MŒURS ROMAINES

 

LIVRE VII — LES VOYAGES DANS L’EMPIRE ROMAIN.

CHAPITRE PREMIER — Moyens de communication et manière de voyager sur terre et sur mer.

 

 

L’opinion de certaines gens que les Grecs et les Romains n’entreprenaient que rarement et exceptionnellement des voyages, n’est vraie pour aucune période de l’antiquité ; elle est surtout complètement erronée pour les premiers temps de l’empire, et la professer c’est méconnaître tout à fait le caractère de la civilisation de cette époque. Lest conditions nécessaires pour la facilité, la sécurité et la rapidité des voyages, dans la majeure partie de l’empire romain, étaient telles qu’on les retrouve en partie dans l’Europe moderne, seulement depuis le commencement de notre siècle. Les motifs de déplacement étaient même plus nombreux et plus variés du temps des Romains que de nos jours. L’impression que font les rapports de l’époque sur cet objet ne porte nullement à penser que les voyages par terre aient été, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, plus rares qu’au dix-neuvième siècle, avant l’établissement des chemins de fer. Si une étude spéciale des voyages, dans les premiers temps de l’empire romain, ne peut, en général, manquer de répandre beaucoup de jour sur l’état de la civilisation contemporaine, il est indispensable pour l’intelligence de ces rapports de rechercher, préalablement, jusqu’à quel point on entreprenait alors des voyages dans un but d’instruction ou d’agrément, par quels intérêts on s’y laissait guider et quelles fins on y poursuivait ; il est nécessaire, en autres termes, d’y prendre en considération les mobiles des voyages de plaisir et d’étude dans la plus large acception de ces mots.

Pour le monde romain, l’empile, au moins dans les deux premiers siècles de son existence, fut réellement la paix, et c’est un fait dont les contemporains ont parlé, souvent et avec reconnaissance, qu’entre autres bienfaits de la paix, il procura également à ce monde la sécurité, l’ordre et la régularité des communications. Les voix d’homme mes de toutes les provinces et de toutes les périodes de cet âge se réunissent en un concert de louanges, pour célébrer cette paix du monde. Il y a certainement, au fond, beaucoup à rabattre de cet enthousiasme ; mais il n’en fait pas moins clairement ressortir le fait dit concert. Depuis que la maison des Césars dominait le monde, le démon de l’envie, au dire d’un écrivain du temps[1], avait perdu son pouvoir de nuire à des pays et à des peuples entiers ; les éléments nuisibles avaient été repoussés au loin, tous les éléments bienfaisants au contraire, attirés des dernières limites du monde connu dans le giron de cet empire universel. La terre et la mer étaient sûres, les villes, paisibles et prospères[2], les montagnes et les vallées, en culture, toutes les mers, couvertes de navires occupés d’effectuer l’échange mutuel des produits de tous les pays[3]. On ne voyait plus, nulle part, ni guerres, ni batailles, ni hordes de brigands, ni flottes de pirates, mais on pouvait, en toute saison, voyager et naviguer sans crainte entre l’Orient et l’Occident[4]. Ainsi la majesté de la domination romaine avait consommé l’union de tout l’orbe terrestre[5] ; avec Rome l’humanité avait, en quelque sorte, reçu des dieux l’âme d’une vie nouvelle, et on peut admettre que, dans un temps, les vœux de la majorité des peuples fussent pour l’exaucement de la prière que la faveur de ce don pût être éternelle[6]. On retrouve des expressions encore plus enthousiastes, renchérissant sur ces propos de circonstance du juif alexandrin Philon, du philosophe grec Épictète et du chevalier romain Pline, dans les déclamations écrites par le rhéteur Aristide de Smyrne, sur le premier des Antonins et la domination universelle de Rome. Chacun, aujourd’hui, dit-il, n’est-il pas maître d’aller partout où il lui plait ? Tous les ports ne sont-ils pas pleins de mouvement ? Les montagnes n’offrent-elles pas aux voyageurs la même sécurité que les villes à leurs habitants ? Toutes les campagnes ne sont-elles pas remplies de délices ? La crainte ne s’est-elle pas évanouie partout ? Reste-t-il quelque part une voie fluviale dont le passage se trouve intercepté, un détroit maritime fermé[7] ? Non, la terre a déposé son ancien vêtement, qui était de fer, pour ne plus apparaître qu’en costume de fête. Hellènes et barbares peuvent maintenant aller partout hors de chez eux, en emportant leur propriété, comme s’ils ne faisaient que se rendre d’une patrie dans une autre-patrie. Ni les portes de la Cilicie, ni les chemins de sable étroits, conduisant d’Arabie en Égypte, ni l’inaccessibilité des monts, ni la profondeur des fleuves, ni le caractère inhospitalier des tribus barbares, n’effrayent plus désormais ; pour jouir d’une parfaite sécurité partout, il suffit d’être Romain, ou plutôt votre sujet. Cela était si vrai, dès avant l’empire, qu’au témoignage de Cicéron[8], la noblesse et la gloire du nom romain étaient du plus grand secours au citoyen romain, même obscur, jusque chez les barbares et les peuples les plus éloignés, tels que les habitants de la Perse et de l’Inde. Vous avez, dit encore le panégyriste grec de l’empire, fait une réalité du mot d’Homère : la terre est le bien commun de tous. Vous l’avez mesurée d’un bout à l’autre, voies avez jeté partout des ponts sur les fleuves, percé les montagnes de routes carrossables, peuplé les déserts, et tout ennobli par l’ordre et la discipline. On peut se passer, maintenant, d’une description de l’univers, d’un catalogue des coutumes et des lois de toutes les nations séparément énumérées ; car vous êtes devenus des guides pour le monde entier, en avez ouvert toutes les portes et donné à chacun la facilité de tout voir de ses propres yeux. Vous avez rendu des lois obligatoires pour tous, supprimé un état de choses, amusant à raconter, mais devenu réellement insupportable, et fait en quelque sorte du monde entier une seule famille, en mariant tous les peuples entre eux. Cette déclamation aussi se termine par la prière que Rome et l’Empire fleurissent à perpétuité on du moins ne prennent fin que le jour où le fer flottera sur la surface des mers et les arbres cesseront de fleurir au printemps[9].

Cependant, quelque outrées que soient les expressions de ce panégyrique, il faut reconnaître que, si des créations quelconques du génie romain justifiaient pareille admiration, c’étaient par-dessus tout celles-là mêmes dont il s’agit ici. La magnificence et la grandeur du système de routes qui embrassait dans son réseau tout l’empire, sont effectivement au-dessus de tout éloge, et les restes qui en subsistent encore sont ce qu’il y a de plus propre à frapper de respect pour la puissance de ce génie. Le fait que non seulement ces constructions gigantesques, dont tout l’ancien monde, était couvert, avaient presque généralement péri, mais que l’idée même d’un ensemble de communications aussi complet et aussi parfait s’était entièrement perdue dans les temps modernes, peut seul expliquer l’erreur signalée de la prétendue rareté des voyages jusque dans les derniers temps de l’antiquité.

Des cartes routières et dés relevés indiquant, avec les stations, la direction des routes, les distances et les endroits où l’on pouvait trouver un gîte pour la nuit, facilitaient les communications à un haut degré. Il faut conclure d’une découverte faite par hasard, en 1852, que l’usage de ces cartes était très répandu. En fouillant le sol des bains de Vicarello, sur le lac de Bracciano, on trouva, entre autres objets, trois vases en argent ayant la forme de colonnes milliaires, sur lesquelles était gravé l’itinéraire complet de Gadès à Rome, avec indication de toutes les stations et distances[10]. Ces vases, d’époques diverses, provenaient évidemment d’Espagnols qui, étant venus chercher leur guérison aux bains de Vicarello, avaient voulu, suivant l’usage des anciens, témoigner par un don pieux de leur vénération pour la source bienfaisante qui avait opéré la cure[11]. La diversité des dates suppose une fabrication continue de pareils vases, et il n’est guère probable que l’Espagne fût la seule province où l’on en faisait. On ne comprendrait pas bien non plus, dans cette industrie de luxe, l’idée de graver sur des vases d’argent des itinéraires, sans un besoin très général de ces derniers, pour les voyages. Peut-être ces relevés descriptifs contenaient-ils souvent aussi des indications sur tes curiosités et toutes choses méritant d’être vues, des notices historiques et autres, à l’usage des voyageurs, comme nos guides d’aujourd’hui, mais plus succinctes. Du moins un itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, rédigé vers l’an 333 de notre ère, pour les pèlerins allant en Terre-Sainte, ne comprend-il pas seulement nombre de données sur les événements de l’histoire sainte, et les diverses localités qui en ont été le théâtre, ainsi que sur les traditions et les monuments de ces temps-là, particulièrement détaillées pour Jérusalem et les environs, mais aussi des notices sur l’histoire profane, l’histoire naturelle et d’autres sujets encore[12], de même que l’itinéraire dit d’Antonin, moins ancien comme nous l’avons vu, en contenait aussi quelques-unes, concernant presque toutes la mythologie[13].

L’organisation de la poste de l’État, dans l’établissement de laquelle on avait, comme pour tant d’autres institutions dé l’empire, pris pour modèle celle des postes de l’ancienne monarchie des Perses, était, il est vrai, telle qu’à part les fonctionnaires, courriers et autres personnes voyageant pour le service de l’État, peu de particuliers pouvaient en profiter. Mais les mesures d’intérêt public, nécessaires pour l’établissement de communications régulières et suivies, une fois prises, des entreprises privées ne devaient pas manquer de s’y rattacher, partout où le besoin s’en faisait sentir. Aussi, était-il certainement facile de se procurer les moyens d’aller de l’avant sur les grandes routes, au moins dans les localités d’importance majeure.

Des traces de cette organisation d’équipages tenus à la disposition des voyageurs par l’industrie, se sont conservées en Italie. Les loueurs de voitures à quatre roues (redæ)[14] ou de cabriolets à deux roues (cisiarii) et d’animaux de trait (jumentarii)[15], y formaient des corporations dans plusieurs villes[16]. Dans les villes mêmes, il circulait peu de voitures ; l’industrie principale de ces loueurs de profession devait donc être l’expédition des voyageurs. Ils avaient leurs stations aux portes ; ou même hors de celles-ci. Dans les grandes villes, il est probable que plusieurs corporations se partageaient le service des postes et des routes principales, ou bien ils changeaient de chevaux et de voiture aux relais ; ou bien ils transportaient, comme les vetturine d’aujourd’hui, les voyageurs à des destinations ultérieures avec le même véhicule, ce que faisaient probablement les perpetuarii[17].

Avec la poste de l’État, on pouvait, dans les voyages de long cours, en y comprenant les temps d’arrêt, faire cinq milles, soit près de sept et demi kilomètres à l’heure. Le voyage d’Antioche à Constantinople, distance de sept cent quarante-sept milles[18] ou plus de onze cents kilomètres, pouvait se faire en moins de six jours[19]. Avec une voiture de’ louage, une telle promptitude eût paru tout à fait extraordinaire, et cela se conçoit, quand on songe au retard inévitable que devait, en pareil cas, entraîner la nécessité de changer de chevaux de louage et de guides, à chaque station. César, dont les voyages faisaient, pour la rapidité, l’admiration de ses contemporains, franchit, en moins de huit jours, l’espace de huit cents milles environ, qui sépare Rome du Rhône. Il fit donc cent milles ou près de cent cinquante kilomètres par journée de vingt-quatre heures[20]. Une autre fois, il lui fallut vingt-sept jours pour aller de Rome à Obnicon dans la Bétique[21]. Le messager qui apporta, à Amérie, la nouvelle de l’assassinat de S. Roscius, courut un peu plus vite, ayant fait, dans une nuit, sur une voiture à deux roues, cinquante-six milles[22] en dix heures ; mais c’était une faible distance, qui ne devait guère obliger à changer de chevaux plus de deux fois[23]. Le voyage d’Icélus aussi, qui porta la nouvelle de la mort de Néron à Galba, en Espagne, était cité comme un exemple de rapidité extraordinaire, puisqu’il ne lui fallut pas tout à fait sept jours pour aller de Rome à Clunie, au mois de juin 68[24]. La traversée par mer, d’Ostie à Tarragone, ne devait guère, dans des circonstances favorables, demander, moins de cinq jours, puisque Pline l’Ancien, dans l’énumération des trajets de mer les plus rapides, fait sonner comme un des plus remarquables, celui d’un voyageur de l’Espagne citérieure, débarqué à Ostie le quatrième jour[25]. Il faut ajouter la distance de Rome à Ostie. Or, Icélus, arrivé à destination le septième jour avant le coucher du soleil, n’employa probablement pas même trente-six heures pour faire les trois cent trente-deux milles[26] qu’il y avait, par terre, de Tarragone jusqu’à Clunie. Il est vrai que le courrier qui apporta, d’Aquilée à Rome, la nouvelle de l’assassinat de Maximin et qui, en changeant de chevaux, arriva le quatrième jour[27], voyagea avec bien plus de célérité encore. S’il suivit exclusivement la route de terre, par Bologne, il faudrait en conclure qu’il ne fit pas moins de cent trente à cent quarante milles par jour, peut-être à cheval[28]. Des voyageurs ordinaires, qui naturellement prenaient un gîte la nuit, y mettaient le double ou le triple de temps en voiture. De Brindes, on faisait aisément, avec son équipage, les trois cent soixante milles formant la distance de ce port à Rome, en moins de dix jours[29], soit, comme dit Ovide[30] :

Quum gelidam Thracen et opertum nubibus Hœmon.

Et maris Ionii transieritis aquas,

Luce minus decima dominam venietis in Urbem,

Ut festinatum non faciatis iter.

Cinq jours pouvaient suffire, d’après Martial (X, 104), pour les deux cent vingt-quatre milles de Tarragone à Bilbilis, car, assure le poète :

Illine (Tarracone) te rota tollet et citatus

Altam Bilbilin et tuum Salonem

Quinto forsitan essedo videbis[31].

Ce n’était pas marcher beaucoup plus vite que de vigoureux piétons, auxquels on donnait cinq jours[32] pour aller de Rome à Capoue (cent trente-six milles), et trois[33] pour se rendre de Rome à Pouzzoles (cent trente-huit milles). Comme de juste, on admettait le bénéfice de journées plus courtes, de vingt milles chacune, en faveur des personnes requises du dehors, pour prendre charge de tutelle[34]. Les voyages, tant à pied qu’à cheval, continuèrent probablement toujours à former le grand nombre. Si, cependant, Horace fait mention d’un voyage à Tarente, à dos de mulet[35], et si l’on voit ce poète, qui aimait tant ses aises, n’en faire pas moins tant de chemin pédestrement, lors de son voyage à Brindes, cela semble indiquer que l’organisation des services des cisiarii et des jumentarii ne suivit que par degrés celle du service des postes (cursus). Les voyages de mer se bornaient presque exclusivement à la saison du printemps, de l’été et de la première moitié de l’automne, vers la fin duquel les navires retournaient de toutes parts au port d’armement[36], à moins qu’ils ne préférassent hiverner à l’étranger[37]. La navigation, interrompue du 11 novembre au 5 mars (navigium Isidis), d’après Végèce[38], recommençait en mars. On voyait alors fonctionner partout les machines destinées à remettre à flot les bâtiments tirés à terre[39]. Il fallait sans doute des raisons de force majeure pour déterminer qui que ce soit à courir, en hiver, les dangers d’une traversée, comme celle de Flaccus prisonnier, transporté d’Alexandrie en Italie au commencement de l’hiver[40] ; le voyage de mer d’Ovide, obligé de s’embarquer pour Tomi, en décembre, et si fortement secoué par la tempête[41], ou celui de Cicéron, de Leucade à Brindes, du 6 au 21 novembre de l’an de Rome 704[42].

Malgré la sévère défense des lois[43], les habitants des côtes n’exerçaient que trop souvent le droit d’épaves contre les malheureux naufragés ; et l’on vit même des pêcheurs causer volontairement des naufrages, en trompant les navires par de faux signaux[44].

Depuis la pacification du monde, les pirates n’étaient plus à craindre dans la Méditerranée[45] ; la sécurité de la navigation n’y fut plus troublée qu’exceptionnellement et passagèrement, par suite de l’agitation de guerres comme celle de Judée, où un grand nombre de Juifs, bannis et fugitifs, se retranchèrent à Joppé et interrompirent pendant quelque temps, par leurs pirateries, les relations maritimes entre la Syrie, la Phénicie et l’Égypte[46]. Dans les mers plus lointaines, cependant, telles que l’océan Indien[47] et même la partie nord-est de la mer Noire[48], la puissance romaine ne pouvait rien, il est vrai, contre les pirates.

Dans la Méditerranée, on naviguait souvent la nuit, surtout sur la côte occidentale de l’Italie, de Pouzzoles à Ostie, par exemple[49], mais aussi sur les rivages de la Grèce[50]. Parti de Pouzzoles le soir, on abordait probablement dans la première matinée à Antium, puis dans la deuxième à Gaëte, et l’on atteignait l’embouchure du Tibre le troisième jour[51]. De Brindes à Corcyre ou à Dyrrhachium, la traversée, dans des conditions de temps et de vent favorables, s’effectuait en un jour, et de même au retour[52] ; mais un gros temps la rendait naturellement plus longue[53].

L’apôtre saint Paul, à la faveur du vent du sud, arriva par mer en un jour, de Rhegium (Reggio) à Pouzzoles[54] ; cependant, Apollonius et Damis, dans Philostrate[55], partis de Pouzzoles avec un bon vent, n’arrivent, par le détroit de Messine, que le troisième jour à Tauromenium. Il y avait une ligne de navigation régulièrement desservie de la Sicile, par la haute mer, au port de Cyllène, en Élide[56], que l’on pouvait atteindre de Syracuse en six jours[57]. Avec un vent très favorable, on allait même, en cinq jours, de Corinthe à Pouzzoles[58]. Il est vrai que dans les voyages d’Italie à la mer Égée, en Attique eaux ports de l’Asie-Mineure, on abordait communément à Léchée, passait l’isthme en voiture ou à pied, et se rembarquait à Cenchrées, l’autre port de Corinthe, où Ovide, en route pour Tomi, acheta un navire pour continuer son voyage (Tristes, I, 11).

Deinde per Ionium vectus cum fessa Lechæo

Sedarit placida vela phaselus aqua,

Quod superest sufferte pedes, properate laborem

Isthmos qua terris arcet utrumque mare,

dit Properce[59]. Tel était encore, il n’y a pas longtemps, aussi le service des pyroscaphes du Lloyd autrichien. Cependant, on voit que la circumnavigation du Péloponnèse était également fréquente par une inscription, concernant un marchand, Flavius Zeuxis, d’Hiérapolis en Phrygie, qui avait fait soixante-douze fois le voyage d’Italie par Malée[60]. Aussi Néron conçut-il, comme avant lui déjà Mérode Atticus, d’après Philostrate[61], un projet de percement de l’isthme. Les personnes redoutant la navigation pouvaient, il est vrai, faire le voyage par terre, à travers la Thrace et la Macédoine. Le rhéteur Aristide entreprit, malade, au fort de l’hiver, ce voyage extrêmement pénible, à travers des contrées barbares et inhospitalières, et arriva à Rome le centième jour de son départ de Mysie, après que son état de santé l’eut cependant obligé de faire une halte en route, à Edesse probablement[62]. L’année suivante, il effectua son voyage de retour par mer, vers l’équinoxe d’automne, par un temps gros de tempêtes, au milieu de difficultés et de périls de tout genre[63]. Ce mauvais temps rendit la navigation aussi dangereuse que pénible, d’Ostie au détroit de Messine et dans celui-ci même ; la traversée de l’Adriatique se fit en deux, nuits et un jour, par une mer calme ; mais on eut de la peine à prendre terre à Céphalonie. De Patras, le temps fut défavorable aux navigateurs. Il est probable qu’ensuite la compagnie franchit l’isthme par terre, et quatre jours furent employés à effectuer le trajet de la mer Égée jusqu’à Milet. Ovide aussi préféra, en hiver, le voyage continental, parla Thrace et la Mœsie, au voyage de mer par la Propontide et le long du rivage occidental de la mer Noire, jusqu’à Tomi, d’où il écrivit ces vers[64] :

Dum tua pervenit, dum littera nostra recurrens

Tot maria ac terras permeat, annus abit.

Du Palus Méotide (mer d’Azov) des navires chargés, avec un vent favorable, parvenaient souvent à gagner Rhodes en dix jours ; dont il leur fallait encore quatre jours pour atteindre Alexandrie[65]. Le préfet Galère était arrivé dans cette ville du détroit de Sicile, en sept jours ; le préfet Balbillus même en six ; Valère Maxime, sénateur de rang prétorien, en neuf, du point plus éloigné de Pouzzoles, avec un vent très doux[66]. A l’époque des vents alizés, on aimait mieux aller d’Italie en Syrie par Alexandrie que directement de Brindes, trajet long et pénible, tandis que les navires d’Alexandrie jouissaient à la réputation d’être les meilleurs voiliers, et d’avoir à bord les meilleurs pilotes. Le roi des Juifs, Agrippa, choisit le premier de ces deux itinéraires, d’après le conseil de Caligula[67]. Cependant, les personnes qui tenaient absolument à éviter le long trajet de mer, pouvaient aussi gagner Alexandrie par le grand détour de la Grèce, de l’Asie Mineure et de la Syrie, que devait prendre Caligula lui-même[68]. Si, du reste, un délai de deux cents jours fut accordé. pour le voyage de Béryte à Brindes, aller et retour[69], dans le cas d’un emprunt à la grosse, il va sans dire qu’on avait dû, dans ce calcul, faire très largement la part de torts les accrocs et retards possibles et probables d’un voyage d’affaires. Par un vent très favorable et fort, un navire pouvait faire douze cents stades, soit deux cent vingt-deux kilomètres en un jour, ou plus exactement, sans doute, dans les vingt-quatre heures. C’était donc bien marcher que de faire sur mer mille stades par jour, en moyenne[70].

Les données de Pline l’Ancien, sur les trajets les plus rapides de l’époque, permettent de juger de la durée des voyages aux ports du Ponant. D’après ces indications, on était parvenu à gagner, d’Ostie, Gadès en sept jours, l’Espagne citérieure et Tarragone en quatre la Gaule narbonnaise et Forum Julii (Fréjus) en trois ; l’Afrique même, avec très peu de vent, en deux[71].

Ce qui nous a été transmis sur les dates d’envoi et de réception de quelques lettres, ne peut servir de mesure pour la durée réelle des voyages. Cicéron ne reçut une lettre du 10 juin, de son frère Quintus, alors dans la Bretagne, que le 13 septembre[72]. De même, le jeune Cicéron, à Athènes, n’en reçut une, de son père, que quarante-six jours après la date du départ de la missive[73].

 

 

 

 



[1] Philon, Legatio ad Caïum, p. 566, etc.

[2] Voir le fragment d’une inscription d’Halicarnasse, probablement relative à Auguste, dans Gerhard (Monuments et explorations, 1859 91, etc.).

[3] Philon, l. c., p. 552, etc.

[4] Épictète, Diss., III, 13, 9.

[5] Pline, H. N., XIV, 2 ; Quis enim non communicato orbe terrarum majestate Romani imperii profecisse vitam pulet commercio rerum ac societate festæ pacis, omniaque quæ antea occulta fuerant in promiscuo usu facta ?

[6] Ibid., XXVII, 2, etc.

[7] Aristide, εϊς βασιλέα, p. 66, éd. Jebb.

[8] Verrines, II, 5, 65, 166.

[9] Aristide, Encom. Romæ, p. 224, 18, etc., éd. Jebb. — [Aujourd’hui, toutes les mers portent des coques de navires en fer, et, si la végétation a conservé toute sa vitalité, la Ville éternelle a depuis longtemps perdu la sienne ! C’est qu’il y a dans la nature et dans le libre développement des facultés humaines de tout autres ressources que dans la politique la mieux combinée et la police la plus habile d’un empire despotique.]

[10] Voir, pour ces itinéraires, Henzen (Antiquités de Vicarello, dans le Musée rhénan, nouvelle série, X, 1853, p. 20 ; etc., ainsi que 31 à 34). Ceux de Vicarello sont plus anciens que l’Itinerarium Antonini, dont nous reparlerons tout à l’heure, du temps de Dioclétien.

[11] Preller, Mythologie romaine, p. 522.

[12] Voici les notices d’un intérêt profane, abstraction faite de celles qui sont purement géographiques (Wess., p. 549, éd. Pinder et Parthey, p. 261) : Civitas Burdigala ubi est fluvius Garonna, per quem facit mare Oceanum, accessa et recessa per leugas plus minus centum ; — p. 564 :  Civitas Viminatio, ubi Diocletianus occidit Carinum ; — p. 572 : Mansio Libissa : ibi positus est rex Annibalianus, qui fuit Afrorum ; — p. 577 : Mansio Andavilis : ihi est Villa Pampati, unde veniunt equi curules ; Civitas Thiana : inde fuit Apollonius magus ; — p. 585 : Cæsarea Palestina : in tertio miliario est mons Syna, ubi fons est in quem mulier si laverit gravida fit ; — p. 604 : Mutatio Euripidis : ibi positus est Euripides pœta ; — p. 606 : Civitas Pelli : unde fuit Alexander magnus Macedo.

[13] A la fin de l’itinéraire maritime, à propos des îles (Wess., p. 524, etc. ; Pinder et Parthey, p. 256).

[14] Suétone, Caligula, chap. 39 : In Gallia... quidquid instrumenti veteris aulæ erat ab urbe repetiit, comprensis ad deportandum meritoriis quoque vehiculis, ut... litigatorum plerique, quod occurrere absentes ad vadimonium non posent, caussa caderent (En Gaule... il fit venir de Rome tout le mobilier de la vieille cour. Il s’empara, pour l’y conduire, de voitures de louage et de chevaux de meunier... la plupart des plaideurs encoururent la déchéance pour n’avoir pu se trouver à l’assignation).

[15] Ne pas confondre ces loueurs avec les jumentarii impériaux, a jumentis, à la classe desquels appartient le superjumentarius, dont parle Suétone (Claude, chap. 2).

[16] Cattaneo, Equeiade, p. 83, etc., ainsi que Marini. — Il est fait mention d’un Collegium jumentariorum portæ Vercellinæ et Joviæ à Milan ; d’un deuxième à Ariminum (Tonini, Rimini, p : 369, etc.) ; d’un troisième portæ Gallicæ (route de Sinigaglia) à Forum Sempronii (Henzen, 4093) ; d’un colleg. jumentariorum à Todi ou Tuder (Orelli, 2413) ; à Tibur, enfin, d’un autre, in cisiaris tiburtinis Hercul is Fabretti (Inscr. ant., p. 9, n. 179), inscription qui montre que les cisiarii et les jumentarii étaient associés. — Parmi les cisiarii, Muratori (108, 4), d’après une inscription latine (Corpus Inscr. lat., 1129), mentionné ceux de Préneste ; Henzen (5163 et 6983) ceux de Pompéji, hors de la ville, et ceux de Cales (cisiarii portæ Stellatinæ).

[17] Sénèque, Lud., c. VI, 1 : Tu autem qui plura loca calcasti quam ullus mulio perpetuarius, Lugdunenses scire debes et multa milia inter Xanthum et Rhodanum interesse.

[18] Voir Itin. Anton., p. 139, 1, Wess., ainsi que les notes de Parthey et Pinder, p. 65, et Libanius, Orat. 22.

[19] Voir le programme, Acad. Alb. Regim., 1862, V : Observationes nonnullæ de itineribus terrestribus et maritimis Romanorum.

[20] Suétone, César, chap. 57 : Longissimas vias incredibili celeritate confecit, expeditus, meritoria reda, centena passuum milia in singulos dies (Il franchissait les plus longues distances avec une incroyable célérité, sans apprêt, dans une voiture de louage, et il faisait ainsi jusqu’à cent milles par jour). — Plutarque, César, chap. 27, à propos du même voyage. — It. Anton., Wess., p. 289, 3 ; Via Aurelia : A Roma per Tusciam et Alpes maritimas Arelatum usque mpm DCCXCVI.

[21] Appien, II, 103. — Strabon, III, 4, 9, p. 160, etc.

[22] La mesure exacte de l’ancien mille romain est de 1 kilomètre 4725.

[23] Cicéron, Pro Roscio Am., chap. VII, 19.

[24] Plutarque, Galba, chap. 7.

[25] Hist. nat., XIX, 4.

[26] A savoir de Tarragone à Césaragusta, 163 m. (It. Anton., p. 451, W.). puis de la jusqu’à Clunie, 169 (p. 441).

[27] H. A., Maximini duo, chap. 25.

[28] Il y avait, d’après l’Itinéraire d’Antonin, 226 milles de Rome à Ariminum (p. 126), 78 de là à Bologne (ibid.) et 217 de Bologne à Aquilée (p. 281) : en tout 521 milles. En allant d’Ariminum à Ravenne, qui en est à 33 milles, puis de là à Altinum, par eau, et y reprenant la voie de terre jusqu’à Aquilée (62 milles), le voyage de terre seul était de 321 milles.

[29] L’Itin. d’Anton. compte 136 milles de Rome à Capoue (p. 612), 33 de Capoue à Bénévent (p. 111), 157 de Bénévent à Tarente et 44 de cette dernière ville à Brindes (p. 120), ce qui fait en tout 370 milles. Strabon (VI, 3, p. 150) n’en indique plus que 360, ce qui suppose un léger abrègement de l’itinéraire.

[30] Ep., ex Ponto, IV, 53.

[31] [Là un char t'emportera dans sa course rapide, et, au bout de cinq jours environ, tu verras la haute Bilbilis et notre cher Salon]

[32] Procope, De bell. Goth., I, 14.

[33] Temps employé par Damis, dans Philostrate, Apollonius de Tyane, VII, 41.

[34] Digeste, XXII, 1, 13, § 2.

[35] Satires, I, 6, 105.

[36] Philon, Leg. ad Caïum, 548 M.

[37] Actes des Apôtres, 28, 11.

[38] V, 9. — Voir aussi Mommsen, C. I. L., p. 387 b, et Preller, Mythologie romaine, p. 729.

[39] Horace, Odes, I, 4, 2.

[40] Philon, in Flaccum.

[41] Ovide, Tristes, I, 11, 3 et 7.

[42] Cicéron, Ep. ad fam., XVI, 9.

[43] Callistrate, liv. II, Quœst. (Digeste, XLVII ; 9, 7) : Ne quid ex naufragiis diripiatur, vel quis extraneus interveniat colligendis iis, multifariam prospectum est ; nam et Divus Hadrianus edicto præcepit, ut hi qui juxta littora maris possident, scirent, si’ quando navis vel inflictavel tracta inter fines agri cujusque fuerit, ne naufragia diripiant, in ipsos judicia prœsides his qui res suas direptas queruntur, judicia reddituros ; etc. — Pétrone, c. CXIV : Procurrere piscatores parvulis expediti naviriis ad prædam rapiendam (Montés sur de petites barques, des pêcheurs accourent au butin).

[44] Dion Chrysostome, Or. 7, 105 et 109 M. (Accusation portée par le sycophante contre un riverain de l’Eubée.) — Ulpien, lib. I, Opinionum (Digeste, XLVII, 9, 10) : Ne piscatores nocte lumine ostenso fallant navigantes, quasi in portum aliquem delaturi, eoque modo in periculum naves et qui in iis sunt deducant, sibique execrandam prædam parent, prœsidis provinciæ religiosa constantia efficiat.

[45] Strabon, III, 2, p. 145. — Voir aussi Pline, Hist. nat., II, 117.

[46] Josèphe, Bell. Jud., III, 9, 2.

[47] Pline, H. N., VI, 26, 101.

[48] Strabon, XI, 2, 12.

[49] Philostrate, Apollonius de Tyane, VII, 16, p. 137, éd. K. — Pétrone, c. XCIX : Adoratis sideribus intro navigium (après avoir adoré les astres protecteurs de la navigation) ; c. CII : Gubernator.... pervigil nocte siderum quogœ motus custodit (comment échapper au pilote qui, toujours en éveil, épie la nuit les mouvements des astres eux-mêmes).

[50] Philostrate, ibid., VII, 10, p. 133, éd. K (départ de Corinthe le soir). — Aulu-Gelle, II, 21 (trajet de nuit d’Égine au Pirée).

[51] Philostrate, ibid., VII, 17, p. 138 K.

[52] Appien, Hist. rom., IX, 17 (Paul-Émile). — Cicéron, ad Atticum, IV, 1, 4 : Pridie nonas Sext. Dyrrhachio sum profectus... Brundisium veni nonis Sext.

[53] Aulu-Gelle, XIX, 1. — Voir aussi Cicéron, ad fam., XVI, 9, 1 (départ du port de Cassiope dans l’île de Corcyre) : Inde austro lenissimo, cœlo sereno, nocte illa et die postero (a. d. VIII, Kal. Dec. 704), in Italiam ad Hydruntem ludibundi pervenimus, eodemque vento postridie.... hora quarta Brundisium venimus.

[54] Actes des Apôtres, 28, 13.

[55] VIII, 14, p. 167, éd. K.

[56] Pausanias, VI, 26, 3.

[57] Philostrate, l. c.

[58] Ibid., VIII, p. 133, éd. K.

[59] III, 21, 19 (Lorsqu'après avoir sillonné les eaux paisibles de la mer Ionienne, mon vaisseau repliera ses voiles fatiguées dans le port de Léchée, hâtons-nous, abrégeons la course qui nous reste à faire, en franchissant à pied cet isthme, que la mer resserre des deux côtés). — Voir aussi Philon, in Flaccum, p. 589 M (au sujet de Flaccus, relégué à Andros).

[60] C. I. G., 3920.

[61] Vies des sophistes, II, 6, éd. K, p. 237.

[62] Aristide, Orat., 24, p. 345 ; Masson, Coll. Hist., éd. Dindort, III, p. 1111.

[63] Ibid., 305, etc. ; Masson, p. LXI.

[64] Épîtres, IV, 11, 15.

[65] Diodore de Sicile, III, 34.

[66] Pline, Hist. nat., XIX, 1.

[67] Philon, in Flaccum, p. 521 M.

[68] Ibid., p. 583.

[69] Digeste, XLV, 1, 122, § 1 : Callimachus mutuam pecuniam nauticam accepit a Sticho, servo Seji, in provincia Syria, civitate Beryto, usque Brentesium, idque creditum esse in omnes navigii dies ducentos sub pignoribus et hypothecis, mercibus a Beryto comparatis et Brentesium perterendis et quas Brentesio emturus esset et per navem Beryto invecturus, etc.

[70] Aristide, Or. XLVIII, p. 360. — It. marit., p. 497 M : A Brundisio Dyrrhachium in Macedonia stadia M, c’est-à-dire un jour de navigation.

[71] Pline, l. c. — Sur les distances de l’île de Pityuse, voyez Diodore de Sicile, V, 16.

[72] Ep. ad Quintum fratrem, III, 1, 13.

[73] Ad fam., XVI, 21, 1.