VIE DE JEANNE D’ARC

Tome I

CHAPITRE XIX. — LA LÉGENDE DE LA PREMIÈRE HEURE.

 

 

Il est toujours difficile de savoir comment à la guerre les choses se sont passées ; dans ce temps-là c’était tout à fait impossible de se faire une idée un peu raisonnable des actions accomplies. Il y avait à Orléans, sans cloute, quelques personnes assez avisées pour s’apercevoir que les engins abondants et subtils, rassemblés par les procureurs, avaient été d’un grand secours ; mais les habitants admirent généralement que la délivrance s’était opérée par miracle, et ils en rapportèrent le mérite premièrement à leurs benoîts patrons, Monsieur saint Aignan et Monsieur saint Euverte, et après eux, à Jeanne la Pucelle de Dieu, ne concevant pas aux faits accomplis sous leurs yeux d’explication plus simple, plus facile, plus naturelle[1]. Guillaume Girault, ancien procureur de la ville et notaire au Châtelet, écrivit et signa de son nom une relation très brève de la délivrance, y consignant que, le mercredi, veille de l’Ascension, la bastille Saint-Loup fut prise comme par miracle à force d’armes, présente et aidant Jeanne la Pucelle, envoyée de Dieu et que, le samedi suivant, le siège que les Anglais avaient mis aux Tourelles du bout du pont fut levé par le plus évident miracle qui ait apparu depuis la Passion. Et Guillaume Girault atteste que la Pucelle conduisait la besogne[2]. Quand les témoins, les acteurs eux-mêmes ne se rendaient point un compte exact des événements, quelle idée pouvait-on s’en faire au loin ?

Les nouvelles des victoires françaises volaient avec une étonnante rapidité[3]. A la brièveté des relations authentiques l’éloquence des clercs facondeux et l’imagination populaire amplement suppléaient. La campagne de la Loire et le voyage du sacre ne furent guère connus d’abord que par des fables, et le peuple ne put les concevoir que comme des événements surnaturels.

Dans les lettres envoyées par la chancellerie royale aux villes du royaume et aux princes de la chrétienté, le nom de Jeanne la Pucelle était associé à tous les faits d’armes. Jeanne elle-même, par sa chancellerie monastique, faisait savoir à tous les grandes choses qu’elle croyait fermement avoir accomplies[4].

On pensait que tout s’était fait par elle, que le roi l’avait consultée en toutes choses quand, en réalité, les conseillers du roi et les capitaines ne lui demandaient guère son avis, l’écoutaient peu et la montraient à propos. On rapportait tout à elle seule. Sa personne, présente à des actions avérées et qui semblaient inouïes, fut emportée en un vaste cycle de fables surprenantes et disparut dans une forêt de contes héroïques[5].

Il y avait alors des âmes contrites qui, attribuant aux péchés du peuple tous les maux du royaume, cherchaient la salut commun dans l’humilité, le repentir et la pénitence[6]. Elles attendaient la fin de l’iniquité et le règne de Dieu sur la terre. Jeanne procéda, élu moins à ses débuts, de ces bonnes personnes. S’exprimant parfois en réformatrice mystique, elle disait que Jésus est roi du saint royaume de France, que le roi Charles est son lieutenant et n’a le royaume qu’en commande. Elle prononçait des paroles qui donnaient à croire que sa mission était toute de charité, de paix et d’amour ; celles-ci, par exemple : J’ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des indigents[7]. Ces doux pénitents, qui rêvaient un monde pur, fidèle et bénin, faisaient de Jeanne leur prophétesse et leur sainte. Ils lui prêtaient des propos édifiants qu’elle n’avait jamais tenus.

Quand la Pucelle vint auprès du roi, disaient-ils, elle lui fit faire trois promesses : la première, de se démettre de son royaume, d’y renoncer et de le rendre à Dieu, de qui il le tenait ; la deuxième, de pardonner à tous ceux des siens qui s’étaient tournés contre lui et l’avaient affligé ; la troisième, qu’il s’humiliât assez, pour que tous ceux, pauvres et riches, amis et ennemis, qui viendraient à lui, il les reçût en grâce[8].

Ou bien encore, ils la mettaient en action dans des apologues naïfs et charmants, comme celui-ci :

Un jour, la Pucelle demanda au roi de lui faire un présent, et le roi y ayant consenti, elle réclama comme don le royaume de France. Le roi, surpris, ne révoqua point sa promesse. La Pucelle voulut qu’ayant reçu ce don, l’acte en fût solennellement dressé par les quatre notaires du roi et que lecture fût faite de cet acte. Tandis que le roi entendait cette lecture, elle le montra aux assistants et dit : Voilà le plus pauvre chevalier du royaume. Et, après un peu de temps, en présence des notaires, disposant du royaume de France, elle le remit à Dieu. Puis, agissant au nom de Dieu, elle en investit le roi Charles et ordonna que de cette transmission acte solennel fût dressé par écrit[9].

Jeanne avait annoncé, croyait-on, qu’à la Saint-Jean-Baptiste de l’an 1429, il ne demeurerait pas un Anglais en France[10]. Ces hommes de bonne volonté s’attendaient à ce que les promesses de leur sainte fussent réalisées au jour fixé par elle. Ils annoncèrent qu’elle avait, le 23 juin, fait son entrée dans la ville de Rouen et que, le lendemain, jour de la Saint-Jean-Baptiste, les habitants de Paris avaient de bon cœur ouvert leurs portes au roi de France. Au mois de juillet on en faisait des récits dans Avignon[11]. Les réformateurs, assez nombreux, ce semble, en France et dans la chrétienté, croyaient savoir que la Pucelle donnerait une constitution monastique aux Anglais et aux Français, dont elle ferait un seul peuple de béguins et de béguines, une même confrérie de pénitents et de pénitentes. Voici quelles étaient, selon eux, les intentions des deux partis et les principales clauses du traité :

Le roi Charles de Valois pardonne à tous, et il ne lui souvient plus des injures reçues. Les Anglais et les Français, tournés à contrition et pénitence, s’appliquent à conclure une bonne et droite paix. La Pucelle leur en a imposé elle-même les conditions. Conformément à sa volonté, Anglais et Français, durant une ou deux années, porteront un habit gris, avec une petite croix cousue dessus ; le vendredi de chaque semaine, ils ne prendront que du pain et de l’eau ; ils vivront en bonne union avec leurs femmes et ne dormiront point avec d’autres. Ils promettent à Dieu de ne faire nulle guerre, si ce n’est pour la défense de leur patrimoine[12].

Pendant la campagne du sacre, l’accord survenu entre les gens du roi et les habitants d’Auxerre demeurant ignoré, on rapportait, vers la fin de juillet, que, la ville prise d’assaut, quatre mille cinq cents bourgeois avaient été occis et mêmement quinze cents hommes d’armes tant chevaliers qu’écuyers des partis de Bourgogne et de Savoie. On nommait parmi les gentilshommes morts messire Humbert Maréchal, le seigneur de Varambon et un très fameux homme de guerre, le Viau de Bar. On racontait des histoires de trahisons et de massacres, des aventures horrifiques dans lesquelles la Pucelle était associée au valet de cœur déjà fameux. On disait qu’elle avait fait couper la tête à douze traîtres[13]. C’était de vrais romans de chevalerie, dont voici un exemple :

Environ deux mille anglais entouraient le camp du roi, guettant s’ils n’y pourraient causer quelque dommage. Alors, la Pucelle fit appeler le capitaine La Hire et lui dit :

— Tu as fait, en ton temps, de très nobles choses, mais au jour d’aujourd’hui, Dieu t’en a préparé à faire une plus notable que celles que jamais tu fis. Prends tes gens d’armes et va à tel bois, à deux lieues d’ici, tu y trouveras deux mille Anglais, tous la lance en main ; tu les prendras tous et tu les tueras.

La Hire alla vers les Anglais et tous furent pris et tués, ainsi qu’avait dit la Pucelle[14].

Voilà les contes de Mélusine qu’on faisait d’elle, pour la joie des hommes simples et violents qui se complaisaient à l’idée d’une Pucelle coupe-têtes et tranche-montagne !

Le bruit courait qu’après le sac d’Auxerre, le duc de Bourgogne avait été vaincu et pris dans une grande bataille, que le Régent était mort, que les Armagnacs étaient entrés dans Paris[15]. La capitulation de Troyes fut enveloppée de prodiges. A la venue des Français, les habitants virent, disait-on, du haut de leurs remparts une grande compagnie d’hommes d’armes, bien cinq à six mille, tenant chacun à la main un pennon blanc. Au départ des Français ils les revirent rangés à un trait d’arc derrière le roi Charles. Aussi merveilleux que les chevaliers à l’écharpe blanche que les Bretons avaient vus peu de temps auparavant chevaucher dans le ciel, ces chevaliers aux blancs pennons, quand le roi partit, s’évanouirent[16].

Tout ce qu’avaient cru, dans leur simplicité, les Orléanais subitement désassiégés, tout ce qu’avaient conté les mendiants des Armagnacs et les clercs du dauphin, fut avidement recueilli, accru, amplifié. Trois mois après sa venue à Chinon, Jeanne eut sa légende qui, vivace, fleurie et touffue, se répandit au dehors, en Italie, en Flandre, en Allemagne[17]. Dans l’été de 1429, cette légende était entièrement trouvée. Toutes les parties éparses de ce qu’on peut appeler l’évangile de l’enfance existaient déjà.

Agée de sept ans, Jeanne menait paître les troupeaux ; les loups n’approchaient point de ses moutons ; les oiseaux des bois, quand elle les appelait, venaient manger son pain dans son giron. Le pouvoir était en elle d’écarter les méchants. Personne sous le toit où elle reposait n’avait à craindre la fraude et la malice des hommes[18].

Les miracles qui accompagnent la naissance de Jeanne, quand c’est un poète latin qui les célèbre, revêtent la majesté romaine et prennent le caractère de prodiges antiques ; et c’est un spectacle assez étrange que de voir, en 1429, un humaniste appeler les Muses ausoniennes sur le berceau de la fille de Zabillet Romée.

Le tonnerre gronda, la mer frémit, la terre trembla, le ciel s’enflamma, le monde donna des signes de joie ; une ardeur inconnue mêlée d’épouvante agita les peuples ravis. Ils chantent de doux poèmes et forment des danses rythmées en signe du salut destiné à la race française par cette naissance céleste[19].

On fit plus. Dès la première heure on voulut que les merveilles qui avaient signalé la nativité de Jésus se fussent renouvelées lors de la venue de Jeanne au monde. On imagina qu’elle était née dans la nuit de Noël ; les bergers du village, émus d’une joie indicible dont ils ignoraient la cause, couraient dans l’ombre pour découvrir la merveille inconnue. Les coqs, hérauts de cette allégresse nouvelle, font éclater à l’heure inaccoutumée des chants inouïs, et, battant des ailes, durant deux heures semblent vaticiner. Ainsi l’enfant eut dans sa crèche son adoration des bergers[20].

De sa venue en France on avait beaucoup à conter. On croyait savoir que, dans le château de Chinon, elle avait reconnu le roi qu’elle n’avait jamais vu auparavant, et qu’elle était allée droit à lui, bien qu’il se cachât sous des habits sans richesse, dans la foule des seigneurs[21].

On disait qu’elle avait donné un signe au roi, qu’elle lui avait révélé un secret et qu’a la révélation de ce secret, connu de lui seul, il avait été inondé d’une joie céleste ; et sur cette entrevue de Chinon, tandis que les assistants n’avaient guère à dire, plusieurs, qui ne s’y étaient pas trouvés, étaient inépuisables[22].

Le 7 mai, à quatre heures après midi, une colombe blanche se posa sur l’étendard de la Pucelle ; et l’on vit, le même jour, pendant l’assaut, deux oiseaux blancs voltiger sur ses épaules[23]. Les saintes étaient fréquentées des colombes. Un jour que sainte Catherine de Sienne se tenait agenouillée dans la maison du foulon, une colombe blanche comme la neige se posa sur la tête de l’enfant[24].

Un petit conte qui courait alors est intéressant en ce qu’on y voit l’idée qu’on se faisait des relations du roi et de la Pucelle et aussi comme exemple des déformations que peut subir, en passant de bouche en bouche, le récit d’un fait véritable. Voici l’historiette, telle qu’elle a été recueillie par un marchand allemand :

Un jour, en une certaine ville, la Pucelle, avisée que les Anglais étaient proches, prit les champs, et aussitôt, tous les gens d’armes qui se trouvaient dans la ville sautèrent à cheval pour la suivre. Pendant ce temps le roi, qui dînait à table, apprenant que chacun allait en compagnie de la Pucelle, fit fermer les portes de la cité.

On en avertit la Pucelle qui répondit sans se troubler :

— Avant qu’il soit heure de none, il sera au roi tel besoin de venir à moi, qu’il me suivra tout de suite, son manteau à peine jeté sur lui, et sans éperons.

Ainsi en advint-il. Car les gens d’armes enfermés dans la ville mandèrent au roi qu’il fit immédiatement ouvrir les portes, sinon qu’ils le détruiraient. Les portes furent ouvertes et tous les gens d’armes coururent vers la Pucelle, sans se soucier du roi, qui jeta son manteau sur lui et les suivit.

Ce jour-là un grand nombre d’Anglais furent détruits[25].

On reconnaît dans ce conte le souvenir très altéré des faits qui se passèrent le 6 mai, à Orléans. Les bourgeois couraient en foule à la porte Bourgogne, décidés à passer la Loire pour attaquer les Tourelles. Trouvant la porte fermée, ils se jetèrent furieux sur le sire de Gaucourt qui la gardait. Le vieux seigneur lit ouvrir la porte toute grande et leur dit : Venez, je serai votre capitaine[26]. Dans le conte, les bourgeois sont devenus des gens d’armes, et ce n’est plus le sire de Gaucourt qui fait méchamment fermer la porte, c’est le roi ; il n’a pas à s’en féliciter, et l’on est surpris de trouver dès la première heure cette idée toute formée dans l’esprit du peuple, que bien loin d’aider la Pucelle à chasser les Anglais, le roi lui suscitait des obstacles et était toujours le dernier à la suivre.

Entrevue dans ce chaos de récits plus confus que les nuées d’un ciel orageux, Jeanne apparaissait comme une merveille inouïe. Elle prophétisait et plusieurs de ses prophéties étaient déjà accomplies. Elle avait annoncé la délivrance d’Orléans, et Orléans était délivré. Elle avait annoncé qu’elle serait blessée, et elle avait reçu une flèche au-dessus de la mamelle gauche. Elle avait annoncé qu’elle mènerait le roi à Reims, et le roi avait été sacré dans cette ville. Elle avait fait d’autres prophéties encore touchant le royaume de Fiance, comme de délivrer le duc d’Orléans, d’entrer dans Paris, de chasser tous les Anglais hors du saint royaume, et l’on en attendait l’accomplissement[27].

Elle prophétisait tous les jours, notamment au sujet de plusieurs hommes qui lui avaient manqué de respect et qui étaient morts de male mort[28].

A Chinon, tandis qu’elle était menée au roi, un homme d’armes qui chevauchait devant le château, pensant la reconnaître, demanda :

— N’est-ce point là la Pucelle ? Jarnidieu, si je la tenais une nuit, je ne la laisserais pas pucelle. Alors Jeanne prophétisa et dit :

— Ha ! en nom Dieu, tu le renies, et tu es si près de ta mort !

Moins d’une heure après, cet homme tomba à l’eau et se noya[29].

Ce miracle fut mis tout de suite en vers latins. Dans le poème, où se déroule l’histoire merveilleuse de Jeanne jusqu’à la délivrance d’Orléans, le paillard qui renia Dieu et fit, comme tous les blasphémateurs, une mauvaise fin, est noble et se nomme Furtivolus[30].

...generoso sanguine natus,

Nomine Furtivolus, veneris moderator iniquus.

Le capitaine Glasdall appela Jeanne putain et renia son Créateur. Jeanne lui annonça qu’il mourrait sans saigner, et Glasdall se noya dans la Loire[31].

Imitations manifestes des historiettes contées dans les vies des saints qu’on lisait alors. Une femme hérétique ayant tiré sains Ambroise par son vêtement, le bienheureux évêque lui dit : Crains que, par un jugement de Dieu, il ne te survienne quelque châtiment. Le lendemain cette femme mourut et le bienheureux Ambroise la conduisit au tombeau[32].

Une religieuse encore vivante et qui devait mourir en odeur de sainteté, sœur Colette de Corbie, avait rencontré son Furtivolus et l’avait puni, mais avec douceur. Un jour qu’elle priait dans une église de Corbie, un étranger s’approcha d’elle et lui tint des propos contraires à la chasteté. Plaise à Dieu, lui répondit-elle, de vous faire connaître la laideur du langage que vous venez de tenir. L’étranger, pris de honte, gagna la porte. Mais une main invisible l’arrêta sur le seuil. Comprenant alors la grandeur de son péché, il demanda pardon à la sainte et put sortir librement de l’église[33].

Après que l’armée royale eut quitté Gien, la Pucelle avait annoncé, disait-on, qu’une grande bataille serait livrée entre Auxerre et Reims[34]. Quand des prédictions, comme celle-ci, ne se vérifiaient pas, on les oubliait. D’ailleurs il était admis alors que les vrais prophètes pouvaient prophétiser parfois à faux. Le théologien subtil distinguait entre les prophéties de prédestination qui se réalisent toujours et celles de commination qui, étant conditionnelles, peuvent ne pas se réaliser, sans qu’on doive accuser de mensonge la bouche qui les fit[35]. On admirait qu’une enfant des champs découvrit les choses futures et l’on s’écriait avec l’apôtre : Je vous loue, ô Père, de ce que vous avez dérobé vos secrets aux sages et aux prudents, et de ce que vous les avez révélés aux petits.

Les prophéties de la Pucelle se répandirent en un moment dans toute la chrétienté[36]. Un clerc de Spire composa sur elle un traité intitulé Sibylla Francica, et divisé en deux rôles. Le premier rôle fut rédigé, au plus tard, dans le mois de juillet de l’année 1429. Le second est daté du 17 septembre de la même année. Ce clerc croit que la Pucelle exerçait la divination par l’astrologie. Il avait ouï dire à un religieux français, de l’ordre des Prémontrés, que Jeanne se plaisait, la nuit, à observer le ciel. Il remarque qu’elle ne prophétisa jamais que sur le royaume de France et il donne comme sortie de la bouche de la Pucelle la vaticination que voici : Après avoir accompli vingt années de royauté, le dauphin dormira avec ses pères. Après lui, son fils aîné, maintenant enfant de six ans, régnera avec plus grande gloire, honneur et puissance royale qu’aucun des rois de France depuis Charlemagne[37].

La Pucelle avait le don de voir certaines choses qui s’accomplissaient loin d’elle.

Elle sut, à Vaucouleurs, le jour même de la bataille des Harengs, qu’un grand meschef advenait au dauphin[38].

Un jour qu’elle mangeait assise auprès du roi, elle se mit à rire à la dérobée. Le roi, s’en avisant, lui demanda :

— Bien-aimée, pourquoi riez-vous de si grand cœur ? Elle répondit qu’elle le lui dirait après le repas. Et quand on apporta l’aiguière :

— Sire, fit-elle, en ce jour, cinq cents Anglais sont noyés en la mer, qui voulaient passer par delà, en votre terre, pour vous porter dommage. Voilà pourquoi j’ai ri. Dans trois jours, il vous viendra nouvelles certaines que c’est vérité.

Et il en fut ainsi[39].

Une autre fois, comme elle était dans une ville éloignée de plusieurs lieues du château où se tenait le roi, faisant sa prière avant de s’endormir, elle apprit par révélation que des ennemis du roi le voulaient empoisonner à son dîner. Aussitôt elle appela ses frères et les dépêcha au roi pour l’aviser de ne prendre aucune nourriture avant sa venue.

Quand elle parut devant lui, il était à table avec onze personnes autour de lui.

— Sire, dit-elle, faites emporter les mets.

Elle les donna à des chiens qui les mangèrent et moururent aussitôt.

Alors désignant un chevalier qui se tenait près du roi et deux autres convives :

— Ceux-là, dit-elle, voulaient vous empoisonner. Le chevalier avoua sur l’heure que c’était la vérité, et il fut traité selon ses mérites[40].

Elle avait reconnu qu’un prêtre était concubinaire[41] ; et, rencontrant un jour, au camp, une fille habillée en homme, elle avait su par illumination que cette fille était grosse et qu’ayant déjà accouché d’un entant, elle l’avait fait périr[42].

On attribuait aussi à la Pucelle la faculté de découvrir les objets cachés. Elle-même se l’était attribuée lors de son passage à Tours. Elle avait, disait-elle, connu par révélation une épée enfouie sous terre dans la chapelle de Sainte-Catherine-de-Fierbois, et s’était armée de cette épée. On pensait que c’était l’épée dont Charles Martel avait frappé les Sarrasins. D’autres soupçonnaient que ce fût celle d’Alexandre le Grand[43].

Jeanne avait connu pareillement avant le sacre, disait-on, une couronne précieuse, célée à tous les yeux. Et voici le conte que l’on faisait à ce sujet :

Un évêque gardait la couronne de saint Louis. On ne savait pas bien quel évêque c’était, mais on savait que la Pucelle lui avait envoyé un messager avec une lettre pour le prier de rendre la couronne. L’évêque répondit au messager que la Pucelle avait rêvé. Elle réclama une deuxième fois le saint joyau et l’évêque fit même réponse. Alors elle écrivit aux bourgeois de la ville épiscopale que, si la couronne n’était pas rendue au roi, le Seigneur leur enverrait un châtiment, et aussitôt il tomba dans le pays une grêle si abondante, que ce fut grande merveille. Communément c’étaient les sorciers qui faisaient grêler. Cette fois la grêle était une plaie envoyée par le Dieu qui affligea dix plaies à l’Égypte. Après quoi la Pucelle fit tenir aux bourgeois de la ville une troisième lettre dans laquelle elle leur décrivait la forme et la façon de la couronne que l’évêque tenait cachée, et les avertissait que, si elle n’était pas rendue au roi, il leur adviendrait pis qu’il n’était advenu. L’évêque, qui croyait que le merveilleux chapeau d’or n’était connu que de lui, admira que la forme et la façon en fussent décrites dans cette lettre. Il se repentit de sa méchanceté, pleura abondamment et ordonna que la couronne fût envoyée au Roi et à la Pucelle[44].

Nous discernons sans trop de peine de quels éléments ce conte a pu se former. La couronne de Charlemagne, que les rois de France ceignaient dans la cérémonie du sacre, était à Saint-Denys en France, aux mains des Anglais. Jeanne se vantait d’avoir donné au dauphin à Chinon une couronne précieuse, apportée par des anges. Elle disait que cette couronne avait été envoyée à Reims pour le couronnement, mais qu’on n’avait pas pu l’attendre[45]. Quant au cel de la couronne par un évêque, cela ne fut-il pas inspiré par ce qu’on savait de l’avidité de messire Regnault de Chartres, archevêque de Reims, qui avait pris un vase d’argent déposé par le roi sur l’autel, après la cérémonie, et destiné au chapitre de la cathédrale[46] ?

On parlait aussi de gants perdus à Reims et d’une tasse que Jeanne avait retrouvés[47].

Pucelle guerrière et pacifique, béguine, prophétesse, magicienne, ange du Seigneur, ogresse, chacun dans le peuple la voit à sa façon, la rêve à son image. Les âmes pieuses lui prêtent une invincible douceur et les trésors divins de la charité, les simples la font simple comme eux ; les hommes violents et grossiers se la représentent ainsi qu’une géante burlesque et terrible. Pourra-t-on désormais apercevoir quelques traits de son véritable visage ? La voilà dès la première heure et pour toujours, peut-être, enfermée dans le buisson fleuri des légendes !

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] Journal du siège, pp. 16, 88. — Chronique de l’établissement de la fête, dans Procès, t. V, p. 296. — Lottin, Récits historiques sur Orléans, t. I, p. 279.

[2] Procès, t. IV, pp. 282, 283.

[3] La délivrance à Orléans annoncée de Bruges à Venise le 10 mai (Morosini, t. III, pp. 23-24).

[4] Procès, t. V, pp. 123, 139, 145, 147, 156, 159, 161.

[5] Morosini, t. III, pp. 60, 61.

[6] Saint-Vincent Ferrier ; Saint-Bernardin de Sienne.

[7] Procès, t. III, p. 88.

[8] Eberhard Windecke, pp. 32-53. — Cf. La déposition du duc d’Alençon, Procès, t. III, p. 91.

[9] L. Delisle, Un nouveau témoignage relatif à la mission de Jeanne d’Arc, dans Bibliothèque de l’École des Chartes, t. XLVI, p. 649. — Le P. Ayroles, La Pucelle devant l’Église de son temps, pp. 57-58.

[10] Grenier de la Chambre des comptes de Brabant, dans Procès, t. IV, p. 426.

[11] Morosini, t. III, pp. 38, 46, 61.

[12] Morosini, t. III, pp. 64-65.

[13] Ibid., t. III, pp. 144 et suiv.

[14] Morosini, t. III, pp. 150, 153.

[15] Ibid., t. III, pp. 166, 167.

[16] Fragment d’une lettre sur des prodiges advenus en Poitou, dans Procès, t. V, pp. 121-122. — Relation du greffier de La Rochelle, op. cit., p. 343.

[17] Morosini, t. III, p. 78, note I. — Eberhard Windecke, passim. — Fauché-Prunelle, Lettres tirées des Archives de Grenoble, dans Bull. Acad. delph., t. II, 1847, 1849, pp. 439, 460. — Lettre écrite par les agents d’une ville allemande, dans Procès, t. V, p. 347. — Lettre de Jean Desch, secrétaire de la ville de Metz, ibid., pp. 352, 355.

[18] Lettres de Perceval de Boulainvilliers au duc de Milan, dans Procès, t. V, pp. 114, 116.

[19] Poème anonyme sur l’arrivée de la Pucelle et la délivrance d’Orléans, Procès, t. V, p. 27, vers 70 et suiv.

[20] Lettre de Perceval de Boulainvilliers, dans Procès, t. I, p. 116.

[21] Procès, t. III, pp. 116, 192. — Chronique de la Pucelle, p. 273. — Journal du siège, p. 47. — Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 67. — Relation du greffier de La Rochelle, pp. 336, 337. — Martial d’Auvergne, Vigiles, t. I, p. 96.

[22] Procès, t. III, pp. 103, 116, 209 et passim. — Journal du siège, p. 48. — Th. Basin, Histoire de Charles VII, t. I, p. 68. — Mirouer des femmes vertueuses, dans Procès, t. IV, p. 271. — Pierre Sala, ibid., p. 280. — Morosini, t. III, p. 104. — Eberhard Windecke, p. 153.

[23] Journal du siège, p. 294. — Chronique de l’établissement de la fête dans Procès, t. V, p. 294.

[24] AA. SS., 3 avril. — Didron, Iconographie chrétienne, pp. 438-439. — Alba Mignati, Sainte Catherine de Sienne, p. 16.

[25] Eberhard Windecke, p. 103.

[26] Procès, t. III, pp. 116-117.

[27] Procès, t. I, pp. 55, 84 et suiv., 133, 174, 232, 251, 252, 251, 331 ; t. III, pp. 99, 205, 254, 257 et passim. — Journal du siège, pp. 34, 4i, 45, 48. — Chronique de la Pucelle, pp. 212, 295. — Perceval de Cagny, p. 141 — Monstrelet, t. IV, p. 320. — Lefèvre de Saint-Rémy, t. II, p. 143. — Le Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, dans Procès, t. IV, p. 426. — Chronique de Tournai (t. III du Recueil des Chroniques de Flandre), p. 411. — Morosini, t. III, p. 121.

[28] Morosini, t. III, p. 57.

[29] Déposition de frère Pasquerel, dans Procès, t. III, p. 102.

[30] Poème anonyme sur la Pucelle, dans Procès, t. V. p. 39, vers 105 et suiv.

[31] Dépositions de J. Luillier et de frère Pasquerel, dans Procès, t. III, pp. 25, 108.

[32] La légende dorée, vie de saint Ambroise.

[33] . Abbé J.-Th. Bizouard, Histoire de sainte Colette et des clarisses en Franche-Comté, d’après des documents inédits et des traditions locales, Paris, 1888, in-5’.

[34] Morosini, t. III, pp. 148, 156. — Eberhard Windecke, pp. 103, 105, 187. — Noël Valois, Un nouveau témoignage sur Jeanne d’Arc, p. 17.

[35] Lanéry d’Arc, Mémoires et consultations, pp. 220, 222. — Théodore de Leliis, dans Procès, t. II, pp. 39, 42. — Le P. Ayroles, La Pucelle devant l’Eglise de son temps, p. 342. — Abbé Hyacinthe Chassagnon, Les voix de Jeanne d’Arc, Lyon, 1896, in-8°, pp. 312, 313.

[36] Eberhard Windecke, pp. 138 et suiv. — Morosini, t. III, pp. 62-63.

[37] Procès, t. III, pp. 422 et suiv., pp. 433, 434, 465 ; t. V, pp. 475, 476.

[38] Journal du siège, p. 44. — Chronique de la Pucelle, p. 272.

[39] Eberhard Windecke, p. 117.

[40] Eberhard Windecke, p. 97.

[41] Procès, t. I, p. 146.

[42] Eberhard Windecke, p. 97.

[43] Procès, t. I, pp. 76, 234. — Chronique de la Pucelle, p. 277. — Jean Chartier, Chronique, t. I, pp. 69, 70. — Journal du siège, pp. 49, 30. — Relation du greffier de La Rochelle, pp. 337-335. — Morosini, t. III, pp. 105-109. — Abbé Bourassé, Les miracles de madame Sainte Katerine, Introduction.

[44] Morosini, t. III, pp. 160, 163.

[45] Procès, t. I, p. 91.

[46] Dom Marlot, Histoire de l’église de Reims, t. IV, p. 115. — H. Jadart, Jeanne d’Arc à Reims, appendice XVII.

[47] Procès, t. I, p. 104.