MŒURS ROMAINES

 

LIVRE VIII — LE LUXE ROMAIN.

CHAPITRE II — Le luxe de la table et l’introduction de substances exotiques employées à l’alimentation.

 

 

§ 1 — Du luxe de la table en général.

Il convient de n’accueillir qu’avec beaucoup de circonspection les complaintes des anciens au sujet du luxe de la table. Le besoin de nourriture, chez les méridionaux, est en général si faible, leur sobriété, en ce qui concerne le manger et le boire, si grande que l’usage de telle boisson, comme par exemple le vin pur sans mélange d’eau, que nous nous permettons sans scrupule, leur semble déjà presque de l’ivrognerie[1]. La philosophie d’Épicure même ne faisait-elle pas à ses adeptes une règle suprême de la plus grande simplicité de mœurs et de la plus grande sobriété ? Le chef de la doctrine, qui enseignait la volupté estimait l’égal de Jupiter l’homme qui saurait se contenter de pain et d’eau, pour tout repas, et lui-même observait si rigoureusement ce principe qu’il ne se permettait le luxe d’y joindre un peu de fromage de Cythnus que dans ses jours de régal. Il y a plus : ne le vit-on pas s’appliquer à déterminer le minimum de la dose de nourriture nécessaire pour supporter l’existence, avec la résolution de s’y borner lui-même[2] ?

A Rome, la tablé fut longtemps d’une extrême simplicité. Même après que l’armée revenue, en 188 avant Jésus-Christ, de l’Asie-Mineure eut, la première, fait connaître dans cette ville l’opulence et la débauche orientales, que l’on y eut appris l’existence d’un art culinaire et commencé, dès lors, à bien payer les cuisiniers[3], auparavant les plus méprisés des esclaves, il y a tout lieu d’admettre qu’il se passa encore un siècle au moins avant que le luxe de table y fit de grands progrès ; car, jusqu’à l’an 174 avant Jésus-Christ, les ménagères y préparaient elles-mêmes le pain à domicile, comme s’il n’y avait point de boulangeries en ville[4]. En 161 encore l’engraissement des poules scandalisa à tel point que les censeurs rendirent un édit qui l’interdisait et qui fut reproduit dans les dispositions de toutes les lois somptuaires ultérieurement promulguées. On éluda pourtant la défense en engraissant des coqs[5]. L’importation d’oiseaux et de coquillages exotiques, à Rome, ne commença que beaucoup plus tard. En l’an 115, ou peut-être seulement en 78 avant notre ère, parut un nouvel édit prohibant ces deux articles, ainsi que les muscardins[6]. Vers l’an 100, encore, on ne servait jamais aux convives, même dans les festins les plus opulents, du vin de Grèce plus d’une fois[7], ce qui, vu la facilité des communications entre l’Italie et la Grèce, est le témoignage le plus significatif des prétentions plus que modestes de la gastronomie à cette époque. Le stoïcien Posidonius rapporte comme un résultat de ses propres observations, faites vers le même temps ou un peu plus tard, qu’en Italie les gens aisés habituaient leurs enfants à se contenter d’une nourriture des plus simples[8]. Mais la prospérité croissante du commerce fit peu à peu un besoin de la consommation des denrées alimentaires et autres marchandises que lui offrait l’étranger.

Par suite de l’extension progressive des relations de Rome avec les pays d’outre-mer, de l’activité croissante du trafic par lequel les diverses parties du littoral de la Méditerranée opéraient l’échange de leurs produits, on ne tarda pas à savoir parfaitement à Rome que les chevreaux d’Ambracie, les brochets de mer de Pessinonte, les huîtres de Tarente, les dattes de l’Égypte, etc., étaient ce que chacune de ces espèces offrait respectivement de plus exquis. D’autres contemporains, tels que Varron, constataient cette préférence, tout, en la blâmant hautement[9], parce qu’ils trouvaient évidemment d’une gourmandise déjà très répréhensible que l’on ne se contentât pas, dans le régime alimentaire, de produits indigènes, d’excellente qualité, à leur avis. On a peine à croire, cependant, que le rigorisme de cette manière de voir ait jamais été général, même dans l’antiquité. Thucydide (II, 38) prise comme un grand avantage pour Athènes que l’on y importait les produits de tous les pays, ce qui avait rendu l’usage des marchandises de l’étranger aussi familier à ses concitoyens que celui des productions indigènes. De même, des poètes comiques de l’école attique moyenne, comme Antiphane et un autre sur lequel travailla Ennius, Archestrate de Géla, dans un voyage gastronomique autour du monde, se sont plu à faire, avec une satisfaction visible, l’énumération des friandises de diverses contrées[10]. De ces deux manières de voir c’est, suivant toute probabilité, celle de Varron qui aurait le moins de chance d’être goûtée, aujourd’hui qu’en Allemagne et dans presque tous les autres pays de l’Europe le café des Indes orientales et occidentales, le thé de Chine, le sucre des Antilles, le fromage anglais, le vin d’Espagne et le caviar russe, sont parfaitement admis à figurer ensemble, dans les déjeuners de la classe moyenne, sans que personne songe à se formaliser d’un luxe pareil[11]. Or, du moment où non seulement nous ne trouvons rien à blâmer dans l’usage quotidien de substances alimentaires provenant des autres parties du monde, mais n’y voyons même plus un luxe, les complaintes de Varron doivent nous paraître d’autant moins fondées, l’importation des produits de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique n’étant certes ni plus facile, ni moins dispendieuse pour nous que l’étaient jadis les envois des pays riverains de la Méditerranée pour Rome, car cette capitale, il ne faut pas l’oublier, avait aussi l’avantage d’être presque un port de mer. Il nous est impossible, répétons-le, de voir dans de pareils phénomènes économiques autre chose qu’une conséquence nécessaire du développement des relations commerciales et de l’accroissement du bien-être. Ainsi Paris, qui jouissait déjà au treizième siècle de la réputation d’être, sous beaucoup de rapports, la première cité de l’Europe, avait certainement, à cette époque, bien moins d’activité commerciale et de richesse que Rome au temps de Varron ; cependant les gens de Paris n’étaient, alors déjà, rien moins qu’indifférents à l’égard des sources d’approvisionnement d’aucune denrée alimentaire ; on savait parfaitement quel district produisait le mieux tel ou tel article, et où le gourmet avait à s’en pourvoir, s’il tenait à bien garnir son office. On préférait les pois du Vermendois à ceux de toute autre provenance ; on tirait le cresson de l’Orléanais, les navets de l’Auvergne, les oignons de Corbeil, les échalotes d’Étampes ; on faisait, notamment aussi, grand cas des fromages de la Champagne et de la Brie, ainsi que du poisson des étangs de Bondy, des poires de la Bourgogne et des pommes de l’Auvergne. On recevait les meilleurs marrons de la Lombardie, les figues de Malte et le petit raisin sec du Levant. Parmi les vins étrangers, les plus estimés à Paris étaient, à part les crus de la Moselle, les vins d’Espagne et de Chypre, avec diverses autres sortes de Grèce et d’Italie[12]. Il y aurait moyen de recueillir, pour toutes les époques, de pareilles données sur tous les pays dans lesquels il existait un mouvement commercial déjà quelque peu développé et suffisamment connu. Si nous passons de la, France à l’Allemagne ; nous trouvons que Nicolaï, dans sa Vie de Sébaldus Nothanker[13] met en scène un comte, grand gourmet et teutomane, lequel, dans son antipathie native pour la cuisine française, s’attache à composer ses menus, d’après son propre goût, uniquement de ce que les pays allemands fournissaient alors de meilleur en fait de comestibles. Ce gastronome recevait tous les jours, par la poste, de grosses murènes de Poméranie, de la longueur d’un pied et demi, des tétragonoptères de l’île d’Héla et des anguilles de sable de Berlin. Il recommande de faire venir les faisans de la Bohême en février, les pâtés froids de Hanau, le fromage de cochon épicé (Schwartenmagen) de Francfort sur le Mein et les grives du. Harz en mars. De plus il lui faut des écrevisses de Sonnenbourg, des jambons de Westphalie cuits dans du champagne, du caviar de Kœnigsberg, des melons d’Astrakhan et des ananas. Or tout le monde sait combien l’Allemagne était pauvre alors, comparativement à l’Angleterre et à la France, et quelles entraves arrêtaient encore son développement commercial, à la même époque.

En lisant tout ce que les écrivains romains ont dit au sujet de l’atrocité des chasses de leur temps, de cette manie abominable d’explorer toutes les terres et toutes les mers, à la recherche de nouvelles friandises[14], on pourrait croire vraiment que tout un ensemble de dispositions extraordinaires existait et fonctionnait alors sur la plus grande échelle, que des troupes nombreuses se trouvaient engagées dans de lointaines et périlleuses expéditions, uniquement pour satisfaire au luxe de table des viveurs de Rome. Cette supposition, toutefois, ne tomberait juste que pour Vitellius qui, effectivement, envoya les flottes romaines quérir, en Espagne et jusque dans les domaines des Parthes, des foies de maquereau, des cervelles de faisan et de paon, des langues de flamant et des. laitances de murène, pour un plat monstre, qui fit grand bruit[15]. Mais il paraît que Vitellius ne trouva, même parmi les empereurs romains, qu’un seul imitateur, l’extravagant Héliogabale[16].

On voit par là qu’abstraction faite des monstruosités de certaines orgies impériales, l’ancien ne gastronomie de Rome se réduit, au fond, à ce fait très simple que parmi les productions de tous les pays, étalées sur le marché de cette ville, figuraient aussi les denrées alimentaires et les comestibles les plus fins de chaque provenance, et que tout cela y trouvait un bon débit. Or, si vous demandez quels étaient donc ces produits exquis, originaires de contrées lointaines, sur l’importation desquels ou glosait tant, la, réponse que vous obtiendrez se bornera presque généralement à la spécification : de quelques volailles, telles que le faisan et la pintade ou poule de Numidie, le flamant et un très petit nombre d’autres oiseaux[17], eu grande partie déjà élevés également dans les basses-cours d’Italie[18], et qui ne pouvaient dès lors plus se vendre à des prix exorbitants. Aussi voyons-nous, dans le tarif qui établit le maximum des prix sous Dioclétien, le faisan coté seulement 25 pour 100 de plus que l’oie[19].

Du reste, non seulement l’acclimatation des animaux et des plantes exotiques, qui formera l’objet d’une notice plus détaillée au paragraphe suivant, mais aussi l’importation de ces produits, demandés au commerce pour les taules de Rome, ne se déploya sur une grande échelle qu’à partir de l’établissement du régime impérial. Ce ne furent donc que les commencements de ce luxe qui excitèrent, à un si haut degré, la mauvaise humeur de Varron. Il paraît en effet que, de son temps, on ne voyait encore que rarement des mets exotiques figurer dans les repas, quelque opulents qu’ils fussent. Ainsi, nous avons le menu d’un festin sacerdotal de bienvenue de la première moitié du siècle qui précéda la naissance du Christ[20]. Observons que ce repas eut lieu à la date du 24 août d’une année indéterminée, mais, sans nul doute, peu éloignée du milieu de ce siècle. On n’y mentionne qu’un seul plat avec des ingrédients en partie exotiques, mais point de mets rares ou très coûteux.

On y servit, pour commencer, des doussins, des huîtres crues à discrétion, deux espèces de moules, une grive sur un lit d’asperges, une poularde, un ragoût d’huîtres et de moules, ainsi que des marrons noirs et blancs ; puis encore diverses espèces de coquillages et de poissons de mer avec des becfigues, des filets de sanglier et peut-être aussi de chevreuil, une espèce de pâté de volaille et des pourpres avec des becfigues. L’entrée principale était composée de tétines de truie, d’une tête de cochon, de fricassées de poisson et de tétines de truie, de deux espèces de canard, bouilli ou autrement préparé, de lièvres, de volailles rôties, d’un mets de farine et de pains picentins. Le menu du désert manque malheureusement[21]. Ce festin, qui réunit ce qu’il y avait alors de plus distingué à Rome, dans les deux sexes, soit probablement six prêtres, parmi lesquels figurait Jules César lui-même, en sa qualité de pontife, avec un nombre égal de prêtresses, paraît avoir marqué comme un des plus somptueux, même parmi les festins sacerdotaux, dont l’opulence était devenue proverbiale[22] : autrement un écrivain postérieur de quatre à cinq siècles n’eût, sans doute, pas cru devoir en conserver et transmettre la relation. Or, on trouverait facilement à citer, dans les annales de différentes époques de l’âge moderne, des repas dans lesquels fut déployé un luxe pour le moins égal, ou même supérieur, sans que l’on eu fît grand bruit. Ainsi, par exemple, le hasard a fait découvrir, dans les archives municipales de Leipzig, le compte rendu d’un banquet donné, le 13 août 1721, par cette ville, en l’honneur d’un surintendant ecclésiastique, nouvellement investi de ces fonctions, et ce festin n’aurait guère à redouter, pour le luxe de table qui y régna, la comparaison avec le fameux banquet sacerdotal que nous venons de signaler à Rome[23]. Il est vrai que, durant les années écoulées entre la date de celui-ci et l’époque où Varron débita ses censures, l’importation de friandises exotiques pouvait avoir, néanmoins, beaucoup augmenté. Mais on ne voit aussi figurer que des plats indigènes au festin, décrit par Horace, où le riche Nasidiénus traite Mécène et ses amis, et à ce propos, comme dans d’autres circonstances[24], l’humeur satirique du poète se tourne moins contre le luxe de la table, poussé à l’excès, que contre les ridicules des gourmands et des soi-disant maîtres en cuisine, affectant de se donner, dans l’exercice de leur art, une importance qui devait paraître doublement sotte à un partisan de la doctrine épicurienne, s’accommodant des mets les plus simples, avec une préférence marquée pour la nourriture végétale[25].

La période du plus grand luxe de table, chez les Romains, ne commença qu’après la bataille d’Actium ; ainsi que Tacite le constate dans un passage cité plus haut. L’essor de prospérité que le commerce prit après la pacification du monde romain, notamment après l’ouverture de relations commerciales avec l’Inde et l’Asie en général, par la voie d’Alexandrie, contribua essentiellement, sans doute, à l’effet signalé. C’est à partir de cette époque seulement que Rome devint, par le fait, une place où un vaste négoce, embrassant tous les pays, en faisait affluer tous les produits naturels et ouvrés, et où l’on pouvait à son aise examiner de près les marchandises du monde entier. Ce fut aussi seulement alors que les productions les plus rares et les plus chères de toutes les zones purent être employées largement à multiplier les jouissances du palais des gastronomes, dans leurs orgies. C’est alors qu’il y eut, comme dit Pline dans son langage ampoulé, un tel mélange d’ingrédients de toute espèce, que chaque espèce dut, pour mieux chatouiller le palais, emprunter des autres un goût différant complètement de sa saveur propre, et qu’il en résulta une confusion générale des productions de toutes les zones et de tous les climats. Pour tel mets on mit à contribution l’Inde, pour tel autre l’Égypte, ou Cyrène, ou la Crète, et ainsi de suite. Les hommes, dans leur rage dévorante, ne s’arrêtent pas même devant les poisons[26].

Or, s’il n’est pas douteux que le luxe de la table fut poussé très loin à Rome, durant la période qui s’écoula de l’avènement d’Auguste à celui de Vespasien, il n’est pas moins certain qu’il n’y fut jamais aussi extravagant et monstrueux, ni aussi général que l’on a été souvent porté à le croire, sur la foi de maint discours des contemporains, de Pline l’Ancien et de Sénèque le Jeune surtout. Bien des choses, qui leur semblaient absolument mauvaises, nous apparaissent aujourd’hui sous un jour plus favorable ; beaucoup d’autres, neuves, et mêmes inouïes pour eux, nous les trouvons toutes naturelles, y étant habitués ; d’autres encore n’ont pas l’importance qu’elles semblent avoir. Si tels grands festins cogitaient des sommes énormes, cela ne veut certes pas dire qu’elles étaient exclusivement affectées à la bonne chère ; une partie, peut-être même la plus forte, passait en frais accessoires et en décorations. Cette circonstance ne permet pas de conclure d’une manière absolue de la grandeur de pareilles dépenses à celle du luxe gastronomique. Au banquet du lord-maire de Londres, la dépense de cuisine et de cave, qui formait autrefois la moitié de la dépense totale, n’y figura plus que pour un tiers, sous George III, et à celui qui fut offert, en 1853, par la Cité à Napoléon III, elle ne compta même que pour un quart. A ce dernier, on dépensa 1.000 livres sterling pour l’éclairage, 1.860 pour la disposition des sièges, 1.750 pour la décoration de la salle. A un festin donné par un ami de Néron, les roses que l’on y prodigua, et ce fut en hiver sans doute, coûtèrent seules plus de 4 millions de sesterces[27]. Au fameux banquet qui coûta 6 millions à Lucius Verus, la prodigalité de l’amphitryon se manifesta surtout dans la richesse des présents qu’il fit aux convives. Parmi ces cadeaux figuraient de beaux esclaves, des animaux vivants, des vases faits des matières les plus précieuses, des chars à garniture d’argent avec des attelages de mules et leurs guides[28]. La somptueuse fête donnée en 72 avant Jésus-Christ par Q. Metellus Pius, en Espagne, s’était aussi distinguée principalement par la magnificence des décorations et des autres accessoires[29]. Ainsi, dans les 200.000 sesterces auxquels on évaluait les frais du festin donné par Lucullus dans la salle d’Apollon[30], comme dans ceux des repas à cent deniers le couvert qu’il arrivait souvent aux prêtres de Cérès et de Bacchus (Arvales) de s’offrir entre eux[31], la part revenant aux dépenses faites en couronnes, fleurs, parfums, illuminations, décorations du local, livrées de la domesticité, représentations et spectacles de circonstance, cadeaux pour les convives, etc., demeure également incertaine[32].

Du reste les sommes prodiguées en festins somptueux, mais surtout les prix élevés que l’on payait pour certaines friandises, ne doivent pas être portés uniquement sur le compte d’une gourmandise effrénée, mais aussi sur celui de la mode du temps, de la vanité fanfaronne, de l’ostentation, de l’envie qu’on avait de faire parler de soi, dans les cercles des viveurs raffinés, et, cette remarque est applicable à beaucoup d’autres phénomènes du luxe de cette époque. Les dissipateurs, dit Sénèque (Lettres, 122, 14), visent à ce que la vie qu’ils mènent forme continuellement l’objet des conversations. Ils croient. avoir perdu leur peine si on ne parle pas d’eux. Dès qu’une de leurs actions échappe à la renommée, ils sont mécontents. Il en est beaucoup qui mangent leur fortune en faisant grande chère, beaucoup qui entretiennent des maîtresses à grands frais. Pour se faire un nom parmi eux, il ne suffit pas de mener une vie luxueuse, il faut s’arranger de manière à frapper l’attention. La dissipation vulgaire ne fait pas naître de cancans dans une ville aussi affairée.

C’est précisément cette envie de faire sensation qui amena, entre autres, plus d’un prodigue à payer pour un mulet[33] d’une grosseur extraordinaire ces sommes folles dont on a si souvent avancé la mention comme preuve d’un luxe de gourmet sans exemple[34]. Ainsi, un certain P. Octavius, en donnant 5.000 sesterces pour un poisson de l’espèce, du poids de 5 livres et demie romaines, achetait réellement à ce prix la gloire d’être devenu l’acquéreur d’une pièce que non seulement l’empereur Tibère, mais le prince des gourmets, son rival Apicius lui-même, avaient trouvée trop chère[35], et cela valut au surenchérisseur une grande considération dans la société de ses pareils. Ces prix, comme beaucoup d’autres certainement aussi, rentrent dans la catégorie des prix d’ostentation, qui ne s’arrêtent qu’aux limites de la solvabilité des acheteurs mêmes[36]. Du reste, il n’y a pas bien longtemps, qu’en Russie un grand esturgeon valait sur les bords de l’Oural même jusqu’à 400 roubles de banque (468 fr., 75) ; donc peut-être le double ou le triple à Moscou et à Saint-Pétersbourg[37].

Ajoutons[38] que sous le premier empire, en France, la somme des frais d’achat, de préparation et de transport d’une truite énorme avec sa sauce, envoyée par la ville de Genève à l’archichancelier Cambacérès, n’aurait pas été évaluée, par la Cour des comptes, à moins de 6.000 fr. Pline dit, en exagérant par la phrase selon son habitude, que les cuisiniers, de son temps, coûtaient plus qu’autrefois le triomphe d’un général romain[39] ; et cependant, nous doutons fort qu’on les payât alors aussi cher qu’on les paye dans notre siècle, à Londres et à Paris. Antoine Carême, qui tint successivement l’emploi de chef chez lord Stewart, le prince de Talleyrand, Rothschild et l’empereur Alexandre, recevait, chez ce dernier, 2,400 fr. d’appointements par mois, et ses dépenses de cuisine atteignaient, mensuellement, une somme de 80.000 à 100.000 fr.[40] D’après le prince Puckler-Muskaus[41], il y avait même en Angleterre, à l’époque où il y voyagea, des cuisiniers au traitement de 1.200 liv. st. (30.000 fr.) par an.

Sénèque[42] parle comme d’une monstruosité d’un plat fameux, devenu l’objet de toutes les conversations de la capitale. Les comestibles les plus recherchés et les plus délicats, tels qu’huîtres et autres mollusques friands, oursins ou doussins, mulets dépouillés de leurs arêtes, que d’ordinaire on sert distinctement et consécutivement dans lés grands festins, y avaient été tellement mêlés et noyés dans une même sauce que l’on ne reconnaissait plus rien du tout dans ce mélange, comparable à celui d’aliments que rejette l’estomac. Si un pareil plat fit tant de sensation, il est permis de croire que l’art culinaire, du temps de Néron, était, pour l’intelligence et le goût du raffinement, bien au-dessous de la cuisine de nos jours, de la française surtout. Le luxe grossier que P. Servilius Rullus avait introduit dans les repas, vers l’époque de la dictature de Sylla, luxe consistant à servir, même dans les réunions les moins nombreuses, un sanglier tout entier aux convives, et qui était encore fort en usage du vivant de Pline l’Ancien[43], peut également faire douter de la finesse de cette gastronomie romaine à laquelle le sanglier et le porc, que l’on savait apprêter de cinquante manières différentes[44], fournirent, dans tous les temps, des plats qu’elle tenait en grande faveur[45]. Le prix du porc n’était pas, cependant, assez élevé pour donner lieu à la supposition que sa cherté avait fini par en faire, chez les Romains de l’empire, la viande le plus à la mode, suivant l’expression de Roscher[46] ; mais il n’était point non plus aussi bas que se l’est figuré Preller[47].

Pour terminer, observons encore ici que l’usage des vomitifs, après le repas, n’avait nullement le caractère, qu’il semblerait avoir d’après les idées de nos jours, d’une preuve irrécusable d’intempérance et d’ivrognerie. De ce que César, qui n’était rien moins qu’intempérant[48], prit une fois un vomitif, après un repas copieux chez Cicéron, sans que celui-ci, mentionnant le fait[49], ait l’air d’en avoir été choqué le moins du monde, il ne s’ensuit pas que l’on puisse dire qu’une gloutonnerie bestiale était alors devenue si commune que personne ne songeait plus à s’en formaliser ; il faut plutôt en conclure qu’un remède, employé de nos jours en cas de maladie seulement, était, dans ce temps-là, réputé purement diététique et avait passé en usage comme tel[50]. Il y a ce fait que la purgation régulière, par des moyens parmi lesquels figuraient aussi les vomitifs, telle qu’on la pratiquait déjà chez les anciens Égyptiens[51], avait été recommandée ensuite par la plus grande autorité médicale de l’antiquité grecque, le célèbre Hippocrate, auquel se rallient, au moins en grande partie, lés médecins des temps postérieurs, ne déconseillant que l’abus de cette méthode. Du temps d’Hippocrate même, les vomissements après le repas paraissent avoir été plus usités que les vomissements à jeun. Celse n’entendait pas blâmer Asclépiade d’avoir rejeté absolument, dans son livre sur l’hygiène, l’usage diététique des vomitifs, en l’y supposant déterminé par l’habitude de bien des gens d’en prendre tous les jours ; il n’admettait pas que l’on y recourût pour favoriser les excès de la gourmandise ; mais il savait cependant, par expérience, que le moyen susdit, employé à propos dans certains cas, ne pouvait que faire du bien à la santé[52]. Le célèbre médecin Archigène aussi, sous Trajan, déclara l’usage modéré des vomitifs, pris deux ou trois fois par mois, extrêmement salutaire[53]. Galien conseille d’en user avant plutôt qu’après le repas. Parmi ceux qui, regardant l’usage diététique des vomitifs comme positivement nuisible, voulaient qu’on n’y recourût qu’en cas de maladie, il faut ranger Pline l’Ancien[54]. Toujours est-il que le nombre des débauchés qui vomissaient, pour se remettre en état de manger, puis mangeaient, pour revomir, et tenaient à ne pas embarrasser leur estomac de la digestion de repas composés de mets provenant de toutes les parties du monde, pouvait bien être assez considérable, au moins du temps dé Néron, quand ces lignes sortirent de la plume de Sénèque (Ad Helv., 10, 3). Mais les propos d’écrivains si portés à exagérer et à trop généraliser, ne suffisent guère pour nous convaincre que la dégoûtante habitude des vomissements quotidiens, avec toutes ses conséquences, aussi pernicieuses que répugnantes, ait jamais pu se communiquer à une grande partie de la société, même à l’époque des plus terribles orgies[55] ; car, pour les temps ultérieurs, Un pareil débordement est encore moins admissible. On est donc allé trop loin en se représentant généralement les Romains, d’après ce que Pline l’Ancien[56] et Sénèque[57] ont dit des suites de débauches qui, de leur temps, pourraient bien toutefois n’avoir été, malheureusement, que trop fréquentes[58], comme une race au visage hâve, aux joues bouffies, aux yeux gonflés et aux mains tremblantes, avec de grosses bedaines, affaiblie d’intelligence et dépourvue de mémoire, pour ne pas dire plus[59].

En réalité, d’après ce qui résulté de l’ensemble des témoignages parvenus jusqu’à nous, le luxe de la table à Rome, sous l’empire, quelque exorbitant et contraire aux lois de la nature qu’il parût eaux anciens, était bien inférieur à celui qu’offrent actuellement, en Europe, nos grandes capitales, on peut même se demander s’il atteignait seulement à la grande chère du dix-huitième siècle. Lady Montagne, pendant le séjour qu’elle fit à Vienne en 1716, y assista à plusieurs grands dîners de la haute noblesse, auxquels on servit itérativement, pour la fêter, plus de cinquante plats sur de la vaisselle plate, avec un dessert à l’avenant sur la plus fine porcelaine ; de plus, souvent jusqu’à dix-huit sortes de vins, dont la carte figurait à côté de chaque couvert[60]. En France sous le règne de Louis XV, 120 faisans étaient livrés chaque semaine à la cuisine du prince de Condé, et, quand le duc de Penthièvre se mit en route pour ouvrir les États de Bourgogne, 152 hommes de bouche le devancèrent dans son voyage. Le républicain -Danton donna, dit-on, des dîners à 400 fr. le couvert, et Barras, pendant qu’il était au directoire, doit avoir fait venir, par le courrier de la malle, ses champignons du département des Bouches-du-Rhône[61]. Ces exemples peuvent suffire : Quant à la vive impulsion que le puissant développement du commerce entre tolites les parties du monde, depuis le premier quart du siècle présent, adonnée et imprime encore aujourd’hui à toutes les branches du luxe, non moins qu’à celui de la table en particulier, c’est là un fait de notoriété universelle.

 

§ 2. — De l’acclimatation d’espèces comestibles du règne animal et du règne végétal.

Dans l’antiquité romaine non plus, on ne saurait dire que le luxe de la table n’ait produit que des effets nuisibles ou sans conséquence ; au contraire, ce luxé, par cela même qu’il fut le mobile principal de l’introduction de la culture de plantes exotiques et de l’acclimatation d’animaux, propres à la consommation alimentaire, dans les pays d’Occident, partant aussi de l’amélioration et du raffinement des denrées comestibles en général, était alors, tout aussi bien que de nos jours, un facteur nullement à dédaigner dans le mouvement général d’expansion et de progrès de la civilisation. Cet objet mérite de fixer particulièrement l’attention[62].

Une grande partie des animaux et végétaux servant à la consommation de luxe avaient été introduits en Italie dès le temps de la république. Il est vrai que, chez les détracteurs absolus du luxe, la naturalisation de poissons et d’oiseaux exotiques,’poursuivie dans le but d’accroître et de multiplier les plaisirs de la table, encourait, dès lors, un blâme tout aussi sévère que la simple importation dés mêmes objets par les voies commerciales. Sous. Tibère, le préfet de la flotte, Optatus Elipertius, réussit à naturaliser dans les eaux du littoral occidental de l’Italie, entre Ostie et la Campanie, un poisson des plus estimés, le sarget (scarus), que l’on pêchait entre les îles de Crète et de Rhodes. Cela fit dire à Pline l’Ancien, après que ce poisson se fut multiplié dans les parages italiens : Voilà donc que la gourmandise s’est procuré un nouvel élément de bonne chère, en servant du poisson, et a donné un nouvel habitant à la mer, pour que l’on ne s’étonne plus dorénavant de voir pondre à Rome des oiseaux exotiques[63]. Cependant, mêmes les plus âpres censeurs du luxe de table ne trouvaient pas mal qu’on en tirât profit. Ainsi Varron n’a pas dédaigné de donner les instructions les plus minutieuses sur la manière d’élever et de propager artificiellement le gibier, la volaille, le poisson et les mollusques, pour les espèces venues de l’étranger, telles que les pintades d’Afrique, les lièvres et les lapins de la Gaule et de l’Espagne, les escargots d’Illyrie et d’Afrique, tout comme pour les indigènes[64]. Ce fut aussi, d’après le témoignage de Pline[65], l’amour du lucre, non seulement la gourmandise, qui conduisit à l’invention des parcs d’huîtres établis dans le lac Lucrin, due à Sergius Orata. Du reste, la culture artificielle des huîtres avait déjà été tentée antérieurement, mais sans succès. Suivant Aristote[66], des habitants de Chios, ayant emporté des huîtres vivantes de Pyrrha, dans l’île de Lesbos, les auraient déposées au fond de la mer, sur quelques points analogues des parages de leur propre île. Or, après un laps de temps assez considérable, il se trouva qu’elles avaient bien gagné en grosseur, mais ne s’étaient pas multipliées. Hors de l’Italie, on ne connaît, dans l’antiquité, de parcs d’huîtres qu’à Bordeaux[67]. Mais ce qui, dans l’antiquité, était une spéculation lucrative pour quelques particuliers seulement, occupe aujourd’hui l’économie politique comme une branche d’industrie, de grande importance pour des populations entières, et l’histoire naturelle comme un des problèmes scientifiques les plus dignes d’efforts sérieux. On sait qu’en France l’État a puissamment secondé et largement encouragé le renouvellement et la naturalisation, par M. Coste, de la culture artificielle des huîtres, que l’on continue d’ailleurs à pratiquer en Italie même, d’une manière très intelligente, dans sa simplicité primitive, au lac de Fusaro.

Les animaux dont l’introduction en Italie fut occasionnée par l’accroissement du luxe des tables, étaient des oiseaux pour la plupart. Le paon, qu’Hortensius eut le premier, l’idée de faire servir rôti, n’était plus alors du nouveau pour les Romains. Par suite d’une plus forte demande, l’élevage des paons prit le caractère d’une véritable industrie rurale. Déjà du temps de Varron, les petites îles circonvoisines de l’Italie furent converties en îles de paons, et l’on établit des parcs de ces oiseaux même sur le continent. Au temps d’Athénée, Rome regorgeait de paons[68]. — La pintade (Numidica, gallina africana), dont on mangeait déjà du temps de Varron, était pourtant encore rare, et chère par conséquent ; mais il y a lieu de croire qu’au temps de Martial elle était devenue assez commune, dans les grandes basses-cours. Les faisans, qui arrivaient, déjà du temps de Ptolémée Évergète II, de la Médie, c’est-à-dire des contrées au sud de la mer Caspienne, à Alexandrie, ne sont nommés ni par Varron, ni par Horace, parmi les comestibles dont les gourmets romains étaient friands alors ; il n’est fait mention de ces volailles que depuis le commencement de l’ère impériale. Or, bien que les auteurs du temps affectent toujours de dire que l’on tirait le faisan de son pays d’origine lointain, nous savons, par une indication précise de Martial, qu’on l’élevait aussi en Italie, dès l’avant-dernière période décennale du premier siècle de notre ère au plus tard. Martial affirme qu’il en était de même du flamant, dont il n’est du reste que rarement fait mention ; peut-être Apicius l’avait-il lui-même introduit dans la consommation ; il fut du moins le premier qui signala le goût exquis de la langue de cet oiseau[69].

Comme d’ailleurs l’élevage des volailles prospère tout particulièrement dans le ressort du jardinage, il était naturel qu’il se développât en Italie sur la plus grande échelle. De même ce sont encore aujourd’hui, en Europe, les peuples de race latine qui, en raison de la nature des contrées qu’ils habitent et des traditions qui s’y sont conservées, mangent et élèvent le plus de volaille. Il ne pouvait être question en Italie, du temps des Romains, d’un riche produit des chasses, et la distance, ainsi que le climat trop chaud, empêchait de songer à y faire venir le gros gibier des forêts de la Germanie et le gibier ailé des landes marécageuses du nord. Les Romains furent ainsi mis sur la voie de pratiquer l’élevage d’oiseaux des espèces les plus délicates, que l’on se procure ordinairement par la chasse ; on affecta souvent à cette production artificielle des établissements montés sur un pied gigantesque, et l’on atteignit ainsi, par degrés, un apprivoisement plus ou moins complet de ces espèces. Ces essais d’élevage n’ont pas été renouvelés dans les temps modernes, et, bien que, dans notre vieille Europe, la nature sauvage ait constamment perdu du terrain, les chemins de fer suppléent aujourd’hui à cette perte, en transportant, avec la rapidité de l’éclair, le gibier, abattu dans les plus lointaines solitudes, vers les grands centres de consommation. Déjà le marché de Paris reçoit des perdreaux de l’Algérie et jusque de la Russie septentrionale[70].

L’acclimatation d’arbres fruitiers et de plantes comestibles s’opéra, en Italie, sur une échelle bien plus grande encore que l’introduction des espèces animales, et c’est de cette contrée que les végétaux dont il s’agit se répandirent ensuite dans d’autres pays. Mais, à cet égard aussi, les derniers tiges de l’antiquité n’ont fait que poursuivre, étendre et multiplier ce qu’avaient mis en train et commencé les âges antérieurs ; ils ne firent qu’élargir le domaine des cultures nouvellement adoptées, de la propagation successive desquelles finit cependant par résulter, naturellement, dans le cours des siècles, une transformation complète du caractère de la végétation du midi et de la région moyenne de l’Europe.

Il y eut, en Italie, un temps où les habitants ne faisaient encore que du labourage, et où la culture de la vigne n’avait pas encore pénétré chez eux. Elle vint seulement avec les premières des expéditions maritimes que les Grecs dirigèrent sur cette contrée ; mais elle réussit si bien sur les coteaux de la basse Italie que, déjà au cinquième siècle avant Jésus-Christ, Sophocle put appeler l’Italie la terre de prédilection du dieu Bacchus. C’est aussi des Grecs que les Romains reçurent la culture de l’olivier, et, si la donnée du chronologiste Fenestella, que Pline nous a transmise, est exacte, ce ne fut même qu’à l’époque des Tarquins[71], tandis que, le figuier paraît remonter en Italie aussi haut que la colonisation grecque elle-même. Au temps de Varron, on mangeait à Rome des figues de Chios, de la Lydie, de Chalcis, d’Afrique et d’autres provenances encore, toutes étrangères[72]. Jusque sous le règne de Tibère, des figuiers furent transplantés directement dé la Syrie en Italie. Les dénominations des noix, des amandes et des châtaignes ont flotté longtemps incertaines en Occident, où on les confondait souvent, tant que l’on ne pouvait s’y procurer que par la voie du commerce ces fruits, originaires de la partie moyenne de l’Asie Mineure, mais particulièrement de la région du Pont. Caton connaissait déjà l’amande sous le nom de noix grecque. Les amandes douces et amères (amygdala dulcia et amara) figurent pour la première fois, ainsi dénommées, dans Scribonius Largus, sous le règne de Claude. Peut-être Caton connaissait-il aussi la châtaigne (nux calva). Dans tous les cas, on ne saurait, vu ce manque de fixité dans les dénominations, admettre que les arbres produisant ces fruits fussent alors déjà cultivés généralement en Italie. La première mention de la châtaigne (castanea), désignée sous ce nom, est de Virgile ; tandis que celle des noix communes (glands de Jupiter, juglandes) remonte à Cicéron et à Varron. Il n’est pas encore question du prunier, comme d’un objet de culture générale, du temps de Caton, auquel il arrive une seule fois de le nommer ; mais cet arbre était devenu commun déjà sous Auguste. Pline, qui mentionne une multitude étourdissante de variétés du prunier, nous apprend que la plus exquise des prunes, celle de Damas, croissait depuis longtemps en Italie, et qu’une autre espèce syrienne y était également acclimatée, mais cette dernière depuis peu seulement. La grenade, au contraire, était déjà commune en Italie du temps de Caton. Le coing, que les Grecs d’abord avaient reçu de la Crète, était aussi déjà ancien en Italie. Quant à la cerise, qui manque sur la liste de Caton, on sait qu’elle fut apportée par Lucullus des rivages du Pont à Rome. Varron ne la nomme qu’une fois, mais les écrivains postérieurs en parlent fréquemment. Ce fruit, nouveau pour l’Italie, était probablement une cerise aigre, dé qualité supérieure, plus grosse et plus succulente que la merise (prunus avium), indigène dans cette contrée ; mais il paraît qu’il existait aussi dans l’Asie Mineure, au temps du roi Lysimaque déjà, une cerise douce, améliorée par la culture. On greffa ces deux espèces capitales, dont la production avait été rapidement augmentée, et que l’on fit venir d’Asie en quantités de plus en- plus considérables, sur les cerisiers sauvages ou merisiers indigènes, et l’on engendra ainsi une foule de variétés nouvelles[73].

Parmi les fleurs, la rose des jardins de l’Orient arriva de bonne heure à s’introduire en Italie, avec les colonies grecques qui s’y fixèrent, probablement en même temps que le lis, pour se répandre de là dans le monde entier. A côté des roses, des lis et des violettes, nous trouvons aussi, dans les jardins romains, le crocus d’Orient, qui croissait particulièrement en Cilicie. Cependant, on rangeait ce dernier parmi les fleurs exotiques, et on en regardait la culture, dans les jardins romains, comme un triomphe de l’art d’acclimatation, non moins que celle de la casia, de l’encens et de la myrrhe, avec lesquels Columelle groupe le crocus. De l’avis de Pline, la culture du safran n’était pas rémunératrice en Italie ; cependant, tout porte à croire qu’on l’y implanta néanmoins. Parmi les plantes fourragères introduites de l’Orient, Caton ne connaissait encore ni la luzerne (medica), ni le cytise ; mais déjà Varron les mentionne. Il faut en conclure qu’elles se propagèrent en Italie dans le cours du siècle qui s’écoula entre ces deux auteurs[74].

On voit par là que, dans les derniers siècles avant Jésus-Christ, l’Italie, comme tout le monde ancien en général, vivait sous le régime d’une économie rurale de sa propre création. Varron déjà put dire que l’Italie était un grand verger, tandis que les Grecs des temps antérieurs, de l’époque de la guerre du Péloponnèse à celle de la splendeur d’Alexandrie inclusivement, connaissaient la péninsule italique comme un pays empreint, comparativement à leur propre patrie et à l’Orient, d’un cachet quasi-septentrional et primitif, pays dont la production consistait principalement en grains, bétail et bois. Dans la,suite, dés plantations étendues d’arbres fruitiers de l’Orient prirent la place qu’occupaient d’immenses forêts et des solitudes inhospitalières, avec leurs produits bruts en bois, poix, gibier et pâture, pendant que des sucs rafraîchissants se substituaient au régime de viande et de bouillie des anciens. Les gens par l’entremise desquels s’opéra cette révolution hygiénique étaient en majeure partie des esclaves et des affranchis d’origine asiatique, des Syriens, des Juifs, des Phéniciens, des Ciliciens. L’horticulture et le plaisir qui s’attache à l’occupation placide et tranquille de l’éducation et du soin des plantes formaient, depuis un temps immémorial, un apanage de la race araméenne[75].

L’immense accroissement d’activité qui eut lieu dans toutes les relations de commerce de l’ancien monde, depuis Auguste, eut naturellement aussi pour effet de multiplier les acquisitions de plantes formant l’objet des cultures de l’Orient. Déjà Columelle félicite l’Italie d’avoir su naturaliser chez elle, par les soins laborieux de ses colons, les fruits de presque toutes les parties du monde alors connu[76]. Aux végétaux introduits, dès les premiers temps de l’empire, il y a lieu d’ajouter, peut-être, le lotus africain[77], l’échalote d’Ascalon[78], bien certainement aussi l’amandier pêcher et le jujubier, que Sextus. Papirius, consul en l’an 36 après Jésus-Christ, transplanta de l’Afrique et de la Syrie en Italie, vers la fin du règne d’Auguste[79], la fève d’Égypte (colocasia)[80] ; enfin, le radis de la Syrie[81] et le millet de l’Inde, introduits en Italie, celui-ci très-peu de temps, celui-là moins de dix ans avant l’époque où Pline écrivit ce que nous venons de rapporter[82]. La culture du riz et celle du maïs n’y furent naturalisées qu’à la fin du quinzième siècle, ou au commencement du seizième. L’abricotier et le pécher avaient été implantés en Italie, vers le milieu du premier siècle de notre ère, par des jardiniers industrieux, qui se firent payer cher leurs premières récoltes de pommes persiques et de primes arméniennes, comme on appelait alors ces fruits. La pistache fut transplantée par L. Vitellius, père de l’empereur de ce nom, de la Syrie, où il avait été légat, sous Tibère, à sa terre, près d’Albe, avec plusieurs autres fruits de jardin. Le melon paraît avoir été introduit, dans le cours du premier siècle de l’ère chrétienne, des oasis voisines de l’Oxus et du Jaxarte dans les jardins de Naples. Pline décrivit le premier ces nouveaux et merveilleux fruits de la Campanie, sous le nom de melopepones ; plus tard, les biographes des empereurs disent melo. Il est douteux que la naturalisation du caroubier remonte jusqu’au temps des Romains[83]. Mais le citronnier (arbor citri), qui portait ces pommes médiques, longtemps admirées comme le fruit des jardins des Hespérides, et le cédrat (citrus medica cedra), ont été positivement acclimatés en Italie dans le cours des premiers siècles de l’ère chrétienne. Pline mentionne l’insuccès de tentatives faites en vue du transport d’arbrisseaux de l’espèce en Italie, dans de grands pots de terre percés de trous ; mais Florentinus signale déjà, à une époque qui, très probablement, correspond au commencement du troisième siècle, une culture de citronniers en serre chaude, pareille à celle que l’on trouve encore aujourd’hui dans la halite Italie, où l’on abrite ces arbustes par des murailles, du côté du nord, et les couvre en hiver. Palladius enfin mentionne l’existence, vers le quatrième siècle ou le cinquième, de citronniers venus en pleine terre, sans aucune de ces précautions, dans l’île de Sardaigne et à Naples, mais seulement sur des terrains de choix. Aussi, le dernier explorateur de ce domaine, homme d’autant de sagacité que d’érudition, Hehn, qui est ici notre guide, reconnaît-il, tout en considérant l’empire romain comme fatalement voué à une ruine prochaine, que le temps de sa durée montre cependant, dans plusieurs des branches de l’activité humaine qui frappent généralement le moins les yeux, comme, par exemple, en ce qui concerne l’échange et le parti tiré, par l’industrie, des produits naturels des contrées les plus diverses, une tendance marquée vers le progrès et des progrès réels. Quant aux autres fruits de la famille du citronnier (agrumi), l’introduction en Europe du limon (en arabe limûn), que l’on confond souvent à tort avec le citron proprement dit, et de l’orange amère, ne date que de l’époque des croisades, celle de l’orange douce (portogallo), rapportée de la Chine par les Portugais, que du seizième, et la variété nouvelle dite mandarine, venue de la Chine aussi, même que du siècle présent[84].

L’amélioration des fruits et des cultures végétales, ainsi que la multiplication des espèces, avait été poussée, dès les premiers temps de l’empire, à un si haut degré que Pline[85], la croyant arrivée au dernier point de la perfection, n’admettait pas que l’on pût, dorénavant, encore y inventer du nouveau. De son point de vue, il aurait dû désapprouver l’acclimatation des végétaux exotiques autant qu’il trouvait positivement mal que l’on en fit venir, comme par exemple du poivre de l’Inde[86], par l’entremise du commerce. Cependant il ne s’y montre contraire nulle part, soit parce que, et c’est la version la plus probable, les adversaires du luxe donnaient à la nourriture végétale la préférence sur la nourriture animale[87], et devaient aussi, par conséquent, être plus favorables à l’accroissement et au perfectionnement artificiels de ce qui constitue le fonds d’alimentation du premier de ces deux régimes, soit que l’absurdité d’un blâme de la propagation des espèces du règne végétal, opérée sur la plus grande échelle, avec le profit le plus évident, depuis des siècles, ne pût manquer de le frapper. Mais il ne pouvait non plus se résoudre à émettre, sans restriction, une opinion favorable sur la culture des jardins et des vergers, parce que, en effet, tout progrès dans ce sens éloignait de l’état de nature et rendait, ainsi, plus sensible. ce qu’il y avait de factice dans les jouissances nouvelles que l’on se procurait de cette façon. Il reconnaissait bien le service rendit, même aux oiseaux et aux bêtes fauves, par l’amélioration des végétaux et des fruits mangeables[88], mais en déplorant d’un autre côté que, par des rapprochements adultérins d’arbres, c’est-à-dire l’entement, au moyen duquel on était parvenu à élever le rapport d’un arbre fruitier, à proximité de Rome, au niveau de ce que rapportait jadis toute une terre, on eût rendu le fruit inabordable aux pauvres[89]. Et lors même, poursuit-il, que l’on passe sur la production de fruits que leur grosseur, leur saveur, ou leur forme extraordinaire, met hors de la portée des moyens. du pauvre, fallait-il encore créer de nouvelles variétés jusque parmi les herbes, et laisser l’opulence introduire des gradations de qualité jusque dans les aliments du coût d’un simple as ? Faut-il que la culture pousse les asperges à une grosseur qui les bannisse de la table du pauvre ? La nature a fait croître des asperges sauvages, que chacun était libre de cueillir où il les trouvait ; maintenant on en voit d’artificielles, si grosses qu’à Ravenne trois pèsent une livre. Voilà les monstruosités qu’engendre la gourmandise ![90] Quelque étonnement qu’excitassent alors ces progrès dans l’art du jardinage, il ne paraît pas, cependant, qu’ils puissent soutenir la comparaison avec ceux de notre propre horticulture. Dans le plus grand des jardins appartenant aux maraîchers des environs de Londres, on voyait figurer dès 1828, entre autres plantes potagères cultivées pour le commerce, 435 espèces de salades, 261 de pois, 240 de pommes de terre, etc.[91] Il paraîtrait qu’en valeur aussi les produits obtenus, de nos jours, par le jardinage, surpassent ceux qu’il donnait dans l’antiquité. Ainsi le dessert seul d’un dîner donné par Rothschild, à Londres, et dont parle le prince Puckler-Muskau[92], avait coûté 100 livres sterling (2.500 fr.), ce qui ne serait même aujourd’hui plus rien d’extraordinaire. Les truffes, peu goûtées des anciens, qui ne connaissaient, à ce qu’il paraît, même pas la truffe noire[93], forment actuellement, en France, l’objet d’une culture et d’un commerce d’exportation grandissant d’année en année. On en paye la livre au producteur environ 9 fr. 50 et, pour le consommateur, le prix s’élève jusqu’à 36 fr. L’exportation de cet article pour la Russie, l’Angleterre et l’Amérique a passé de 104.000 livres en 1865, à 120.000 en 1866 et à 140.000 en 1867. La vente d’une maison de Carpentras, qui en 1832 ne plaçait encore que 18.000 livres de truffes, atteignit en 1866 le chiffre de 109.900 livres[94].

Il n’a été question jusqu’ici que des acquisitions de l’Italie seule en cultures végétales. Celles-ci, elle les communiqua, après être devenue le centre de la domination universelle, en proportions croissantes avec le temps, aux provinces, dans la végétation comme dans le régime alimentaire des habitants desquelles une révolution s’opéra ainsi peu à peu. Les arbres fruitiers, en partie du moins, se répandirent au-delà des Alpes, avec une étonnante rapidité. La cerise, 420 ans après son acclimatation en Italie, vers 47 avant Jésus-Christ, avait déjà passé en Bretagne, à la suite de l’expédition envoyée dans cette île par Claude. Dans la Belgique, en comprenant sous ce nom tout le pays qui s’étend entre la Seine, la Saône et le Rhône, le Rhin et la mer du Nord, ainsi que sur les bords du Rhin, les cerises lusitaniennes étaient réputées les meilleures, au temps de Pline[95]. La pistache, apportée en Italie par L. Vitellius, comme on l’a déjà dit, fut introduite en Espagne par son compagnon d’armes, le chevalier romain Pompée Flaccus[96]. Au temps de Pline et de Columelle, la Provence produisait déjà une variété précoce de la grosse pêche[97]. Une espèce de casia, cultivée comme plante odoriférante, venait déjà très bien, du temps de Pline, aux derniers confins de l’empire, baignés par le Rhin. On l’y cultivait dans le voisinage des ruches d’abeilles[98]. L’Allemagne, dont Tacite jugeait encore le climat trop froid pour ces cultures, doit aux Romains, non moins que la France et l’Angleterre, les commencements de ses plantations, aujourd’hui si florissantes, d’arbres fruitiers[99].

C’est toutefois pour la propagation de la culture de l’olivier et de la vigne que l’influence de la civilisation romaine eut les conséquences les plus importantes. Quand l’empire romain fut arrivé au terme de son développement, ses limites se trouvèrent coïncider, à peu près, avec celles des récoltes du vin et de l’huile. Cependant, le domaine de la production de ces deux denrées ne s’était élargi qu’insensiblement, aux dépens de celui de la bière et du beurre. Avec l’expansion de la culture hellénique d’abord et de la culture romaine ensuite, le noble fruit de l’olivier s’était répandu, de l’angle sud-est de la Méditerranée, sa patrie originaire, sur tous les pays qui forment son ressort actuel. De Marseille, l’olive avait progressé, dans les Gaules, jusqu’à sa limite septentrionale de production ; de là, les côtes de la Ligurie s’étaient couvertes de même de plantations d’oliviers, et si, dans le district des bouches du Pô, la situation trop basse des terrains inondés en empêchait l’introduction, elles réussirent d’autant mieux en Istrie et dans la Liburnie. L’huile de l’Istrie rivalisait avec celle du midi de l’Espagne. Dans la péninsule au-delà des Pyrénées, la culture de l’olivier avait gagné du terrain et de la consistance, en avançant, de front avec les progrès de la civilisation, des côtes vers l’intérieur[100].

Quant à la vigne, elle parvint à conquérir des régions beaucoup plus septentrionales, ainsi qu’à s’y maintenir. Columelle s’autorise d’une citation empruntée aux écrits d’un agronome plus ancien, Saserna ; pour accuser un changement dans le climat, promettant que les contrées jadis trop froides, pour la culture de la vigne et de l’olivier, auraient bientôt abondance de vin et d’huile. Mais cela n’est point arrivé, bien que, dans le cours des siècles, la culture des deux produits progressât graduellement au nord. Dans les temps modernes, au contraire, celle de la vigne en particulier s’est retirée de plus en plus des régions septentrionales, en cessant d’y être profitable : ainsi du nord de la France, du midi de l’Angleterre, de la Marche de Brandebourg, de la Prusse occidentale, etc. Du littoral de l’Adriatique, la vigne ne gravit pas seulement les pentes des Euganées, mais de bonne heure aussi les coteaux avancés et les revers méridionaux des Alpes. Déjà Caton avait fait l’éloge des vins de la Rhétie, c’est-à-dire du Tyrol et de la Valteline.

Dans le nord de l’Afrique la production du vin, d’origine phénicienne, remontait à la plus haute antiquité, et elle n’y fut anéantie que postérieurement, par l’islamisme[101]. La péninsule au-delà des Pyrénées manquait, d’après Strabon, les provinces du sud et de l’est exceptées[102], presque entièrement de vin, comme de figues et d’olives : le littoral du nord, à cause de la rigueur du froid ; l’intérieur, à cause de la barbarie des habitants[103]. Chez les Lusitaniens, buveurs de bière, le vin était encore rare ; cependant, la vigne avait commencé, dès lors, à pénétrer dans la vallée du Douro[104], où se récoltent aujourd’hui les vins dits de Porto. Du temps de Pline encore, l’Espagne même passait pour être surtout un pays de bière. Sur le sol gaulois, les premières plantations de vigne furent faites sans doute aussi à Marseille, d’où elles se propagèrent, avec les colonies formées par cette ville, à l’est comme à l’ouest, en suivant le littoral, et pénétrèrent peu à peu dans l’intérieur, si bien que les Romains ne tardèrent pas à se croire obligés de restreindre, dans l’intérêt de l’exportation italienne, la production gauloise d’huile et de vin[105]. Immédiatement après la conquête de César, avec laquelle commença le grand travail de la romanisation des Gaules, on n’y trouvait, en dehors de la province romaine déjà antérieurement existante, que du vin importé[106], à côté de la bière, et Strabon encore dit que la vigne ne réussissait plus que difficilement au-delà du domaine de la culture du figuier et de l’olivier, vers les Cévennes[107]. Mais, dans. Pline et Columelle, la France actuelle apparaît déjà comme un pays vignoble, indépendant des autres et rivalisant avec eux sous ce rapport, ayant ses cépages et ses crus propres, en exportant même pour la consommation et l’acclimatation en Italie. Ces auteurs mentionnent, entre autres, des vins de la Bourgogne et du Bordelais. Dans le cours de la période du règne des empereurs, la culture de la vigne s’empara des vallées de la Garonne, de la Marne et de la Moselle, gagna même la Suisse, où une inscription près de Saint-Prex, sur le rivage septentrional du lac Léman, entre Rolle et Morges, en a conservé la trace[108], mais ne franchit pas le Rhin. On dit de l’empereur Probus qu’il permit, sans aucune restriction, la culture de la vigne dans les provinces des Gaules, d’Espagne et de Bretagne, suivant d’autres rapports dans les Gaules, la Pannonie et la Mœsie[109]. Par la plantation de vignes sur le revers méridional des Carpates, au mont Alma, près de Sirmium (Mitrovicz), il devint le père de la viticulture hongroie[110]. Un siècle plus tard, Claudien[111] chantait déjà le Danube ombragé de vignobles. Cependant l’Italie resta, dans l’antiquité, le premier pays vignoble du monde ; aujourd’hui le rang qu’elle tenait appartient à la région moyenne et au midi de la France, et la vigne produit ses plus nobles crus, tels que ceux de la Bourgogne, du Johannisberg, etc., dans des districts voisins de l’extrême limite septentrionale de sa zone de propagation[112].

Ainsi s’accomplit, dans l’empire romain, sous des influences qui ne pouvaient se réunir et s’exercer efficacement que dans cette période de l’histoire, le long travail d’assimilation qui eut pour résultat une constitution homogène de la culture du sol, dans tous les pays riverains de la Méditerranée ; et, si nous convenons que, sur ce domaine aussi, l’Europe centrale doit le plus au Midi, auquel remontent toutes les sources mères de notre civilisation[113], nous ne saurions oublier quelle large part, dans ce travail de culture, revient au temps des empereurs romains, auquel on n’a pas encore suffisamment rendu justice, à cet égard.

 

 

 

 



[1] Galien, éd. K, XV, 699.

[2] Diogène Laërce, Épicure, 11. — Sénèque, Lettres, 18, 25, 4. — Stobée, Sermones, 17, 30 et 34.

[3] Tite-Live, XXXIX, 6.

[4] Pline, Hist. nat., XVIII, 107.

[5] Ibidem, X, 139 : Gallinas saginare Deliaci cœpere, unde pestis exorta opimas aves et suopte corpore unctas devorandi, etc.

[6] Pline, Hist. nat., VIII, 223. — Voir aussi Becker, Gallus, III (3e éd.), 356, et Gibbon (ch. XXXI, 45) qui dit : It is reported that they are still esteemed in modern Rome and are frequentiy sent as present by the Colonna princes.

[7] Varron, dans Pline (Hist. nat., XIV, 96).

[8] Athénée, VI, 275 A.

[9] Aulu-Gelle, VI (VII), 16 : — Voyez cependant aussi, Varron, De re rustica, II, 6.

[10] Voyez le fragment d’une pièce appartenant à la comédie moyenne ; ou peut-être à la nouvelle ; rétabli par Lehrs et cité dans le programme Acad. Alb., 1869, 5, comme se trouvant dans Clément d’Alexandrie (Pædag., II, 1, 3, p. 164, Pott).

[11] Roscher, Idées, etc., p. 428 ; 54.

[12] Springer, Paris au treizième siècle, p. 32 et S4 (en allemand).

[13] I, 54. — Ce roman parut eu 1799.

[14] Varro apud Gellium. — Salluste, Catilina, ch. XIII : Vescendi causa terra marique onmia exquirere. — Sénèque, ad Helv., 10, 3 : Epulasquas toto orbe requirunt. Epist. 89, 22 : Vos quarum profunda et insatiabilis gula hinc maria scrutatur, hinc terras. — Pline, Hist. nat., XXVI, 43 : Hujus (ventris) gratia præcipue avaritia expetit, huit luxuria condit, huit navigatur ad Phasim, huit profundi vada exquiruntur. — Drepanius, Panégyrique de Théodose, ch. XIV : Cibis.. quos.. famosa naufragiis maria misassent, quos invitæ quodammodo reluctantique naturæ hominum pericla rapuissent.

[15] Suétone, Vitellius, ch. XIII.

[16] Vita Elagabali, ch. XVIII : Cum ipse privatus diceret se Apicium, imperator vero Othonem et Vitellium imitari (il disait lui-même qu’en tant qu’homme privé son modèle était Apicius, mais que comme empereur il imitait Néron, Othon et Vitellius).

[17] Varron, De re rustica, III, 9, 18 : Gallinæ africanæ...... quas μελεαγίδας appellant Græci. Hæ novissimæ in triclinium ganearium introierunt e culina, propter fastidium hominum. Veneunt propter penuriam magno. — Observons que la meleagris est identique avec la poule de Numidie ou pintade. — Varron ne mentionne ni le faisan, ni le flamant. — Horace, Épodes, 2, 53 : Non Afra avis descendat in ventrem meum, non attagen Ionicus (avec des huîtres du lac Lucrin, du turbot [rhombus] et des sargets [scari]). — Manilius (V, 370) parle de poules de Numidie et de faisans. — Columelle (VIII, 8, 10) : Illos qui Ponticum Phasin et Scythica stagna Mæotidis eluant. Jam nunc Gangeticas et Ægyptias aves temulenter eructant. — Pétrone (ch. XCIII) parle de poules de Numidie, de faisans et de sargets ; ailleurs (ch. CXIX, 38), de sargets, d’huîtres et de faisans. — Pline, Hist. nat., XIX, 52 : Avis ultra Phasidem amnem peti — alias in Numidiam atque Æthiopiæ sepulcra. — Martial (XIII, 71) fait aussi mention des phénicoptères (flamants), qui paraissent avoir été introduits en Italie par Apicius (Pline, Hist. nat., X, 133 : Phœnicopteri linguam præcipui esse saporis Apicius docuit) ; 72 (phasiani), 73. (Numidicæ), et 45 :

Si Libycæ nobis volueres et Phasidos essent,

Acciperes, tu nunc accipe chortis aves.

Stace, Silves, I, 6, 48 : Quas Nilus lacer horridusque Phasis, Quas udo Numidæ legunt sub Austro. — Juvénal XI, 130 : Et Scythicæ volucres et phœnicopterus ingens. — Dans Lucien aussi (Navig., 23) όρνις έx Φάσιδος xαί ταώς έξ Ίνδίας xαί άλεxτρυών ό Νομαδιxός sont mentionnés comme très friands.

[18] Martial, III, 58, 12 :

Vagatur omnis turba sordidæ chortis,

Argutus anser gemmeique pavones,

Nomenque debet quæ rubentibus pinnis,

Et picta perdix Numidicæque guttatæ

Et impiorum phasiana Colchorum ;

Rhodias superbi premunt feminas galli.

(Et le paon dont la roue avec orgueil étale

De ses brillants trésors la pompe orientale ;

Et l'oie aux cris aigus, à côté du canard

Qui répète, en ramant, son refrain nasillard ;

La pintade enlevée aux champs de Numidie,

Et le faisan venu de la Colchide impie.

Le coq dans son sérail règne en sultan jaloux)

[19] Mommsen, Rapports de la Société saxonne, 1851, p. 12 :

Fasianus

pastus

250

agrestis

225

Fasiana

pasta

200

non pasta

100

Anser

pastus

200

non pastus

100

Pullorum

par

60

Lepus

 

150

 

[20] Marquardt, Manuel, IV, n. 1136.

[21] Macrobe, Saturnales, III, 13 : Cœnam quæ scripta est in Indice IV Metelli Ilius pontificis maximi in hæc verba. — Voir aussi Bœttiger, Opuscules, III, 217, etc. (en allem.).

[22] Marquardt, Manuel, IV, n. 1076.

[23] Voici quelques détails sur le banquet (cœna aditionalis) de Leipzig :

La table principale, occupée par lès sommités du clergé, les membres du conseil municipal et le recteur de l’Université de cette ville, était de 24 couverts. On y servit, comme première entrée, un pâté de gibier, un potage aux perdrix, de grosses truites au bleu, des perches au beurre, avec hors-d’œuvre, pistaches, raifort, etc., du bœuf salé de Hambourg aux haricots, deux gigots de mouton avec une sauce d’anchois et deux vol-au-vent aux écrevisses ; comme seconde entrée, un filet de porc garni de six faisans, un chevreuil rôti tout entier, une tête de cochon garnie de langues de bœuf, diverses salades et deux grandes tourtes de baptême ; puis, pour les dames (6 personnes), une collation formée d’un pâté de dinde, d’un cuisseau de chevreuil garni de deux perdrix rôties, de truites au bleu et d’une tarte aux groseilles ; pour dessert enfin, quantité de pâtisseries sèches et sucrées, des tartes aux amandes ou autres, et des fruits. [Il n’est pas fait mention de fromage, mais peut-être n’est-ce que par oubli]. Ce festin fut copieusement arrosé, mais seulement de bières indigènes et de vin du Rhin, plus ou moins vieux.

A trois autres tables, aussi de 24 couverts chacune, dressées pour le commun du clergé, tout le service se borna à six plats. De plus, il y eut une collation de quatre plats pour les 12 musiciens, ainsi que pour les 32 garçons qui servaient.

Sur le luxe de table au moyen âge et dans les premiers siècles de l’âge moderne, on trouve des renseignements non moins curieux dans deux ouvrages allemands, les Femmes allemandes au moyen âge (321, etc.) de Weinhold et un autre intitulé Matériaux pour l’histoire de la civilisation (p. 205, etc., 312, etc., 471, etc.) de Volz. Dès l’an 1130 Pierre de Cluny, en France, se plaignait de la gourmandise des moines, qui, ne se contentant plus de ce que le pays offrait de meilleur, allaient chercher à l’étranger de quoi la satisfaire. Dans tout le onzième siècle, les faisans et les paons figuraient parmi les mets de choix des grandes tables, ainsi que dans les menus de la cuisine des couvents riverains du lac de Constance. A celui de Hirschau on recevait et consommait, sous le régime de Guillaume, abbé dudit monastère de 1009 à 1091, nombre de poissons et quantité d’épices, ainsi que de fruits exotiques, notamment de citrons, de figues et de châtaignes, de poivre et de gingembre. On sait pareillement qu’en 1303, lors de la consécration de l’église paroissiale de Weissenfels, les dîners offerts à l’évêque de Zeitz, qui y officia, se composaient aussi tous de trois entrées, de trois ii quatre plats chacune.

[24] Notamment dans la IVe satire du livre II.

[25] Horace, Satires, II, 6, 114

. . . . . . . . . . . . . . . .Inde domum me

Ad porri et ciceris refero laganique catinum.

Voir aussi Satires, II, 6, 13, et Odes, I, 31, 16.

[26] Pline, Hist. nat., XV, 105.

[27] Suétone, Néron, ch. XXVII.

[28] Histoire Auguste. — Lucius Verus, ch. V.

[29] Valère Maxime, IX, 1, 5. — Macrobe, Saturnales, III, 13.

[30] Plutarque, Lucullus, ch. XL et XLI.

[31] Marini Atti, tab. 41 b et 42.

[32] Tertullien, Apologétique, ch. VI : Vides enim et centenarias cænas a centenis jam sestertiis dicendas. Dans le passage suivant de Sénèque (Lettres, 95, 41 : Et totiens tamen * sestertio aditiales cœnæ frugalissimis vinis constiterunt) le chiffre s’est perdu.

[33] C’est-à-dire le poisson de mer de ce nom (en latin mullus).

[34] Marquardt, Manuel, V, 2, 45.

[35] Sénèque, Lettres, 95, 42.

[36] Roscher, Principes d’économie nationale, 4e éd., p. 131, 1.

[37] De Haxthausen, III, 180.

[38] D’après le recueil des Grenzboten, 1852, p. 151.

[39] Hist. nat., IX, 87.

[40] Vaerst, Gastrosophie, II, 111 (en allem.).

[41] Lettres d’un trépassé, III, 401 (en allem.).

[42] Lettres, 95, 26, etc.

[43] Hist. nat., VIII, 210.

[44] Hist. nat., VIII, 209.

[45] Marquardt, Manuel, V, 2, 39, etc.

[46] Principes d’économie nationale, p. 133.

[47] Régions, 139. — Voir aussi Rodbertus, Sur la question de la valeur effective du numéraire dans la Revue (allemande) d’économie nationale de Hildebrand, 1870, p. 226.

[48] Suétone, César, ch. LIII. — Plutarque, César, ch. XVII. — Drumann, Hist. rom., III, 739 (en allem.).

[49] Cicéron, Ad Atticum, XIII, 52.

[50] Daremberg (Notes sur Oribase, vol. II, p. 829 à 831), auquel l’auteur a fait divers emprunts dans ce passage, et dont il adopte l’opinion sur. le sens qu’il faut attacher à l’usage des vomitifs dans l’antiquité, en repoussant celle de Marquardt, qui croyait avoir trouvé (Manuel, V, 340) la raison de cet usage dans une ivrognerie presque générale.

[51] Hérodote, II, 77. — Diodore, I, 82.

[52] Celse, I, 3, p. 27, etc. — Voyez aussi, sur Asclépiade, Pline, Hist. nat., XXVI, 17.

[53] Oribase, Coll. med., VIII, 23 (éd. D., III, p. 202).

[54] Hist. nat., XXVIII, 51 : Vomitione rara sibi mederi utile homini. — Voir aussi ibidem, XI, 282, et XXIX, 27.

[55] C’est la réfutation de la thèse de Marquardt.

[56] Hist. nat., XIV, 142.

[57] Lettres, 95, 15, etc.

[58] Galien (De Meth. med., vol. X, p. 3, etc., éd. K) ne fait pas mention de ces suites.

[59] Ce portrait peu flatteur et trop généralisé est de Marquardt.

[60] Lettres de lady Montagne, L. 7.

[61] Voir l’Almanach des gourmands.

[62] L’auteur, dans les passages qui suivent, a largement profité, comme il se plait à le reconnaître, d’un très remarquable ouvrage spécial, allemand aussi, de Victor Belin, publié en 1870, sous le titre de Plantes cultivées et animaux domestiques dans leur passage d’Asie en Grèce, en Italie et dans les autres parties de l’Europe.

[63] Hist. nat., IX, 62, etc.

[64] Dureau de la Malle, Économie politique des Romains, II, 175, etc. — Varron, De re rustica, III, 10, 18 ; 12, 5, etc. ; 14, 4.

[65] Hist. nat., IX, 108. — Il est vrai qu’il y a dans Valère Maxime (II, I, 2) une version différente.

[66] De generatione animalium, III, 11.

[67] Marquardt, Manuel, V, 2, 53, n. 477.

[68] Un paon rôti et farci de maïs formait encore en 1815, à Séville, dans les maisons fidèles à l’ancienne mode, la pièce capitale de tout grand dîner. — Voir Fernan Caballero, Œuvres choisies (Paderborn, 1885, etc.) ; VII, 68, etc. ; VIII, 67.

[69] Hehn, 256 à 264.

[70] Hehn, 262, 269, etc.

[71] Hehn, 27, etc., 55.

[72] Varron, De re rustica, I, 41.

[73] Hehn, 43, 283, etc., 275, 165, 162, etc., 290, etc.

[74] Le même, 167, 177, etc., 297.

[75] Hehn, 296, 314, etc.

[76] Le même, 357.

[77] Pline, Hist. nat., XIII, 103 : Eadem Africa...... arborera loton gignit, quam votant Celthim et ipsam Italiæ familiarem, sed terra mutatam.

[78] Ibidem, XIX, 107.

[79] Pline, Hist. nat., XV, 47 : A que peregrina sicut zizipha et tubures. S. Papirius primus utraque attulit...... aggeribus præcipue decora, quoniam et in tecta jam silvæ scandunt.

[80] Ibidem, XIX, 107.

[81] Ibidem, XXI, 87.

[82] Ibidem, XIX, 81. — Cependant voyez aussi Marquardt (Manuel, V, 1, 338), qui est d’un autre avis.

[83] Hehn, 375, etc., 312, 305, 221, 335, etc.

[84] Hehn, 321 à 333.

[85] Hist. nat., XV, 57.

[86] Ibidem, XIX, 58 : Pars eorum (c’est des plantes de jardin qu’il s’agit) ad condimenta pertinens fatetur domi versuram fieri solitam, atque non Indicum piper quæsitum, quæque trans maria petimus. — Ce n’est pas à dire que le poivrier ne vint pas également sur le sol italien (XII, 29 ; XVI, 136) ; mais il n’y donnait qu’un poivre trop faible.

[87] Ibidem, XIX, 52 : Ex horto plebei macellum, quanto innocentiore victu !

[88] Pline, Hist. nat., XVI, 1.

[89] Ibidem, XVII, 8 : Nec minus miraculum in pomo est multarum circa suburbana annuo addicto binis milibus nummum, majore singularum reditu quam erat apud antiquos prædium. Ob hoc insita et arborum quoque adulteria excogitata sont ut nec poma pauperibus nascerentur.

[90] Ibidem, XIX, 52 à 54.

[91] Puckler-Muskau, Lettres d’un trépassé, IV, 390.

[92] Ibidem, IV, 37.

[93] Marquardt, Manuel, V, 2, 334, etc.

[94] Ausland (revue périodique), année 1870, n° 24, p. 576.

[95] Hist. nat., XV, 102.

[96] Ibidem, XV, 191.

[97] Hehn, 314.

[98] Pline, Hist. nat., XII, 98.

[99] Hehn, 3I9.

[100] Hehn, 79, 57 ; etc.

[101] Hehn, 30, etc., 36.

[102] Varron, De re rustica, I, 8, 13. — Pline, Hist. nat., XIV, 71, etc.

[103] Hehn, 81.

[104] Strabon, III, 416, p. 164 C.

[105] Hehn, 31 ; etc.

[106] Diodore, V, 26.

[107] Strabon, IV, 1, p. 178.

[108] Mommsen, la Suisse au temps des Romains, p. 23. Note reproduisant l’inscription de Liber pater Cocliensis.

[109] Hehn, 31 à 35.

[110] Volz, Éléments pour servir à l’histoire de la culture, p. 142 (en allemand).

[111] De laud. Stilich., II, éd. Gessner, XXII, 199.

[112] Hehn, 39.

[113] Le même, 389.