Avant de chercher à donner une idée de la manière dont un homme de quelque importance passait son temps à l'époque de Cicéron, il est peut-être à propos d'expliquer comment on divisait la journée. Le vieux fermier romain ne connaissait ni horloges ni heures. Il se rendait à son travail sans autres guides que le soleil et la lumière, se levait à l'aube, travaillait jusqu'au milieu du jour, puis après un repas et un bref repos, il reprenait son travail jusqu'au coucher du soleil. Dans un pays où le soleil brille souvent, cette méthode fort simple de supputer le temps put suffire, même quand la vie et les affaires se compliquèrent. Le fait est que la division du temps en heures resta inconnue à Rome jusqu'à l'introduction du cadran solaire en 263 A. C.[1] On a quelque peine à comprendre comment, dans de pareilles conditions, il fut possible de fixer avec précision les heures de convocation du Sénat, des comices ou de l'armée. La meilleure explication est peut-être de noter que les Romains se levaient de très bonne heure et qu'il n'y a pas d'erreur possible sur le moment où le soleil paraît sur l'horizon[2]. En tout cas, cette coïncidence entre l'introduction du cadran solaire, le début des guerres puniques et l'augmentation des affaires qui en fut la conséquence, montre combien la mentalité et les mœurs des vieux Romains étaient primitives et nous aide à comprendre pourquoi ils durent se mettre à l'école des autres peuples pour apprendre à ménager et à distribuer exactement un temps devenu si précieux. Le premier cadran solaire fut apporté de Catane, ville de Sicile. Il était donc tout à fait impropre à indiquer les heures à Rome ; néanmoins les Romains s'en contentèrent durant plus d'un siècle. Enfin, en 159 A. C. le censeur Q. Marcius Philippus fit placer, à côté de l'ancien, un nouveau cadran calculé sur la latitude de Rome. On les fixa tous deux à des piliers derrière les Rostres ; c'était la place la plus commode pour régler, sur leurs indications, les heures des affaires publiques ; ils s'y trouvaient encore au temps de Cicéron[3]. L'introduction de la première horloge à eau date de la censure qui suivit celle de Philippus ; cette horloge indiquait les heures de jour et de nuit et faisait connaître l'heure à tous ; même pendant les jours nébuleux[4]. C'est donc à partir des gi erres puniques que la population compta par heures, soit en divisant le temps en douze parties ; mais comme on continua, suivant la vieille pratique des agriculteurs, à fixer le point de départ au lever du soleil et la fin de la journée à son coucher, la durée des douze heures varia aux différentes époques de l'année. Au milieu de l'hiver les heures avaient quarante-cinq minutes environ, au milieu de l'été soixante-quinze à peu près ; elles ne correspondaient aux nôtres qu'aux deux équinoxes[5]. Cela, bien entendu, rendit extrêmement compliquée la construction des horloges à eau. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer comment on parvint à surmonter ces difficultés[6]. Les cadrans solaires, une fois ramenés à la latitude exacte, ne tardèrent pas à devenir d'usage général et on en a retrouvé beaucoup à Rome. Un auteur inconnu appartenant, pense-t-on, au dernier siècle A. C. représente, dans -un fragment de comédie qui nous est parvenu, la ville de Rome comme pleine de cadrans solaires[7] ; on en a découvert un grand nombre dans diverses villes italiennes, entre autres à Pompéi. Pour le Romain qui n'avait de cadran solaire ni en sa possession, ni à sa portée, la journée se partageait en quatre parties, comme pour nous en trois : — la matinée, l'après-midi et la soirée. Comme il se levait beaucoup plus tôt que nous, les heures précédant midi faisaient pour lui deux parties : 1) mane, le matin, du lever du soleil au début de la troisième heure ; 2) ad meridiem, l'avant-midi ; ensuite venaient de meridie, l'après-midi ; enfin suprema, depuis la neuvième ou la dixième heure environ jusqu'au coucher du soleil. (Voir Censorinus, de die natali, 23, 9, 24, 3 ; c'est l'autorité à consulter pour ces détails.) Il semble à peu près certain que ces divisions de la journée furent déterminées ainsi pour l'expédition des affaires civiles, spécialement pour celles de la cour du préteur dont les séances commençaient normalement à la troisième heure, c'est-à-dire au début de ad meridiem et duraient jusqu'à la suprema (tempestas diei), ce qui à l'origine signifiait le coucher du soleil ; puis à partir d'une certaine loi Plætoria, cela comprit une ou deux des heures précédant immédiatement la nuit. Ce qu'il faut remarquer avant tout quand on étudie la journée des Romains, c'est que comme les Grecs, ils commençaient leurs occupations de beaucoup meilleure heure que nous. Cela venait en partie de la douceur d'un climat méridional, où les nuits ne sont jamais aussi longues que chez nous, où les premières heures de la matinée ne sont jamais aussi froides et humides en été ni aussi glaciales en hiver. Mais cela dépendait probablement plus encore de l'éclairage défectueux des maisons qui rendait difficile tout travail nocturne — la lecture et l'écriture surtout. On allait se coucher de bonne heure et on se levait de bon matin. Les rues, ne l'oublions pas, n'étaient pas éclairées, sauf dans les grandes occasions ; et c'est seulement à une époque postérieure dé l'histoire romaine qu'on put fréquenter de nuit les places publiques et les lieux de divertissements. Aux temps anciens, la lampe à mèche alimentée à l'huile était inconnue et l'on éclairait les maisons particulières au moyen de torches ou de grossières chandelles de suif ou de cire[8]. L'usage de l'huile d'olive qui fut d'abord importée de Grèce et de puis produite en Italie, amena la fabrication de lampes de diverses espèces, grandes et petites ; comme la culture de l'olivier, qui prospère en Italie, s'étendit au dernier siècle A. C., l'usage des lampes à huile se généralisa pour les maisons, les bains, etc. Dans les vieux bains de petite dimension à Pompéi on en a trouvé environ un millier destinées évidemment à l'éclairage nocturne[9]. En dépit de ce progrès et de l'invention des candélabres qui facilita l'emploi des chandelles, il fut toujours impossible aux Romains de faire de la nuit le jour comme nous autres modernes habitants des villes. Il fallait un événement exceptionnel pour qu'on éclairât les rues. Tel fut le cas par exemple dans la nuit fameuse du 5 déc. 53 A. C., quand Cicéron rentra chez lui après l'exécution des conjurés ; le peuple plaça des lampes et des torches devant les portes des maisons et les femmes illuminèrent les toits. En hiver, dans la saison où la privation de toute lumière artificielle rendait les heures du jour d'autant plus précieuses, l'homme laborieux se mettait dès l'aube à son travail ; c'était tantôt un discours à préparer pour le Sénat, tantôt un dossier à revoir pour le tribunal ou des lettres à écrire et, comme nous le verrons, il n'était plus maître de son temps à partir du lever du soleil. Cicéron par exemple écrivait à son frère un matin de février avant que le soleil fût levé[10] et on peut croire que les maux d'yeux dont il se plaint parfois étaient dus à l'habitude de lire et d'écrire avant qu'il fît clair. Une fois arrivé à sa maison de campagne, il pouvait en prendre plus à son aise, mais il savait qu'à Rome il risquait d'être envahi, dès le lever du soleil, par la foule venue pour lui présenter ses hommages. Cicéron est le seul homme de son temps dont nous connaissions bien les habitudes. Une génération après lui nous voyons Horace se faire apporter, avant le jour, sa plume et son papier, et plus tard ce travailleur acharné, Pline l'Ancien, passe, avant le jour, des heures à son travail, avant de se rendre chez l'Empereur Vespasien lui aussi très matineux[11]. Aussitôt le soleil levé, toute la population était sur pied ; les enfants se rendaient à l'école et les artisans à leur travail. Horace nous dit qu'un avocat était dérangé parfois au chant du coq par ses clients. (Sat. I, 1, 10.) S'il n'exagère pas, nous pouvons croire que les travaux de Cicéron durent être interrompus même avant l'arrivée de la foule ; cependant le cas devait être rare. En principe, c'est pendant les deux premières heures de la matinée que les visiteurs se réunissaient. Dans les temps anciens la coutume avait été d'ouvrir sa porte et de commencer sa journée dès l'aube puis, après avoir salué sa famille et invoqué la bénédiction des dieux domestiques, on vaquait à ses propres affaires et à celles des clients[12]. Quoiqu'on ne nous le dise pas explicitement, il faut croire que les mêmes pratiques duraient encore au temps de Cicéron ainsi que sous l'Empire, comme le savent bien les lecteurs de Sénèque et de Martial ; mais elles s'étaient modifiées et prêtèrent le flanc à la critique et à la satire. Le client du temps de l'Empire était un être méprisable ; tout ce que nous savons de lui au dernier siècle de la République, c'est qu'il existait et pouvait se rendre utile à son patron, entre autres à l'occasion des élections et devant les tribunaux[13], mais il n'avait pas l'habitude de s'imposer à son attention tous les matins ni de recevoir aucune sportule. Quoi qu'il en soit, le nombre des gens, clients au sens légal, ou autres, courriers, hommes d'affaires, visiteurs ordinaires qui désiraient voir un homme comme Cicéron avant sa première sortie était, sans aucun doute, déjà considérable. Faute de se hâter assez, il leur aurait fallu rattraper leur patron dans la rue ou au Forum. A l'occasion, un homme connu put, à dessein, se promener en public pour se mettre à la disposition de ses clients ; Cicéron nous fait entendre clairement que telle n'était pas sa manière[14]. Pendant ces deux premières heures du jour, un homme occupé devait encore trouver le temps de prendre un repas que l'oisif pouvait remettre à une heure plus tardive. Ce déjeuner matinal nommé ientaculum[15] était analogue au café au lait en usage dans tous les pays de l'Europe, sauf l'Angleterre ; assez nourrissant pour sustenter pendant plusieurs heures, même un grand travailleur. Il est cependant possible de travailler avant ce déjeuner. Galien raconte qu'Antiochus, le célèbre médecin, faisait ses visites à pied dans son voisinage avant d'avoir pris aucune nourriture[16]. Mais en général un homme occupé faisait un léger repas avant de se rendre à son travail ; ce repas se composait de pain trempé dans du vin ou assaisonné de miel, d'olives ou de fromage. Celui d'Antiochus par exemple consistait en pain et en miel attique. L'homme qui avait à vaquer à des affaires politiques or autres quittait ensuite sa maison à la porte de laquelle ses clients, ses amis, les solliciteurs, l'attendaient ; il se rendait au Forum accompagné de tout ce inonde qui formait une sorte de cortège. Les uns le précédaient pour lui frayer le chemin, les autres le suivaient ; si le patron était candidat à quelque élection, il avait des auxiliaires expérimentés, volontaires[17] ou à sa solde, qui veillaient à ce qu'il ne commît pas d'erreurs de noms ou de personnes et ne manquât à aucun des égards indispensables envers la populace. Tout personnage de marque aimait à avoir et avait en général un cortège d'amis et de suivants quand il descendait le matin au Forum ou se rendait ailleurs pour quelques affaires intéressant l'État. Les précautions que Quintus Cicéron presse son frère de prendre dans la brigue pour le Consulat étaient de mise dans toutes les occasions où un homme public se montrait au peuple. Je vous conjure, lui disait-il, de ne jamais vous laisser voir autrement qu'accompagné d'une multitude de gens[18]. On retrouve peut-être là des traces de ce goût des Romains pour les processions, par exemple pour les lustrations de la ferme, de la ville ou de l'armée[19] ; quelque chose aussi de ce désir de s'entourer d'aides et d'avis utiles dans toutes les circonstances de la vie publique ou privée, lequel se manifeste dans l'organisation du conseil de famille et dans celle du tribunal. Il est aisé d'en trouver des exemples dans la littérature du temps ; l'un des plus frappants est la description pittoresque empruntée par Plutarque à un auteur contemporain de Caius Gracchus et qui nous peint le tribun accompagné d'une suite nombreuse. Le peuple le contemplait avec admiration suivi d'une foule d'entrepreneurs, d'artisans, d'ambassadeurs, de magistrats et de savants, envers lesquels il se montrait affable sans compromettre sa dignité ; gracieux pour tous et sachant proportionner sa manière d'être à la condition de chacun ; prouvant ainsi qu'on le calomniait en l'accusant de tyrannie et d'arrogance[20]. Arrivé au Forum, s'il n'était retenu ni au tribunal, ni au Sénat, ni occupé à briguer une charge, l'homme public se mêlait à la foule et passait sa matinée en compagnie de ses amis à causer, à s'informer des dernières nouvelles des provinces, ou à examiner avec ses banquiers ou ses agents l'état de ses placements. C'est ainsi qu'un homme du monde aussi sociable que Cicéron aimait à employer sa matinée quand il ne préparait pas un discours ou un livre nouveau — et à Rome il lui était à peu près impossible de trouver le temps nécessaire à un travail littéraire assidu. C'est après cette vie sociable qu'il soupirait en Cilicie : une petite promenade et une causerie avec vous vaut tous les profits que rapporte une province, écrivait-il à Cælius alors à Rome[21]. Mais c'est aussi ce même Forum encombré d'une foule de bavards ; ce Forum fourmillant de gens occupés, du matin au soir, à mettre toutes les ressources de l'hypocrisie et de la flagornerie à tromper leurs semblables, que Lucilius a décrits dans des vers déjà cités[22]. A la fin de la matinée, notre Romain rentrait chez lui pour l'heure du lunch (prandium) qui avait remplacé le dîner du vieux temps (cena). Les mêmes causes que chez nous au siècle dernier modifièrent les heures des repas chez les Romains : ce fut l'augmentation considérable des affaires publiques de tout genre qui a retardé de plus en plus l'heure du repas principal. Aux deux derniers siècles A. C. le Sénat était accablé d'affaires à régler ; l'art toujours plus parfait des orateurs, le goût toujours croissant pour la parole en public, contribuèrent à prolonger jusqu'à la nuit les séances de cette assemblée[23]. Il en fut de même des tribunaux devenus le théâtre des joutes oratoires et souvent aussi de ce débordement d'insultes personnelles qui eut tant de charme pour des oisifs avides de distractions. Aussi le dîner avait été retardé de midi environ à la neuvième ou même à la dixième heure[24]. Il fallait donc déjeuner dans l'intervalle. Nous ne savons presque rien du menu de ce repas ; pour beaucoup de personnes ce n'était guère autre chose que la légère collation que les hommes d'affaires de Londres avalent debout devant le comptoir. Nous ignorons si les sénateurs et les avocats prenaient leurs rafraîchissements à la curie ou au tribunal et s'il y avait suspension de séance ou d'audience pour leur donner le temps d'aller se rafraîchir ailleurs. Sous l'Empire il y eut, au moins de temps en temps, interruption des jeux du cirque. Suétone nous dit, en effet (Claude, 34) que Claude congédiait les spectateurs à l'heure du déjeuner tout en restant lui-même à sa place. Un bon mot de Cicéron à propos de Caninius Rebilus, qui fut nommé consul par César le dernier jour de l'an 45 à une heure, prouve bien que l'heure du déjeuner était midi ou peu s'en faut ; sous le consulat de Caninius, écrit-il à Curius, personne ne déjeuna[25]. Après le prandium, la sieste (meridiatio) pour quiconque en avait le loisir. Elle est d'usage universel dans tous les pays méridionaux, surtout en été. Des hommes aussi occupés que Cicéron ne pouvaient pas toujours s'accorder ce moment de repos et nous savons qu'à la fin de sa vie quand l'absolutisme de César lui eut imposé un silence forcé au Sénat et au tribunal, il reprit l'habitude de la sieste à laquelle il avait dû renoncer auparavant[26]. Varron lui-même, malgré sa robuste santé, déclare que, dans sa vieillesse, il ne pouvait pas se passer de faire son somme au milieu du jour en été[27]. D'autre part, dans la lettre célèbre où Cicéron décrit la réception qu'il fit à César pendant l'hiver de 45, il n'est pas question de sieste ; le dictateur travailla jusqu'à l'après-midi, puis il alla faire une promenade au bord de la mer et rentra, non pas pour dormir, mais pour se baigner[28]. César étant l'hôte de Cicéron dut prendre ce bain à la villa de celui-ci, probablement celle de Cumes. La plupart des maisons bien ordonnées avaient alors une ou même plusieurs salles de bain, munies de toutes les commodités nécessaires, suivant la saison et les goûts du baigneur. C'était là un luxe récent ; autrefois les Romains ne se lavaient que les bras et les jambes chaque jour et ne prenaient un bain que les jours de marché, soit tous les neuf jours. Du moins, c'est ce que Sénèque nous apprend dans une amusante lettre où il décrit la salle de bain de Scipion l'Ancien à sa villa de Literne. Ce local était sans fenêtre ; l'eau du bain se troublait après la pluie[29]. Il ne sut jamais vivre, ajoute Sénèque par allusion ironique au luxe de ses contemporains. Au temps de Cicéron, toute villa avait ses bains de trois chambres au moins, l'apodyterium, le caldarium et le tepidarium, parfois aussi une piscine pour la nage, comme celle que l'on voit à Pompéi, dans la maison des Noces d'argent[30]. Cicéron, dans sa lettre à son frère à propos de la villa d'Arcanum, mentionne le vestiaire (apodyterium), l'étuve (caldarium) et il y avait sans doute d'autres pièces. Même dans la villa rurale de Boscoreale, près de Pompéi, simple ferme, on retrouve les trois salles de bain au complet, soit le vestiaire, la chambre tiède (tepidarium) et l'étuve[31]. Il est probable que César, comme on était en hiver, n'utilisa que la troisième, prit ce que nous appelons un bain turc, puis passa dans le tepidarium où, nous dit Cicéron, il reçut un courrier. Il s'y fit oindre (ungere), c'est-à-dire frotter, pour sécher la transpiration, avec un strigile (étrille) mouillé d'huile, afin d'adoucir le frottement[32]. Cette opération terminée vers la neuvième heure, ce qui correspondrait à peu près, puisqu'on était en hiver, à une heure et demie de l'après-midi, il était prêt pour le dîner qui suivit immédiatement[33]. Telle était donc apparemment l'heure ordinaire du dîner, du moins à la campagne ; en hiver, il aurait été retardé d'une heure environ. Pour expliquer une question de rhétorique l'auteur de l'ouvrage connu sous le nom de Rhétorique à Herennius, conte une amusante histoire de convives qui, invités pour la dixième heure, finirent par aller dîner à l'auberge faute de mieux. A la ville, il dut arriver souvent que l'on dinât plus tard encore en cas d'affaires urgentes. Par exemple, Cicéron dîna un jour avec Pompée, après une séance du Sénat prolongée jusqu'à la nuit (ad Fam., I, 2, 3). Une autre fois, c'est après son dîner qu'il se couche, et ce n'est certainement pas pour faire la sieste, ses nombreuses occupations ne lui en laissant pas le temps. Il est vrai que cela ne se passait pas à Rome, mais à sa villa de Formies où il habitait alors et où il était exposé à se voir sans cesse dérangé par des visites (ad Att., II, 16). Il se peut qu'à l'exemple d'un grand nombre de Romains à cette époque, il fût resté longtemps à table à causer avec ses, convives, s'il en avait, ou à lire et à réfléchir s'il se trouvait seul ou en famille. Le dîner (cena) était l'évènement principal de la vie privée ; il avait lieu après le travail de la journée quand on pouvait jouir de sa vie de famille ou recevoir ses amis et se délasser en leur compagnie. Rien ne nous dit qu'on invitât personne aux autres repas, sauf en voyage, comme à ce déjeuner d'Arcanum où Pomponia se montra de si mauvaise humeur. Les dîners privés semblent n'être devenus de mode qu'à partir des guerres puniques, à des heures plus tardives, préparés et servis par des esclaves nombreux. A l'époque où le train de maison était plus simple, on prenait les repas dans l'atrium[34], le père étendu sur un lit (lectus) la mère assise à ses côtés et les enfants sur des tabourets en face d'eux. A cette époque reculée, les esclaves eux aussi prenaient leurs repas avec leurs maîtres, assis sur des bancs ; toute la maisonnée se trouvait ainsi réunie. Donc en ce temps-là le dîner n'était qu'une interruption nécessaire au milieu des heures de travail et les esclaves gardaient la posture assise parce qu'eux étaient tenus de retourner à leur ouvrage immédiatement après la fin du repas. Columelle, qui écrit au début de l'Empire, insiste pour que le gérant de la ferme (villicus) reste assis en prenant son repas, sauf les jours de fête. Caton le Jeune se refusa jusqu'à la fin de sa vie, après la bataille de Pharsale, à manger étendu sur un lit, voulant montrer par là qu'il entendait renoncer désormais à jouir de la vie[35]. Après la seconde guerre punique qui modifia de tant de manières les mœurs romaines, l'atrium cessa de servir de salle à manger commune ; on en créa de spéciales, soit dans l'intérieur de la maison vers le péristyle, soit même au premier étage ; elles servaient aux réceptions et l'on pouvait changer de salle suivant la saison ou l'état du temps[36]. Ces triclinia étaient disposés de manière à assurer aux invités le plus de confort possible et à faciliter la conversation ; on voit qu'alors le dîner n'est plus seulement une interruption dans le travail journalier, mais un temps de repos et d'agréable liberté après les occupations de la journée. Plutarque a décrit un triclinium dans ses Quæstiones conviviales[37] (voir aussi Thédenat, Pompéi, Ire partie, p. 77). Le plan ci-joint, d'après Plutarque, dispensera d'une description compliquée ; mais il faut noter que l'hôte occupait toujours, ou presque toujours, la place marquée H sur le plan, tandis que le lit immédiatement supérieur, soit le n° 3 du lectus medius était réservé à l'invité le plus considéré et se nommait lectus consularis. On verra que l'hôte était bien placé pour surveiller le repas et pour causer avec son invité qui occupait un coin libre : cela lui permettait de recevoir quiconque avait affaire à lui, sans déranger personne.
Neuf convives pouvaient aisément trouver place à table ; cela facilitait la conversation et le service et ce nombre neuf était regardé comme sacré et de bon augure. On recevait parfois, semble-t-il, un plus grand nombre de convives à la fois, même au temps de la République et Vitruve nous apprend qu'on construisit des salles à manger assez vastes pour contenir trois triclinia ou même plus ; mais placer plus de trois convives par lit passa toujours pour contraire à l'usage et pour discourtois. Parmi les preuves de l'impolitesse que Cicéron attribue à son adversaire Calpurnius Piso, le consul de l'an 58, il lui reproche d'avoir placé cinq convives par lit pendant que lui-même en occupait un à lui tout seul. De même Horace : Sæpe tribus lectis videas cenare quaternos[38]. Les convives traités avec tant de sollicitude ne devaient pas être pressés de quitter la place ; le simple fait de rester étendus et non assis devait les engager à demeurer plus longtemps. Les triclinia étaient ouverts d'un côté et non clos comme nos salles à manger ; l'air y circulait et n'y prenait pas des odeurs de renfermé et de cuisine. Cicéron nous rapporte[39], (sans doute d'après les écrits de Caton l'Ancien lui-même), que celui-ci restait à causer après dîner jusqu'à une heure avancée de la nuit. Les convives arrivaient accompagnés de leurs esclaves, qui leur ôtaient leurs souliers s'ils étaient venus à pied et leur mettaient des sandales (soleæ) ; chacun avait revêtu ses habits de cérémonie (synthesis) à la mode grecque comme toute l'ordonnance de ces grands dîners et il n'était pas question d'en changer à la hâte. Rien n'est plus propre à faire sentir la différence entre les anciennes et les nouvelles mœurs romaines que le caractère de ces réceptions ; ce sont les rendez-vous d'une société opulente et bien élevée qui a des loisirs et qui apprécie le confort ; l'on pouvait y causer, à la satisfaction générale, de politique, de littérature ou de philosophie. Si les causeurs n'approfondissaient pas trop les questions ardues, cela tenait peut-être à tout le confort qui les entourait. Il y a bien entendu une ombre à ce tableau d'une soirée chez un gentleman romain. On trouve au fond du caractère romain une certaine grossièreté native et, à cette époque où la richesse et le désœuvrement portaient au laisser-aller, les repas risquaient de devenir un but en eux-mêmes au lieu de rester des adjuvants nécessaires à une vie saine. Les trois services (mensæ) d'un repas ordinaire : les hors-d'œuvre (gustatio), puis le dîner proprement dit (cena) avec ses plats substantiels, le dessert avec ses fruits, s'amplifièrent et se prolongèrent indéfiniment grâce à l'art des esclaves-cuisiniers venus de la Grèce et de l'Orient. Il y eut des gourmands longtemps avant l'époque de Cicéron ; Lucilius et Varron s'étaient déjà chargés de les satiriser[40]. Une magnifique vaisselle avait remplacé l'humble poterie du vieux temps ; au lieu de dépouilles d'animaux comme autrefois, c'étaient de luxueux tapis et des draperies qui couvraient les couches[41]. La vulgarité et l'ostentation dont Horace s'est moqué se rencontraient trop souvent. Les gens qui passaient leur vie à festoyer et à se divertir invitaient la compagnie de bonne heure et prolongeaient l'orgie jusqu'au milieu de la nuit[42]. Enfin l'usage de prendre du vin après le dîner (comissatio) pour le seul plaisir de boire suivant des règles strictes à la mode grecque, cet usage que nous connaissons tous par les odes, d'Horace, avait, sans aucun doute, commencé quelque temps avant la fin de la République. Dans la première partie de ses Verrines, Cicéron a décrit avec pittoresque un de ces festins où l'on proposa et convint de boire à la grecque (more græco[43]). Ce serait une fâcheuse erreur de croire que ce genre d'intempérance ait caractérisé la vie ordinaire du Romain à cette époque. L'étudiant est susceptible de s'y laisser prendre car, s'il lit son Horace et son Juvénal, en revanche il ne fait guère qu'effleurer la correspondance de Cicéron ; il n'est donc pas hors de propos de lui rappeler que les satiriques ne tournent pas en ridicule la vie ordinaire de leurs contemporains en général, pas plus que ne le font les artistes qui s'égayent, dans leurs caricatures, aux dépens de certains ridicules. C'est à peine s'il arrive à Cicéron de mentionner ses repas, sa cuisine ou ses vins, même dans les lettres où il cause avec le plus d'abandon ; autant que nous pouvons en juger par leur correspondance, cela n'avait aucun intérêt ni pour lui ni pour ses amis. Dans une lettre amusante à Pætus il lui raconte, il est vrai, le menu d'un dîner chez un de ses amis, mais c'est que des champignons, apprêtés suivant les prescriptions d'une loi somptuaire récente, lui avaient donné une indigestion[44]. La correspondance renseigne mieux sur ce qu'étaient en réalité les dîners en ce temps-là que les invectives contre un Pison ou un Antoine ou que les traits d'esprit des satiriques. Nous reviendrons, pour conclure, à la lettre déjà citée où Cicéron décrit la réception qu'il fit à César en décembre 45. Elle contient une expression qui a causé bien des méprises à propos des habitudes de César et de ses contemporains. Cicéron dit à Atticus que son hôte se mit à table après le bain et il ajoute : il prit un émétique ; il but et mangea avec autant d'appétit que de gaîté ; service magnifique et somptueux ; propos de bon goût et d'un sel exquis ; enfin, si vous voulez tout savoir, la plus aimable humeur. Des savants même s'y sont trompés souvent ; ils ont cru que César, ordinairement frugal, ou du moins sobre, était résolu à manger ce jour-là avec excès, quitte à prendre un émétique. Il peut donc être utile, encore maintenant, de noter que le traitement par les émétiques était, à cette époque, une méthode connue et appréciée[45] ; que César, dont la santé toujours délicate était fort éprouvée à ce moment-là, suivait le traitement en question pour pouvoir dîner tranquillement sans s'inquiéter de ce qu'il mangeait ou buvait ; en outre la conversation littéraire qui suivit le dîner prouve sans réplique qu'il ne saurait être question de gloutonnerie, qu'il s'agit d'un repas sans rien d'excessif où le calme et le charme de la bonne compagnie furent plus appréciés que les plaisirs de la table. Il est probable qu'on ne travailla pas après ce dîner et le départ des autres convives. Nous avons vu, dans une autre circonstance, Cicéron se retirer immédiatement après le repas. Or comme il était debout et au travail de très bonne heure, nous pouvons supposer qu'il s'e coucha plus tôt que nous ne le faisons. Mais il a négligé de nous parler de ce dernier fait de la journée. |
[1] CENSORINUS, De die natali, 23, 6 ;
PLINE,
N. H., VII, 213. Sur tout le sujet de la division de la journée voir MARQUARDT, Privatleben, p. 253
sqq.
[2] Les XII Tables ne
mentionnaient que le lever et le coucher du soleil (PLINE, loc. cit., 212). Voir
SCHŒLL,
ad. I, 9, p. 119 (Leg. duod. tabul. reliq.). Plus tard un des
appariteurs du préteur fut chargé d'annoncer midi ainsi que la fin du jour
légal. — VARRON, L. L., VI, 5 et 89. — Voir MARQUARDT, Privatleben, p. 255
sqq.
[3] CICÉRON, pro Quinctio, 18, 59.
[4] Voir l'article Horologium
dans le Dict. des Antiquités de DAREMBERG et SAGLIO.
[5] Nos heures modernes se nomment
équinoxiales parce que la durée en a été fixée d'après l'heure naturelle aux
équinoxes. Ce système parait n'avoir été adopté que tardivement, dans la
période impériale.
[6] Sur l'Horloge à eau, voir MARQUARDT, Privatleben, p. 792
sqq.
[7] Les vers sont si jolis que je
me hasarde à les citer en entier d'après AULU-GELLE, III, 3. — Comp. RIBBECK, Fragm. comicorum, 3e
éd., p. 38 — parasitus esuriens dicit :
Ut ilium di perdant
qui horas repperit,
Quique adeo primus
statuit hic solarium.
Qui mihi comminuit
misero articulatim diem,
Nam unum me puero
venter erat solarium,
Multo omnium istorum
optumum et verissumum ;
Ubivis te monebat
esse, nisi quom nil erat.
Nunc etiam quom est,
non estur, nisi soli lubet.
Itaque adeo iam
oppletum oppidum est solariis,
Major pars populi
iam aridi reptant fame.
[8] PLINE, N. H., XVI, 1 sqq.
fait l'histoire de l'industrie de l'huile. Quant aux chandelles, voir MARQUARDT, Privatleben, p. 711.
[9] MARQUARDT, Privatleben, p. 271 ; THÉDENAT, Pompéi (Vie
publique), p. 112.
[10] CICÉRON, ad Q. Fratr., II, 3, 7. Pour la lippitudo,
ad Att., VII, 14.
[11] HORACE, Epist., II, I, 112 ; PLINE LE JEUNE, Epist., III, 5, 8, 9.
[12] HORACE, Epist., II, I, 103. Romæ dulce diu fuit et solenne reclusa Mane domo
vigilare, clienti promere iura, etc. Il est curieux que tous nos renseignements sur ces
occupations matinales nous viennent de la littérature de l'Empire. Le seul
passage de Cicéron que Marquardt ait trouvé pour en prouver l'existence se
rapporte malheureusement à son activité comme gouverneur de la Cilicie (ad
Att., VI, 2, 5).
[13] P. ex., ad Q. Fratr.,
I, 2, 16 ; et QUINTUS CICÉRON, Commentariolum petitionis,
57.
[14] Voir ce qu'il dit de M' MANILIUS in De orat., III, 733.
[15] Le mot semble se rattacher à ieiunium (PLAUTE, Curculio, v. 72 et 73
; FESTUS,
p. 346 M.) et répond ainsi à notre déjeuner. Le verbe est ieientare ; AFRANIUS, V, 43 ; Hæc ieiuna ieientavit (Ribbeck, 3e éd.). Cp. NONIUS, p. 126.
[16] GALIEN, vol. VI, p. 332. J'emprunte
cette citation à MARQUARDT, p. 264. D'autres se trouveront à cette page, en note.
[17] Voir l'intéressante
énumération de ces gens (salutatores, deductores,
assectatores) dans le Commentariolum petitionis de Q. CICÉRON, 9, 34 sqq.
[18] Q. CICÉRON, Comment. pet., 9, 37.
[19] Voir Roman Festivals,
p. 125 sqq.
[20] PLUTARQUE, C. Gracchus, 6.
[21] CICÉRON, ad Fam., II, 12.
[22] Voir 1228 Ma. Cp. GALIEN, vol. X, p. 3 (Kuhn).
[23] TITE-LIVE, XLV, 36 ; CICÉRON, ad. Fam., I, 2 ; pour un cas célèbre d'obstruction par des discours interminables, AULU-GELLE, IV, 10.
[24] FESTUS, p. 54 M.
[25] Ad Fam., VII, 30.
[26] De Divinatione, II,
142, de 44 A. C.
[27] VARRON, R. R., I, 2 ; c'est un
des interlocuteurs du dialogue qui le dit. Voir aussi MARQUARDT, op, cit., p. 268.
[28] Ad. Att., XIII, 52.
Cette habitude peut fort bien avoir pris fin en hiver.
[29] SÉNÈQUE, Epist., 86. Tout le
passage est très intéressant, comme prouvant le changement des habitudes au
cours de deux siècles.
[30] MAU, Pompeji, 2e éd., p. 321
sqq. THÉDENAT,
Pompéi (Vie privée), p. 161 sqq.
[31] MAU, Pompeji, 2e éd., p.
382 sqq.
[32] Voyez Prof. PURSER : Explanations and
Illustrations. Dict. Ant., I, 278.
[33] Le sujet des bains publics à
Rome appartient à la période de l'Empire ; il est, du reste, trop étendu pour
se traiter dans un chapitre sur la vie journalière d'un Romain au temps de
Cicéron. Il y avait déjà à Rome des bains publics, mais on en parle peu, ce qui
prouve qu'ils n'étaient pas un élément indispensable de la vie sociale ; mais
le fait que, dans la lettre ci-dessus, Sénèque nous montre les édiles tâtant la
température de l'eau prouve : 1° que les bains étaient publics ; 2° qu'ils
étaient d'eau chaude et non pas, comme plus tard, d'air chaud (thermes).
Ceux-ci semblent être antérieurs, dit-on, à la Guerre Sociale (VALÈRE MAXIME, IX, I.1). Quelques-uns
paraissent avoir été exploités par des particuliers et portaient le nom de leur
propriétaire (par ex., balneæ Seniæ, CICÉRON, pro Cælio, 25, 61).
Pompéi en offre plusieurs exemples ; voir THÉDENAT, Pompéi (Vie privée),
p. 116. En été les jeunes gens se baignaient encore dans le Tibre (pro Cælio,
35, 36). A Pompéi les bains publics les plus anciens datent du second siècle A.
C.
[34] La tradition était que le
paterfamilias avait primitivement un siège et ne s'étendait pas sur un lit.
Voir MARQUARDT,
Privatleben, p. 300.
[35] COLUMELLE, II, I, 19, chapitre très
intéressant ; PLUTARQUE, Cato minor, 56.
[36] PLUTARQUE, Lucullus, 40.
[37] PLUTARQUE, Quæst. Conviv., I, 3
sqq. et MARQUARDT, op. cit., p. 305.
[38] HORACE, Sat., I, 4, 86. Cp. CICÉRON, in Pisonem, 27, 67.
[39] CICÉRON, de Senectute, 14, 46.
[40] LUCILIUS, V, 49, 1235 sqq., 75, 440 Ma,
etc. VARRON
avait composé une ménippée contre la gloutonnerie ; AULU-GELLE, VI, 16 en a conservé quelques
restes (Buecheler, fr. 403).
[41] Voir l'intéressant passage de
CICÉRON,
pro Murena, 36, 75 sur la fête funéraire de Scipion Emilien.
[42] CATULLE, 47, 5. Vos convivia lauta sumptuose De die facitis ?
[43] 26, 65 sqq. HORACE, Odes, III, 19 et les
commentateurs.
[44] Ad Fam., VII, 26 de
l'an 57 A. C. La loi somptuaire doit avoir été une certaine lex Æmilia
postérieure à Sylla (voir AULU-GELLE, II, 24 : qua lege non sumptus cenarum, sed ciborum genus et modus præfinitus
est). Ce chapitre d'Aulu-Gelle avec MACROBE, III, 17 est le passage le
plus sûr à consulter sur cette gourmandise croissante.
[45] Voir MUNRO, Criticisms and Elucidations of Catullus, p. 92 sqq.