MŒURS ROMAINES

 

CONSIDERATIONS GÉNÉRALES DU TRADUCTEUR

 

 

L’histoire de l’empire romain, une des plus saisissantes comme des plus mémorables de l’antiquité, dont elle forme le dernier acte, se présente sous un double aspect qui attriste autant qu’il imposé. C’est le grand miroir d’un état social voué à la décadence par la corruption, en même temps que celui du despotisme, de son influence avilissante et de ses conséquences extrêmes, éternel avertissement pour les princes et les peuples. Dans cette image lugubre de Rome dégénérée, dominant le mondé, qu’elle entraîne avec elle à sa ruine, tout apparaît marqué du sceau de la fatalité et, à cet égard, l’étude des mœurs et de la vie privée d’une société puissante encore, mais s’affaissant de plus en plus sur elle-même, n’excite pas un moindre intérêt que le spectacle des révolutions de palais, des révoltes et des guerres, dont on y voit se succéder les péripéties sanglantes et les agitations convulsives.

La civilisation du monde ancien a péri surtout par deux causes, les défauts de sa morale et les vices non moins patents de sa constitution économique et sociale. Ces raisons majeures, étroitement liées entre elles ; devaient tôt ou tard y amener la caducité, par cela même qu’elles formaient obstacle à la continuité du progrès.

Chez tous les peuples anciens, l’absence de l’esprit de charité, dont la prédication était réservée au christianisme, ne permettait guère à la vertu la plus décidée au sacrifice dé s’élever au-dessus des considérations d’un patriotisme étroit. Dans le polythéisme des Grecs et des Romains, comme dans le monothéisme des Juifs, le sentiment religieux, dans sa plus haute expression même, ne se rapportait qu’à un amour exclusif de la cité ou de la patrie. En dehors de ce cercle, la philanthropie, les vues humanitaires, le respect de la liberté des autres peuples, que l’on confondait avec mépris sous la dénomination générale de barbares, étaient presque aussi étrangers à la morale des anciens que le droit des gens et l’idée moderne d’un équilibre, garantie mutuelle de l’indépendance des États, l’étaient à leur politique. Hors de la sphère de leur autonomie ou de leur domination présenté, les républicains d’Athènes, de Sparte et de Rome, comme les despotes de l’Asie, ne voyaient pas d’autre but à poursuivre que l’asservissement de l’étranger et l’oppression des vaincus. C’est ainsi que l’esclavage s’établit et devint partout une institution permanente, qui faussa complètement les tendances de la civilisation, contribua de plus en plus à l’affaiblissement moral et matériel des sociétés antiques, et ne permit à aucune d’elles, de s’arrêter sur sa pente. Dans les anciennes républiques de la Grèce et de l’Italie, nous l’avons déjà dit et répété ailleurs, le travail industriel, l’élément le plus important et le ressort le plus puissant de la vie économique et sociale, ce principe qui soutient la moralité des peuples en même temps qu’il les fait vivre et prospérer, n’était regardé que comme un levier subalterne de l’activité nationale, réputé au-dessous de la dignité de l’homme libre. Ne parlons pas de l’Orient barbare, qui était alors déjà ce qu’il est resté jusqu’à nos jours[1]. Mais les Grecs eux-mêmes, doués d’un génie si inventif et si fécond, sous l’inspiration du quel s’est épanouie la fleur de la civilisation antique, s’intéressaient à l’industrie moins dans un but conservateur des intérêts moraux et matériels de la société que par amour de l’art et de la science. Dans le bel âge des vertus républicaines, la politique absorbait les citoyens, la guerre leur procurait ses grandes émotions, les professions libérales, le culte des sciences, des lettres et des beaux-arts, occupaient les loisirs des esprits d’élite ; mais le travail d’utilité matérielle, quelque avidement qu’on en recherchât les fruits, n’était guère en honneur pour lui-même. Tant qu’il y avait, au dehors, des avantages à remporter pour l’État, des conquêtes à faire, de fortes rivalités à soutenir ou à combattre, quelque intérêt vital à défendre ou un grand but d’ambition à poursuivre, la passion, qui enflammait le courage ou stimulait l’activité des citoyens, leur communiquait aussi cette noble exaltation du patriotisme qui est l’âme des actions héroïques et des grandes entreprises. Mais le but atteint, ou l’impossibilité d’y arriver une fois reconnue, les citoyens, la population libre et privilégiée de la cité, tombaient dans le découragement et dans une oisiveté funeste. L’idée de la société se recueillant en elle-même, pour ne chercher le bien-être, la richesse et le progrès que dans le développement plus actif et plus intelligent de ses ressources, par un travail volontaire, n’apparaît que faiblement dans l’antiquité. Celle-ci ne nous offre qu’une suite de monarchies, de républiques et de ligues plus ou moins durables, tour à tour conquérantes ou subjuguées, envahissantes ou envahies, dont la puissance, fondée sur le droit du plus fort, succombe de même. Sous tous ces rapports, Rome, qui eut plus qu’aucune autre cité le génie de la conquête et de la domination, ne fut pas plus heureuse que la plupart des États tombés avant elle ou sous ses propres coups, et l’empire romain, dans sa grandeur comme dans sa chute, n’a fait que reproduire la même destinée avec plus d’éclat et sur une plus grande échelle. C’est qu’au fond la société n’avait, en raison de la nature de son organisation même, dans ces États célèbres, d’autre alternative que de suivre une marche politique toujours envahissante, ou de vivre d’agitations civiles, pour ne pas croupir. Déjà dans les derniers temps de la république romaine, les riches, à moins de se livrer aux fureurs des luttes de partis et des guerres intestines, ne pouvaient plus songer qu’à jouir ; les pauvres, la multitude, s’habituant de plus en plus à regarder le droit de se faire nourrir par l’État comme leur apanage, durent s’avilir. Ainsi, la corruption ne tardant pas à devenir générale et irrémédiable, la durée de quelques générations suffit pour transformer la grande majorité du peuple roi en un peuple de prolétaires mendiants. Ce fut naturellement pis encore quand, par suite de l’extension nécessaire du droit de cité de Rome à toute l’Italie, cette condition démoralisante devint celle de toute une nation.    

La politique des Romains, dit un auteur allemand, M. Schérer, dans son Histoire du Commerce de toutes les nations[2], en parlant de l’époque où l’agriculture elle-même avait cessé d’être en honneur, chez eux, fut exclusivement conquérante ; ils ne comprirent d’autre domination que celle du glaive. Ils ne laissèrent d’autres peuples s’enrichir que pour les dépouiller de leurs gains par la force des armes. Pour eux, l’économie politique consistait tout entière dans la consommation, non dans la production et l’accumulation des richesses. Le développement pacifique de la puissance et du bien-être était si peu dans leur nature, les moyens qui le procurent si peu de leur goût, qu’ils méprisèrent l’industrie et le commerce, et les abandonnèrent aux esclaves et aux affranchis, comme des occupations indignes d’un citoyen romain. Les opérations qui enrichirent certains sénateurs, étaient de l’usure ou de l’agiotage, non pas du commerce, ou se réduisaient à des spéculations sur les maisons et sur les terrains.... Rome, vers laquelle affluèrent toutes les dépouilles du monde ancien, ne sut que consommer et non produire. L’histoire ne présente, l’Espagne à part, aucun autre exemple d’une pareille impuissance économique... Du pain et des spectacles, telle était la maxime de la politique intérieure, sous l’empire. Sur ces deux pivots reposaient la tranquillité et la sûreté de l’État. Il fallait absolument que le peuple de la capitale fût nourri et amusé. L’Italie, ravagée et dépeuplée par les guerres civiles, était hors d’état de nourrir des centaines de milliers de prolétaires, étrangers à tout travail productif, dépourvus de tout revenu et de tout patrimoine. Sans les envois de la Sicile, de l’Égypte et de l’Afrique septentrionale, Rome eût été littéralement condamnée à mourir de faim. Les grains importés de ces provinces, partie à titre de tribut, partie en échange des deniers de l’État, étaient administrativement distribués aux masses indigentes. On s’était depuis longtemps habitué à considérer ces distributions comme un devoir du gouvernement.

L’agriculture italienne, ajoute le même auteur, ressentit la première les effets désastreux de ce système. Déjà affligé de plus d’une plaie, le cultivateur vit le marché de Rome, son débouché naturel, enlevé à ses produits par les importations artificielles de grains tirés de pays éloignés. Mais ce fut Rome qui souffrit le plus, car, outre qu’elle avait à payer en argent tout ce qui n’était pas imputé sur les tributs, ses habitants s’appauvrirent de plus en plus, et le gouvernement impérial eut à y supporter une charge toujours plus lourde, par suite de l’affluence de la population des provinces environnantes, qui venaient chercher dans la capitale un refuge contre la faim.

Rien ne prouve mieux la triste réalité de cette décadence, si prompte et si complète, de l’agriculture, en Italie, que les lamentations du plus célèbre agronome dé l’empire romain, du Gaditain Columelle, qu’une soixantaine d’années seulement séparent de l’auteur des Géorgiques. Je vois partout, dit-il dans la préface de son traité De re rustica, des écoles ouvertes aux rhéteurs, à la danse, à la musique, même aux saltimbanques ; les cuisiniers, les barbiers sont en vogue ; on tolère des maisons infâmes, où les jeux et tous les vices attirent la jeunesse imprudente ; tandis que pour l’art qui fertilise la terre, il n’y a rien, ni maîtres, ni élèves, ni justice, ni protection. Voulez-vous bâtir ? Vous avez à chaque pas des architectes. Voulez-vous courir les hasards de la mer ? Vous trouvez partout des constructeurs ; mais souhaitez-vous tirer parti de votre héritage, améliorer des procédés qui vous semblent mal entendus, vous ne rencontrerez ni guides, ni gens qui vous comprennent. Et, si je me plains de ce mépris, on me parle aussitôt de la stérilité actuelle du sol ; l’on va jusqu’à me dire que la température actuelle est changée. Le mal est plus près de vous, ô mes concitoyens ! L’or, au lieu de couler sur les campagnes, qui nourrissent les villes, est jeté à pleines mains au luxe, à la débauche, aux exactions. Écoutez-en mon expérience, reprenez le manche de la charrue et vous me comprendrez.

Columelle prêchait dans le désert. Les Romains, maîtres du monde, n’étaient plus un peuple de soldats laboureurs. Le temps des Curius et des Cincinnatus était loin. La prédilection pour ces travaux salutaires, école de leurs mâles vertus, ne survécut pas à Caton l’Ancien. L’opulence des spoliateurs de la Grèce et de l’Orient ayant fait de l’Italie un vaste jardin d’agrément, on n’y vit plus que d’immenses domaines (latifundia), abandonnés aux soins des esclaves. La désertion des campagnes par ceux qui les cultivaient librement jadis, en bons pères de famille, avait opéré le plus déplorable changement dans le caractère de la société.

Voilà, jusqu’à la fin de l’empire d’Occident, le fond du tableau qu’entourait l’auréole éblouissante de la majesté du monde romain ; déjà condamné à périr, cependant, fond lugubre et désolant dont il ne faut pas perdre de vue les sombres teintes ; même dans l’admiration des services éclatants qu’à d’autres égards les Romains ont rendus à ce monde, de leurs immenses travaux publics et des superbes monuments dont ils le couvrirent, de leur langue et de leur littérature enfin, qui, survivant à la dissolution de l’empire, ont, avec leur droit civil et leur jurisprudence, si puissamment influé sur l’éducation des peuples modernes et le développement de notre propre civilisation.

Commençons par écarter un thème rebattu de vaines déclamations, en reconnaissant tout d’abord que l’introduction du despotisme à Rome ne fut que la conséquence forcée d’un fait monstrueux déjà précédemment accompli, de l’imposition du joug d’une ville à tout le monde civilisé de l’époque. Le maintien de la domination universelle n’était, même temporairement, possible qu’avec la monarchie absolue. Nais aucune forme de gouvernement ne peut échapper aux conditions de sa nature, et celle du despotisme est la négation de toute activité politique et sociale procédant de la liberté et de la spontanéité. On ne saurait d’ailleurs, qu’il se trouve être ou non un résultat de la force des choses, se soustraire, en jugeant ses effets, à l’autorité des principes de la morale éternelle. Aussi rien, au point dé vue de celle-ci, ne paraît-il plus triste que les tentatives par lesquelles on s’efforcerait de chercher une réhabilitation de l’empire romain jusque dans l’excuse de ses crimes et de ses turpitudes, en les présentant comme des faits isolés, ou d’un ordre privé ; comme si, aux sommités du pouvoir surtout, le rayonnement de l’exemple ne démentait pas ces distinctions subtiles et complaisantes. Interpréter ainsi l’histoire, c’est en fausser la logique, y méconnaître l’enchaînement des causes et des effets, outrager l’humanité même ; car les arguments les plus spécieux que l’on puisse invoquer en faveur d’une pareille thèse, ne peuvent tenir devant la déplorable impression du tableau de l’état social et des’ mœurs de cette époque.

Comparativement à la sanglante anarchie, aux énormes rapines et aux épouvantables désordres dont l’Italie et tous les autres pays de la domination romaine avaient eu. sans cesse à gémir, depuis le temps des Gracques et les furieuses rivalités de Marius et de Sylla, l’établissement du pouvoir impérial, greffé sur la dictature à vie que Jules César obtint, en 45 avant Jésus-Christ, par la force militaire et le prestige de son génie, fut sans doute non seulement une nécessité, mais un bonheur relatif, pour les provinces en particulier même un véritable bienfait. Substituant aux terribles exactions qu’elles avaient subies de l’insatiable avidité des proconsuls, qui les dévoraient, une exploitation méthodique, régularisée et par conséquent moins ruineuse et moins oppressive pour la masse, il donna, jusqu’à un certain point, à cette vaste agglomération de tant de pays et de races hétérogènes, le repos après lequel ils soupiraient, et jamais, de l’aveu de Strabon, les Romains et leurs nombreux sujets et alliés n’avaient connu la tranquillité et l’abondance dont ils jouirent sous Auguste et même sous Tibère. Moins exclusif dans ses principes de domination que ne l’avait été l’oligarchie patricienne, l’empire étendit successivement le droit de cité à toutes les provinces, à mesure qu’il avançait dans l’œuvre d’unification politique et administrative de toutes les parties de ce grand corps ; il apporta même des adoucissements considérables dans la condition des esclaves, qui d’ut nécessairement s’améliorer avec le continuel accroissement du nombre ; de la richesse et de l’influence des affranchis. Bien que Rome absorbât toujours la crème des forces et des ressources de la vaste étendue de pays soumise à sa domination, elle ne s’en isolait plus et l’on y vit ainsi ; en suite des progrès d’un nivellement qui rendait le pouvoir de plus en plus accessible à des hommes de toute origine, un Espagnol comme Trajan, des Syriens, un Arabe, des Goths et d’autres barbares, revêtus de la pourpre par des coups de fortune, occuper le trône et y prendre en mains les rênes de l’empire. Malheureusement cette omnipotence du maître, cette centralisation si puissante en apparence, dérivait d’une source empoisonnée et souffrait d’un vice congénial, accompagné d’indestructibles germes de langueur et de mort. Toute l’autorité de ce gouvernement n’avait d’autre principe que le despotisme pur et simple, si bien caractérisé par Montesquieu, avec son cortège de bassesse et de mensonge, de violence, de tyrannie sans contrôle et d’intimidation générale. Imbue de cet esprit dissolvant, la domination universelle s’était étendue comme un linceul sur tous les membres de ce corps, formé de tant de nations diverses, dont la vitalité propre avait disparu avec leur indépendance, et qui toutes, courbées sous le poids d’un même joug, n’étaient pas plus en état de s’entendre pour la défense commune de leurs intérêts, que de se séparer pour la revendication particulière de droits dont l’habitude de ce joug leur avait même fait perdre la conscience. Entre elles toute émulation s’était évanouie. Chez toutes, l’abaissement des âmes avait brisé les ressorts de la vie politique et répandu le découragement. Le génie grec, si vivace et si fécond en ressources, qui dominait dans tout l’Orient, depuis les conquêtes d’Alexandre, y avait encore, il est vrai, la prépondérance, et n’avait pas entièrement perdu ses anciennes qualités distinctives. Il se maintint ainsi plus longtemps à flot, dans le déluge qui se fit autour de lui ; mais la domination romaine, par la servilité qu’elle lui imprima, faussa de bonne heure toutes ses tendances et ne lui fut pas, en définitive, moins funeste que les mœurs orientales.

A défaut de tout ordre de succession régulier l’adhésion d’une soldatesque vénale, composée dés éléments les plus disparates, et dont la discipline se relâchait de plus en plus, fut bientôt, avec la popularité du prince dans la capitale, auprès d’une multitude abjecte, qu’il s’agissait également de gagner par des largesses[3], le seul intérêt qu’il eût à ménager, pour obtenir et conserver le pouvoir, le grand et souvent terrible souci de chaque empereur, depuis son avènement jusqu’à sa mort : celui de Tibère déjà. On comprend la pernicieuse influence des exemples d’une pratique soumise aux nécessités d’une pareille condition du pouvoir. Une autorité qui ne reposait que sur la force et dont la définition suprême était l’arbitraire, ne devait bientôt laisser, subsister que la forme de toutes les anciennes institutions, dont elle minait les fondements, tuait l’esprit et amortissait le principe. Souvent plus fort que le despotisme lui-même, le respect de la coutume maintenait seul les règles indispensables du droit civil et de l’organisation municipale, objet digne et constant de la sollicitude des plus éclairés parmi les empereurs.

Il est difficile de dire sur quelles bases Jules César, avec son puissant génie d’organisation, eût établi le nouvel ordre de choses, qu’il se proposait de fonder, si le poignard de Brutus ne l’avait arrêté dans sa brillante carrière. Octave, entre les mains duquel la lassitude des Romains fit tomber le pouvoir, appliqua toute son habileté au présent, sans trop se préoccuper de l’avenir.

Il fut certainement un grand homme, au point de vue de l’épicurisme de son temps, avide de splendeurs et de jouissances de toute espèce, mais surtout un parfait comédien, politique. Il ne créa pas d’institutions nouvelles, mais laissa subsister les anciennes formes de l’État républicain, en les réduisant à de vains simulacres, en dehors desquels il gouverna personnellement en maître absolu, avec l’aide des amis et partisans qu’il avait associés à sa fortune. C’était malheureusement habituer les Romains au vide du formalisme et léguer aux générations futures les dangers d’une stagnation qui finit par l’extinction complète de la vie publique.

Le destin le trahit en ne lui laissant pas d’héritier de son sang. Le caractère dominant de l’époque, au milieu de toutes les prospérités du siècle d’Auguste, c’était la prostration morale d’une société déjà profondément pervertie. La monarchie aurait-elle pu l’en relever par un usage intelligent et libéral de son pouvoir : c’est une question que nous n’entreprendrons pas de résoudre, notre tâche devant se borner à montrer ici l’empire romain tel qu’il fut à tous ceux dont le cœur bat sous des aspirations plus nobles, auxquelles répugnent les tendances pernicieuses qui prévalurent alors. Il est certain que les princes de la maison adoptive d’Auguste, par leurs actes et par leurs tristes exemples, ne firent qu’aggraver le mal, en façonnant toutes les classes de leurs sujets à la dégradante école du servilisme. Ne pouvant se fier à l’aristocratie qu’avait abattue le pouvoir impérial, ils placèrent toute leur confiance dans des créatures, leurs affranchis, ce qui fit passer presque tout le gouvernement entre les mains de la domesticité et lui imprima un cachet que l’introduction postérieure d’une hiérarchie fixe et des formes du despotisme oriental ne pouvait que rendre encore plus servile. L’atonie politique et sociale était. déjà à peu près complète et le mal incurable quand, par un bonheur inespéré, l’empire vit monter sur le trône des princes tels que Vespasien et Titus et une série plus longue encore de souverains accomplis, qui s’étendit, par une chaîne d’adoptions, de Nerva et Trajan jusqu’à Marc-Aurèle. Ce furent de beaux règnes dont tout l’honneur revient aux vertus et aux talents personnels de ces princes. Les surnoms de délices et de félicité du genre humain donnés à Titus et à Trajan, font très éloquemment leur éloge ; cependant, il faut le dire, cette expression si vive de la reconnaissance des contemporains trahit aussi la terreur profonde dont avaient été frappés les esprits, sous la plupart des règnes précédents, et fait concevoir une idée navrante des conditions générales d’un régime sous lequel tout dépendait jusqu’à ce point de la personnalité du monarque, devant le souffle duquel l’humanité n’était que poussière et dont la colère pouvait, au moindre caprice, se déchaîner sur elle comme un ouragan destructeur. L’absence de toutes convictions fermes et de tout point d’appui solide, dans le milieu social, empêcha même ces souverains modèles de rien fonder de durable ; mais ils s’appliquèrent de leur mieux, Adrien surtout, à conserver et à restaurer, notamment à perfectionner le droit et la jurisprudence, qui fleurirent le plus à l’époque de ces règnes. La rapidité même de la décadence de l’empire, après la mort de Marc-Aurèle, et le découragement du meilleur de ses successeurs, du vertueux Alexandre Sévère, témoignent assez de l’impuissance de ces efforts.

Le monde romain, ne vivant plus que sur un ancien fonds de richesses et de lumières acquises, le voyait se consumer davantage tous les jours, et aucune période de l’histoire n’a été d’une stérilité plus complète en idées de progrès quelconques.

Tout l’échafaudage de l’administration impériale et du culte public et officiel, de plus en plus ébranlé par le scepticisme, était vermoulu et avait perdu sa vitalité, en conservant pourtant un prestige de grandeur, qui survécut longtemps à l’empire même. Seule, une religion nouvelle, cheminant à l’ombre avec les humbles, dont elle éclairait la voie de son flambeau divin, celle du Christ et de ses apôtres, offrait une consolation aux opprimés de toutes les classes et montrait à la société un port de refuge dans la mer de corruption, de doute et de désespoir où elle s’abîmait. Elle attirait tous ceux dont le sentiment intime répugnait à l’opprobre d’une basse adoration de la puissance du jour. Le profond découragement des choses terrestres, dans toutes ces âmes foulées, se recueillant auprès du foyer domestique, devait naturellement diriger leurs aspirations vers le ciel. Mais en emportant, avec le renversement du culte des faux dieux, jusqu’aux derniers restes du respect des vieilles croyances et des traditions de l’ordre de choses établi, le christianisme fit fléchir tous les supports de la domination romaine et finit par supprimer même la barrière que la politique impériale s’efforçait de maintenir entre le monde romain et le monde barbare. La gloire du martyre, dans sa sublimité, témoignait d’ailleurs, aussi hautement que la froide résignation des stoïciens, du découragement universel des esprits et de l’impuissance du christianisme lui-même à reconstruire à neuf l’édifice politique et social, avec les anciens matériaux, en Occident surtout.

A cet égard Gibbon n’a pas mal jugé les nouveaux sectaires du temps ; mais, dominé par son point de vue trop étroit de tory strictement conservateur, il ne voulut pas voir qu’au-dessus de la raison d’État passagère de l’empire romain il y avait la cause sacrée de l’humanité et l’avenir, éternellement dirigé par la Providence.

Heureusement qu’aux yeux des chrétiens les barbares commençaient à être des frères, aussi bien que les sujets de l’empire. Le concours des barbares était indispensable à la grande franc-maçonnerie chrétienne, pour la rénovation d’un monde des larges plaies duquel la gangrène ne pouvait être extirpée que par l’action brûlante d’un élément destructeur.

A l’avènement de Constantin, les doctrines chrétiennes avaient déjà fait de tels progrès, dans toutes les classes, et Rome, le foyer séculaire de l’ancienne religion et de l’ancienne politique, s’était déjà tellement affaiblie que la translation du siège de la monarchie à Constantinople s’opéra sans secousse, comme la conséquence naturelle d’une révolution déjà accomplie dans les idées et d’un changement complet dans les rapports extérieurs de la situation politique et militaire de l’empire. La ruine d’une puissance, comme celle de Rome devait commencer par le centre même de la corruption qui en était la causé première.

L’Orient, comparativement du moins, avait un reste de vitalité et quelque force de résistance. La Grèce, l’Asie-Mineure, l’Égypte, Alexandrie surtout, devaient à leur situation géographique la persistance d’une certaine activité commerciale, qui y entretenait aussi la prospérité de l’industrie, réparait peu à peu les pertes de ces contrées et les empêchait ainsi de succomber à l’épuisement. Constantinople avait sur Rome l’avantage d’une position inexpugnable pour des barbares, toutes ses avenues se trouvant admirablement protégées du côté de la terre comme de celui de la mer, où elle ralliait toute la marine du monde romain. L’Orient, comme nous l’avons déjà fait observer, était resté plus grec qu’il n’était devenu romain. Bien que l’héritage du génie créateur de la Grèce antique lui eût complètement échappé, le Bas-Empire parvint néanmoins à sauver les traditions de la civilisation ancienne et à garder les germes de celle-ci pour des jours meilleurs, qui ne devaient revenir qu’après des siècles de ténèbres, au terme de sa propre carrière. La souplesse d’esprit des Grecs les rendit habiles à transiger, selon les circonstances, avec la barbarie de ce monde gréco-slave qui porte encore aujourd’hui si profondément l’empreinte du cachet byzantin, et dont le patronage est si fortement ambitionné de nos jours par la Russie, depuis que cette puissance poursuit, en Orient, une politique analogue à celle qui procura la couronne impériale d’Occident à Charlemagne et à ses successeurs, au moyen âge. Ce n’est qu’en gardant, vis-à-vis de ses belliqueux voisins du Nord, une attitude toute défensive que l’empire d’Orient put encore, prolonger sa peu glorieuse existence de plus d’un millier d’années, après le partage de Théodose en 395, pour devenir finalement, d’un autre côté, la proie des Turcs, ses derniers et plus redoutables assaillants, en 1453.

L’Occident, déjà beaucoup amoindri, sous Constantin, par le déplacement d’une grande partie de ce qu’il avait encore de puissance, de richesse et de lumières, puis constamment battu en brèche du dehors, se disloqua plus vite, après le dernier partage de l’empire, et fut bientôt submergé par les flots de la barbarie germanique, dans l’invasion générale qui suivit les irruptions réitérées des Goths, des Huns, et des Vandales, en Italie. Telle était déjà la décrépitude de cet empire que des barbares furent ses derniers défenseurs, et qu’il n’avait plus aucun moyen de cacher, même aux yeux de ses ennemis les plus redoutés, l’humiliant spectacle de son état de langueur incurable et les causes de sa faiblesse. Dans ce grand naufrage, dont les dernières péripéties firent à peine sensation, l’Église seule se mit en devoir de recueillir et de garder en dépôt ce qui pouvait encore servir des épaves de la civilisation latine, pendant que l’Europe, renouvelée presque en entier par les barbares, entrait, au milieu de ravages,et de guerres sans fin, dans cette longue et pénible période de crise et de transition qu’on appelle le Moyen Âge : âge de fer et de ténèbres, mais dont l’enfantement laborieux n’aboutit à rien moins, après la chute de Constantinople aussi, qu’à la reconstitution politique et sociale du monde et à une nouvelle ère de progrès, sous l’influence de la civilisation moderne.

La décadence de Rome, centre de la domination du monde, mais réduite, par l’inertie générale de la société, à subir avec lui toute volonté et tout caprice d’un maître despotique, a eu ses gradations, ses vicissitudes et ses phases diverses, dans la grande loterie des bons et des mauvais empereurs. La différence entre les générations qui s’élèvent et celles qui tombent ne peut être saisie d’une manière absolue sur la ligne de démarcation du bien et du mal ; elle résulte dés tendances prédominantes qui les emportent vers l’un ou vers l’autre, et le danger des progrès de la corruption est d’autant plus grand qu’on y descend insensiblement la pente, avec la baisse continue du niveau général de la moralité publique.

L’histoire de l’empire romain, de 31 avant Jésus-Christ à l’an 324 de notre ère, c’est-à-dire depuis la fin de la république, décidée par l’avènement d’Octave, jusqu’au triomphe du christianisme sous Constantin, dont les mesures trahissent déjà le pressentiment du sort fatal qui était réservé à la domination romaine en Occident, se partage ainsi en deux périodes d’inégale durée, qui contrastent fortement entre elles, sous bien des rapports, et que sépare le règne du dernier des Antonins, Commode (180-192 de notre ère). Les deux siècles qu’embrasse là première peuvent être appelés, à certains égards et par intervalles du moins, notamment au point de vue de la puissance et de l’éclat extérieur, les beaux temps de l’empire romain. Ce n’est même, à vrai dire, qu’au deuxième siècle de notre ère, sous Trajan, que cet empire, qui voyait le monde à ses pieds, atteignit le point culminant de sa puissance dominatrice. Sous le règne d’un tel prince, il apparaissait à l’œil ébloui comme un édifice politique parfait dans son genre, et comme fondé pour l’éternité. Mais cet arbre, à nombreuses et vastes branches, malgré le magnifique développement de sa couronne, à l’ombre de laquelle s’abritaient tous les pays du monde civilisé de l’époque, était appauvri de sève et déjà corrompu dans ses racines. Dans la série des empereurs qui se succèdent au pouvoir, on reconnaît, dès les premiers temps, les terribles revers du sort que le despotisme inflige à l’humanité.

Avec de profonds et rusés politiques tels qu’Auguste et Tibère à son début, des princes habiles et remplis d’activité comme Vespasien et Adrien, un grand capitaine et empereur modèle comme Trajan ; des philanthropes comme Titus et Antonin le Pieux et un sage comme Marc-Aurèle ; on voit déjà alterner sur le trône des monstres à face humaine, tels que le même Tibère, dans sa vieillesse débauchée, l’extravagant Caligula, l’infâme et sanguinaire Néron, Domitien et Commode, sans parler de l’imbécile Claude et du crapuleux Vitellius. La nécessité de subir de pareilles alternatives et d’abdiquer devant des autocraties ainsi constituées par le hasard ou la force, n’était-elle pas la plus grande des humiliations pour là fierté romaine, et ne devait-elle pas déjà faire entrevoir aux esprits clairvoyants la triste fin dont l’empire était menacé ?

On comprend la confusion, le renversement de toutes les idées morales, qui devait résulter, pour les masses ; de ces énormes contradictions d’un pouvoir si différemment exercé, d’actes se produisant toujours sous l’autorité d’un même principe, l’arbitraire d’une souveraineté sans limites. Devant les scandales, les crimes et les turpitudes de tout genre, la minorité des hommes auxquels leur conscience ne permettait pas de tout subordonner au culte de la force, à l’adulation servile du pouvoir, n’avaient qu’à se voiler le front et à se cacher dans quelque réduit obscur, pour échapper aux persécutions de la tyrannie. L’avènement d’un bon prince délivrait bien, pour un temps, leur poitrine oppressée d’un affreux cauchemar ; mais, dans cette société profondément corrompue, l’espèce de légalité qu’un empereur vertueux s’efforçait d’introduire dans son gouvernement, expirait avec lui, et le réveil, au milieu de nouvelles orgies du despotisme, n’en était que plus horrible. Les petits, la multitude, il est vrai, ressentait moins directement l’effet d’iniquités que lui épargnait sa misère même. C’est la, populace qu’on fêtait, au contraire, à laquelle on prodiguait les divertissements de ces jeux qui lui procuraient la seule excitation dont elle fit encore capable, et l’entretenaient dans un étourdissement dont la conséquence ne pouvait être qu’une dépravation toujours croissante. On s’explique ainsi toute l’amertume des souvenirs d’un Tacite. L’immortel historien, bien qu’il fût loin d’être un héros de civisme, et malgré ses préjugés aristocratiques, fut certainement un honnête homme, auquel les apologistes les plus déterminés de la doctrine du pouvoir sans contrôle et de l’obéissance passive peuvent seuls reprocher des sentiments qui seront éternellement partagés par tous les gens de bien. On s’est même avancé davantage en traitant de calomnieux ses écrits, ainsi que ceux de Suétone. Mais, s’ils avaient réellement faussé l’histoire des Césars, comme on a voulu le prétendre, d’où vient qu’ils aient si peu choqué les contemporains que parmi les nombreux écrivains de l’époque, nul ne se soit avisé de les réfuter ?

Cependant, au milieu de cet abaissement moral, Rome jouissait encore de tous les avantages matériels que lui procurait l’état le plus avancé de la civilisation antique. Le commencement de cette période fut même l’age d’or de la littérature latine. La langue y atteignit sa plus grande perfection. Pendant plus d’un siècle, les beaux-arts y fleurirent, sous l’influence du luxe le plus éblouissant dont le monde eût jamais eu jusque-là le spectacle. Les provinces prêtaient à l’opulence de leurs dominateurs toutes les ressources de leur sol, de leur industrie et de leur commerce. A la faveur de la grande supériorité que les Romains avaient acquise dans l’art de la guerre, l’empire s’agrandit même encore depuis Jules César. Auguste étendit sa frontière jusqu’au Danube. Les Gaules et même, au-delà du Rhin, quelques parties limitrophes de la Germanie, lui obéissaient. L’île de Bretagne, dont César avait commencé la conquête, fut presque entièrement soumise sous Claude. Trajan porta ses aigles bien au-delà du Danube et, du côté de l’Orient, jusqu’aux bords du golfe Persique. Adrien garda la Dacie au nord du fleuve mais se retira du golfe derrière l’Euphrate. L’empire, retranché dans ces limites et ainsi séparé du monde barbare, qui ne tentait plus son ambition, était encore assez fort pour tenir tête aux ennemis qui l’y harcelaient, tels que les Parthes, les Arabes et les autres peuples du désert, en Asie et en Afrique, les Slaves de l’Europe orientale, la masse des Germains, au nord du Danube et sur la frontière rhénane, les Pictes et les Scots du nord de la Calédonie et les Hiberniens de l’Irlande. Gibbon évalue la population l’empire romain, au faîte de sa puissance, à 120 millions d’âmes, dont les esclaves auraient formé la moitié au moins. Il a existé, il existe encore, des dominations plus vastes et même comprenant un plus grand nombre de sujets. On peut citer celles de la Russie, de la Chine, de la Grande Bretagne, maîtresse de l’Inde et d’autres territoires immenses dans les deux hémisphères ; mais jamais aucune n’a réuni en faisceau, ni aussi complètement soumis à ses lois toutes les parties civilisées du monde contemporain.

Cet éclat se maintint, au milieu de la dépravation des mœurs, jusqu’à la mort de Marc-Aurèle. Mais après les Antonins, dès la fin du deuxième siècle, les symptômes de la maladie mortelle dont l’empire portait depuis longtemps en lui les germes, éclatèrent partout avec une force irrésistible. L’anarchie, perpétuée par le relâchement continuel de la discipline, l’emporta, et telle fut la rapidité dés progrès du mal qu’il n’y avait plus à se méprendre sur l’imminence de la décomposition de ce corps gigantesque. Il n’offre plus, sous les successeurs de Constantin et de Julien, que le douloureux spectacle de la décrépitude, et, sous ceux de Théodose, que la funèbre image de l’agonie dans laquelle expira la civilisation romaine, sous les coups redoublés des barbares, ne laissant après elle qu’un détritus, dans lequel la barbarie vint déposer ses germes de force et de virilité, mais sur lequel une moisson nouvelle ne devait recommencer à poindre qu’après le long et rude labour du Moyen Âge.

La décadence intellectuelle aussi, qui se manifeste, au troisième siècle, dans la littérature et les arts, fut soudaine et complète. Aussi les sources, pouvant nous renseigner sur la marche des événements, ainsi que sur l’état de la société, sources qui coulaient avec autant de variété que d’abondance jusqu’au temps d’Adrien, deviennent-elles ensuite de plus en plus rares et plus maigres, au point de tarir presque entièrement avec la fin des Antonins. Aux historiens de la grande école succèdent d’arides compilateurs et de plats panégyristes. Il en résulte que notre connaissance de l’histoire politique et des rapports intérieurs de l’empire, au troisième siècle, ne s’établissant que sur des données aussi imparfaites qu’incohérentes, entre lesquelles il y a d’immenses lacunes, qu’il est impossible de combler autrement que par de simples conjectures, restera toujours très incomplète. C’est une raison décisive pour engager l’historien des mœurs de la société romaine à se renfermer le plus possible dans les limites de la période précédente, beaucoup mieux éclairée, sous tous ses aspects, par les témoignages contemporains.

Le caractère dominant de la société civile, sous le régime impérial, dans toutes les phases de celui-ci, c’est la torpeur politique, une apathie toujours croissante, jusqu’à l’entière dissolution de l’empire romain. Sous les dehors de la république, le principat, à Rome, ne fût, du commencement à la fin, qu’une perpétuelle dictature militaire.

Le pouvoir qui tranchait tout dans l’État, le soutien principal et le grand levier du gouvernement, la seule force avec laquelle il fallût compter, c’était l’armée. Mais celle-ci n’était plus, comme autrefois, une armée de citoyens, rentrant dans leurs foyers après chaque campagne. Jules César, tout en lui donnant une organisation puissante et le sentiment de sa prépondérance, en avait fait une classe à part de soldats de profession, recrutés non seulement en Italie, mais parmi tous les éléments belliqueux de la population de l’empire. La réorganisation qu’elle subit, sous le règne d’Auguste, la constitua définitivement sur le pied d’une armée permanente. Cette imposante force militaire, quoique sortie des rangs du peuple de toutes les provinces, ne pouvait plus que difficilement se confondre avec lui, à causé de la diversité des éléments qui entraient dans sa composition, et de l’étendue même du territoire sur lequel elle se trouvait répartie.

Ayant sa juridiction à part, ses privilèges, son préciput dans les largesses, sous la forme du donatif, indépendamment d’une solde régulière, dans la réclamation de laquelle ses prétentions et ses exigences allèrent toujours en croissant, avec l’affaiblissement de l’empire même, elle pouvait, en quelque sorte, se considérer comme un État dans l’État. Dans les commencements, le prestige du nom de César et la force des liens de la discipline la maintinrent dans le devoir. La première grande scission militaire fut celle qui, peu de temps après la mort de Néron, éclata entre le parti de Vitellius et celui de Vespasien. Cependant ce prince victorieux, son fils Titus, Trajan et Adrien, qui furent tous également d’illustres capitaines, rétablirent la discipline et retinrent les légions dans l’obéissance, en les occupant partout. Mais les règnes pacifiques des Antonins, qui renoncèrent à toutes les conquêtes et eurent pour l’élément civil une préférence marquée, amenèrent dans l’esprit de l’armée un relâchement profond qui, avec le détraquement probable de tout le mécanisme de l’administration impériale, par suite des extravagances de Commode, l’indigne fils de Marc-Aurèle, et de l’éphémère durée du pouvoir de la plupart de ses successeurs, peut seul expliquer les épouvantables désordres de la fin du deuxième siècle et l’indescriptible anarchie militaire à laquelle l’empire fut en proie au troisième. Cette armée, dont auparavant déjà le suffrage et les acclamations n’avaient pas laissé que d’exercer sur l’avènement de plusieurs princes une influence décisive, s’arrogea le droit de faire et de défaire à son caprice les chefs de l’empire, y suscitant, dans ses divisions, une multitude de compétiteurs, les soutenant ou les abandonnant tour à tour, et mettant plus d’une fois le trône aux enchères. Au lieu de ces guerres civiles qui avaient ensanglanté la république à son déclin, on vit, au déclin de l’empire, les dissensions, les mutineries et les rivalités militaires se succéder presque sans intermittence. Il faut ajouter que, depuis le triomphe de Septime Sévère sur ses deux compétiteurs, l’élément barbare ou semi barbare prit, dans le recrutement des armées, une prépondérance toujours croissante sur les contingents de l’Italie et des provinces romanisées. Une soldatesque toute mercenaire, antipathique aux anciennes traditions romaines par son origine et presque sans liens avec la masse de la population, arriva ainsi à tenir entièrement dans ses mains les destinées de l’empire, dont la défense ne reposait plus que sur elle. L’invasion des barbares du dehors devait être également, de plus en plus, facilitée par des accointances multiples dans les rangs de l’armée impériale et de cette multitude d’anciens esclaves qui en remplissaient les cadres, ce qui fait comprendre comment le monde romain, désorganisé, se trouva finalement réduit à l’impuissance complète de se défendre contre tant d’assaillants. Tous les ressorts moraux s’émoussant à récole de la servitude, dans une atmosphère politique où toute l’activité humaine cédait à un irrésistible courant d’arbitraire de haut en bas, d’adulation et de servilité de bas en haut, les vertus militaires aussi avaient fini par s’éteindre, avec le patriotisme. Il n’y avait plus, dans la vie publique, ni trace de liberté, ni ombre d’un pouvoir de l’opinion ; la société vivait plongée dans le fatalisme, ou s’isolait dans une morne résignation. Mais, si le pouvoir impérial, tant que l’armée ne venait pas à lui faire défaut, trouvait dans cet affaissement général des esprits une garantie contre le danger des révolutions populaires, la sourde propagande du christianisme dans les familles, et la rapidité de ses progrès, ne lui dérobaient pas moins le terrain sous les pieds, en minant tout l’édifice du gouvernement. Par suite d’une espèce d’accord tacite, presque toute l’autorité dont jouissaient les anciennes magistratures avait passé de fait, chez les chrétiens, aux pasteurs et chefs spirituels de la nouvelle communauté, à l’épiscopat, dont l’ascendant ne tarda pas à marquer une nouvelle phase dans l’histoire de l’empire. En faisant du christianisme la religion de l’État, Constantin vit bien que c’était l’unique moyen de regagner une base pour l’édifice politique, ébranlé par l’influence cléricale, qui forme un des traits caractéristiques de la période qu’il inaugura. Mais dès cette époque aussi apparaissent les préludes de la grande lutte du pouvoir temporel, avec une théocratie dont le développement se poursuit sur la base de la hiérarchie catholique au moyen âge, où elle arrive à son apogée. Lors du démembrement de l’empire d’Occident déjà l’établissement de la domination franque, dans les Gaules, fut surtout le résultat d’un pacte de l’épiscopat gallo-romain, avec la tribu guerrière chez laquelle il espérait trouver la protection la plus efficace.

Arguant de ce que la dictature de Jules César fut, bien réellement, le triomphe du parti populaire sur l’ancienne oligarchie, on a qualifié de démocratique le régime impérial, dont elle amena l’établissement dans la suite. C’est oublier que le peuple romain, privé de toute attribution politique sérieuse, par l’abdication de tous ses droits entre les mains d’un chef dont la nomination dépendait presque entièrement du hasard, se trouvait en réalité réduit à la condition d’un troupeau, sans libre détermination, ni plus d’influence sur le choix de ses maîtres que sur les actes du gouvernement. Une autre méprise non moins étrange, c’est de se figurer l’empire romain comme une ère d’égalité. Or l’égalité devant la loi ne peut exister qu’avec le principe de la suprématie générale de la loi, et quant à l’égalité sociale, elle ne se manifestait encore, à la même époque, que dans l’absence de toute digue ou sauvegarde légale contre l’arbitraire, qui pouvait frapper indistinctement sur tous, comme aussi dispenser ses faveurs à tous, sans distinction de rang ni de fortune, de qualité ni de mérite. Jamais l’aristocratie, dans le sens relevé du mot, n’eut une position plus précaire dans la société ; mais les distinctions extérieures et les vanités vulgairement qualifiées d’aristocratiques, les prétentions nobiliaires de mauvais aloi et toute sorte de privilèges humiliants, loin de disparaître, ne firent que se multiplier sous l’empire, et nulle part l’inégalité de fait ne s’est peut-être encore montrée, dans les relations sociales, sous un jour plus triste. Jamais l’argent n’eut plus d’empire, et les richesses les plus mal acquises n’eurent aussi beau jeu pour s’étaler insolemment. Si, par suite de l’extrême concentration des fortunes mobilières et immobilières, une ploutocratie des plus oppressives avait éclipsé ou supplanté l’ancienne aristocratie patricienne ; d’autre part la condition de la clientèle avait pris le caractère de la dépendance la plus humiliante et la plus abjecte. Le régime de l’esclavage proprement dit s’adoucit en partie, il est vrai, à mesure que le défaut général de liberté abaissait les barrières entre toutes les classes, mais on ne songeait pas à l’attaquer comme institution, et l’affaiblissement de la dignité humaine faisant alors accepter sans difficulté des conditions viles, à tous les degrés de l’échelle sociale, il n’était pas étonnant que l’on ne revît point de Spartacus.

A la corruption des mœurs, déjà si profonde dans les derniers temps de la république, les déplorables exemples du premier siècle de l’empire ne purent qu’ajouter, en y associant l’amour du scandale, qui la rendait de plus en plus irrémédiable. C’est à peine si la mère des Gracques aurait pu prétendre à quelques éloges au milieu de l’éclat et du bruit causés par les déportements et les crimes des Messaline et des Agrippine.

Il est certain qu’à divers égards les traditions romaines du temps de l’empire et son système de gouvernement n’ont pas laissé que d’exercer sur le développement ultérieur de l’Europe une influence plus ou moins fâcheuse, que l’Angleterre seule a toujours repoussée, comme par instinct, et dont elle s’est aussi le moins ressentie. Pour ce qui est de l’Italie au contraire, on ne saurait méconnaître qu’une grande partie des vices et des maux qui sont restés une plaie pour cette belle contrée, jusqu’à nos jours, datent en germe de cette période de son histoire : tels le prolétariat d’espèce particulière dans plusieurs de ses grandes villes[4], le bizarre amalgame de charlatanisme et de superstition qui s’y manifeste sous des aspects divers, le sigisbéat et jusqu’au brigandage des routes et des montagnes, comme on le verra par les tableaux qui vont suivre. Ce sont là de tristes legs à côté du superbe héritage de ce qui reste également des splendeurs monumentales de la même époque.

Il y aurait certainement de l’intérêt à faire marcher de front avec la série des tableaux que nous allons dérouler aux yeux des lecteurs un aperçu général de l’histoire des événements mêmes, dont ils sont destinés à faciliter l’intelligence ; mais il est plus court de renvoyer le lecteur aux sources, à Tacite, à Suétone et aux autres historiens des deux premiers siècles de l’empire[5], tous non moins curieux pour l’étude de ses mœurs. Bornons-nous donc à joindre simplement aux vues générales exprimées dans ces pages, comme des points de repère chronologiques indispensables, les dates successives dés changements de règne. qui ont eu lieu, dans la période que M. Friedlænder s’est particulièrement appliqué à faire revivre, ainsi que dans la suivante, jusqu’à la fin de l’empire d’Occident.

CHARLES VOGEL.

 

 

 

 


[1] C’est-à-dire politiquement ; car, sous le rapport des avantages matériels de la civilisation et des lumières mêmes, l’Orient, dans l’antiquité comme à l’époque du califat, était certainement beaucoup mieux partagé qu’il ne l’est de nos jours.

[2] Traduite et annotée par H. Richelot et Ch. Vogel ; 2 gros volumes in-8° ; Paris, 1857, chez Capelle.

[3] Telles que le congiaire, les distributions de vivres, les bains et les spectacles gratuits.

[4] Les lazzaroni de Naples, par exemple.

[5] Historiens compris pour la plupart dans la Collection des auteurs latins qui a été publiée en 1845, avec la traduction en français, sous la direction de M. Nisard.