PARIS - 1863
LE SURNATUREL ET LES MIRACLES
Toute la controverse entre le criticisme moderne et la religion chrétienne se ramène à l’existence du surnaturel. C’est pour bannir le miracle de l’histoire évangélique qu’on attaque l’authenticité des documents qui la renferment. Nos adversaires ne s’en cachent pas : ils ne se méprennent pas plus que nous sur la nullité des raisons critiques qu’ils voudraient faire valoir contre l’origine d’un livre qui réunit en sa faveur des témoignages plus imposants et plus nombreux que tout autre. Au fond, c’est d’autre chose qu’il s’agit. On conteste l’authenticité, l’intégrité ou la vérité des Évangiles, au nom d’un système préconçu, en affirmant à priori, ou que le miracle est impossible, ou qu’il n’a jamais eu lieu. Que les Évangiles soient en partie légendaires, dit l’auteur de la Vie de Jésus, c’est ce qui est évident, puisqu’ils sont pleins de miracles et de surnaturel[1]. Voilà qui est clair. Avant tout examen, il faut rejeter en partie le caractère historique des Évangiles, par la seule raison que le surnaturel s’y trouve. Nous sommes donc en présente d’une théorie qui repose tout entière sur une pure pétition de principe, en supposant démontré ce qui est en question. Or, rien n’est moins scientifique qu’un pareil procédé. Exiger en axiome indubitable ce que l’humanité en masse n’a jamais admis, ce qu’elle persiste à nier de toutes ses forces, c’est un paralogisme de la pire espèce. On se couvrirait de ridicule en voulant essayer d’une telle méthode dans un ordre de choses quelconque. Que dirait-on au physiologiste, à l’astronome, au philosophe, qui affirmeraient à priori, sans discussion préalable, comme autant de principes qui n’ont pas besoin de preuves, l’un que l’essence de la médecine est la négation de l’âme, l’autre que la rotation de la terre autour de son axe est chose impossible, le troisième que le premier mot de la philosophie, c’est qu’il n’y a pas de substances. On leur dirait : Vous n’avez pas le droit de poser comme une vérité incontestable ce qui n’est qu’une simple hypothèse ; discutez, raisonnez, prouvez, nous vous attendons sur ce terrain ; mais aussi longtemps que vous vous contenterez de suppositions arbitraires, d’allégations toutes gratuites, vous pourrez faire du roman, vous ne ferez pas de la science. Nous devons l’avouer, M. Renan semble avoir compris qu’une méthode qui consiste à nier les faits à priori, en vertu d’un principe qu’on se garde bien d’établir, est tout ce qu’il y a de plus contraire à la science. Sur ce point, il bat en retraite, sans même se donner la peine de dissimuler son mouvement rétrograde. Il y a quelques années, il écrivait avec ce ton tranchant que donne l’inexpérience à l’homme qui débute : L’essence de la critique est la négation du surnaturel. — Qui dit au-dessus ou en dehors de la nature dans l’ordre des faits dit une contradiction[2]. Aujourd’hui, le ton change. On dirait que le disciple de Strauss a médité cette phrase de Rousseau : Dieu peut-il faire des miracles, c’est-à-dire, peut-il déroger aux lois qu’il a établies ? Cette question, sérieusement traitée, serait impie si elle n’était absurde : ce serait faire trop d’honneur à celui qui la résoudrait négativement que de le punir ; il faudrait l’enfermer. (3e lettre de la montagne.) Il ne s’agit donc plus de l’impossibilité du miracle, mais du simple fait de sa constatation. L’aveu est complet : Ce n’est pas au nom de telle ou telle philosophie, c’est au nom d’une constante expérience, que nous bannissons le miracle de l’histoire. Nous ne disons pas : Le miracle est impossible ; nous disons : Il n’y a pas eu, jusqu’ici, de miracle constaté[3]. Ces libres-penseurs ont une peur singulière de la philosophie : ils s’en défendent comme d’un méfait ; tout se réduit pour eux à l’expérience. En tout cas, la question se trouve bien simplifiée ; et, s’il est certain que les miracles de l’Évangile sont des faits dûment constatés, M. Renan devra, de son propre aveu, jeter son livre au feu. Si l’auteur de la Vie de Jésus tenait autant à la réputation de philosophe qu’à celle de romancier ou de poète, je n’aurais pas de peine à lui montrer qu’il se fait illusion à lui-même, ou qu’il veut donner le change sur son vrai sentiment. C’est bien au nom de tel ou tel système qu’il cherche à bannir le miracle de l’histoire ; et ce système a un nom fort connu, il s’appelle le panthéisme. Or, que le miracle, ou l’intervention spéciale et directe de Dieu dans les événements de ce monde, soit un non-sens et une impossibilité dans une théorie qui ne voit dans la somme des existences et des phénomènes que les modifications nécessaires d’une substance unique, c’est ce qu’il est superflu de démontrer. Et, d’autre part, que M. Renan soit panthéiste dans le sens le plus rigoureux du mot, c’est ce dont son livre témoigne jusqu’à l’évidence. L’auteur de la Vie de Jésus nie la personnalité humaine, pour quiconque possède l’alphabet de la philosophie, lorsqu’il énonce cette étrange proposition : le corps fait la distinction des personnes[4]. Il nie la personnalité de Dieu, bien qu’il s’en défende, et sa distinction réelle d’avec l’homme, quand il affirme qu’on limite Dieu par l’exclusion de tout ce qui n’est pas lui ; que Dieu n’est pas un être déterminé hors de nous ; que la plus haute conscience de Dieu qui ait existé au sein de l’humanité a été celle de Jésus[5]. Nous savons ce que signifient ces formules hégéliennes, ces manifestations spontanées du Dieu caché au fond de la conscience humaine, ces apparitions passagères dont aucune n’épuise la divinité[6]. Il y a longtemps que Hegel avait dit : C’est dans l’homme que Dieu arrive à la conscience de lui-même, et cette conscience de Dieu n’a jamais été plus haute que dans Jésus. M. Renan ne trompera personne sur le vague panthéisme dans lequel se noie sa pensée, quand il oppose à ce qu’il appelle un froid déisme, cette poétique conception de la nature, où un seul souffle pénètre l’univers, où le souffle de l’homme est celui de Dieu, où Dieu habite en l’homme, vit par l’homme, de même que l’homme habite en Dieu, vit par Dieu[7]. Un élève de philosophie n’aurait pas de peine à démêler le panthéisme chez un écrivain qui fait consister la haute conscience religieuse à croire que la nature et le développement de l’humanité ne sont pas des règnes limités hors de Dieu, de chétives réalités, assujetties aux lois d’un empirisme désespérant[8]. Encore une fois, l’idée qui perce à travers ces phrases enveloppées est transparente pour quiconque connaît tant soit peu ces matières : c’est exactement le panthéisme de Hegel, tel que Strauss prétendait l’appliquer à l’histoire évangélique. Lors donc que M. Renan vient nous dire : Ce n’est pas au nom de telle ou telle philosophie que nous bannissons le miracle de l’histoire, nous sommes en droit de répondre que c’est là un vain subterfuge destiné à masquer une théorie qu’on ne veut pas s’avouer à soi-même ou qu’on s’efforce de dissimuler aux autres. Mais enfin, prenons la concession pour ce qu’elle vaut ; et puisqu’on renonce désormais à la thèse sur l’impossibilité du miracle, pour s’en tenir à sa non réalité, suivons notre adversaire sur le terrain qu’il lui plait de choisir. Pour croire au surnaturel, M. Renan demande qu’on lui produise un miracle constaté. S’il n’exige que cela, il ne sera pas difficile de le satisfaire. Qu’il ouvre les Évangiles, il y trouvera d’un bout à l’autre des faits miraculeux constatés par des témoins que leur caractère de droiture et de loyauté, pour ne pas dire leur sainteté, met à l’abri de tout soupçon de fraude ou d’imposture, qui poussent la sincérité jusqu’à s’accuser eux-mêmes, à divulguer leurs propres fautes, sans que rien les y oblige ; des témoins qui ont vu de leurs propres yeux, qui ont entendu, qui ont touché de la main ce qu’ils rapportent, qui n’ont pas cru avant de voir, mais qui ont cru parce qu’ils ont vu, qui se sont refusés à l’évidence même, et qui, enfin, vaincus par cette évidence, ont scellé leur témoignage de leur sang. Il y trouvera des miracles opérés non seulement devant des personnes disposées à y croire[9], mais encore devant des personnes disposées à n’y pas croire, en présence des Pharisiens et des docteurs de la loi, c’est-à-dire de la classe d’hommes la plus hostile au thaumaturge (Luc, V, 17 ; VI, 7) ; des miracles opérés, non pas en cachette[10], mais tantôt devant quatre mille hommes, tantôt devant cinq mille, le plus souvent au milieu d’une grande foule. II y trouvera des miracles qui ont été discutés, examinés, tournés et retournés dans tous les sens depuis dix-huit siècles, qui ont passé par le crible de la critique, tant de la part des chrétiens que des Juifs et des païens, et qui ont obtenu l’assentiment le plus large et le plus constant que jamais croyance ait rencontré dans le monde. Si cela ne suffit pas pour qu’un fait soit avéré, il ne reste plus qu’à se jeter tête baissée dans le scepticisme historique. Non, cela ne suffit pas, répond notre critique ; car ces miracles ne se sont point produits devant une commission de savants. Permettez : vous confondez ici, avec une légèreté impardonnable, deux choses parfaitement distinctes, le fait du miracle et son caractère miraculeux. S’agit-il du simple fait, du fait matériel, du fait qui tombe sous le sens, une personne du peuple ou un homme du monde, jouissant de l’usage de ses facultés et doué d’organes sains, est aussi compétent, pour voir et pour entendre, que le premier savant de la terre. Il n’est pas nécessaire d être physiologiste, physicien ou chimiste pour pouvoir constater qu’un aveugle-né a commencé de voir à un moment donné, qu’un paralytique s’est mis à marcher , qu’un sourd-muet a recouvré la parole et l’ouïe. Quant à la question de savoir si de telles guérisons opérées d’un mot, d’un geste, dépassent les forces naturelles, cela peut être du ressort de la science, si vous le voulez ; mais le fait en lui-même est à la portée de tout le monde, et n’exige, pour être observé et rapporté fidèlement, ni une forte dose d’érudition, ni une longue habitude des recherches scientifiques. Et même, le caractère miraculeux du fait est-il de la compétence exclusive des savants ? Il serait ridicule de vouloir le prétendre. Qu’il puisse y avoir certains phénomènes au sujet desquels la science est en droit de discuter s’ils doivent être attribués à des causes naturelles ou non, c’est ce dont personne ne doute. Mais il en est d’autres également pour lesquels une consultation de ce genre serait à tout le moins inutile. Je n’ai pas besoin qu’une commission de savants vienne m’apprendre qu’avec cinq pains et deux poissons il est absolument impossible de rassasier cinq mille hommes : là-dessus, une maîtresse de maison en sait tout aussi long que l’Académie des sciences. C’est le simple bon sens qui dit qu’il n’est au pouvoir d’aucun homme de guérir un aveugle-né avec un peu de boue détrempée, de redresser un paralytique par ce mot : lève-toi et marche ! de ressusciter un mort de quatre jours, que la décomposition commence à gagner. Sur ce point, l’avis de tous les physiciens du monde ne saurait rien ajouter à la conviction générale. Il est même permis d’aller plus loin, sans faire injure à la véritable science ni aux vrais savants. Lorsqu’il s’agit de faits pareils, ce ne sont pas précisément les hommes de parti pris et à système préconçu qui doivent passer pour les meilleurs juges ou pour les témoins les plus sûrs. Si les évangélistes avaient chacun une théorie médicale, des idées particulières sur la substance ou sur la nature des corps, je me tiendrais beaucoup plus en garde contre leur témoignage : il serait à craindre, en effet, que ces hypothèses scientifiques n’eussent déteint sur le récit lui-même ; au contraire, l’absence de toute préoccupation de ce genre chez ces âmes simples et droites est l’une des raisons qui, jointes à tau d’autres, ne permettent pas de suspecter la fidélité de leur relation. M. Renan a l’air de croire que les miracles de l’Évangile ont été admis à l’aveugle, sans la moindre difficulté, et en dehors de tout examen sérieux. C’est le contraire qui est le vrai. Si notre adversaire avait tenu à éclairer ses lecteurs par une discussion approfondie, il aurait pu trouver une excellente occasion d’exercer sa critique. Il lui suffisait pour cela de parcourir le chapitre Ier de saint Jean, lequel porte tout entier sur la guérison de l’aveugle-né. Enquête de la part des ennemis du Christ, déposition de témoins, constatation du fait de la cécité par les parents mêmes de l’aveugle, nouvel interrogatoire du fils, tentatives réitérées pour nier la guérison ou pour l’expliquer naturellement, impossibilité de porter atteinte à la réalité du miracle, rien n’y manque. C’est un procès en forme dont l’instruction se poursuit dans les moindres détails. Comment se fait-il que l’auteur de la Vie de Jésus, qui consacre à l’analyse des miracles tout un chapitre de son livre, trouve moyen de ne pas dire un seul mot d’un récit qui occupe une si grande place dans l’histoire évangélique ? Apparemment, cela le gênait dans la théorie qu’il s’est faite sur la crédulité publique au temps de Jésus-Christ : il aura mieux aimé passer sous silence ce qui eût pu donner l’éveil au lecteur le plus confiant. Est-ce là de la sincérité ? Voyons maintenant à quelles conditions M. Ernest Renan permet à Dieu de faire un miracle. Je ne crois pas qu’il existe dans la littérature française de page plus divertissante. Le morceau mérite d’être connu : Que demain un thaumaturge se présente avec des garanties assez sérieuses pour être discuté ; qu’il s’annonce comme pouvant, je suppose (ce je suppose est charmant !), ressusciter un mort, que ferait-on ? Une commission composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la critique historique, serait nommée. Cette commission choisirait le cadavre (sic), s’assurerait que la mort est bien réelle, désignerait la salle où devrait se faire l’expérience, réglerait tout le système de précautions nécessaire pour ne laisser prise à aucun doute. Si, dans de telles conditions, la résurrection s’opérait, une probabilité presque égale à la certitude serait acquise[11]. Ainsi, quand Dieu voudra faire un miracle, il devra d’abord avertir le public, soit par la voie des journaux, soit de toute autre manière. Sur ce, on prend jour, la commission de M. Renan s’assemble, désigne le local, choisit le sujet, et le thaumaturge se présente devant ces messieurs, prêt à leur donner une séance de résurrection. M. Renan oublie de nous dire si, pour avoir le droit d’opérer un miracle, le thaumaturge ne devra pas être au moins bachelier ès lettres : ce ne serait pas trop exiger. Quoi qu’il en soit de ce détail, tous les préparatifs sont achevés, la commission est au grand complet ; c’est à qui braquera ses lunettes et ses regards sur l’opérateur, lequel est invité à commencer l’expérience. Si le mort ressuscite, il sera presque certain qu’il est ressuscité..... Voilà les scènes bouffonnes auxquelles l’Être infini devra se prêter, à la requête et pour le bon plaisir de M. Ernest Renan et de ses amis ; sinon, il lui sera interdit de faire des miracles. Grand Dieu ! à quel niveau intellectuel sommes-nous descendus ? Et qui donc retrouvera le rire gaulois de nos bons vieux pères pour faire à ces indécentes balivernes le seul accueil qu’elles méritent ? Vous croyez peut-être que la commission présidée par M. Renan, ou ayant l’honneur de le compter parmi ses membres, se tiendra pour satisfaite ? Ah ! oui ; vous ne connaissez pas les exigences de la haute critique. La résurrection d’un seul mort, qu’est-ce que cela ? Une pareille commission ne se réunit pas pour une bagatelle de cette espèce. Il faut à sa pieuse curiosité de nouveaux cadavres, une certaine variété de circonstances qui rompe la monotonie du fait ; peut-être même éprouvera-t-elle le besoin de changer de local. On invitera donc le thaumaturge à répéter l’expérience, car on doit être capable de refaire ce que l’on a fait une fois ; et sans doute que Dieu voudra bien se tenir jusqu’au bout à la disposition du congrès chargé de mesurer sa puissance. Il faut citer textuellement ces étrangetés, car ceux qui ne les ont pas lues auraient de la peine à croire qu’il existe en France, à l’heure qu’il est, un homme capable de les écrire : Cependant, comme une expérience doit toujours pouvoir se répéter, que l’on doit être capable de refaire ce que l’on a fait une fois, et que dans l’ordre du miracle il ne peut être question de facile ou de difficile, le thaumaturge serait invité à reproduire son acte merveilleux dans d’autres circonstances, sur d’autres cadavres, dans un autre milieu. Si chaque fois le miracle réussissait, deux choses seraient prouvées : la première, c’est qu’il arrive dans le monde des faits surnaturels ; la seconde, c’est que le pouvoir de les produire appartient ou est délégué à certaines personnes. Mais qui ne voit que jamais miracle ne s’est passé dans ces conditions-là ?[12] Ah ! je le crois bien : tant que le blasphème ne sera pas un mérite auprès de Dieu, il est à croire que la commission de M. Renan en sera quitte pour ses frais de représentation. Ils veulent expérimenter Dieu dans un amphithéâtre ; ils le somment à comparaître devant eux ; ils lui assignent le lieu, le jour et l’heure ! Mais qu’est-ce donc que Dieu pour vous, et quelle idée vous faites-vous de l’Etre souverain ? Vous l’avez dit ailleurs, et nous comprenons : Dieu, Providence, âme, autant de bons vieux mots, un peu lourds et matériels, que la science expliquera, mais qu’elle ne remplacera jamais avec avantage[13]. Oui, voilà bien la clef de votre livre : vous ne craignez pas de jeter à Dieu l’insulte et le défi, parce que vous le niez. M. Renan ignore sans doute que sa commission a fonctionné à différentes reprises, et cela au moment le plus solennel de l’histoire. Ils étaient là, au pied de la croix, ces hommes qui se disaient les savants de l’époque ; ils avaient choisi la sujet de l’expérience, choisi le milieu, choisi le public[14] ; ils ricanaient et ils disaient : S’il est le fils de Dieu, qu’il descende de la croix, et nous croirons en lui ! (Matth. XXVII, 42.) Mais l’Homme-Dieu garda le silence : il avait exaucé l’humble femme du peuple prosternée à ses pieds ; il ne répondit aux orgueilleux qui l’insultaient qu’en répandant son sang pour le salut de leur âme. Si la théorie de l’auteur sur le miracle implique l’athéisme, l’application qu’il en fait à l’histoire évangélique dépasse tout ce que l’on peut attendre d’un écrivain qui se raille de son public. Veut-on savoir comment il explique le miracle de la multiplication des pains, rapporté dans les mêmes termes par les quatre évangélistes (Matth., XIV, 15 et ss. ; Marc, III, 35 et ss. ; Luc, IX, 11 et ss. ; Jean, VI, 2 et ss.) ? Deux lignes lui suffisent pour renverser tout le récit : Grâce à une extrême frugalité, la troupe sainte vécut dans le désert ; on crut naturellement voir en cela un miracle[15]. Pas un mot de plus ; pas l’ombre d’une discussion pour montrer qu’un pareil fait, reproduit par saint Matthieu sur le théâtre même de l’événement, a pu être cru et accepté sans le moindre fondement. Non, une extrême frugalité suffit pour expliquer comment cinq mille hommes ont pu être rassasiés avec cinq pains et deux poissons, de telle sorte qu’il restait du repas de quoi remplir douze paniers. Si jamais M. Renan devient fournisseur des vivres quelque part, je ne lui conseille pas de tenter l’expérience. Ai-je eu raison de dire que nous n’avons pas affaire à un écrivain sérieux ? Même procédé pour les miracles de guérison rapportés dans les Évangiles. Ici l’afféterie du style le dispute au vide de la pensée. Notre romancier voudrait mettre en vogue une sorte de médecine sentimentale qui, d’après lui, rendrait suffisamment compte des faits évangéliques. Qui oserait dire que dans beaucoup de cas, et en dehors des lésions tout à fait caractérisées, le contact d’une personne exquise ne vaut pas les ressources de la pharmacie ? le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu’elle peut, un sourire, une espérance, et cela n’est pas vain[16]. Certes, nous sommes loin de contester l’action du moral sur le physique ; mais lui attribuer une telle efficacité, c’est tomber dans le ridicule. Allez donc demander aux directeurs de l’établissement des Aveugles ou de l’Institut des Sourds-muets si le sourire de qui que ce soit a jamais rendu la vue à un aveugle-né, et s’il n’est pas inouï que le contact d’une personne exquise, ou le simple plaisir de la voir, ait guéri subitement un sourd-muet de naissance. Le Sauveur ne parcourait pas la Judée et la Galilée distribuant à droite et à gauche des sourires et des espérances ; c’est en souverain qu’il commandait à la maladie et à la mort : Je le veux, sois guéri ! — Lève-toi, prends ton grabat et marche ? Se figure-t-on dix lépreux délivrés de cette horrible maladie par le plaisir de voir un homme ? En vérité, ce sont là de pures fadaises, qu’on tolérerait à peine dans un roman. L’auteur de la Vie de Jésus, marchant sur les traces de tant d’autres qui se prennent pour des esprits forts, ne croit pas à l’action du démon sur l’âme et sur le corps ; partant, il essaie d’expliquer par des causes purement naturelles les cas de possession que mentionne l’Évangile. La thèse est bien vieille, et demanderait beaucoup de talent pour être rajeunie. Si, au lieu de répéter gravement les plaisanteries de Voltaire, M. Renan avait voulu traiter la question en vrai critique, il aurait dû chercher à établir : 1° que les démons ou anges déchus n’existent pas ; 2° que leur influence dans l’ordre moral ou physique est impossible ; 3° qu’ils n’ont pas dû déployer une résistance désespérée à ce moment suprême où le Rédempteur du monde venait détruire l’empire du mal. Jusque là, il nous permettra de continuer à croire, ne serait-ce que pour l’honneur de l’humanité, que des suggestions étrangères ont eu leur part dans les crimes et dans les scandales qui ont épouvanté la terre depuis six mille ans ; qu’on observe par intervalle, dans le cours de l’histoire, tel rire sacrilège, telle haine persévérante, tel blasphème qui n’est pas le fait de l’homme seulement, et dont l’origine remonte à ces puissances ténébreuses que la grâce de Jésus-Christ nous apprend à combattre et à vaincre. Passons sur un point de doctrine qu’il n’a pas plu à notre adversaire de discuter davantage, et au sujet duquel il ne nous comprendrait pas. Comment parler du rôle de Satan à travers l’histoire, dans l’idolâtrie, par exemple, à un écrivain qui s’enthousiasme pour la terre d’Adonis, la sainte Byblos et les eaux sacrées où les femmes des mystères antiques venaient mêler leurs larmes[17] ? Quand M. Renan associait la pensée du culte d’Adonis à des souvenirs et à des regrets que nous savons tous comprendre et respecter, ignorait-il à quelles infamies il faisait allusion ? Qu’il lise, touchant les fêtes de la plus obscène divinité du paganisme, ce qu’a écrit là-dessus l’un de ses confrères, M. Alfred Maury, qui doit lui paraître peu suspect en fait de dévotion[18]. Il est douloureux pour nous de voir que la piété fraternelle elle-même ne sait plus défendre nos modernes païens contre des aberrations si prodigieuses, et qu’en voulant honorer la mémoire d’une femme, d’une sœur qui portait un nom chrétien, qui avait reçu le baptême de la foi, ils ne trouvent plus sur leurs lèvres et dans leur cœur que les noms d’Adonis, de la sainte Byblos et des mystères impurs de l’idolâtrie ! Cela est pénible à penser, je l’avoue ; et ce n’est pas sans tristesse que je viens d’écrire ces lignes. Oui, nous comprenons que l’Évangile soit devenu pour vous une lettre close, une énigme indéchiffrable : les fêtes d’Adonis ne s’y trouvent pas, et les femmes des mystères antiques n’y jouent aucun rôle. Mais, du moins, si vous contestez les miracles du Sauveur, dites-nous quelque chose qui vaille la peine d’être réfuté. Car, en vérité, votre récit de la résurrection de Lazare oblige de croire que vous avez voulu mystifier le public par une plaisanterie dont vous n’êtes pas, dont vous ne pouvez pas être la dupe. Qu’on en juge par cette analyse. M. Renan, qui, fidèle à son habitude de tourner les difficultés, expédie dans une ligne les deux résurrections de la fille de Jaïre et du fils de la veuve de Naïm, tandis qu’il consacre un chapitre entier à d’autres miracles de moindre importance, M. Renan, dis-je, après bien des tours et des détours, arrive à penser qu’il se passa à Béthanie quelque chose qui fut regardé comme une résurrection[19]. Voyons un peu en quoi consiste ce quelque chose. D’abord, a il semble que Lazare était malade. s M. Renan n’en est pas bien sûr, mais, enfin, il lui semble que cela devait être. Ce qui nous semble, à nous, c’est que le romancier est visiblement embarrassé. Sur un message des sœurs alarmées, Jésus quitte la Pérée, et la joie de son arrivée put ramener Lazare à la vie[20]. On ne voit pas trop comment, si Lazare n’était pas mort, il a pu être ramené à la vie ; mais il semble que, pour un disciple de Hegel, vivre et mourir soient deux choses identiques. Ce n’est pas tout. Le besoin d’un miracle se fait sentir parmi les amis de Jésus : il faut frapper un grand coup et triompher de l’incrédulité hiérosolymite[21]. Alors Lazare, en rusé compère qu’il est, se fait entourer de bandelettes comme un mort et enfermer dans son tombeau de famille. M. Renan ne nous dit pas combien de temps Lazare a jugé à propos d’y rester ; il ne s’explique pas davantage sur le Domine jam fœtet, quatriduanus est enim : ce sont là autant de petits détails que l’historien néglige, pour s’en tenir aux grandes lignes du récit. Bref, Jésus-Christ arrive, croyant son ami bien et dûment mort ; les complices sont là, suivant de l’œil le dénouement de la comédie ; on écarte la pierre ; Lazare sort avec ses bandelettes et la tête entourée d’un suaire. Cette apparition dut naturellement être regardée par tout le monde comme une résurrection. De là, cette poignée de fourbes et d’imbéciles s’en alla conquérir le monde à la foi, à la justice et à la charité. Voilà le miracle de la résurrection de Lazare expliqué et commenté par M. Ernest Renan, membre de l’Institut, chez Michel Lévy frères, rue Vivienne, 2 bis, et boulevard des Italiens, 15. Que répondre à cela ? Il est évident que le christianisme ne saurait résister à de pareilles attaques ; il faut nécessairement que la religion succombe sous une argumentation aussi écrasante. Lazare, ramené à la vie par la joie de l’arrivée de Jésus, ou bien faisant le mort pour hâter le succès de l’entreprise, voilà de ces hypothèses neuves, fécondes, capables d’opérer une révolution dans la science... Je prie mes lecteurs de contenir leur indignation, comme je tâche de maîtriser la mienne. M. Renan nous a rendu un service. Depuis longtemps nous désirions pour nos catéchismes de persévérance une page, écrite en assez bon français, qui pût résumer ce que l’incrédulité a de plus fort à opposer aux miracles de l’Évangile. Grâce à l’auteur de la Vie de Jésus, cette page existe, et elle restera, je l’espère. Voyez, pourrons-nous dire désormais, à quel oubli de lui-même, du bon sens et de la raison arrive un homme d’esprit qui veut s’attaquer à la religion ; jugez par ces pauvretés de la force d’une critique qui se donne de si grands airs : vous avez là devant vous le résumé des efforts de l’incrédulité moderne ; c’est tout ce qu’elle a su imaginer pour ébranler la certitude des miracles de l’Évangile : voyez et jugez. Tel est le profit que nous comptons bien tirer de cette page du livre de M. Renan. Il est possible que l’un ou l’autre voltairien attardé se pâme d’admiration devant elle, mais les enfants de nos catéchismes en riront, et c’est le seul châtiment qu’elle mérite. |
[1] Vie de Jésus, Introduction, p. 15.
[2] Etudes d’histoire religieuse, pp. 139, 207.
[3] Vie de Jésus, Introduction, p. 51. Cela n’empêche pas M. Renan d’écrire un peu plus loin : La notion du surnaturel, avec ses impossibilités, n’apparaît que le jour où naît la science expérimentale de la nature. (p. 41.) Mais, pour lui, le oui et le non semblent être deux choses parfaitement identiques.
[4] Vie de Jésus, p. 244.
[5] Vie de Jésus, pp. 74, 75.
[6] Vie de Jésus, Introduction, p. 59.
[7] Vie de Jésus, p. 244. Où donc M. Renan, qui prétend s’appuyer sur saint Paul (Actes XV1I, 28), a-t-il vu que, dans la pensée de l’Apôtre, Dieu vit par l’homme ; saint Paul dit bien que nous vivons en Dieu, mais nullement que Dieu vit par nous, ce qui serait l’idée panthéiste. C’est toujours la même habitude de renvoyer le lecteur à tel chapitre, tel verset qui ne dit nullement ce qu’on lui prête.
[8] P. 246.
[9] Vie de Jésus, Introduction p. 50.
[10] Vie de Jésus, p. 264.
[11] Vie de Jésus, Introduction, pp. 51, 52.
[12] Vie de Jésus, p. 52.
[13] Article de la Liberté de Penser. 2 septembre 1850. Le blasphème est un peu adouci dans la reproduction postérieure de l’article. (Études d’histoire religieuse, p. 419.)
[14] Vie de Jésus, Introduction, p. 52.
[15] Vie de Jésus, p. 198.
[16] Vie de Jésus, p. 260. M. Renan abuse étrangement de la crédulité de ses lecteurs quand il veut leur faire admettre que la médecine, chez les Juifs, se réduisait à des pratiques religieuses. Alors, comme aujourd’hui, on distinguait très bien entre l’action surnaturelle de Dieu et les secours de l’art. Avant de s’adresser à Jésus-Christ, l’hémorroïsse avait dépensé tout son bien en médecins et n’avait pu être guérie par aucun. (Saint Marc, V, 26 ; saint Luc, VIII, 43.) Comment l’auteur a-t-il pu écrire cette phrase : Guérir était considéré comme une chose morale ? et pourquoi faut-il qu’à chaque instant la question de bonne foi se pose malgré nous ?
[17] Dédicace du livre à l’âme pure de ma sœur Henriette.
[18] Religions de la Grèce antique, t. III, p. 218 et suiv.
[19] Vie de Jésus, p. 360.
[20] Vie de Jésus, p. 361.
[21] Vie de Jésus, p. 359.