établis par l’industrie privée, il y eut des latrines publiques, à ce qu’il paraît, déjà sous Tibère[15] ; il est certain du moins qu’il en existait sous Néron[16]. Vespasien rendit les latrines d’industrie privée tributaires du fisc, en établissant des droits sur la vente des engrais que l’on en tirait aux jardiniers, ainsi que sous d’autres formes encore. Il y a toute probabilité qu’il existait dans les municipes d’Italie des établissements semblables, puisqu’il est constant qu’ils ne manquaient pas à Pompéji, où il y avait des latrines publiques au forum civil et dans le bâtiment de l’Eumachie, ainsi qu’aux vieux et aux nouveaux thermes[17].

Il paraît que l’écoulement par la canalisation des égouts et l’enlèvement sur essieu coexistaient à Rome. On a déjà vu l’exception faite, par la table héracléenne, dans la défense aux voitures de circuler dans les rues pendant le jour, en faveur de celles qui emportaient du fumier. Quant à la canalisation, Columelle[18] et Galien[19] en ont parlé tous les deux.

Nous avons déjà suffisamment développé que nulle autre époque, autant du moins que l’antiquité romaine était susceptible de se laisser impressionner par la nature, ne savait mieux jouir de celle-ci, et que, dès le dernier siècle de la république, sinon plus tôt encore, les classes supérieures avaient, presque généralement, contracté l’habitude de passer labelle saison à la campagne. Dès lors, les grands et les riches avaient, en général aussi, toute facilité pour choisir, entre les différentes scènes de la nature et les variétés du climat, ce qui convenait le mieux pour chaque saison ; et, même à Rome, la dépendance d’un grand jardin était ce qui faisait le plus valoir un palais, et en doublait le prix. On tenait à promener ses yeux sur la verdure, des fenêtres d’une salle à manger. On ne voyait qu’arbustes et fleurs sur les toits plats en terrasse, ainsi que sur les balcons ; mais, bien que ce luxe ait peut-être été poussé trop loin, il faut se garder de prendre à la lettre les descriptions hyperboliques des deux Sénèque[20]. On apercevait des fleurs et de la verdure aux fenêtres de beaucoup d’habitations, même très modestes. D’ailleurs les grands jardins et les parcs, ces poumons des grandes villes, ne manquaient pas non plus à Rome, et ils étaient en partie ouverts au public.

Nous n’avons que très peu de renseignements sur les progrès du luxe dans les couches inférieures et moyennes de la société d’alors, et ce qu’ils nous apprennent concerne presque exclusivement l’Italie. Les pays de la Méditerranée, devaient à leur heureux climat que le blé de première qualité, dont l’usage n’a pu se généraliser, dans la, panification des pays du Nord, qu’à la suite d’un perfectionnement considérable de leur culture et d’un accroissement proportionnel de leur bien-être, formait depuis les temps les plus anciens, dans le Midi, la base de l’alimentation populaire. Du temps de Caton déjà, même les esclaves y vivaient de vin et de farine de froment, et nous avons montré plus haut comment la culture romaine répandit l’usage du vin dans les pays producteurs de bière. L’inégalité des fortunes, sans être alors aussi grande que de nos jours, ne laissait pas que d’être assez sensible déjà ; mais d’abord la pauvreté, dans le Midi, n’implique pas aussi nécessairement la misère ; puis, l’influence persistante de la tradition des mœurs républicaines contribuait beaucoup à combler l’abîme qui existe, chez nous, entre la richesse et la pauvreté. On attendait toujours encore des riches et des grands non seulement l’emploi de leur superflu au soulagement de la condition des pauvres, tel que le réalisait notamment alors, dans une large mesure, la vaste organisation de la clientèle, mais aussi le bienfait de laisser participer largement les pauvres aux jouissances de la fortune, en les conviant libéralement à toute espèce d’avantages et de plaisirs, que leur procurait la richesse d’autrui, et dont ils se trouvent assez généralement exclus dans le monde moderne. Nous montrerons plus loin de quelle façon grandiose les gens aisés, dans toutes les parties de l’empire romain, se mettaient en devoir de fournir, par des constructions et des établissements divers d’utilité et d’agrément, aux besoins comme aux désirs des communes ; et ces largesses profitaient en grande partie, comme les bains déjà mentionnés, particulièrement aux pauvres. Elles n’empêchaient pas d’ailleurs l’assistance directe, dont il ne manque pas d’exemples, de s’exercer simultanément, sous la forme de secours fournis aux nécessiteux, en grains, ou en argent, pour l’achat de grains, dans les temps de disette surtout[21], ainsi que sous celle de la distribution de médicaments à des indigents[22]. Les fondations et les legs pour subvenir à l’entretien et à l’éducation d’enfants pauvres des deux sexes, ou pour favoriser autrement l’instruction, étaient notoirement très communs[23]. Les dispositions de Pline le Jeune, par exemple, en faveur de Côme, la ville de ses pères, avaient ce double but, comme on a pu le voir. Mais les plus grandes largesses des richards habitant les municipes étaient celles qui avaient pour objet de procurer des réjouissances aux communes, qu’ils régalaient dans des fêtes, ordinairement accompagnées de distributions d’argent et de spectacles. Sans doute, le cas qu’ils faisaient de l’opinion publique les obligeait, et souvent de vertes manifestations des désirs du peuple, nullement timide à cet égard[24], les contraignaient même directement à faire les frais de des fêtes dispendieuses. Dans la colonie de Trimalcion, par exemple, on attend d’un des notables de l’endroit un banquet avec distribution d’argent, d’un autre un jeu de gladiateurs de la durée de trois jours ; et le public y fait ce raisonnement qu’un homme passant pour avoir recueilli, dans la succession paternelle, un héritage de 30 millions de sesterces, peut bien faire sauter 400.000 sesterces, soit un peu moins de 109.000 fr., pour la gloire éternelle de son nom[25]. La commune participait au bénéfice de toutes les réjouissances et de toutes les solennités, occasionnées par des événements d’importance, dans le cercle des familles publiquement entourées de considération. Pline le Jeune[26], étant gouverneur de la Bithynie, écrit à Trajan qu’il est d’usage, dans sa province, quand un jeune homme prend la toge virile, comme dans la célébration des mariages, l’entrée en charge des fonctionnaires, ou l’inauguration d’un bâtiment public, d’inviter à la cérémonie tout le conseil municipal, ou même un assez bon nombre de simples citoyens, et de faire présent à chacun d’un ou deux deniers en argent. Ces invitations comprenaient, quelquefois, mille personnes, ou même plus encore. L’empereur, dont Pline était désireux de connaître l’avis sur cet abus, lui recommanda de restreindre ces fêtes. Or le fait que cet usage n’existait pas seulement en Bithynie, mais qu’il régnait partout en Italie et dans les provinces, est attesté par des centaines d’inscriptions municipales, desquelles il résulte que la population entière des villes participait avec les riches, dans une forte mesure, à la jouissance de la fortune de ceux-ci.

Le luxe de l’État et des gouvernements aussi portait en grande partie sur des objets procurant des jouissances auxquelles tout le peuple était à même de prendre part. Les édifices magnifiques élevés à Rome par lés empereurs pour l’usage du public, les thermes surtout, les spectacles donnés par la munificence des empereurs et des hauts fonctionnaires, les congiaires et les distributions de blé (frumentationes), quelque condamnable que tout cela doive paraître, du point de vue de l’économie politique comme, principalement, aussi : de celui de la morale, profitaient cependant à la population entière, tandis que les sommes énormes qui ont passé dans les constructions de luxe et les fêtes somptueuses des cours modernes tournaient exclusivement à l’avantage, ou n’étaient dépensées que pour l’agrément d’un petit nombre de privilégiés, seuls admis à la faveur d’en jouir. Or, le luxe public de toutes les communes de l’empire romain avait ce même caractère démocratique.

Sans doute, ce luxe, ainsi que la civilisation des premiers siècles de l’empire, a ses côtés sombres ; cependant, il n’était ni aussi insensé, ni aussi profondément immoral que l’a représenté le rigorisme exclusif et prévenu de certains auteurs du temps, ni tellement fabuleux et monstrueux qu’il semblerait, d’après la compilation indigeste et sans critique de Meursius. La culture romaine, malgré tous ses défauts et toutes ses infirmités, formait une civilisation aussi haute que riche, et les innombrables germe mes qu’elle a répandus fructifient encore aujourd’hui. En ce qui concerne le raffinement des jouissances de la vie terrestre, ainsi que la diffusion de plus en plus générale de l’aisance et des autres conditions matérielles d’un luxe bien entendu ; le temps qui nous occupe ici n’a pas seulement, n’hésitons pas à le dire, surpassé toutes les autres époques de l’antiquité ; le luxe romain a, de plus, produit beaucoup d’effets qui, sous une forme en partie altérée par la décadence, ont continué à exercer une influence salutaire, même dans le cours des siècles postérieurs, et à rendre l’existence, dans la partie du monde que nous habitons, plus conforme à la dignité humaine. Disons plus : les générations du temps de l’empire romain se sont trouvées en possession de plus d’un bien dont notre siècle fait sonner très haut le recouvrement tardif, s’il n’est pas réduit à le poursuivre encore vainement, dans ses aspirations vers le progrès. Ainsi peuvent également s’appliquer ici ces paroles de Mommsen[27] que l’époque de l’empire romain a été plus décriée qu’elle n’est connue véritablement.

 

 

 

 



[1] Histoire romaine, I, 2, 288 (en allem.).

[2] Idées sur l’économie nationale, p. 450, etc.

[3] Roscher, ouvrage précité, p. 431 à 449.

[4] Histoire Auguste, Vie d’Alexandre Sévère, ch. XVII.

[5] Marquardt, V, 2, 313.

[6] Pline, Hist. nat., XXXIII, 61.

[7] Voir Jacob, Production des métaux précieux.

[8] Mommsen, Sur l’édit d’Auguste aie sujet de l’aqueduc de Vénafro dans la Revue (allemande) de la science du droit historique, XV, 305, etc.

[9] Ibidem, 316, etc.

[10] Boissieu, Inscriptions de Lyon, p. 446.

[11] Aulu-Gelle, X, 3.

[12] Lettres, II, 17, 26.

[13] Lettres, 86, 12.

[14] Macrobe, Saturnales, III, 16, 15. — Voir aussi Lucrèce, IV, 1026 ; Martial, XII, 48 ; 77, 9 (Sellæ Patroclianæ) ; le Scoliaste de Juvénal, III, 38 ; Cujas, Obs., XXII, 34 ; enfin l’Encyclopédie de Stuttgart, aux mots Dolium, Latrina, Lavatio.

[15] Suétone, Tibère, ch. 58.

[16] Le même, Vie de Lucain, édit. Roth, 299, 27.

[17] Overbeck, Pompéji, 2e éd., p. 71, 122, 189 et 223 (en allemand).

[18] De cultura hortorum, 81, etc. :

Pabula nec pigeat fesso præbere novali

Immundis quæcumque vomit latrina cloacis.

[19] Édition K, XVI, 360.

[20] Becker, Gallus, II, V édit., 239.

[21] Voyez Gruter, 434, 1 ; Orelli, 2172, 5323, 6759, etc., etc., etc.

[22] Orelli, 114 ; Marquardt, V, 2, 363.

[23] Marcien, L. XIII, Institutionum, D. XXX, 117. Si quid relictum sit civitatibus, omne valet sive in distributionem relinquatur, sive in opus, sive in alimenta vel in eruditionem pucrorum, sive quid aliud. — Voyez aussi Mommsen, Marquardt et diverses inscriptions.

[24] Suétone, Tibère, ch. 37.

[25] Pétrone, Satiricon, ch. XLV.

[26] Ad Trajanum epist., 116, etc.

[27] L’Helvétie romaine, p. 24 (en allem.)