LA VIE SOCIALE À ROME AU TEMPS DE CICÉRON

ÉPILOGUE.

En traçant ces esquisses de la vie sociale à la fin de la République romaine je n'ai jamais eu l'intention de défendre une thèse ; je n'avais aucune idée préconçue sur l'état de démoralisation sociale ou politique auquel le peuple romain pouvait être arrivé. Mais une occasion s'étant présentée d'autre part, j'en profiterai pour m'expliquer succinctement sur la condition du patient dont j'ai décrit la vie.

Les Romains et les Italiens qui avaient fini par former, politiquement et socialement, un seul peuple, n'étaient nullement, aux deux derniers siècles A. C. un peuple usé. En tout cas il est certain que, pendant le siècle qui suivit la guerre avec Annibal, Rome et ses alliés, sous la direction du Sénat romain, accomplirent une œuvre de guerre et d'organisation telle qu'aucun peuple peut-être, auparavant ou depuis, n'en a jamais réalisé de pareille. Même dans la période historique dont ce livre traite, malgré toutes les craintes que l'état des affaires à Rome aurait pu faire naître, les hauts faits des armées romaines et italiennes à l'Est et à l'Ouest, prouvent sans conteste que, sous une discipline salutaire, la vigueur originelle de la population était de force à s'affirmer encore. Il ne faut pas oublier, quelle que soit la sévérité avec laquelle nous avons le droit de condamner les procédés des Romains, que, suivant toute probabilité humaine, nous devons à leurs armées non seulement la conservation de la culture et de la civilisation gréco-italienne, mais la possibilité de progrès futurs. En assurant à l'Empire des frontières précises, Pompée et César, plus tard Auguste et Tibère, donnèrent la paix à la région méditerranéenne, ce qui rendit possible la diffusion de la loi romaine et l'expansion d'une religion nouvelle et vivifiante.

Mais il en est des peuples comme des individus, si l'occasion se présente de nuire à leur santé ou de se pervertir, ils ne sont que trop disposés à en profiter. Dans les chapitres précédents nous avons dû, d'époque en époque, jeter un coup d'œil en arrière sur celle qui suivit la guerre avec Annibal pour examiner quelles furent ces occasions pour le peuple romain ; et nous avons pu constater chaque fois qu'il les saisit avec empressement. Nous avons vu comment, la richesse ayant afflué subitement, on en mésusa ; comment on abusa de la main-d'œuvre servile et quelles furent les conséquences funestes de cet abus ; comment, la population de la Ville s'étant accrue beaucoup trop rapidement, on ignora ou l'on ne sut pas comprendre les fâcheux effets de cet accroissement. Nous avons vu décliner la moralité de la vie de famille ; l'influence bienfaisante de la matrone romaine s'oublier avec les anciennes formes de la religion d'État ; nous avons constaté la méconnaissance des vraies fins de l'éducation, erreur due en partie à la culture grecque, en partie à la vie politique. Il faudrait peut-être ajouter à cette énumération la susceptibilité plus grande de la population aux maladies et surtout à la malaria, ce qui provenait, en Italie, de bévues économiques et, à Rome, d'une manière de vivre anti-hygiénique. Toutes ces causes d'affaiblissement contre lesquelles le peuple n'avait pas su réagir avaient atteint sa santé ; aussi est-il impossible de ne pas constater, au temps de Cicéron, les signes et les symptômes d'une dégénérescence.

Il n'en faudrait cependant pas conclure à une décadence irrémédiable. Ce n'était pas la dégénérescence sénile. Autant que je puis en juger, le peuple romain était arrivé à cette période de sa vie où, en dépit de son obstination à persister dans des coutumes dangereuses, il n'était pas trop tard pour se réformer et se guérir. Pour moi, ce qui fait l'intérêt principal de l'histoire du premier empire c'est la question de savoir jusqu'à quel point on parvint à remédier au mal. Si ce livre pouvait aider quelque chercheur à préparer le terrain pour arriver à la solution de ce problème il atteindrait pleinement son but.

FIN DE L'OUVRAGE