MŒURS ROMAINES

 

PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

 

 

L’histoire de l’empire romain est une de celles dont on s’occupe le plus de nos jours. Il suffit de rappeler à ce sujet les publications, récentes en partie, des Dezobry, des Ampère et des Amédée Thierry en France, ainsi que celles de Becker et de Mommsen en Allemagne, l’ouvrage capital de ce dernier ne devant pas s’arrêter à Jules César, mais s’étendre également à la période suivante. Ces travaux, cependant, malgré la diversité de l’esprit et des tendances qui s’y manifestent, n’ont pas modifié beaucoup, quant au fond et dans l’ensemble, l’appréciation du caractère moral de cette période, mais plutôt confirmé l’opinion que l’on s’en était formée, d’après le jugement de Montesquieu. Ils ne s’en recommandent pas moins à toute notre attention, par la mise en lumière de bien des parties auparavant négligées de cette histoire, par un plus mûr examen de l’organisation, du caractère, des besoins et des habitudes de la société du temps, dont on ne saisissait que trop imparfaitement les rapports. Une application sérieuse à l’étude des institutions et des mœurs d’une époque tend particulièrement à y faciliter l’intelligence de la conduite des hommes et de la marche des événements, ainsi qu’à en faire ressortir l’image ou la physionomie plus vivante à nos yeux.

Le livre de M. L. Friedlænder, dont nous venons offrir ici la traduction au public française, est, à cet égard, un des plus curieux et des plus incisifs. Il en a paru de 1862 à 1864, sous le titre de Tableaux de l’histoire des mœurs romaines, depuis Auguste jusqu’à la fin des Antonins, deux volumes, dont une seconde édition allemande est devenue nécessaire, avant même que l’auteur ait pu achever le troisième. La première série de ces intéressants tableaux, comprise dans le présent volume, dédié au célèbre historien Théodore Mommsen, traite de la ville de Rome, de la cour des empereurs ; des trois ordres, du commerce de société, ainsi que de la condition et des mœurs des femmes ; la seconde, plus particulièrement, des voyages dans le monde romain et des spectacles à la même époque. Telle est la variété des sujets sur lesquels a porté jusqu’à présent, dans ce double cadre, le piquant résumé du travail ingénieux et plein d’érudition de M. Friedlænder.

Pour les deux premiers siècles de l’empire les sources, les écrits du temps en particulier, ne manquent pas. Si, malgré l’abondance des renseignements qui en découlent, il reste encore des points sur lesquels notre légitime curiosité demeure en souffrance, les productions si variées de la littérature latine et grecque, ce qui s’est conservé des monuments de l’art contemporain ; avec les nombreuses. inscriptions qui s’y rattachent, notamment aussi les résultats des fouilles de Pompéji, offrent, sur cette même époque, un fonds d’éléments descriptifs, d’indications plus ou moins précises, de données et d’observations de tout genre ; extrêmement riche et d’une valeur incontestable. Riais le fractionnement et l’incohérence de cette masse de documents épars ne permettent de saisir l’ensemble des notions de rapports et de faits qui en dérivent et d’en reproduire l’image entière qu’au moyen d’une synthèse très judicieuse, accompagnée d’une critique sévère et d’une profonde connaissance de toute l’antiquité classique.

On ne saurait se dissimuler la grande difficulté d’une pareille tâche ; mais aussi, de l’autre côté, quel puissant attrait, pour l’esprit qui fait pénétrer la, lumière dans ce chaos d’innombrables détails et sait, en retrouvant, à pareille distance, pour chaque particularité la place qui lui appartient dans l’ensemble, rétablir celui-ci sous son véritable jour !

Il peut sembler hardi de prime abord, ainsi que le fait observer M. Friedlænder, d’embrasser dans un même cadre et de ramener à l’unité le tableau des mœurs et de l’état de civilisation d’une période de deux siècles. Il est certain que pour une époque plus rapprochée du temps actuel, où nous voyons tout changer continuellement autour de. nous, et où il arrive souvent que deux générations qui se suivent n’ont presque plus rien de commun dans leurs conditions matérielles, leurs idées, leur manière de vivre, leurs habitudes et leur physionomie, on se flatterait en vain de réussir dans une pareille entreprise. Mais, dans l’antiquité, quoique les vicissitudes politiques et les guerres n’y fussent pas moins fréquentes que de nos jours, la marche de la civilisation et les changements qu’elle opère dans les rapports de la vie sociale et privée étaient beaucoup plus lents. Les découvertes et les inventions qui, dans le monde modernes la trans. forment presque à vue d’œil, ne se succédaient pas alors avec la même rapidité. Il est à remarquer d’ailleurs que, de nos jours encore, les peuples du midi persistent dans leurs mœurs, leurs habitudes et leurs idées traditionnelles beaucoup plus longtemps que les peuples du nord. Il en est surtout ainsi dans des pays comme l’Italie et l’Espagne, où l’on rencontre, encore le plus de vestiges de l’antiquité, et où la civilisation moderne n’a pénétré bien réellement que les couches supérieures de la société, sans toucher et modifier, beaucoup le fond, de celle-ci. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait eu entre toutes les époques, dans les temps les plus reculés comme de nos jours, des nuances d’autant plus difficiles à saisir que les organes de la tradition sont plus défectueux. Mais, dans le temps comme dans l’espace, les formes et les aspects, de bien des choses différentes se confondent plus ou moins, aux yeux de l’observateur éloigné, par l’effet des lois générales de l’optique et de la perspective, dont il ne dépend pas plus de l’historien que du peintre de s’affranchir. Il en résulte une connaissance souvent très insuffisante, dont il faut savoir néanmoins se contenter, lorsqu’on a pu se convaincre de l’impossibilité d’en acquérir une plus parfaite.

Quoi qu’il en soit de ces différences, il est à peu près certain qu’il n’y a pas eu, dans la physionomie générale du monde romain, pendant les deux siècles, qui se sont écoulés depuis Auguste jusqu’à la fin des Antonins, de changement assez considérable pour rompre l’unité du tableau des rapports sociaux et des mœurs publiques, et privées de cette remarquable période. Comparée avec les temps qui l’avaient précédée comme avec ceux qui la suivirent, elle nous apparaît, au contraire, souverainement empreinte d’un même caractère, sous tous les rapports dominants et d’une importance capitale. Elle présente ainsi une phase entière et très bien déterminée dans le cycle des destinées de l’ancien monde et de la civilisation antique. Ce n’est qu’à l’égard d’autres points, d’un intérêt secondaire, que cette période elle-même comporte une subdivision en deux époques distinctes, finissant la première au règne d’Adrien, la seconde à celui de Commode, sans préjudice de la distinction de nuances moindres encore, suivant les variations de chaque phase de progrès ou de déclin des institutions, des mœurs et de la vie intellectuelle, dans le cours de l’une et de l’autre.

M. Friedlænder, tout en fixant la limite de son cadre au dernier des Antonins, ne s’est pas strictement borné, cependant, à n’accueillir que des données résultant de témoignages appartenant à la période ainsi arrêtée. Il importait, en effet, de ne pas négliger les enseignements qu’on peut tirer, pour l’intelligence de cette période même, de beaucoup de rapports et de faits d’une date postérieure, il est vrai, mais qui permettent au jugement de se reporter en arrière, par des inductions, et d’éclaircir ainsi des obscurités dans le tableau du passé, ou même d’y combler des lacunes. Mais, ne perdant pas de vue, dans la mention subsidiaire et l’appréciation indirecte de ces faits, la réserve commandée par la diversité des dates et des circonstances, il ne les a généralement envisagés, lui-même que comme une matière à digressions d’une valeur relative et d’un intérêt plus ou moins accidentel. On comprend ainsi parfaitement la nécessité qu’il y avait d’établir, dans son livre, des distinctions chronologiques, assez précises, pour obvier partout à la confusion des temps et aux erreurs qu’elle pourrait entraîner. L’auteur s’est astreint, du reste, à n’admettre et n’affirmer positivement que des faits bien avérés, se présentant sous la double garantie de l’irrécusable autorité des témoignages et de l’authenticité des sources.,

J’ai cru de mon devoir, dit-il dans sa préface, de ne jamais avancer que comme vraisemblable ou possible, sous une forme dubitative, tout ce qui n’est fondé que sur des probabilités, des inductions, des assertions contestables ou de simples conjectures. Ce sont bien réellement les mœurs des Romains du temps de l’empires peintes par eux-mêmes, dont il nous offre le tableau, tant il a multiplié les citations de témoignages contemporains et se montre sobre d’hypothèses et de jugements personnels, dans toutes les parties de son livre. Ce sont là des scrupules dont il faut lui savoir gré, la réserve qu’il a gardée ne pouvant qu’ajouter à la valeur d’un ouvrage pareil. Si, après cela, il reste des inégalités et des lacunes dans les développements d’un aussi vaste sujet, il n’en faut accuser que l’insuffisance partielle de matériaux, souvent même le manque absolu de renseignements. Quand on s’applique à faire sérieusement de l’histoire et non du roman, il faut, naturellement aussi, se résigner, à subir toutes les conditions de cette tâche.

La méthode adoptée, suivant ces explications, par l’auteur du tableau des mœurs romaines à l’époque des deux premiers siècles de l’empire, a été religieusement observée par lui en tous points, comme il est facile de s’en convaincre à la lecture des pages intéressantes dans lesquelles il nous initie à toutes les particularités de la vie publique et privée de la société romaine, vue des coulisses. Un de nos philologues les plus distingués, M. Fix, bibliothécaire du Conseil d’État, avait conçu l’opinion la plus favorable de l’ouvrage de M. Friedlænder, rien de plus complet, ni de plus saisissant n’ayant été publié jusqu’à présent sur la matière. Heureux de nous être rencontré dans cette appréciation avec un critique, aussi compétent que M. Fix, nous ne doutons guère que le public lettré ne tienne à confirmer, en France aussi, le jugement qui a déjà été porté sur, ce livre en Allemagne. Nous n’avons donc pas hésité à en entreprendre la traduction. Dans le plan de ce travail nous ne nous sommes pas écarté de la division adoptée par l’auteur ; mais, tout en nous attachant à reproduire fidèlement, sans en rien distraire d’essentiel, le vaste fonds d’érudition dont nous sommes redevables à ses savantes et laborieuses recherches, nous avons cru nécessaire, dans l’intérêt du livre même, vis-à-vis de ses nouveaux lecteurs, de nous ménager une certaine liberté d’allures, plutôt que de nous astreindre à la servitude d’une version textuelle en tous points.

L’original allemand, même dans la seconde édition, sur laquelle a été fait notre travail, est hérissé d’une multitude de notes, pleines de détails et d’observations, qui ajoutent beaucoup à l’intérêt des chapitres qu’elles accompagnent, mais le scindent et le divisent trop. Nous avons jugé préférable de fondre dans le texte même la substance de tout ce qui nous a paru susceptible d’y être incorporé. Nous n’avons pas hésité non plus à élaguer certains détails d’érudition, trop minutieux, sans étroite liaison avec le fond du sujet, et ne s’adressant qu’aux philologues et aux archéologues. De simples renvois à l’ouvrage original pouvaient suffire pour cette classe, peu nombreuse, de lecteurs savants. Nous avons supprimé de même presque tous les passages grecs, et quelques citations trop longues en langue latine, mais en ayant toujours soin de laisser subsister l’indication précise des noms d’auteurs, des titres de leurs écrits et des autres sources, qui renferment la garantie du texte. Cette partie assez délicate de notre travail avait toutefois un côté embarrassant ; mais l’auteur a eu l’obligeance de nous y mettre à notre aise, en se chargeant de revoir lui-même toutes les feuilles de cette traduction libre, qui paraît ainsi revêtue de son approbation.

L’étude de toute grande période historique tend à des enseignements qu’il importe de mettre en relief, parce qu’ils réfléchissent sur toutes les époques de l’histoire.

Or, M. Friedlænder s’est abstenu, jusqu’à présent, de tirer des conclusions de son livre, ce qui, à notre point de vue, l’isolait un peu trop du fond politique et social sur lequel repose le tableau des mœurs de l’empire romain. Nous avons cherché à y suppléer par les considérations générales du commencement, que nous avons signées, afin d’éviter toute promiscuité et de ne laisser à l’auteur allemand, vis-à-vis du public, la responsabilité d’aucune opinion contre laquelle il pourrait avoir des objections à faire valoir.

La table chronologique, qui termine cette espèce d’introduction, peut aider à mettre le livre, à la portée de tout le monde. Hors de là, nous ne nous sommes permis de faire que très peu d’additions au corps de l’ouvrage même, où la plupart des changements ne portent que sur la disposition des matières et la forme, qu’il s’agissait quelquefois de mieux approprier à ces convenances littéraires qui varient d’un pays à l’autre. Nous nous sommes d’ailleurs fait un devoir de distinguer partout rigoureusement, au moyen d’astérisques, le peu que nous avons ajouté de tout ce qui appartient en propre à M. Friedlænder.