L’ameublement des habitations différait essentiellement,
dans l’antiquité, comme il diffère encore partiellement de nos jours, dans le
On a, pour plusieurs des articles de mobilier et de ménage alors le plus en vogue, des indications de prix, généralement fort élevés, en partie même énormes. Des candélabres d’Égine étaient payés 25.000 sesterces (près de 6.800 fr.), quelquefois même le double, du moins si l’on veut bien admettre que le traitement d’un tribun atteignît déjà un chiffre aussi élevé du temps de Pline l’Ancien[2], ce qui n’a rien d’invraisemblable. Quant aux vases de murrha, matière de provenance orientale, qui était un mystère pour les anciens mêmes, dont ils faisaient autant de cas que de l’or, et que Pompée apporta le premier à Rome, après sa victoire sur Mithridate, il y en avait, en possession de particuliers, jusque dans les prix de 300.000 sesterces (environ 81,500 fr.) la pièce. De cette précieuse matière (espèce de fluorite probablement), Néron fit faire une coupe qui, seule, coûta un million[3]. A ces prix on pourrait, à la rigueur, comparer ceux de la porcelaine au siècle dernier, où le comte de Bruhl aussi en possédait, dit-on, un service de la valeur d’un million[4]. Il y avait de même, à Rome, beaucoup d’amateurs possédés de la manie du cristal de roche. Pline[5] raconte comme quoi, peu d’années avant qu’il consignât lui-même ce fait, une femme, qui n’était même pas riche, avait acheté, au prix de 150.000 sesterces (40.770 fr.), une grande cuiller à puiser de cette matière. Sous Néron, deux gobelets fabriqués au moyen d’un procédé de nouvelle invention, mais qui n’étaient ni de grandes dimensions, ni des objets d’art, furent vendus 6.000 sesterces (1.630 fr.)[6]. Le goût pour l’argenterie artistement travaillée était devenu Une passion très répandue à Rome, dès le deuxième siècle avant Jésus-Christ. Déjà l’orateur L. Crassus, consul en l’an 95, possédait des vases revenant à 6.000 sesterces (1.630 fr.) la livre et dans lesquels, partant, le prix de la façon représentait dix-huit fois la valeur de la matière première[7]. Il est vrai que dans l’argenterie anglaise la façon entre, souvent aussi, pour plus du décuple de la valeur intrinsèque de l’argent même[8]. Du temps de Martial, la somme de 5.000 sesterces par livre semblerait avoir été un prix élevé[9]. Mais les pièces qui étaient réellement où passaient pour être les œuvres d’artistes célèbres, et c’est précisément de celles-là qu’il se faisait un grand luxe, au temps de Martial, se payaient, généralement, encore plus cher. Il y a des exemples que des tapis brodés, de Babylone, pour couvrir les sofas ou lits de repos, dans une salle à manger, s’étaient, au deuxième siècle avant Jésus-Christ, déjà vendus 800.000 sesterces, représentant alors une valeur de plus de 175.000 fr. ; plus tard Néron en eut même qui avaient coûté 4 millions de sesterces (près de 1.088.000 fr. à cette époque)[10]. Mais la manie poussée le plus loin, jusqu’à la fureur, fut celle des tables de bois de titre (citrus), que les femmes opposaient aux hommes, quand ils s’avisaient de leur reprocher leurs folies en perles. De grandes tablettes joliment madrées, que l’on coupait sur le tronc de cet arbre, espèce de thuya, qui croît dans l’Atlas, se payaient des prix fous, parce que les troncs n’arrivaient que rarement à la grosseur voulue ; cependant il s’en trouvait ayant jusqu’à quatre pieds de diamètre. Cicéron possédait une table de bois de citre, valant 500.000 sesterces, alors près de 110,00 fr., qui existait encore au temps de Pline l’Ancien, ce dont celui-ci se formalisait, encore plus au point de vue de l’esprit qui dominait, à l’époque où Cicéron se permit ce luxe, qu’à celui de la pauvreté relative de cette époque. Il y eut cependant, plus tard, des tables de l’espèce encore plus chères, jusqu’au prix de 1.400.000 sesterces ou plus de 380.000 fr. On assure que Sénèque possédait, à lui seul, cinq cents tables de bois de citre[11]. Il va sans dire que tous ces prix n’étaient pas les prix courants du marché, mais des prix d’une élévation exceptionnelle ; c’est précisément comme tels, et pour la curiosité du fait, que les auteurs anciens les ont mentionnés ; aussi, ne saurait-on les mettre en comparaison qu’avec les prix les plus élevés, payés pour meubles et ustensiles de luxe, à d’autres époques de l’histoire. S’il faut encore une preuve pour nous convaincre de la modicité beaucoup plus grande des prix courants du gros des articles nécessaires pour l’installation luxueuse d’un ménage, nous la trouvons également dans une pièce de vers de Martial (III, 62). Le poète y fait le portrait d’un homme qui aime à se vanter, en prétendant que tout ce qu’il possède est de toute première qualité et lui a coûté beaucoup d’argent. Ce faiseur d’embarras achète des esclaves dans les prix de cent mille à deux cent mille sesterces, boit du vin le plus vieux, a de l’argenterie à 5.000 sesterces la livre, un carrosse doré qui vaut une terre, ainsi qu’une mule payée au prix d’une maison ; en somme, toute son installation domestique, sans être des plus grandes, lui coûte un million de sesterces. Cette somme était donc, alors, jugée suffisante pour meubler luxueusement une maison, peut-être un palais. Cependant les prix mentionnés par Pline l’Ancien ne sont pas seulement des prix extraordinairement élevés, mais pour la plupart aussi des prix d’amateur, c’est-à-dire de ceux que l’on paye uniquement pour des articles formant l’objet d’un goût d’amateur spécial, ou, comme le qualifie Pline à plusieurs reprises, d’une manie poussée jusqu’au délire. On sait qu’en effet de telles passions, inspirées par la mode, croissent souvent jusqu’à la folie, et se manifestent par des symptômes qui trahissent un état maladif. Ainsi Pline raconte du consulaire Annius, chez lequel la passion des vases murrhins avait tourné en manie de collectionneur, qu’il avait, dans un transport d’amour frénétique, rongé avec les dents le bord d’un grand calice en murrha, de la contenance de près de trois setiers (plus d’un litre et demi), payé 700.000 sesterces (plus de 190.000 francs), et dont cette extravagance fit encore hausser considérablement le prix, dans la suite[12]. Dans les temps modernes aussi, des prix énormes ont été
payés pour des raretés, devenues précieuses par suite de l’extravagance de
quelques amateurs, comme l’a fait observer Sénèque[13], à propos des
bronzes corinthiens. Ainsi des amateurs, des Anglais notamment, ont donné,
par exemple, Pour ce qui concerne le luxe de l’ameublement domestique, la supériorité de qualité et de prix d’une quantité comparativement minime de pièces magnifiques, dans les palais romains, doit être plus que compensée, dans les modernes, par une multiplicité et une variété infiniment plus grandes de meubles et d’accessoires de luxe, d’autant plus que ceux-ci ont été et sont encore, assez souvent, très dispendieux et qu’ils reviennent même en partie à des prix exorbitants. Sans nous arrêter, aux splendeurs inouïes du mobilier de la cour de France et de son entourage, depuis François Ier et Louis XIV, que n’a-t-on pas vu, en ce genre, même dans les petites cours d’Allemagne ! L’électeur Maximilien-Emmanuel II de Bavière, par exemple, paya au commencement du dix-huitième siècle, pour une cheminée et deux tables de Paris, en style rococo, de 60.000 à 100.000 écus, soit de 225.000 à 375.000 fr.[16] ; les meubles pour l’installation de la comtesse Kosel, dans le château de plaisance de Pillnitz, coûtèrent même 200.000 écus (750.000 fr.), etc., etc. On rapporte des choses également fabuleuses au sujet de l’ameublement du palais Esterhazy et des objets précieux que possédait l’électeur de Cologne, Clément-Auguste[17]. En Angleterre, le mobilier de Northumberlandhouse est estimé à plusieurs centaines de milliers de livres sterling. Dans les appartements de Warwickcastle, on se croyait transporté complètement dans un autre âge. Presque tout y était ancien, magnifique et original. On y voyait les étoffes les plus bizarres et les plus riches, des étoffes, que l’on ne serait probablement guère plus en état de fabriquer de nos jours, offrant un mélange de soie, de velours, d’or et d’argent, le tout broché et combiné dans un même tissu. Les meubles étaient, presque exclusivement, en noyer et en chêne de couleur foncée et sculpté, avec d’anciennes dorures d’une richesse extraordinaire ; les armoires et les commodes, françaises de vieux modèle, avec les incrustations et garnitures d’usage en cuivre jaune. Il y avait, de plus, nombre de pièces superbes de mosaïque, et de tabletterie, composée des bois les plus précieux. Les trésors d’art que renfermait le château étaient innombrables, les tableaux, presque tous des plus grands. maîtres[18]. Ces descriptions et d’autres semblables de châteaux anglais rappellent que les Romains de l’empire, bien qu’il y eût beaucoup d’amateurs d’antiquités parmi eux, ne connurent, très probablement, pas le luxe de la reproduction d’un style historique déterminé, dans l’arrangement intérieur des appartements, au moyen de la réunion de meubles et d’ustensiles provenant tous d’un même âge, oui de l’imitation artificielle desdits objets. Le luxe de la vaisselle d’argent mérite d’être considéré à
part. La vaisselle d’or, dont l’usage n’a, probablement, jamais été d’une
grande rareté, dans les temps modernes[19], ne peut avoir
figuré à Rome, depuis Tibère, qui la limita, pour les particuliers, aux
cérémonies du sacrifice, jusqu’à Aurélien, par lequel cette restriction fut
levée, que sur les tables impériales[20], à part quelques
autres exceptions. En vaisselle plate, au contraire, il se faisait un grand
luxe[21], indépendamment
de celui des vieux vases d’argenterie, dont nous avons déjà parlé, vases dont
la valeur consistait surtout dans leur ancienneté et le mérite artistique de
leur travail ou ciselure, et qui servaient principalement de pièces de montre[22]. Dans l’ancien
temps, l’argenterie était si rare, à Rome, que les ambassadeurs carthaginois,
y ayant été plusieurs fois invités à dîner, retrouvèrent à tous ces repas la
même, que l’on se prêtait, de maison à maison. Une longue suite de conquêtes
et d’annexions territoriales généralisa, peu à peu, l’usage de l’argenterie.
En 206, la conquête de l’Espagne, qui fut le Pérou des anciens, procura à
l’État, entre autres avantages, la possession des mines d’argent situées près
de Carthagène. Suivant Polybe, 40.000 hommes y travaillaient, et elles
donnaient un profit net de 25.000 drachmes (24.375 fr.) par jour[23]. Puis, les
campagnes de Syrie et de Macédoine, le sac de Carthage et celui de Corinthe,
la réversion de la province d’Asie, la conquête de Il paraît difficile, avec l’insuffisance et l’incohérence
des données que nous avons sur la matière, d’établir, avec quelque certitude,
le rapport du luxe de l’argenterie, à Rome, depuis la fin du deuxième siècle
avant notre ère, avec celui de l’Europe moderne. S’il y avait à Rome, dès
avant les guerres de Sylla, plus de cent vases d’argent du poids de cent
livres romaines ( |
[1] Voir Marquardt, Manuel, V, 2, 314 et 317.
[2] Hist. nat., XXXIV, 11 : Nec pudet tribunorum militarium salariis emere.
[3] Pline, Hist. nat., XXXVII, 18, etc.
[4] Vehse, XXXIII, 326.
[5] Pline, Hist. nat., XXXVII, 29 : Alius et in his furor.
[6] Ibidem, XXVI, 195.
[7] Pline, Hist. nat., XXXIII, 147 : Nec copia argenti tantum furit vita, sed valdius pæne manipretiis.
[8] Prince Puckler-Muskau, Lettres d’un trépassé, 4, 322.
[9] Martial, III, 62, 4 :
Libra
quod argenti millia quinque rapit.
[10] Pline, Hist. nat., VIII, 196. — Voir aussi Marquardt, V, 2, 146, etc. — Dans les Lettres d’un trépassé (IV, 125), il est fait mention d’un tapis brodé à l’aiguille, d’après un Carlo Dolce, et payé 3.000 guinées.
[11] Pline, Hist. nat., XIII, 91. — Marquardt, Manuel, V, 2, 314.
[12] Pline, Hist. nat., XXXVII, 19.
[13] De Brevitate vitæ, 12, 2.
[14] Roscher, Principes d’économie nationale, § 100, 7.
[15] Vehse, XXI, 148.
[16] Keyssler, Voyages, I, 60.
[17] Vehse, XXXII, 152 ; XLII, 165 ; XLV, 319.
[18] Prince Puckler-Muskau, Lettres d’un trépassé, III, 229, etc.
[19] Vehse (XXII, 280) parle de tout un service en or dû duc de Newcastle.
[20] Marquardt, Manuel, V, 2, 258, 7.
[21] Marquardt, Manuel, V, 286, etc. — Pline, Hist. nat., XXXIII, 139, etc.
[22] Ibidem, V, 2, 271, etc.
[23] Strabon, III, 2 ; p. 147 à 149. — Voir aussi Marquardt, V, 2, 264, 2438.
[24] Marquardt, III, 1, 160, etc.
[25] Jacob, Production et consommation des métaux précieux (en anglais).
[26] Jacob, ouvrage précité.
[27] Jacob, ouvragé précité.
[28] Springer, Paris au treizième siècle, p. 28, etc.
[29] Interp. ad Petronium, ch. XXXI, XXXIII, LIX, LXVIII.
[30] Hist. nat., XXXIII, 143.
[31] Wieseler, le Trésor d’argenterie de Hildesheim, 19, etc. (en allem.).
[32] Hist. nat., XXXIV, 160.
[33] Becker, Gallus, II, 3e éd., 322.