JÉSUS DEVANT LE DROIT

 

OU

CRITIQUE JUDICIAIRE DE LA VIE DE JÉSUS DE M. E. RENAN

PAR CASIMIR FRÉGIER

PRÉSIDENT DU TRIBUNAL DE SÉTIF, MEMBRE DE L’ACADÉMIE DE LÉGISLATION DE TOULOUSE.

ÉTUDES JUDICIAIRES ET LÉGISLATIVES — PARIS — CHARLES DOUNIOL, LIBRAIRE-ÉDITEUR — 1864

 

 

À Monsieur Ernest Renan

Oui, c’est à vous, à vous-même, Ernest Renan, Breton de naissance, Français de nation, Critique transcendant, Membre de l’Institut, Professeur au Collège de France, auteur fameux, sinon célèbre de la Vie de Jésus, c’est à vous, bien à vous, que je dédie ces pages franchement destinées à vous combattre !

— Me combattre ! mais alors pourquoi me les dédier ? Plus d’une fois, il est vrai, j’ai loué certaines ironies, mais je n’aime point celle-là.

— Ah ! de grâce, ne criez pas à l’ironie ! En ceci, il n’y a pas d’ironie, pas de miracle, pas même l’ombre d’un surnaturel.

Un mot d’explication, et le mystère est éclairci.

Votre livre, on l’a dit, et, à mon avis, trop souvent répété, est un événement, un signe du temps.

Sans lui, je n’eusse ni écrit, ni, moins encore, publié ces lignes.

Quand Tertullien disait à Marcion, dans un sens thèandrique : Mihi defendo Jesum ! c’est que Marcion avait sans doute commencé par dire à Tertullien, dans un sens purement humain : Mihi vindico Christum !

On ne défend que ce qui est attaqué !

Si sceptique que vous soyez, vous ne douterez pointant pas de la vérité de cet adage, et très certainement, malgré la transcendance de votre superbe critique, vous ne dédaignerez pas de lire cette humble défense de la divinité du Christ.

Pour moi, la plume à la main, et l’esprit sérieusement concentré sur chacune des manœuvres, plus ou moins sérieuses, dit-on, de votre attaque contre le Christ-Dieu, j’ai lu et relu cette histoire que plusieurs, même parmi vos confrères, chrétiens ou non, de l’Institut, appellent un roman de la Vie de Jésus ; et, usant envers vous, cinquième évangéliste, non du mode, mais de la liberté de procédés critiques dont vous avez si largement usé contre vos quatre immortels devanciers, j’ai résolu de la réfuter..... à ma manière.

A d’autres, le privilège de la réfutation théologique, exégétique, historique, philosophique, scientifique et humoristique !

Je ne suis ni théologien, ni exégète, ni historien, ni philosophe, ni savant, et, en si grave matière, j’estime que rien ne sied aussi peu que l’humour.

Mais je suis homme, chrétien, Français et magistrat.

Homme, votre livre m’a froissé dans ma dignité d’être raisonnable, et, au nom de l’humanité et de la raison, je devais protester contre lui : — Chrétien, dans ma foi religieuse, et je devais ce public hommage à ma religion : — Français, dans le juste amour-propre de l’esprit français, et je devais à mon pays ce faible témoignage de mon sincère dévouement : — Magistrat, dans les principes de la logique juridique, et dans les règles de mes jugements, et j’ai cru pouvoir, dans les limites de mes forces, satisfaire, tout à la fois, le magistrat, le Français, le chrétien et l’homme, par une réfutation purement judiciaire de votre Vie de Jésus.

Telle qu’elle est, cette vie est si curieuse, que si ma sincérité de magistrat chrétien n’admettait pas qu’une seule mesure, peut-être n’aurais-je pas eu le courage d’y toucher.

Mais je ne rougis pas de me proclamer hautement disciple de cette courageuse école qui a la naïveté de croire et d’enseigner avec Fontanes, que tout attentat contre le christianisme est un attentat contre la société.

M’en fallait-il davantage pour descendre, moi aussi, dans l’arène, et rompre une lance en faveur du Dieu-Homme, fondateur de la civilisation chrétienne et du monde moderne, — contre un adversaire qui a tenté de le découronner, de le décapiter de sa divinité ?

Eh bien ! non ! cela n’eût pas suffi à m’armer contre vous, si je n’avais considéré deux choses de grande conséquence, l’une concernant le public, l’autre vous concernant vous-même :

D’une part, l’opportunité de vous livrer bataille, sous une forme nouvelle, avec une tactique nouvelle, muni d’un argument nouveau, d’un de ces arguments à la Tertullien[1], aussi saisissant que la raison vulgaire, aussi irrésistible que le sens commun, — que le Droit accepte, — que la Loi consacre, — qui, partout et toujours, dictent les oracles de la Justice, — muni d’un argument judiciaire ;

D’autre part, l’espoir, oui, l’espoir de vous ramener un jour, adjuvante Christo, — par une discussion, calme comme la raison, simple comme la vérité, sincère comme la conscience, libre comme le sentiment pur, tendre comme la charité, mais impartiale comme la justice, à cette foi à la divinité de Jésus qui enchanta votre enfance, charma votre adolescence, embauma les premières années de votre jeunesse, et dont les astucieux mirages de l’erreur, les sophismes du cœur et de l’intelligence, les décevants échos de la philosophie transrhénane, et plus que tout cela peut-être, l’amour du bruit, la soif de la renommée, les dangereuses hallucinations d’une gloire facile, vous ont, hélas ! tristement éloigné !

C’est que, croyez-le bien ! quoi qu’on en ait dit et écrit, et encore qu’à plusieurs égards vous paraissiez, de prime abord, mériter la double accusation de parti pris et de mauvaise foi systématique, je ne vous soupçonne ni de l’un ni de l’autre, et consens de grand cœur à ne voir en vous qu’un écrivain aveugle et égaré.

Comme aveugle, — à l’exemple de Thomasius, de Sherlock et de Dupin[2], j’essayerai de vous dessiller les yeux avec le flambeau de l’argumentation judiciaire.

Comme égaré, — je vous tendrai une main fraternelle et pieuse, et vous conjurerai de rentrer dans cette voie royale du christianisme, qui vous conduira, enfant prodigue, à la maison de votre père, vers ce Jésus que vous avez abandonné et défiguré, vers ce Jésus-Christ non pas homme seulement, pas même le plus grand des fils des hommes, mais homme et Dieu, Dieu-homme, Fils de l’Homme et Fils de Dieu, et, pour tout dire, en un seul mot, Dieu !

Et voilà, Monsieur, pourquoi, après le Christ, c’est à vous que je dédie ces pages !

— Mais parlez-vous sérieusement ?

— Très sérieusement, d’autres diraient plus sérieusement que vous n’avez écrit.

Au surplus, prenez, lisez et jugez !

Jugez mon opuscule comme j’ai jugé votre œuvre, et, pour vous comme pour moi, arrière ces vaines et mesquines discussions où s’usent les petits esprits ! arrière surtout ce que vous appelez si bien les étroits jugements de l’homme frivole !

C. FRÉGIER.

Paris, 24 septembre 1863.

 

I

defendo Jesum. (TERTULLIEN.)

Je serai clair et bref.

Brièveté et clarté ! est-il besoin de rien de plus pour l’homme intelligent, sérieux et sincère ?

Je dis intelligent, et vous l’êtes, — sérieux, vous l’êtes aussi, et qui plus est, sans ombre de snobisme, j’aime à le croire. N’êtes-vous pas, d’ailleurs, le fils d’une race profondément sérieuse ? — sincère : — n’en déplaise à plus d’un de vos ardents, trop ardents contradicteurs qui, non contents de vous prodiguer à l’envi les épithètes les plus malsonnantes pour une oreille d’honnête homme, vous ont, sans autre forme de procès, rangé parmi ceux que saint Paul stigmatisait de son terrible non sincerè[3], — je n’hésite pas un instant à vous regarder comme tel.

Sincère moi aussi je le suis, je le suis par nature et par habitude, et avec vous, Monsieur, je veux et je dois l’être plus qu’avec aucun autre.

N’est ce pas moi qui écrivais[4], il y a à peine deux ans : Quand j’interroge la vérité, si elle me répond : Je suis ici, je ne puis lui dire : Non, tu es à droite ou à gauche, un peu plus en avant ou un peu plus en arrière ! tu es là ?

Clair, court, sincère, je serai en outre calme et mesuré, et me souviendrai que la vérité comme la vertu n’est et ne peut être qu’in medio, entre les extrêmes !

Enfant comme vous de ce Dieu dont on a dit que nul n’est aussi père que lui, je vous traiterai en frère dévoué, plein de respect pour ma cause et pour mon adversaire, désavouant d’avance tout ce qui, de près ou de loin, sentirait, soit le pédantisme, l’acrimonie, la petitesse d’esprit, soit la passion, l’invective ou l’insulte.

En même temps que la vérité, j’aime la charité, et je ne combats pour la première qu’avec les armes de la seconde.

A mes yeux, la vérité, c’est le fond et le but, la charité, la forme et le moyen de toute polémique sincère et loyale.

 

II

Que prétendez-vous dans votre Vie de Jésus ?

Que Jésus n’est qu’un homme.

Que prétendez-vous encore ?

Que c’est donc à tort qu’il s’est laissé dire et. laissé croire Dieu.

Vous ne voulez pas d’un Jésus Homme-Dieu, véritablement Dieu, véritablement homme.

Vous le divisez, vous le scindez en deux, et laissant le Dieu de côté, vous vous écriez en me montrant le reste : Voilà l’homme !

De la même main, vous lancez donc contre lui une thèse historique et une accusation criminelle.

Vous faites sciemment de Jésus un homme supérieur, incomparable, le plus haut sommet de la grandeur morale, le premier et le plus sage des hommes, un être surhumain, une nature divine, — en tout point digne de vôtre admiration.

Mais vous en faites aussi, je voudrais dire, à votre insu, un homme au-dessous du vulgaire, un ignorant, un enthousiaste, un fou, le dernier des hommes, un infâme hypocrite, une sorte de jongleur, un usurpateur de la divinité, — sous bien des rapports digne de votre exécration.

En fait, vous dites à Jésus : Malgré ta haute originalité, tu n’étais qu’un homme comme moi ;

En droit : Tu ne pouvais pas être Dieu, et tu savais que tu trompais plus que encore tu n’étais trompé, quand tu permis, quand tu voulus que l’on te fit et que l’on te crût Dieu.

Voila bien votre double prétention !

Mais où en est la preuve, la preuve irréfutable, démonstrative ? Où sont vos documents, vos titres, vos témoignages, ou, tout au moins, vos présomptions équivalant à des preuves, par leur gravité, leur précision, leur concordance ?

De tout ce que vous alléguez, qu’avez-vous vu, entendu, touché ? A coup sûr, quelle que soit votre loyauté d’homme, votre autorité de savant, vous, Renan, vous n’êtes pas Dieu ; et sans partager entièrement l’avis du professeur Benlœw[5], qui ne veut voir en vois qu’un amateur très distingué de science plutôt qu’un savant sérieux, vous ne pouvez légitimement aspirer à l’honneur d’être cru sur parole.

Eh ! ne déclarez-vous pas vous-même que vous avez écrit la Vie de Jésus, à votre point de vue, et telle que vous l’entendez ?

J’ai donc le droit et le devoir de demander vos preuves.

Je le sais, tantôt vous affirmez ceci, tantôt vous doutez de cela, ici vous conjecturez, là vous devinez, plus loin vous supposez ; puis, mêlant ensemble et vos affirmations et vos doutes et vos conjectures et vos divinations et vos hypothèses, vous jetez le tout dans le creuset de votre transcendante critique, et d’une manière agréable et vive, mais point du tout scientifique et tout arbitraire, vous en faites magiquement sortir... quoi ? Une apparente, une fantastique histoire de la Vie de Jésus.

Tel est votre procédé, et vous appelez cela solliciter doucement les textes ! Oh ! je ne m’étonne plus que vous ayez réussi, par l’effort de votre propre imagination et pour le plaisir de l’imagination de vos lecteurs, à reconstruire à votre gré, et de toutes pièces le Christ que vous refusait l’histoire.

Mais faut-il vous rappeler, ô habile critique ! que la raison, la raison tant vulgaire que scientifique — exige, et que la loi, — la loi tant civile que criminelle, — commande que vous prouviez vos affirmations, que vous raisonniez vos doutes, que vous justifiiez vos conjectures, que vous expliquiez vos divinations, et enfin que sans preuves aucunes, vous ne me donniez pas pour des faits et des réalités, des hypothèses et des rêves ?

 

III

Qu’est-ce que votre Vie de Jésus ?

Un plaidoyer, un long et très long plaidoyer contre sa divinité !

Vous avez intenté contre Jésus, devant le tribunal de l’histoire et de la conscience publique, une demande, et quelle demande, grand Dieu ! une demande en maxima capitis deminutio ! en déchéance de sa divinité ! !

Mais ignorez-vous donc, vous, savant professeur, que dis-je ? pouvez-vous ignorer qu’autre chose est former une demande, autre chose, la prouver ?

Des hypothèses, des divinations, des conjectures, des doutes, des affirmations, tout cela n’est rien, rien, absolument rien, car tout cela ne vaut pas une preuve !

La preuve ! c’est assurément là un de ces mots qui paraîtront un peu lourds à votre critique ; mais, prenez-en votre parti : pour dédaigneuse qu’elle soit, des assertions gratuites ne la remplaceront jamais avec avantage.

Oui, la preuve de vos allégations, la preuve, la preuve encore, toujours la preuve ! Hors d’elle, en dépit de la hauteur de votre style et de la fierté de votre langage, pas de salut pour vous ! Votre cause est perdue, irrémissiblement perdue, — à moins qu’elle ne soit du nombre de ces causes, les meilleures de toutes, selon vous, que l’on ne gagne que par de mauvaises raisons, ou même sans aucune raison !

Et encore, quelle preuve, s’il vous plan. ?

Sans contredit, la preuve la plus accessible, la plus populaire, la plus compréhensive, la plus convaincante, la plus évidente, la plus incontestable, la plus péremptoire de toutes les preuves ! car si la nature d’une preuve doit toujours être en rapport avec celle de la chose à prouver, jamais, non, jamais cause n’eut, autant que la vôtre, besoin d’une pareille preuve.

Mais cette cause, comment prétendez-vous en établir le bien-fondé ?

Comme on établit le bien-fondé de la cause adverse : — avant tout et par- dessus tout, par les Évangiles dont, sauf quelques réserves, vous admettez avec moi l’authenticité.

Donc, entre vous et moi, tout se réduit à savoir, si ou non, d’après ces Évangiles, Jésus est réellement fils de Dieu, réellement Dieu, de même qu’il est réellement fils de Marie, réellement homme.

Or, non seulement avec les Évangélistes, mais encore avec les apôtres, avec les premiers disciples de Jésus, avec les douze millions de martyrs qui se firent égorger pour attester le fait de l’incarnation du Verbe divin, avec les Pères et les docteurs de l’Église, avec les chrétiens de toutes les communions et de tous les pays, avec dix-neuf siècles continus de civilisation chrétienne, je maintiens contre vous que Jésus est Dieu, — que c’est à juste titre que depuis sa naissance jusqu’à ce jour, est resté en possession de la divinité, et qu’en vertu de la plus longue des prescriptions, l’humanité doit le laisser en pleine et entière jouissance de ses respects et de ses adorations.

Et, remarquez-le bien, avocat de Jésus, — pour triompher de vos attaques, — je n’ai rien, aux termes du Droit, rigoureusement rien à prouver contre vous. Simple défendeur au possessoire, et enfermé, si je puis ainsi parler, dans la citadelle de ma possession je n’ai garde d’en sortir, et c’est à vous, si vous le pouvez, d’y entrer.

Vous, au contraire, vous, demandeur à l’encontre de mon adorable client, et ce, aux fins de se voir condamner à délaisser à votre profit la divinité qu’il possède, vous devez appuyer votre demande sur des preuves, sur des moyens admissibles, pertinents, concluants ; à vous de m’arracher de ma citadelle avec l’épée — ou de m’ensevelir sons ses ruines avec la mitraille — d’une argumentation sans répliques, ou, pour parler avec La Bruyère avec des raisons claires et des arguments emportant conviction.

Au demandeur, disait la loi romaine[6], en ceci véritablement raison écrite, au demandeur l’obligation de prouver sa demande. Actori incumbit onus probandi !

Et elle ajoutait avec non moins de raison : Toutes choses égales, la cause de celui qui possède est préférable à la cause de celui qui conteste sa possession.

Votre adversaire, disait-elle encore, ne peut-il prouver l’objet de sa demande ? Ne craignez rien ; ne cherchez pas même à lui répondre au fond ! cela n’est nullement nécessaire : Nulla tibi defensio necessaria est ! Et vainement, à force d’assembler des nuages, parviendrez-vous à insinuer, dans l’esprit de nos juges, un doute sur la légitimité de ma possession. En droit et en raison, le doute n’est pas la conviction : la conviction, c’est la certitude qui naît de la preuve, et douter pour le juge, c’est opter pour le parti le plus sûr — débouter au civil, acquitter au criminel.

Dans votre Vie de Jésus, vous assiégez la Tour de David où repose, dans son inaltérable sérénité, la divinité de Jésus ;

Qu’importe que vous affirmiez que vous l’avez prise, qu’il est probable que vous l’avez prise, que peut-être vous la prendrez ?

Il s’agit de la prendre. Tout est là !

Parlons sans figure. Vous dites aux chrétiens : Votre Christ n’est pas Dieu. Et les chrétiens vous répondent : Prouvez-le ! il l’était hier, il l’est aujourd’hui : prouvez qu’il ne le sera pas demain !

Oui ou non, leur avez-vous fourni cette preuve ? Si non, et je vais vous en convaincre, vous la demander, c’est leur droit, et ils l’exercent.

La leur donner, c’est votre devoir.

L’avez-vous rempli ?

Je soutiens hardiment que non, et je le prouve, en démontrant que vous vous affirmez tout, et en prouvant que vous ne prouvez rien.

La facilité de cette démonstration et de cette preuve n’a d’égale que la gratuité de vos affirmations, et la témérité de vos allégations.

Mais, entre nous, pas d’équivoque !

Je ne prétends pas vous prouver que Jésus est Dieu, mais seulement que vous ne prouvez pas qu’il n’est qu’un homme. Si j’atteins mon but, une seule chose restera debout sur les ruines de votre livre, et cette chose qui suffit à tant d’autres pour croire à la divinité de Jésus, c’est l’Évangile !

 

IV

Qu’affirmez-vous ? ou plutôt que n’affirmez-vous pas ? Je n’en finirais point si je recueillais une à une vos mille affirmations.

Je m’en tiendrai donc aux principales, à celles qui, plus directement, se rapportent à votre but, à vous, la négation de la divinité de Jésus.

Ces affirmations portent :

Les unes sur les origines du christianisme, la rédaction, l’autorité, l’authenticité intégrale des Évangiles, leurs rapports entre eux ;

Les autres sur la personne, la formation et le développement du caractère de Jésus ;

D’autres, sur l’objet et la nature de ses doctrines ; D’autres enfin, sur les moyens employés par Jésus pour établir sa religion.

C’est ainsi que vous affirmez, dès le début de votre livre, que la première période de l’histoire des origines du christianisme, celle qui s’étend depuis le commencement de cette religion jusqu’au moment où son existence devient un fait évident aux yeux de tous, est une période obscure et, pour ainsi dire, souterraine.

Mais la preuve de cette affirmation ? Pas un mot !

C’est ainsi que vous affirmez qu’une main chrétienne a retouché le passage tant de fois cité de Josèphe sur Jésus, passage que vous croyez authentique, et y a ajouté la phrase incidente, non moins souvent citée : S’il est permis de l’appeler (le Christ) un homme. Mais ici, encore, la preuve ! C’est là votre moindre souci, et celle que vous administrez, ni les Pétau, ni les Thomassin, ni même les de Vette et les Paulus, ne s’en fussent jamais doutés. C’est qu’on sent l’interpolation ! Qu’on sente ce qui est, passe ! Mais ce qui n’est pas encore, ce qui ne sera peut-être pas, c’est par trop fort, et c’est pourtant ce que vous affirmez ! On sent qu’une main chrétienne a retouché le morceau, a peut-être retranché ou modifié quelques expressions. Vous avez compris qu’à l’appui de ce peut-être, il vous fallait quelque chose, et c’est pourquoi, dans une note ad hoc, vous assurez, toujours sans preuves, qu’au lieu de ces mots qu’on lit dans tous les manuscrits et dans toutes les éditions de Josèphe : Χριστός αύτός ήν, cet homme était le Christ, il y avait : Χριστός αύτός έγενέτο, on disait que cet homme était le Christ. Ainsi, de votre autorité privée, vous substituez un texte à un texte, un texte conjectural à un texte certain, une hypothèse à un fait ! Est-ce là une de ces douces sollicitations de textes sur lesquelles se base votre transcendante critique ?

Qu’affirmez-vous encore ?

Vous affirmez que les Évangiles sont en partie des légendes, des biographies légendaires, qu’ils n’ont de vrai que les lignes générales, que leurs détails prêtent à des doutes infinis, que notamment les premières pages de l’Évangile de Luc ne sont que des légendes, que les Évangiles diffèrent entre eux, que celui de Jean diffère considérablement de celui des synoptiques, que même les quatre Évangiles sont en flagrante contradiction l’un avec l’autre, que l’Évangile de Luc est de seconde main et que son chapitre XXI a été certainement écrit après le siége de Jérusalem, que Jean a faussé sur plusieurs points le caractère de Jésus dans son Évangile bizarre, et qu’enfin, pendant cent cinquante ans, les textes évangéliques jouirent de peu de crédit.

Tout cela est grave, fort grave, Monsieur, et eus doute vous n’aurez pas commis la faute que vous imputez aux apologistes primitifs du christianisme dont, à votre dire, qui ne repose lui sur rien, les démonstrations ne reposent que sur de très pauvres arguments.

Mais nullement ! et c’est vraiment à ne pas en croire ses yeux !

Que les Évangiles soient en partie légendaires, affirmez-vous du ton le plus imperturbable et le plus doctoral, c’est ce qui est évident. Évident ! Eh ! pourquoi ? Parce qu’ils sont pleins de miracles et de surnaturel. Mais ne voyez-vous pas que s’exprimer ainsi, c’est résoudre une question par une autre question ou même la question par la question ? Autant vaudrait me dire que les Évangiles sont légendaires, parce qu’ils sont légendaires, ou bien que l’opium fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive. Ou les Évangiles ne sont rien, ou ils sont l’histoire de faits miraculeux et surnaturels. Il fallait donc tout d’abord prouver que le surnaturel est une chimère, que le miracle est impossible. Nous disons bien quelquefois au Palais : possideo quia possideo ; mais jamais avocat, en dehors des questions de faits possessoires, s’avisa-t-il d’invoquer cet argument puéril : Cela est parce que cela est ! hoc quia hoc ? Convenez donc que votre affirmation n’est que la conséquence d’un principe que vous ne prouvez pas et que même plus tard vous déclarez vous-même ne pas pouvoir prouver. Franchement, de la part d’un critique tel que vous, je m’attendais à plus de logique... judiciaire !

L’Évangile de Luc est de seconde main, et son chapitre XXI a été certainement écrit après le siège de Jérusalem, mais peu de temps après.

Et pour preuve, vous citez les versets 9, 20, 24, 29, 39 de ce chapitre, et le verset 36 du chapitre mit.

Belle démonstration, en vérité ! Parce que l’événement répond pleinement à la prophétie, la prophétie est postérieure à l’événement ! Mais c’est le contraire qu’il fallait dire ; la prophétie, qu’est-ce donc ? Elle n’est pas l’histoire ; l’histoire raconte le passé, la prophétie prédit l’avenir : comment lui serait-elle postérieure ? Ah ! malgré ma petite culture intellectuelle, je crois avoir fini par vous comprendre ! C’est sans doute que, d’après vous, la prophétie est impossible. Mais est-ce à moi de vous apprendre, ô docte biographe ! que c’est là ce qu’il fallait prouver ! Si la prophétie est possible, si une prophétie est vraie, l’événement en est, permettez-moi ce mot, la photographie, le portrait en action ; et puisque je parle de portrait, passez-moi, je vous prie, une comparaison. Voici la copie d’un tableau original ! direz-vous que l’original a été fait après la copie, parce que la copie est de tout point conforme à l’original ? Mais prouvez donc, au nom du bon sens le plus élémentaire, au nom de la plus vulgaire des critiques, prouvez que l’original de ce tableau n’en est que la copie, ou mieux que le tableau n’a pas d’original ; en d’autres termes, que l’avant et l’après, que le blanc et le noir, que l’erreur et la vérité, c’est tout un !

Vous parlerai-je des différences et des contradictions que vous dites exister entre les évangélistes et de la falsification que vous reprochez à saint Jean ?

Mais ces différences, vous deviez tout au moins les indiquer, ces contradictions, vous deviez tout au moins les signaler, et vous le deviez d’autant mieux que c’est ce qu’avait déjà fait méticuleusement votre précurseur germanique, Strauss. Or, vous n’êtes pas sans savoir ce qu’entre mille autres répondirent à sa Vie de Jésus Tholuck et Néander, deux hommes également distingués par leurs vertus et par leur science ! Ces différences légères, lui dirent-ils avec l’autorité de leur haute raison et d’une érudition aussi large et élevée que profonde, ces contradictions plus apparentes que réelles sur des points accessoires, de nulle ou de minime importance, écartent toute idée de concert, de fraude, et de conjuration spontanée ou non, de la part des évangélistes, et comme l’avouait Jean-Jacques, sont un des plus évidents caractères de leur sincérité. Ce n’est pas ainsi qu’on invente ! — Le doigt de la vérité est là !

Quant aux falsifications de saint Jean, ne valaient-elles pas la peine d’être par vous autrement démontrées que par de pures conjectures, des doutes et des hypothèses ? Il était si facile d’écrire qu’il transforma son maître en voulant le peindreparce qu’il était habitué à remuer ses souvenirs avec l’inquiétude d’une âme fébrile ! Mais ce qui l’était bien moins, c’était de le prouver. Vous accusez saint Jean de faux ! rien que cela ! Mais une accusation de ce genre exige de celui qui la formule d’irrécusables preuves. Vainement les ai-je cherchées dans votre livre. Comment les y trouver ? Elles n’y sont pas.

Et pour en finir avec les Évangiles, vous traitez avec un sans-façon vraiment étrange et par trop cavalier, chacun des quatre évangélistes. A vous entendre, Matthieu n’est qu’un grossier collecteur de Logia ou discours du Seigneur, et pour le prouver, vous ne citez qu’incomplètement un texte de Papias, d’où peut s’induire le contraire. — Marc est l’auteur d’un ramassis illogique et informe, de récits et discours destinés à remplir les lacunes de l’Évangile de Matthieu, et la raison de cette affirmation, c’est que cela vous paraît le plus vraisemblable, c’est que l’Évangile de Marc contient une foule de traits qui viennent des Logia de Matthieu ! Comme si deux écrivains de la même histoire, deux peintres de la même figure ne pouvaient pas, ne devaient pas raconter plusieurs faits, reproduire plusieurs traits identiques, nécessairement identiques !

Mais ces réparations de lacunes, ces assertions que vous imputez aussi à Luc et à Jean, comment les expliquez-vous ! Ô merveille ! Ô prestidigitation de l’École critique ! Le pauvre homme, qui n’a qu’un livre, veut qu’il contienne tout ce qui lui va au cœur ; on se prêtait ces petits livres (les Évangiles), chacun transcrivait à la marge de son exemplaire les mots, les paraboles qu’il trouvait ailleurs, et c’est ainsi que la plus belle chose du monde est sortie d’une élaboration obscure et complètement populaire. Fort bien ! Et c’est ainsi que vous surfaites Wolff cherchant à expliquer les poèmes d’Homère, Henri Martin, se demandant les origines de l’inimitable Imitation de Jésus-Christ ! Mais, de grâce, savant docteur, quel est l’évangéliste, ou même l’auteur d’Évangiles apocryphes, qui parle de ces livrets ? Dans quel document contemporain trouvez-vous, je ne dis pas le développement, mais le germe de cette subtile et commode assertion d’un fait que rien ne prouve, dont rien même n’autorise historiquement la supposition ? Avez-vous donc oublié que vous n’êtes pas Dieu, et que, dans tous les cas, l’autocratie de la critique ne peut aller jusqu’à décréter l’existence d’un fait.... qui n’existe pas.

C’est pourtant sur de semblables preuves que vous affirmez « le peu d’autorité dont jouirent pendant cent cinquante ans les textes évangéliques. » Allons donc ! Mais encore une fois, qui vous a appris cela ? Ce ne sont très certainement pas « les apologistes primitifs du christianisme. » Votre silence m’est une suffisante preuve de votre radicale impuissance à me répondre. Quoi ! les Évangiles de Matthieu, de Marc, de Luc et de Jean, dont vous reconnaissez vous-même à peu près l’authenticité, tandis que vous rejetez absolument celle des Évangiles apocryphes, — ces Évangiles, lus et relus, cités et cités encore dans les plus anciens monuments de l’histoire, de la littérature et de la philosophie chrétienne,— ces Évangiles, si autorisés, si consacrés par les premières communautés de chrétiens, que plusieurs d’entre eux, y ajoutant ou en retranchant des textes, en composèrent des pseudo-Évangiles, des Évangiles apocryphes, — ces Évangiles, dis-je, jouissaient de peu d’autorité ! Qui donc vous a soufflé cela ? Je crois reconnaître là l’inspiration d’Ewald, et je serais tenté de vous demander si c’est bien sérieux. — Passons.

Et maintenant, que faites-vous de Luc ?

Un harmoniste, un ravisseur, un correcteur de textes, une sorte de Tatien, de Marcien ou de Valentin, un artiste divin, qui choisit, élague, combine, voilà tout. Il n’a rien vu ni entendu de ce qu’il raconte, et il en a été ou a pu être mal informé. — Vous confessez pourtant, quoique tout bas, que Luc fut le compagnon de saint Paul. Que vous en coûtait-il d’ajouter qu’il fut, en outre, et son disciple et son ami ? Cela était plus que vraisemblable, plus que probable, cela était naturel et certain. D’où vient donc cette extrême réserve ? Serait-ce que saint Paul, ayant été, d’après vous-même, bien informé sur la vie de Jésus, Luc devait, jusqu’à preuve contraire, que vous n’essayez pas même de fournir, être réputé l’avoir été à son tour par saint Paul ? Ah ! n’en doutez pas ! moins qu’à personne, il ne sied à un critique de votre école, de s’arrêter à mi-chemin dans la voie royale de la vérité !

Quant à Jean, de l’Évangile, de qui Herder — un critique honnête, mais peu timide, — a dit, en traduisant, sans le savoir, un admirable mot de Clément d’Alexandrie, que c’est la main d’un Ange qui l’a écrit, vous l’épargnez bien moins encore qu’aucun des trois autres évangélistes. C’est de son Évangile surtout que vous vous plaisez à révoquer en doute l’authenticité intégrale et la pleine sincérité. Mais les niez-vous ? Non ! vous vous contentez d’en douter, et c’est vous-même qui le dites : Ici les doutes sont beaucoup plus fondés, la question moins près d’une solution, et vous n’osez être assuré (singulière timidité) que le quatrième Évangile ait été écrit tout entier de la plume d’un ancien pêcheur Galiléen. — Voyons donc si vos doutes, puisque doutes il y a, ont quelque fondement. Papias qui avait, au moins, fréquenté les disciples de Jean, ne parle pas de la vie de Jésus. Voilà qui est net et formel ! Vous allez assurément m’en donner la preuve. Si une telle mention se fût trouvée dans son ouvrage, Eusèbe qui relève dans Papias tout ce qui sert à l’histoire littéraire du siècle apostolique, en eût, sans aucun doute, fait la remarque.

Ainsi, le silence d’Eusèbe, voilà toute la preuve... de votre doute ! Que diriez-vous, Monsieur, de l’historien littéraire du siècle de Louis XIV, qui, se prévalant du silence gardé par Boileau sur les Fables de La Fontaine, dans son Art poétique où il relève avec tant de soin tout ce qui peut servir à l’histoire littéraire du grand siècle, n’oserait être assuré que ces fables sont tout entières l’œuvre de La Fontaine ! Vous excipez du silence d’Eusèbe : mais, pour apprécier les dangers et le peu de valeur de l’argument a silentio, en général, vous n’aviez qu’à consulter le premier clerc venu de la dernière des basoches.

Vous insistez : Comment, à côté de renseignements précis, et qui sentent si bien le témoin oculaire, trouve-t-on (dans saint Jean) des discours totalement différents de ceux de Matthieu ? Totalement différents ! je le nie, et c’est à vous de prouver que j’ai tort de le nier. Franchement, Monsieur, vous avez mal lu ou mal compris l’ouvrage de Reuss que vous citez dans votre Introduction : lisez-le plus attentivement, comprenez-le mieux, et vous saurez qu’il n’y a dans Jean aucune opposition doctrinale aux doctrines rapportées par les autres évangélistes ; qu’il n’en diffère que par le style, mais moins que vous ne le prétendez, et que cette différence s’explique par celle du milieu où écrivait saint Jean, et du but spécial qu’il se proposait : Combattre les adversaires naissants de la divinité du Verbe incarné. — J’ose donc conclure, sans crainte, que vous raisonnez à l’égard de l’Évangile de Jean nomme raisonnerait l’homme qui douterait qu’Alexandre Dumas eût personnellement écrit tout son Siècle de Louis XIV, parce que cet écrivain n’a pas le même style et ne poursuit pas le même but que Voltaire dans l’ouvrage qui porte le même titre.

Il m’importe peu que vous me mettiez en garde contre les indices de mauvaise foi du narrateur, et ces interprétations où l’on aime à voir la main d’un sectaire ; que vous me fassiez entendre qu’en écrivant son Évangile, Jean a cédé aux mouvements d’une basse jalousie, et qu’il prête gratuitement à Jésus des arguments d’une sèche et fastidieuse métaphysique.

Vraiment ! On aime à voir toutes ces belles choses dans saint Jean ! mais qui on ? vous, Monsieur, et ceux qui, comme vous, tout en sollicitant doucement les textes évangéliques et l’histoire du christianisme et de l’Église chrétienne, les torturent, les défigurent et les métamorphosent à plaisir.

Pour moi, j’ai vérifié et examiné ces textes ; j’ai lu et médité tout l’Évangile de saint Jean, et, sur mon honneur d’homme et ma conscience de magistrat, je déclare n’y avoir rien découvert de ce que vous aimez à y voir. Que dis-je ? j’ai comparé l’Évangile de Jean aux autres Évangiles, et, pourvu qu’il soit sincère, je défie le philosophe, le critique le plus prévenu contre son auteur, eût-il le tact exquis de Gœthe, le sens esthétique de Lessing, et le sentiment pur qui vous caractérise, d’y trouver rien de semblable. Au surplus, sur ce point encore, vous doutez, et j’affirme. Demandeur, vous devez prouver. Or, vous ne prouvez pas votre doute, et moi, défendeur, sans y être tenu, je prouve mon affirmation : qui des deux a judiciairement raison ? — Je m’en rapporte pleinement au bon sens de nos juges.

Mais c’est assez parler des Évangiles et des Évangélistes ; parlons enfin de Jésus.

Je ne dirai rien du Talmud, et pour cause : outre que vous n’y puisez aucun argument en faveur de votre thèse, et qu’il n’est entre vos mains qu’un instrument, qu’un moyen d’érudition facile et souvent inexacte, — si vous êtes d’accord avec vous-même, quel parti pouvez-vous tirer d’une compilation que vous avez successivement appelée le plus effrayant monument de dépression, le plus singulier monument d’aberration intellectuelle ?

A l’égard de Jésus, vos procédés biographiques ne diffèrent en rien de vos procédés exégétiques à l’égard des évangélistes. Même système d’affirmations sans preuve, de doutes et de conjectures sans raison : même substitution de vos vues a priori, et de vos sentiments personnels, aux faits attestés par les Évangiles : même triage gratuit et arbitraire des textes évangéliques. Les lauriers de Baur et de Bretschneider vous auraient-ils donc empêché de dormir ?

Quelle est votre véritable opinion sur la personne de Jésus — car d’idée arrêtée, de conviction profonde, il ne peut en être question avec vous ? Votre école ne conclut pas —. Je ne saurais le dire. Il y a loin du Créateur de la religion éternelle de l’humanité, du vrai consolateur de la vie, du fondateur impeccable de la morale, à qui chacun de nous doit ce qu’il a de meilleur, de ce modèle accompli de toutes les âmes souffrantes, de cette pierre angulaire de l’humanité, à l’utopiste, au rêveur, au révolutionnaire, à l’illuminé dont on eût dit parfois que la raison se troublait, — homme à fausses idées, à caractère bizarre, qui se laissait entraîner par sa mauvaise humeur à des actes inexplicables et en apparence absurdes, dont il est probable que beaucoup de fautes ont été dissimulées, — cédant à l’opinion et au torrent des préjugés, — dont la force avait de belles erreurs pour principe, — consentant avec plaisir, mais non sans quelque embarras, à ce qu’on lui décernât, entre autres titres qui ne lui appartenaient pas, celui de Fils de Dieu !

Or, chose singulière ! de ce Jésus à double face, de ce Janus évangélique, pas un trait qui ne soit tiré l’Évangile, en tant qu’il s’agit de mon Jésus, du Jésus qui compte dix-huit siècles d’adoration, du Jésus authentique, du Jésus de l’histoire ! — pas un qui ne soit sorti tout entier de votre seule imagination, en tant qu’il s’agit de votre Jésus, d’un Jésus qui, tout considéré, ne mériterait pas même un jour d’admiration, du Jésus apocryphe, du Jésus de votre roman historique.

Mais qu’est-ce qui vous autorise, par exemple, à vous débarrasser, d’un mot, du double fait de la naissance de Jésus à Bethléem et de sa descendance de David ? Orientaliste distingué, comment vous êtes-vous mépris sur le vrai sens des dénominations bibliques des frères et sœurs[7] de Jésus ? Qui vous a informé de ces petits et poétiques détails sur la vie de Jésus pendant ses premières années ? Où avez-vous lu que son tempérament était excessivement passionné ? Qui vous a dit l’influence magique et inexplicable de la luxuriante Galilée sur son éducation et ses doctrines ? Membre de l’Institut, de toutes ces choses et de bien d’autres que je passe à dessein sous silence, et qui, sans doute, n’ont été révélées qu’à vous seul, vous me deviez la preuve, la preuve scientifique, n’excédant pas les saines limites d’une saine critique. Au lieu de cette preuve, que m’avez-vous donné ? Des peut-être, des probablement, des je pense, des je suppose, et mille autres formules dubitatives ou conjecturales de cette sorte. Mais ce sont des faits qu’il me faut, c’est la certitude, la certitude de l’histoire que je veux ! Ou prouvez ce que vous vantez, ou votre impuissance à le prouver  me prouvera surabondamment que ce qu’il vous plaît d’avancer, vous l’avancez en l’air.

Si, du moins, vous n’alléguiez que des choses romanesques, mais pouvant, sans trop d’efforts, cadrer avec les textes des Évangiles ! Mais loin de là ! Entraîné par une effrayante progression de paralogismes et de paradoxes, vous ne reculez pas devant l’abîme des plus déplorables contradictions .Sous votre plume prestidigitatrice, Jésus, cet aimable et charmant Rabbi, à nature idyllique et douce, tolérant et indulgent moraliste qui accorde sans peine aux pécheurs de tout sexe une réhabilitation facile, et ne doit ses conquêtes qu’au charme infini de sa personne et de sa parole, — point austère, — point réformateur, — homme des accommodements et des transactions de conscience, — tout d’un coup se transforme en un Jésus bizarre, emporté, de mauvaise humeur, en un moraliste sévère et outré, en un réformateur draconien qui prêche le Sermon sur la montagne, qui maudit trois villes coupables, ne pardonne qu’aux pécheurs qui se repentent, et exige de ses disciples qu’ils se renoncent à eux-mêmes et portent leur croix à sa suite ! Et de ce miracle, car c’en est un, de ce miracle de transformation historique, pas la moindre explication, pas la moindre preuve ! Vous voulez que je le croie sur votre simple affirmation I

Credat Judæus Apelle !

Ego non !

Non, non, vous dis-je ! car ce n’est pas ainsi qu’on écrit l’histoire ! L’histoire, Monsieur, ne se nourrit pas de fictions : les fictions, et encore faut-il qu’elles soient vraisemblables, les fictions ne sont bonnes que pour le roman t et dans le vôtre, tout, absolument tout détonne !

Vous ne voulez à aucun prix de l’Homme-Dieu ; l’Homme-Dieu vous embarrasse, et à tout prix il vous faut dépouiller l’homme du Dieu !

Or, de cet embarras, comment en sortez-vous ? Par des arguments nouveaux, par des preuves nouvelles ? Point ! Des arguments ! pour vous, c’est de la scolastique bizarre ! Des preuves ! on affirmerait presque que vous ignorez ce que c’est et à quoi cela sert ! Je me trompe : vous le savez si bien que, pour ne pas vous en passer complètement, vous avez imaginé de recourir à. des divinations d’esthétique, à des conjectures philosophiques, à des indications (je ne dis pas à des citations) de textes pour la plupart étrangers, ou même contraires au texte de votre ouvrage, ou détournés de leur vraie signification par un de ces vigoureux détours que vous reprochez à Jean et qui laisseraient parfois soupçonner sa parfaite bonne foi.

Deux exemples sur cent. — Jusqu’à présent, nul n’avait songé à dire que Jésus avait eu pour vrai maître l’obscur et ridicule Hillel, et que Jean-Baptiste avait été son initiateur, son supérieur, son modèle, et non son humble précurseur. Il vous était réservé d’affirmer ces deux énormités historiques ; deux thèses neuves et à coup sûr originales.... comme leur preuve ! Mais quelle est-elle ? — Pour Hillel d’abord : On peut supposer que ses principes ne furent pas inconnus à Jésus. On peut supposer ! Ah ! Monsieur, avec ce tour de raisonnement, quel obstacle n’enlève-t-on pas ? Comment s’opposer aux audaces de votre exégèse ? On peut supposer ! Mais on peut tout supposer, tout, excepté peut-être la sincérité et le sérieux d’un pareil argument ! — Et pour Jean-Baptiste ? Jésus le reconnaît pour supérieur et ne développe son propre génie que timidement. — Or, Jean disait le contraire : que le Christ était plus fort que lui, qu’il n’était pas digne de délier les courroies de sa chaussure, qu’il n’était que le préparateur de ses voies. Mais votre critique dédaigne ces textes : Il semble que malgré sa profonde originalité, Jean, durant quelques semaines au moins, fut l’initiateur de Jésus ; la supériorité de Jean était d’ailleurs trop incontestée pour que Jésus, encore peu connu, consentit à le combattre : Jésus voulait seulement grandir à son ombre.

Donc, tous comptes faits, sur deux points capitaux de votre biographie, d’une part, une possibilité de supposition ; de l’autre, une conjecture impossible. Et voilà tout ce que vous m’offrez pour des faits bien et dûment établis ! — Quel respect pour l’intelligence de vos lecteurs, l’honneur de notre Académie, la sagesse du Tribunal de l’opinion publique ! Proh pudor !

Etes-vous mieux inspiré quand vous parlez de l’objet et de la nature des doctrines de Jésus ? Examinons.

Bossuet a dit : Le bien croire est le fondement du bien faire. La doctrine de Jésus doit donc, en même temps qu’une partie morale, contenir une partie dogmatique. — Erreur, d’après vous ! Jésus n’enseigna pas de dogme et sa religion n’avait pas de symboles. Il a fondé la religion absolue, exclusive de tout culte, de tout sacerdoce, de toutes pratiques extérieures ; tout ce qu’il demandait à ses disciples, c’était de s’attacher à lui et de l’aimer.

Mais, Monsieur, la filiation divine du Christ, son unité consubstantielle avec Dieu le Père, la Trinité, l’Eucharistie, la Rédemption, la Résurrection, le Jugement final, comment appelez-vous cela ? Moi, je l’appelle dogme !

Et la prière, et le jeûne, et l’obligation de participer à la Cène sacrée et celle de la renouveler, et la mission d’enseigner, et le pouvoir de lier et de délier, — toutes choses que tous les chrétiens, partout et toujours, ont appelées culte, pratiques extérieures, sacerdoce, — comment donc les appelez-vous ?

Tout cela, Monsieur, est dans l’Évangile, dans tous et chacun des Évangiles, écrit en textes splendides comme le soleil, et dont la Tradition, l’Histoire de l’Église et de la Civilisation chrétienne, forment l’éclatant commentaire.

Voilà pour le dogme ! — Et la morale ? Est-il vrai que la parabole dite du mauvais Riche doive s’appeler parabole du Riche ? Est-il vrai que Jésus ait enseigné que les pauvres seuls seront sauvés ? Est-il vrai que la vente et la dation aux pauvres de ce qu’on possède, soit, non pas un conseil, mais un précepte ? Est-il vrai enfin que la propriété fut interdite dans la première génération chrétienne ?

Vous le dites, mais ne le prouvez pas. Je le nie, moi, et je prouve ma négation.

Non ! cela n’est pas vrai. — Le riche n’est condamné que parce qu’il fut égoïste et sans cœur, — préférant ses chiens au pauvre qui gisait à sa porte à et qui il refusait jusqu’aux miettes tombant de sa table somptueuse. — Zachée était riche, mais pas mauvais riche ! — Le pauvre n’est déclaré bienheureux que s’il l’est en esprit, c’est-à-dire s’il possède, dit saint Paul, comme ne possédant pas ; — la propriété n’était pas interdite aux premiers fidèles. Leur communauté n’était pas le communisme, elle n’excluait pas la propriété, et c’est ce que prouve l’histoire d’Ananie et de Saphire.

Vous le voyez, je cite les Évangiles, les Épîtres de Paul, les Actes des Apôtres, tous documents que vous devez connaître. Là sont mes preuves ; mais les avez-vous lus ?

Je vous fais grâce des chimères apocalyptiques que vous prêtez gratuitement à Jésus ; vous avouez vous-même que sa morale admirable n’était pas celle d’un enthousiaste qui croyait le monde près de finir. — Grâce encore de la confusion, à peine pardonnable chez un philologue de votre distinction, entre la prédiction de la ruine de Jérusalem et celle de la fin du monde. Impossible de lire en entier les textes que vous citez à l’appui de cette confusion, sans en être facilement convaincu.

Mais ce dont je ne vous fais pas grâce, c’est de prétendre que Jésus n’énonce pas un moment l’idée qu’il soit Dieu ; que s’il se croyait le Fils de Dieu, c’est tout simplement qu’il voulait qu’on le regardât comme ayant avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres hommes ; c’est d’écrire cette incroyable phrase : Que Jésus n’ait jamais songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, c’est ce dont on ne saurait douter.

Grande et solennelle affirmation I Vous avez compris, et je vous en félicite, qu’il était nécessaire de l’étayer sur quelques raisons.

Une telle idée (l’idée de l’incarnation de Dieu), était étrangère à l’esprit juif ; — Mais cela fût-il, qu’en conclure ? Or, cela n’est pas, et j’en ai pour garant Isaïe ; Qu’est-ce, je vous prie, que cet Emmanuel, ce Dieu avec nous qui sera conçu par une vierge ?

Il n’y en a nulle trace dans les Évangiles synoptiques. — Avez-vous lu Athanase, ce pulvérisateur de votre grand ancêtre Arius ! Mais c’est trop vous demander peut-être ; avez-vous tout au moins lu ces mêmes synoptiques ? Si vous les avez lus, que devient votre négation, que deviennent vos équivoques et vos malentendus sur le sens des mots Fils de l’Homme et Fils de Dieu ? Et si vous ne les avez pas lus....

Expliquez-moi ce que c’est que ce Fils de l’Homme, qui d’après les trois synoptiques, viendra dans les nues avec une grande puissance et une grande gloire, dans sa majesté et celle de son Père, — envoyant ses anges recueillir les élus de l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel, — qui jugera toutes les nations et rendra à chacun selon ses œuvres, — qui, d’après Matthieu, promet à Pierre les clefs du royaume des cieux, prescrit de baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, — à qui toutes choses ont été livrées par son Père — qui, d’après Marc, en tête de son Évangile, est le Christ Fils de Dieu, — qui a dit : Celui qui me reçoit ne me reçoit pas, moi, mais Celui qui m’a envoyé, — qui, d’après Luc, sera appelé, non pas prophète seulement, mais Fils du Très-Haut, — à qui le Père dit : Tu es mon Fils bien-aimé, et qui, à cette interpellation, ou plutôt à cette menace du prince des prêtres : Si tu es le Christ, Fils de Dieu, dis-le-nous, répond sans hésiter : Tu l’as dit, je le suis ![8]

Et ne me dites pas que l’essentiel n’est pas de tout expliquer. Cela n’explique rien ! A ces textes des Évangiles qui vous écrasent du poids de leur évidence, vous n’opposez qu’un texte des Actes des apôtres, où Pierre parle de cet homme. Mais que prouve ce texte ? Que Jésus était homme ? Qui le nie ? — Que Jésus n’était qu’homme ? Mais alors pourquoi Pierre, dans le même discours, l’appelle-t-il, en outre, ce Jésus Seigneur et Christ ? Tenez, franchement, tout me porte à croire que ces textes, vous ne les avez pas lus, ou que si vous les avez lus, c’est de la même façon que ceux des synoptiques suivant lesquels Jésus, d’après saint Jean, ne se serait jamais servi de l’expression de Fils de Dieu, de Fils, en parlant de lui-même, tandis que le contraire est matériellement démontré.

Reste l’Évangile de Jean ; il vous cause quelque embarras. On ne trouve l’idée d’incarnation indiquée que dans les parties de l’Évangile de Jean, qui peuvent être acceptées comme un écho de la pensée de Jésus. Mais comment, entre tant de textes, faire un choix d’une manière tranchée ? Pourquoi prendre celui-ci, laisser celui-là ? A quels signes discernerez vous les vrais et les faux textes ? Vous répondez : A cette espèce d’éclat à la fois doux et terrible, à cette force divine qui, souligne les paroles, les détache du contexte et les rend pour la critique facilement reconnaissables. La raison d’art en un pareil sujet est un bon guide. Et tel est, sérieusement, votre infaillible critérium ? c’est à ces signes que vous reconnaîtrez les véritables paroles de Jésus ? Ô Scaliger ! ô Saumaise ! ô Sirmond ! ô Cujas ! qu’en pensent vos grandes ombres ?

On sent le procédé factice, l’apprêt, la rhétorique, les pièces artificielles de l’Évangile de Jean. Ce que c’est qu’un odorat esthétique et transcendant ! Comment donc ? à plus de seize siècles de distance, avec lui vous sentez ce que ne sentirent ni les Origène, ni les Justin, ni les Athénagore, ni même les apocryphes !

Vous avez donc oublié que vous admettez l’authenticité du chapitre VI de cet Évangile, où chaque verset énonce la divinité de ce Fils que le Père a envoyé, de ce pain vivant qui descend du ciel, — l’impossibilité d’aller au Père autrement que par le Fils, — par ce Fils qui ressuscitera les hommes au dernier jour ! Que m’importe après cela, que vous rejetiez sans preuves le chapitre XX, qui contient le Dominus et Deus meus de Thomas ?

En résumé, le point le plus capital de votre thèse, vous ne le prouvez pas ! Et pourtant la preuve, ici surtout, n’était pas une délicatesse exagérée, scrupuleuse, de conscience : c’était une nécessité de cette logique, qui veut ce qui est et non ce qui peut être, la vérité vraie, et non des nuances de vérité.

Prouvez-vous avec plus de succès que les moyens employés par Jésus, pour répandre sa doctrine, étaient proportionnés aux résultats, au but qu’il a atteint ? Quoi ! le seul charme de sa personne, l’onction de sa parole, moins que cela, le doux climat de Galilée, son séjour dans un coin de terre ignorant et ignoré, en compagnie de populations grossières, (je ne dis rien des tourterelles et des merles bleus), — c’est là ce qui, de concert avec un certain état des esprits et quelque chose qui était en l’air, a efficacement concouru à la transformation du monde ! Quelles naïvetés ! Quelles pauvretés ! Quel oubli du bon sens ! Entre l’effet et la cause vit-on jamais disproportion plus incommensurable ?

Mais ce sont là, sans doute, des moyens naturels, et c’est assez pour que vous leur sacrifiiez, sans sourciller, les moyens surnaturels, les miracles.

Or, niez-vous la possibilité des miracles de l’Évangile ? Oui et non ! Mais je veux bien m’en tenir au passage où vous n’en niez que la réalité.

Votre preuve, Monsieur ! Il ne vous suffit pas d’affirmer qu’une constante expérience bannit le miracle de l’histoire et que jusqu’ici il n’y a pas eu de miracle constaté. Vous invoquez l’histoire ! Mais toujours et partout, l’humanité a cru, croit au miracle. — Oui, mais au miracle sans constatation préalable. — Mais quelle constatation exigez-vous ? Vous faut-il un miracle constaté en plein jour, publiquement, en présence de nombreux témoins oculaires, point disposés à y croire, et de plus, contradictoirement affirmé, contradictoirement contesté, contradictoirement vérifié ? Vous l’avez, tout au long, raconté dans le chapitre IX de l’Évangile de saint Jean ! — Mais, ce récit montre peut-être de la part du narrateur les préoccupations de l’apologiste. — Mais ceci, Monsieur, est pure conjecture, et je vous demande une preuve.

Je vous entends : Ce miracle comme tous les miracles de l’Évangile, aurait dû être constaté par une commission de Savants et dans les conditions par vous déterminées. — Vraiment ! Mais ces exigences, Monsieur, sont-elles autre chose que la négation dissimulée du miracle ? Votre hardi rival Havet a dit, lui, sans dissimulation, que le miracle est impossible, qu’il est imaginaire. A la bonne heure ! j’aime mieux cela ! c’est clair, c’est net, et on sait à qui on a affaire.

Les miracles de l’Évangile ne sont pas suffisamment constatés ! Et la raison ? C’est que s’il est avéré qu’aucun miracle contemporain ne supporte la discussion, il est probable qu’ils nous apporteraient également, s’il nous était possible de les discuter en détail, leur part d’illusion. Admirable raisonnement ! Les miracles d’aujourd’hui sont peut-être faux, donc il est probable que les miracles d’autrefois ne sont pas totalement vrais ; — traduction vulgaire : La preuve qu’il n’y a pas de véritable monnaie, c’est qu’il y a en de fausse !

Je ne m’arrête pas à vos impossibilités du surnaturel, vous les mentionnez à peine et ne les prouvez pas. — Je vous dis seulement ceci : Vous niez le surnaturel, mais alors vous niez Dieu ! Cette monstrueuse négation, je la concevrais de votre part, si vous étiez ce que Heine vous accuse d’être, le grand athée, ou, si procédant à la manière de Proudhon, vous supprimiez Dieu d’un seul trait de plume ; je la concevrais encore si vous étiez panthéiste. Mais bien qu’on puisse tout supposer, je ne veux rien affirmer de ce qui ne m’est pas suffisamment démontré.

Quoi qu’il en soit, vous voilà en face de faits miraculeux attestés par les Évangiles et par la Tradition. Vous les niez ! c’est bien ! mais, les motifs de votre négation ? — S’agit-il de la multiplication des cinq pains et des deux poissons qui nourrirent cinq mille hommes ? Vous l’expliquez par une extrême frugalité. S’agit-il de guérisons soudaines de maladies incurables ? explication de la même force. Qui oserait dire que, dans beaucoup de cas, et en dehors de lésion tout à fait caractérisée, le contact d’une personne exquise ne vaut pas les ressources de la pharmacie : le plaisir de la voir vous guérit. — Commodes, mais absurdes explications ! Le ridicule a ses limites, et peut-être, dans cette circonstance, les avez-vous franchies.

A votre exemple, je passe sur la résurrection de la fille de Jaïre et du fils de la veuve de Naïm. Mais il en est deux autres, celles de Lazare et de Jésus lui-même, et de celles-là, comment pourrais-je ne pas en parler ?

Résurrection de Lazare : Je pense qu’il se passa à Béthanie un fait singulier, quelque chose comme une résurrection. Et voici comment vous le prouvez : D’abord, nous sommes en présence d’un seul texte offrant des traces évidentes d’artifices de composition... Pourtant, il est vraisemblable que le prodige dont il s’agit ne fut pas un miracle complètement légendaire. — Encore des conjectures esthétiques et des assertions sans fondement ! Mais, enfin, Lazare était-il mort et fut-il ressuscité ? Il semble que Lazare était malade. Cet il semble est adorable ! Malade, notons bien cela, et vous ajoutez : La joie de l’arrivée de Jésus put ramener Lazare à la vie.  — Mais, s’il n’était pas mort ! Peut-être aussi l’ardent désir de fermer la bouche à ceux qui niaient la mission divine de leur ami, entraîne-t-il ces personnes passionnées (les sœurs de Lazare) au delà de toutes les bornes(plus clairement, à être les complices d’une imposture) ; peut être Lazare, pâle encore, se fit-il entourer de bandelettes comme un mort... L’émotion qu’éprouva Jésus, près du tombeau de son ami qu’il croyait mort, put être prise par les assistants pour le frémissement qui accompagnait les miracles... Cette apparition (de Lazare sortant du tombeau avec ses bandelettes et son suaire), dut naturellement être regardée par tout le monde comme une résurrection : Lazare et ses deux sœurs purent aider un de ces miracles de Jésus à s’exécuter.

Que de peut-être, que de probabilités, que de divinations, sans le moindre adminicule, sans la moindre apparence de preuve solide ! — On dirait que vous voulez qu’on ait en elles cette foi qui ne connaît d’autre loi que l’intérêt, et ne se fait aucun scrupule d’invoquer de mauvais arguments pour sa thèse, quand les bons ne réussissent pas. — Un mot, Monsieur, rien qu’un mot, renverse tout cet échafaudage, jam fœtet, quatriduanus est enim ; il est fétide, car il est mort depuis quatre jours. Que faites-vous de ce texte ? Vous n’en parlez pas, et, en échange, après avoir insinué, affirmé même que Lazare n’était pas véritablement mort, vous renvoyez votre lecteur, peut-être inintelligent ou paresseux, à des textes qui disent exactement le contraire. Et Jésus pleura... ; ne pouvait-il pas, lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle-né, faire qu’il ne mourût pas ? ... Marthe, la sœur de celui qui était mort. Avez-vous donc pensé que personne ne lirait ces textes ? Votre procédé est hardi !... Et c’est à des lecteurs français que vous vous adressez ? Ah ! que diront nos voisins d’outre-Manche et d’outre-Rhin ? ne diront-ils pas, je le crains, que vous avez peut être exploité sans honte notre crédulité et notre ignorance ?

Résurrection de Jésus : Vous avez beau faire, vous ne pouvez nier sa mort, et les deux textes que vous indiquez, sans les citer, dissipent, à cet égard, les doutes frivoles dont vous vous faites complaisamment l’écho. Vous ne pouvez pas davantage nier l’ensevelissement de son corps ; il est vrai que vous n’admettez qu’un ensevelissement provisoire ; oui, — mais combiné avec le texte des synoptiques, le texte de saint Jean, par vous seulement indiqué, prouve que Jésus fut enseveli définitivement.

Mais ce sont là des détails ; venons aux grandes lignes. Le Christ est-il, oui ou non, ressuscité ? — Non, dites-vous. — Oui, disent les Évangiles : Où est la vérité ? Le cri étrange : Il est ressuscité ! sorti de la bouche de Marie de Magdala courut parmi les disciples, et l’amour lui fit trouver une créance facile. Que s’était-il donc passé ? Pour le savoir, vous n’avez pas besoin de recherches ultérieures ; les Évangiles vous le disent : vous n’avez qu’à les lire sans prévention, et surtout sans retranchement arbitraire ; tout y est avec détails caractérisés et des preuves abondantes, multis argumentis. Oui, lisez-les ainsi, et vous ferez vous-même justice de vos doutes et de vos hypothèses. — Son corps a-t-il été enlevé ? — Ce doute ne vous est pas permis ; les deux textes auxquels vous renvoyez constatent, l’un, la fable de cet enlèvement, inventée à dessein par des gardiens menteurs et payés pour mentir, et l’autre, la crédulité d’une femme, de Marie de Magdala, qui reconnut promptement son erreur. Évidemment ces textes prouvent contre vous.

Vous l’avez senti, car vous ajoutez : ou bien l’enthousiasme, toujours crédule, fit-il éclore après coup l’ensemble de récits par lesquels on cherche à établir la foi à la résurrection ? — Conjecture gratuite ! rien de plus ! et vous en faites l’aveu : C’est, répondez-vous, ce que nous ignorerons à jamais. Non, Monsieur, non ! nous le savons déjà ; l’Évangile nous l’atteste, l’histoire nous le montre, l’humanité, que la résurrection de Jésus a transformée, l’humanité le sait ! Jésus est ressuscité !

Que me fait à présent votre pompeuse exclamation ? Pouvoir divin de l’amour, moments sacrés où la passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité ! Phrase que cela ! phrase d’autant plus sonore qu’elle est plus creuse et plus vide de sens ! A qui ferez-vous croire que le monde n’ait cru à la résurrection que sur la foi enthousiaste d’une visionnaire ? De deux choses rune : Ou Jésus est ressuscité, et alors je m’explique la transformation de l’humanité, je m’explique l’histoire du christianisme et les progrès de la civilisation chrétienne. Ou il n’est pas ressuscité, et alors le miracle de la transformation de l’humanité, les événements de l’histoire, la marche de la civilisation, tout cela est pour moi un miracle bien autrement inexplicable que sa résurrection elle-même ! Miracle pour miracle, j’opte pour la résurrection. Le miraculeux et le surnaturel qui reposent sur des preuves, mon esprit doit l’accepter et l’accepte ; mais l’absurde, c’est vous même qui l’avez dit, l’esprit humain ne peut s’y résigner.

Je finis : Vous aviez publié un programme ; vous y affirmiez qu’il n’a jamais existé un individu formé par un privilège unique de l’essence divine et de l’essence humaine, dominant la nature, faisant des miracles, ressuscité corporellement, plus exclusivement Dieu qu’on ne l’avait été avant lui et qu’on ne le sera après lui.

Ce programme, vous avez voulu l’exécuter, et cette affirmation, la prouver.

Vous n’y avez pas réussi — à moins que vous n’appeliez succès le bruit qui se fait autour d’un nom, le scandale qui s’accomplit autour d’un livre.

Croyez-m’en, Monsieur, je vous y convie en toute sincérité, — pour l’honneur de votre réputation et de votre gloire, pour l’honneur du corps savant dont vous êtes un membre distingué, — pour l’honneur surtout de la vérité et de la logique judiciaire, — contentez-vous d’avoir affirmé sans preuves de ce Jésus qui a conquis l’empire de l’univers moral ce que, sans preuves vous n’oseriez nier de ce César qui a conquis les Gaules. Que les Évangiles vous montrent dans Jésus ce qu’il est, — l’homme et le Dieu, de même que les Commentaires vous montrent .dans César ce qu’il fut, — l’homme de génie et le grand capitaine. En présence des Commentaires, vous affirmez celui-ci ; en présence des Évangiles, affirmez celui-là : l’un est bien mieux prouvé que l’autre.

Mais, de grâce, ne continuez pas l’histoire de vos origines chrétiennes ; pour achever une pareille œuvre avec quelque espoir de succès, l’Histoire et votre Vie de Jésus le constatent, ce ne serait pas trop de l’habileté d’un Celse, de la science d’un Porphyre, de la subtilité d’un Arius, de la sophistique d’un Julien, de la philosophie d’un Servet, de l’érudition d’un Bayle et d’un Fréret, de l’esprit d’un Voltaire, de la pseudo-science d’un Dupuis, de la littérature d’un Volney, des chicanes d’un Strauss, — et réunissiez-vous toutes ces qualités ensemble, votre impuissant marteau se briserait comme le leur sur cette pierre angulaire que, de votre propre aveu, on ne peut ébranler, sans ébranler du même coup tout le monde moral. — N’est pas Érostrate qui veut !

Un instant, après la publication d’un de vos précédents ouvrages, vous avez pu croire être monté triomphant au sommet d’un fantastique Capitole ; mais, prenez garde, la roche Tarpeia n’est pas loin ! Ne tentez plus les hasards d’une critique anti-chrétienne. On sait ce qu’elle vaut. N’est-ce donc rien que d’avoir, deux fois déjà, obtenu les applaudissements d’une foule non moins mobile et inconstante qu’ignorante et facile à séduire ? N’est-ce donc rien que d’avoir été, jeune encore, aussi heureux que cette vieille Artiste romaine qui fit si follement inscrire sur sa tombe ce vain témoignage d’un bonheur de deux jours :

SALTAVI, BIDUO PLACUI !

J’ai dit : Et maintenant, ô vous qui devez nous juger ! — la main sur le cœur, les yeux sur le livre de la loi, devant Dieu et devant les hommes, sur votre honneur et votre conscience, — lisez votre verdict, prononcez votre arrêt !

9 octobre 1863.

 

FIN

 

 

 



[1] Allusion à son traité Des prescriptions.

[2] Thomasius, jurisconsulte allemand, auteur d'une Defensio in Pilatum (dissertatio juridica). — Scherlock, évêque anglais, auteur des Témoins de la résurrection du Christ, examinée d'après les règles du barreau. — Dupin (aîné), auteur de Jésus devant Caïphe et Pilate, réponse à un chapitre d'un ouvrage de M. Salvador.

[3] Paul, Epist. ad Philipp., I, 17 : Quidam autem Christum annuntiant non sincerè.

[4] Voir Préface de mon Portalis, philosophe chrétien, ou de l'Esprit philosophique.

[5] Benlœw, professeur israélite de littérature ancienne à la Faculté des lettres de Dijon. — Revue européenne, t. V, p. 174 et 319, 1er et 15 octobre 1859. — M. Renan et son rôle dans la science contemporaine.

[6] Les textes cités et plusieurs autres analogues fourmillent dans le Digeste et le code des lois romaines.

[7] C'est ainsi que les Arabes d'Algérie appellent encore leurs cousins et cousines, et, en général, tous les membres directs ou collatéraux d'une même famille, quelquefois tous les individus du même douar.

[8] Saint Luc, XXII, 66, 70, 71.