MŒURS ROMAINES

 

LIVRE VIII — LE LUXE ROMAIN.

CHAPITRE VI — Le luxe d’esclaves.

 

 

Les commencements du luxe d’esclaves coïncident avec l’essor que prit le commerce des esclaves, après les sacs de Carthage et de Corinthe, qui firent affluer simultanément, à Rome, de grandes richesses et des masses de captifs[1]. L’accroissement du nombre de ces derniers entraîna, nécessairement aussi, le luxe d’esclaves, chez leurs possesseurs. La vente de l’excédant disponible des familles d’esclaves, qui se multipliaient d’autant plus rapidement qu’elles étaient plus nombreuses, et les profits que l’on retirait du travail des esclaves d’industrie, dont les prix d’achat étaient modiques et l’entretien très peu coûteux, fournissaient amplement les moyens de satisfaire à ce luxe. Le produit du travail des esclaves était, à cette époque, beaucoup plus grand que dans les temps modernes, parce que les esclaves étaient employés dans toute sorte d’affaires, et qu’ils exerçaient des arts ou métiers de toute espèce, soit au service même et directement pour le compte de leurs maîtres, soit pour celui d’autres personnes, auxquelles le maître louait leurs services, avec profit pour lui-même. Ainsi, de fait, la majeure partie des choses que l’on demande, de nos jours, en Europe, au travail libre, on les obtenait, dans l’antiquité romaine, des esclaves. Ce fut aussi l’esclavage qui y rendit possible un luxe d’art dont on n’a pas l’idée, dans le monde moderne, et duquel nous aurons à parler plus loin.

Le luxe d’esclaves consistait en partie dans l’entretien d’esclaves de nulle utilité, ou de luxe proprement dit, en partie, comme le luxe se porte ordinairement de préférence sur les marchandises les moins chères, ainsi que le fait observer Roscher, dans l’habitude de prodiguer les bras, qui se traduisait notamment en une division du travail poussée à l’extrême, et sous le régime de laquelle il y avait des esclaves affectés, d’une manière toute spéciale, aux services même les plus insignifiants. Sous ce rapport, les grandes maisons romaines ressemblaient à celles de tous les pays où le travail des bras n’a que peu de valeur, notamment aux grandes maisons russes de naguère. En effet, au commencement du siècle présent, on ne comptait encore, dans maint palais à Moscou, pas moins d’un millier de domestiques, si faiblement occupés que toute la besogne d’un tel se bornait peut-être à chercher de l’eau à boire pâtir le dîner, celle de tel autre à en chercher pour le souper[2]. De même à Bucarest, où sur environ 100.000 âmes[3] on comptait peut-être 30.000 gens de service, les maisons fourmillaient autrefois de domestiques. Chaque serviteur y avait ses attributions étroitement limitées et définies, chaque famille de boyards tenant à représenter, ses blanchisseuses de gros et de fin, ses repasseuses, ses baigneuses, ses coiffeuses, ses chambrières et ses bonnes d’enfants, avec, un essaim de laquais, de cuisiniers et de marmitons, de couvreurs de tables, de valets de pied, de cochers, de palefreniers, de chasseurs, etc.[4]

Ce qui est d’usage aux Indes et dans les autres colonies européennes d’outre-mer peut aussi donner une idée de cette multitude d’esclaves, dans le service intérieur. Ainsi, sur les inscriptions des lieux de sépulture communs aux esclaves et aux affranchis des grandes maisons romaines, figurent par exemple des porteurs de flambeaux et de lanternes, des porteurs et guides de litières, des valets de pied pour faire escorte dans la rue, des valets de la garde-robe pour la toilette de visite[5]. On peut juger par cette spécialité du service, relative aux visites des maîtres, de la nature des autres emplois de la domesticité. Ce qui contribuait aussi à faire prodiguer les bras, c’est que l’on ne pouvait obtenir, alors, que d’un service tout personnel une foule de choses que l’on se procure, aujourd’hui, au moyen de machines ou d’instruments : ainsi, au lieu de montres et d’horloges, on avait des esclaves pour dire l’heure à tous les instants de la journée[6].

On cherchait en outre à s’épargner, le plus possible, la fatigue et la peine du travail personnel, même de celui de l’esprit, en s’en déchargeant sur les esclaves. La maison romaine, dit Mommsen[7], était une machine dans laquelle les facultés intellectuelles des esclaves et affranchis appartenaient également à leurs maîtres, et où le maître, sachant gouverner ces forces, travaillait en quelque sorte avec une multiplicité infinie d’intelligences. Non seulement on dictait à des secrétaires et à des sténographes, et on se faisait faire la lecture, mais on avait, probablement aussi, très souvent des esclaves spécialement affectés aux travaux d’étude, lisant, prenant des notes et des extraits, préparant le travail et faisant toute sorte de recherches polir leur maître. Cela n’est, il est vrai, constaté positivement que pour les empereurs ; mais, eu égard au grand cas que l’on faisait de l’instruction et des occupations littéraires, il y a lieu d’admettre que nette branche devait, ordinairement, ne pas manquer dans les familles d’esclaves de l’intérieur. des, maisons aristocratiques. On aurait autrement peine à comprendre la prodigieuse activité littéraire d’hommes comme, par exemple, Pline l’Ancien, dans le cours d’une vie que l’exercice de fonctions laborieuses aurait dû, semble-t-il, suffire à remplir entièrement. Les immenses travaux préparatoires, aussi variés que multiples, pour son Histoire naturelle, paraissent notamment avoir été fournis, sinon en totalité, du moins en majeure partie, par des esclaves et par des affranchis. Quintilien (X, 128), disant de Sénèque qu’il fut souvent induit en erreur par les faux renseignements de ceux qu’il avait chargés de faire des recherches pour lui, entend évidemment aussi parler d’esclaves et d’affranchis. On outra jusqu’au ridicule ce genre d’économie, consistant à n’agir, voire même à ne penser par soi-même que le moins possible. On ne se déchargeait pas seulement de la peine de retenir les noms de ses clients et partisans sur la bonne mémoire des nomenclateurs ; il y avait aussi nombre de personnes qui se faisaient avertir par des esclaves du moment d’aller au bain, ou de se mettre à table[8]. Elles sont, dit Sénèque[9], tellement énervées que ce serait, pour leur tempérament, un trop grand effort de se demander si elles ont faim. Un de ces efféminés, quand on l’eut tiré du bain et déposé sur un fauteuil, était allé dans sa passivité inerte jusqu’à demander : Suis-je assis maintenant ? Un siècle plus tard, Lucien[10] rapporte, avec un sentiment mêlé d’étonnement et de dégoût, que les gens de qualité, à Rome, avaient pris l’habitude de se faire avertir par leurs esclaves, marchant devant eux dans la rue, quand il y avait une aspérité du sol ou le choc d’une rencontre à éviter, ainsi que la moindre pente du chemin à gravir ou à descendre. Il faut, poursuit-il, leur rappeler qu’ils marchent et les traiter, de leur propre gré, comme des aveugles. Les personnes qui les abordaient devaient s’estimer contentes d’obtenir un regard muet, ou qu’à la place dit maître quelqu’un de sa suite daignât seulement leur adresser la parole. C’est ainsi que put venir aussi l’idée de suppléer, par l’éducation des esclaves, au manque d’instruction propre. Sénèque[11] raconte qu’un homme riche de sa connaissance, Calvisius Sabinus, voulant passer pour instruit, bien qu’il fût entièrement dépourvu d’éducation et de mémoire, fit apprendre par cœur à un de ses esclaves Homère tout entier, à un autre Hésiode, à d’autres encore les neuf poètes lyriques. Aux festins qu’il donnait, ces esclaves étaient obligés de se tenir derrière lui et de lui souffler des vers qu’il pût citer avec à propos dans la conversation. Chacun de ces souffleurs lui coûtait 100.000 sesterces. Autant de caisses de livres, lui dit un de ses parasites, vous eussent coûté moins cher. Le même farceur l’ayant engagé à lutter, bien qu’il fût malade et caduc au dernier point. Comment pourrais-je ? lui demanda notre original ; j’ai à peine un souffle de vie. Ne dites pas cela, fut la réponse ; oubliez-vous que vous avez des esclaves forts comme des géants ?

Les esclaves de luxe proprement dits étaient surtout mis en évidence dans les grands festins, où il était de leur office non seulement de servir les convives, mais aussi de parader devant eux et de leur procurer de l’amusement. Ils paraissaient groupés distinctement d’après la couleur, la race et l’âge, avec un soin tel que nul d’entre eux ne devait trancher sur ses compagnons, ne fût-ce que par un duvet plus apparent au menton, une chevelure plus crépue ou des boucles plus abondantes. De jeunes garçons, d’une beauté remarquable, la fleur de l’Asie Mineure, que l’on payait 100.000 et jusqu’à 200.000 sesterces, servaient d’échansons ; la mode était de prendre leurs cheveux pour essuie-mains[12]. On faisait aussi venir de jeunes garçons d’Alexandrie, parce que les habitants de cette ville étaient renommés pour leur esprit mordant et prompt à la repartie. Formellement dressés pour répondre avec fiel, ils jouissaient du privilège de diriger leurs sarcasmes, empreints d’une perversité précoce, non seulement contre l’amphitryon, mais aussi contre ses hôtes[13]. Les dames se plaisaient à faire jouer autour d’elles de petits enfants, nus comme des Amours, et s’amusaient de leur innocent babil. On entretenait et produisait également en public, comme dans les cours d’Europe des siècles passés[14], des nains, des géants et des géantes, de véritables crétins, de prétendus hermaphrodites, des avortons et d’autres monstres de difformité. Il y avait même à Rome un marché spécial, dit des prodiges de la nature, sur lequel on trouvait à acheter des hommes sans mollets, à bras écourtés, à trois yeux et à tête pointue. On élevait même artificiellement des nains, et nombre de figurines en bronze, de l’aspect le plus grotesque, de ces temps-là, représentant les phénomènes les plus divers de la déviation des organes et du rabougrissement physique, témoignent des tristes progrès qu’avait faits cette hideuse et coupable manie.

 

 

 

 



[1] Strabon, XIV, p. 668.

[2] De Haxthausen, I, 59.

[3] Le chiffre actuel peut être de 150.000 à 200.000 habitants, avec la population flottante. (Note du traducteur.)

[4] Ce luxe s’est beaucoup réduit, toutefois, depuis l’émancipation des Tsiganes surtout, et il est rare de trouver, aujourd’hui, plus d’une vingtaine de domestiques des deux sexes dans des maisons où ils se comptaient, jadis, par centaines. (Note du traducteur.)

[5] Henzen-Orelli, III, Index, p. 180, etc.

[6] Becker, Gallus, II, 3e édit., 362.

[7] Histoire romaine, III, 2e édit., 469 (en allem.).

[8] Ce qui se fait d’ailleurs, encore aujourd’hui, dans toutes les maisons bien montées.

[9] De Brevitate vitæ, 12, 6.

[10] Nigrin., 34.

[11] Lettres, 27, 5 à 8.

[12] Pétrone, ch. XXVII.

[13] Sénèque, ad Seren., 11, 3. — Stace, Silves, V, 5, 66.

[14] Voyez, sur les nains et les géants de la cour d’Auguste le Fort, Vehse, XXXIII. 141. — Lady Montagne écrivait aussi en 1717 (lettre XXI) : All the (german) princes keep favourite dwarfs.