LA VIE SOCIALE À ROME AU TEMPS DE CICÉRON

 

CHAPITRE VIII. — L'HABITATION DU RICHE À LA VILLE ET À LA CAMPAGNE.

 

 

Nous avons vu que la classe pauvre, à Rome, logeait dans des îlots (insulæ) où il était impossible de jouir d'une vraie vie de famille. D'autre part, les riches avaient pour résidences des habitations séparées, à l'usage d'une seule famille. C'était souvent, même déjà au temps de Cicéron, de vrais palais. La douceur du climat, en Italie comme en Grèce, engageait la population de toute classe à passer une grande partie de la vie en plein air[1] ou dans des bâtiments publics dont il s'était élevé un grand nombre en peu de temps, portiques, basiliques, bains, etc. C'est là un des faits les plus remarquables de l'histoire de la ville aux deux derniers siècles A. C. Auguste s'efforça, suivant sa politique, de contenter la population urbaine en lui rendant l'existence aussi agréable que possible ; il augmenta encore le nombre des bâtiments publics, si bien que la maison de ville perdit de son importance dans la vie sociale à Rome. Le meilleur moyen de se rendre -compte de ce que fut, sous Auguste, cette vie extérieure désœuvrée et sociable est de consulter le livre premier de l'Ars amatoria d'Ovide, tableau charmant d'une ville opulente et de ceux de ses habitants qui aimaient à s'amuser.

Cependant la maison romaine, comme la maison italienne en général, fut bien à l'origine et essentiellement le centre familial. La famille était la base de la société et, par le mot de famille il faut entendre, non seulement le maître de la maison avec sa femme, ses enfants et ses esclaves, mais aussi les êtres divins qui habitaient sous le même toit. De même que l'État, la maison souche et type de l'État comprenait des habitants divins et humains. Ainsi elle avait, aux temps primitifs, autant sinon plus d'importance qu'elle n'en a pour nous, car en elle se concentrait tout ce que la famille avait de plus cher et de plus essentiel à sa vie : les éléments naturels et surnaturels. Ils n'étaient pas distincts les uns des autres ; ils s'associaient, ils s'identifiaient presque ; le feu du foyer était la demeure de Vesta, esprit de la flamme ; les Pénates étaient les esprits des provisions dont la famille se nourrissait ; leur demeure, l'office ou l'armoire aux provisions. Le père de famille lui-même participait du surnaturel par son génie (genius) ; enfin, le Lar était l'esprit protecteur de la ferme ; il s'était petit à petit introduit dans la maison même, peut-être à la suite des esclaves manœuvres qui participèrent toujours à son culte[2].

Il serait sans doute injuste d'affirmer que les Romains des derniers temps de la République avaient complètement oublié cette belle idée d'une vie commune des êtres humains et divins dans la même habitation. Il est vrai que cette croyance avait perdu de son efficacité ; on ne pouvait pas dire d'une famille de la ville ce qu'Ovide disait des fermiers :

ante focos olim scamnis considere longis

mos erat et mensæ credere adesse deos[3].

Le noble de haute naissance ou le banquier du temps de Cicéron ne pouvait pas affirmer sans mentir qu'il croyait à la présence réelle de ses divinités familiales ; l'ancienne foi avait péri en partie, sous l'influence de la philosophie grecque et par suite d'intérêts et d'ambitions nouveaux. Mais il en restait des traces et, dans quelques familles, aux époques de crises dangereuses, l'ancien sentiment put renaître. Cicéron y fait encore appel dans un passage déjà cité (de Domo, 109) ; il y insiste sur le caractère religieux de la maison romaine et il s'agissait là d'une habitation située au cœur de la ville. A la campagne, ce sentiment avait plus souvent l'occasion et le loisir de se manifester. Au second siècle, Caton décrivait l'arrivée à sa ferme du père de famille qui saluait le Lar familier avant de commencer son tour d'inspection. Horace même semble prendre les choses au sérieux quand il nous peint, dans une de ses odes, les esclaves de la ferme assis à table avec leur maître devant l'image du Lar[4]. On peut admettre que ce goût pour la vie à la campagne qui s'affirme vers la fin de la République, que l'impulsion donnée à l'agriculture en général et à la culture de la vigne et de l'olivier en particulier, attestées par l'ouvrage de Varron sur ce sujet et par les Géorgiques de Virgile, ont contribué à rendre à la vieille religion domestique une vie nouvelle.

Il n'est pas nécessaire de donner ici une description détaillée de la maison de ville ; on la trouvera au complet dans les ouvrages spéciaux auxquels nous nous référons. Ce qui nous importe, c'est la maison considérée comme centre de la vie de famille et c'est à cela que nous bornerons notre étude.

La plus ancienne habitation italienne était une simple hutte, avec un foyer au centre et un trou au sommet pour laisser passer la fumée. La maison des temps historiques était rectangulaire, avec une salle Centrale, lieu de réunion de la famille, où se passait toute la vie d'intérieur et, pour ainsi dire, raison d'être du bâtiment tout entier. C'est là que primitivement les habitants divins et humains vivaient en commun. C'est là qu'était le foyer autel naturel de l'habitation humaine, comme on l'a si bien dit ; c'est là que siégeait Vesta, et, en arrière se trouvait le tenus (chambre aux provisions), habitation des Pénates ; ainsi Vesta et les Pénates sont bien, dans le vrai sens du terme, les divinités protectrices et nourricières de la famille. Là aussi s'élevait le petit autel du Lar familier, derrière l'entrée ; puis, en face de la porte, le lit nuptial (lectus genialis) ; là résidait le Génie du père de famille[5]. En regardant dans l'atrium, après avoir traversé le vestibulum, espace entre la rue et la maison, puis l'ostium ou entrée, avec sa porte (janua), on voyait devant soi l'impluvium dans lequel l'eau de la pluie se déversait par le compluvium, ouverture carrée à quatre pans coupés trapézoïdaux, pratiquée dans la toiture ; de chaque côté de l'atrium étaient des niches (alæ) où les familles nobles plaçaient les images des ancêtres. Au fond de l'atrium s'ouvrait le tablinum, qui donnait probablement sur un petit jardin ; dans la saison chaude, la famille pouvait y prendre ses repas.

Tel fut l'atrium dans l'ancienne maison romaine ; il n'en faut pas davantage pour en comprendre la valeur. Il ne perdit jamais son importance architecturale comme centre de la maison ; il fut pour elle ce que le chœur est pour la cathédrale[6]. Il est aisé de voir combien naturellement il put se développer plus tard en une habitation plus compliquée et plus commode ; ainsi les ailes purent s'étendre pour former des chambres séparées ou des alcôves ; le tablinum devenir une salle à manger permanente, ou d'autres chambres pareilles s'ouvrir de chaque côté. Enfin, il fut possible d'ajouter à la maison un second étage ; c'est ce qui eut lieu à la ville où le terrain coûtait cher. Le jardin se transforma à la mode grecque et prit le nom de péristyle, cour découverte entourée d'une élégante colonnade. Quand l'espace le permit, on construisit en arrière une exedra ou un œcus, salons découverts propres à divers usages. La maison se trouva ainsi divisée en deux parties : l'atrium avec tout ce qui en dépendait ; ce fut la partie romaine ; le péristyle avec ses annexes ; ce fut la partie grecque ; si bien que l'architecture de la maison décela le caractère composite de la civilisation romaine dans sa période postérieure, comme c'est le cas pour la littérature et l'art romains. La partie romaine de l'habitation servait aux réceptions et le Lar, les Pénates et Vesta s'étaient réfugiés dans les appartements nouveaux, chacun à sa place particulière. Quand la foule des visiteurs venait, dès le matin, saluer un grand personnage, il n'était pas d'usage qu'ils pénétrassent au delà de l'atrium, où ils attendaient le bon plaisir de leur patron.

Le plan ci-dessous donnera une idée claire du développement de la maison autour de l'atrium :

Les appartements à la grecque, le péristyle et ses dépendances étaient réservés à la famille et aux amis les plus intimes. A Pompéi, ancienne ville -grecque où les habitudes et la vie à la romaine finirent par s'installer, l'atrium et le péristyle existèrent ensemble dès le second siècle A. C.[7]

On ne sait pas exactement à quelle date la maison romaine se transforma sur le nouveau plan. Mais au temps de Cicéron toute bonne maison avait des appartements privés situés en arrière du bâtiment et variant de forme et de grandeur suivant la nature du terrain[8].

Le riche avait beau jouir dans son spacieux palais de Rome de tout le confort et de toutes les commodités de la vie, bien des inconvénients pouvaient lui faire désirer plus de calme qu'il n'en trouvait à Rome. Il lui était loisible, s'il en avait les moyens, de se retirer dans quelque maison suburbaine située soit sur une des grandes voies qui partaient de Rome, soit sur la colline en face du Champ de Mars, là où fut la résidence de Salluste l'historien, entourée d'admirables jardins dont une partie existe encore dans la dépression qui sépare le Quirinal du Pincio[9]. Mais il fallait se réfugier à cinq kilomètres au moins de Rome pour se sentir loin d'une ville, pour échapper à la fumée, au bruit, à l'agitation de la rue. Ce qu'était la foule au Forum, on peut se l'imaginer d'après ce qui eu a été déjà dit, mais si le lecteur désire s'en faire encore une idée, il n'a qu'à jeter un coup d'œil sur le chapitre VII du plaidoyer de Cicéron pour Plancius ; l'orateur y fait, à la presse au Forum, une allusion si claire que personne ne peut s'y tromper[10]. A l'époque de la première guerre punique déjà, une dame romaine se plaignait de l'encombrement du Forum et ajoutait, avec cet esprit caustique naturel aux Romains, qu'il fallait confier à son frère, lequel venait de faire tuer beaucoup de Romains dans une bataille contre les Carthaginois, le commandement d'une nouvelle flotte, ce qui remédierait à l'excès de la population. Que dut être le Forum deux siècles plus tard, quand la moitié des affaires de l'Empire s'y traitaient ! Même hors des murs, l'agitation était incessante ; on entendait toute la nuit le roulement des charrettes qui entraient dans la ville ; elles n'avaient pas l'autorisation d'y circuler pendant le jour, du moins à partir du règlement municipal de César, en 46 A. C. Les visiteurs et les clients s'arrangeaient pour arriver à la maison de leur patron dès le matin, comme à sa résidence urbaine. Le fâcheux, tel que celui qu'Horace a immortalisé, se rencontrait non seulement sur la Voie Sacrée, mais partout où le courant des affaires entraînait les passants dans son tourbillon[11]. Il nous reste de Lucilius une description saisissante de cette vie fiévreuse ; elle se rapporte, bien entendu, à une époque antérieure à la naissance de Cicéron (v. 1228 sqq. — Marx).

Il est indubitable que cette atmosphère excitante avec ses bousculades et ses luttes au Forum, avec ses visites et ses réceptions, avait une influence funeste sur le tempérament et sur les nerfs. Cicéron aimait passionnément cette vie urbaine, mais elle lui coûta cher en exaspérant cette sensibilité qui se manifeste d'une manière charmante dans ses lettres et déplorable dans sa vie politique. Quand il écrivait de Cilicie à son jeune ami Cælius en l'adjurant en termes presque pathétiques de ne pas quitter la ville, il ne pensait pas lui prescrire le régime qui lui avait été si nuisible à lui-même[12]. La clairvoyance et la vigueur nerveuse de César, si frappantes quand on le compare à la plupart de ses contemporains, étaient dues en grande partie sans doute au séjour de douze ans environ qu'il fit, lors de sa prime jeunesse, entre 70 et 50, dans l'air plus salubre de l'Espagne et de la Gaule. Bien des gens étaient épuisés par cette vie de dissipation et par l'ennui qui en résulte et auquel ils ne trouvaient point de remède, pas même en se réfugiant à la campagne, Lucrèce a tracé un merveilleux portrait de cet infortuné qui se hâte de fuir Rome pour gagner sa villa et secouer le pesant ennui qui l'accable ; à peine en a-t-il touché le seuil qu'il se hâte de commander sa voiture pour retourner à la ville. Se repaître de bonnes choses sans se rassasier jamais (explere bonis rebus, satiareque nunquam), c'était, même pour le véritable épicurien, un sort des plus cruels[13].

On peut constater alors et antérieurement, depuis plusieurs générations, un désir sincère de s'échapper de temps en temps de la ville pour gagner la campagne loin de Rome, et Cicéron, en dépit de ses éloquentes exhortations à Cælius, goûtait beaucoup le bien-être et le loisir qu'il ne trouvait que dans ses villas.

Scipion l'Africain (P. Corn. Scipio africanus major) fut, à notre connaissance, le premier des Romains célèbres qui eut sa villa rurale non pas pour faire valoir des terres, mais pour s'y réfugier à l'abri du tumulte de la ville. Elle était située à Literne, sur la côte de Campanie ; Sénèque l'a décrite dans sa lettre 86 ; on n'y trouvait pas le confort ni les aises des villas plus modernes ; elle était petite. Elle nous intéresse spécialement parce que nous y voyons la preuve que la richesse avait dû s'accroître puisque la possession d'une villa sans sa ferme était possible, mais surtout parce qu'elle nous indique que ce besoin de liberté individuelle qui fait désirer la retraite s'était répandu. Il y a d'autres preuves que Scipion fut un homme de forte personnalité, différent en cela du Romain de son temps ; il tenait à l'indépendance de sa pensée et de ses habitudes, tout en faisant leur part à ses devoirs envers l'État, et il se retira à Literne pour jouir de sa liberté. Scipion Emilien, le second Africain, quoiqu'il ne fût pas du même sang, .avait les mêmes goûts que le précédent, mais ce n'était chez lui qu'un désir de repos et de délassement, celui qui nous fait soupirer après les vacances et que nous connaissons si bien nous autres modernes. Verum otii fructus non est contentio animi sed relaxatiole profit du loisir n'est pas la contention d'esprit mais son repos —, dit Cicéron, et, dans un charmant passage, il continue à nous décrire Scipion et Lælius ramassant des coquillages au bord de la mer et se plaisant à redevenir enfants (repuerascere[14]). Ce besoin de jouir de la tranquillité et du repos, d'être quelque temps au moins livré à soi-même, de retrouver son moi, ce moi de quelque valeur indépendamment de l'existence du citoyen, se rencontre chez le contemporain de Cicéron et plus encore chez le fonctionnaire surmené de l'époque impériale. Deux fois dans sa vie Tibère, le maladif empereur, voulut fuir les hommes ; il se réfugia à Rhodes, puis à Caprée, reclus mélancolique, usé par le travail.

C'était alors à chacun en particulier à se pourvoir de sa station de repos. Il n'existait rien d'analogue à l'hôtel moderne. Dans les grandes et luxueuses villes d'eaux sur la côte de Campanie, Baies ou Baules par exemple, les habitations étaient toutes, que je sache, des résidences particulières[15]. Nous n'avons pas l'intention de décrire ici ces centres du luxe et du vice, très impropres à procurer au Romain fatigué le calme désiré ; la société de Baies était le lieu d'élection de la chronique scandaleuse ; une femme comme Clodia, la Lesbie de Catulle, pouvait y mener à son aise sa vie dissolue au vu et au su du public[16].

Nous irons de préférence faire rapidement le tour des villas de Cicéron ; cela nous permettra d'esquisser une description de la maison de campagne et de la vie champêtre au dernier siècle de la République. Cette visite nous sera facilitée par un livre excellent dû au Dr. O. E. Schmidt ; son enthousiasme sincère pour Cicéron l'a conduit à visiter en personne tous ces sites et à les décrire, ce dont il s'est acquitté de la manière la plus heureuse[17].

Puisqu'il n'y avait pas d'hôtels parmi lesquels on pût, quand on aimait le changement, choisir une retraite pour ses vacances, le Romain n'hésitait pas à acheter un terrain pour y construire, à acquérir une villa toute bâtie, ou à transformer une de ses fermes en une résidence munie de tout le confort moderne. Pour le choix du site, il se dirigeait du côté du sud de l'Italie. Il se procurait aisément ce qu'il lui fallait, soit dans les contrées les plus pittoresques du Latium au milieu des collines et des bois des Monts Albins ou de Tusculum, soit dans les fertiles plaines de la Campanie, paradis de l'oisif romain. Dans ce cas, il préférait le voisinage immédiat de la mer, et du reste on peut, sans quitter le Latium, trouver des promenades au bord de la mer, comme Scipion et Lælius. Toutes ces régions méridionales commençaient à se couvrir d'habitations commodes et luxueuses, mais dans la partie centrale et montagneuse de l'Italie, où le climat est plus rigoureux, la villa était encore l'ancienne ferme consacrée à la culture de la vigne et de l'olivier. Pour Cicéron et ses amis le mot de villa ne leur suggérait plus l'idée d'une ferme et d'une exploitation agricole, sens qu'il eût toujours pour le vieux Romain, comme dans le traité de Caton sur l'agriculture ; il évoquait alors l'image de jardins, de bibliothèques, de bains, de collections artistiques et de pièces nombreuses accommodées au travail ou aux réceptions. Quelquefois le jardin avait la dimension d'un parc orné de viviers et peuplé de gibier en abondance. Celui d'Hortensius, près de Laurent-uni, couvrait un espace clos de cinquante arpents, plein de bêtes sauvages et de gibier de toute espèce. Varron raconte que le célèbre orateur aimait à placer ses hôtes sur une éminence dans son parc, puis y mandait son Orphée, auquel il ordonnait de chanter et de jouer d'un instrument ; au son de cette musique, on voyait accourir une foule de cerfs, de sangliers et d'autres animaux dressés sans doute à cet exercice par l'appât de la provende[18]. Tels étaient les goûts du grand maître de l'éloquence asiatique.

Ceux de son grand rival étaient plus simples en fait de vie champêtre comme de rhétorique. La villa de Cicéron n'avait pas ce luxe vulgaire ; il préférait posséder plusieurs maisons simples, mais confortables, plutôt qu'une ou deux magnifiques. Les siennes étaient au nombre de six, sans compter une ou deux propriétés qu'il acheta pour un usage spécial et temporaire. Il est intéressant de remarquer quelle relation ces diverses habitations ont eue avec sa manière de vivre. Il ne pouvait pas se permettre de s'éloigner beaucoup de Rome ou d'une des voies principales qui y menaient rapidement. Toutes ses villas étaient situées sur une ou près d'une des grandes routes qui se dirigent de la capitale vers le Sud. Par la Voie Latine il pouvait atteindre en une heure ou deux Tusculum où, après la mort de Catulus, en 68, il avait acheté la villa de cet excellent aristocrate[19]. Il est impossible d'en déterminer la situation avec exactitude, mais Schmidt donne de bonnes raisons de croire qu'elle était là où l'on a l'habitude de la placer, sur la pente de la colline au-dessus de Frascati. C'est bien là, croyons-nous, qu'elle s'élevait et non dans le creux près de Grottaferrata[20] ; quiconque a visité ces lieux n'oubliera jamais l'admirable vue dont on y jouit, ni la fraîcheur de l'air qu'on respire sur ces pentes fleuries. Il n'est pas étonnant que le propriétaire les aimât. Après avoir pris possession, il écrit à Atticus : C'est là seulement que j'oublie, dans un doux repos, mes peines et mes ennuis (ad Att., I, 5, 7.) Et encore : Je suis si enchanté de Tusculum que, dès que j'y arrive, je me sens enchanté de moi-même (ad Att. I, 6.) C'est là qu'il composa la plupart de ses œuvres littéraires ; il y avait l'avantage d'être à portée de la magnifique bibliothèque de Lucullus, dont la villa toute proche lui était toujours ouverte[21]. A Tusculum il passa bien des moments heureux, jusqu'au jour où sa fille bien-aimée Tullia y mourut en 45. Après cette perte, il renonça quelque temps à s'y rendre, mais il finit par surmonter sa répugnance et ces lieux lui restèrent chers jusqu'à la fin de sa vie.

Si cette villa était bien où nous aimons à nous la représenter, la grand'route passait assez près dans la vallée entre Tusculum et le Mont Albin ; après l'avoir suivie pendant une cinquantaine de milles (80 kilomètres), Cicéron arrivait au Liris, non loin de Frégelles, y quittait la route et ne tardait pas à se trouver à Arpinum, son lieu de naissance et propriété qu'il tenait de ses ancêtres. A cette vieille maison Cicéron fut toujours tendrement attaché ; il ne parle d'aucune autre en un langage qui montre plus clairement combien son cœur était sensible aux beautés naturelles surtout quand ses souvenirs les associaient aux doux moments de son enfance[22].

CARTE INDIQUANT LA SITUATION DES VILLAS DE CICÉRON.

Dans la charmante introduction au second livre de son de Legibus (de la Constitution), il s'arrête avec un plaisir visible sur ce sentiment et sur les souvenirs qui s'y mêlaient. Grâce encore à ce même passage, nous entrevoyons le charme particulier que le Dr Schmidt attribue à ces lieux : l'abondance et le murmure des eaux courantes ; car, si notre guide ne fait pas erreur, la villa était située entre deux bras du Fibrenus, petite rivière limpide qui forme là un delta avant de se jeter dans le Liris[23]. En réalité, nous ne connaissons ni la situation ni le plan de cette villa, mais nous sommes mieux renseignés sur la maison de Quintus, frère de Cicéron, dont celui-ci donne au propriétaire absent une description si exacte que le Dr Schmidt se croit autorisé à l'appliquer par analogie à la maison de l'aîné[24]. Il faut avouer que ce raisonnement manque un peu de rigueur. En revanche, nous savons, de la vieille maison, au moins ceci : c'était à l'origine une vraie villa rurale avec des terres que le propriétaire cultivait lui-même. Le père de Cicéron, de santé délicate et de goûts littéraires, l'avait beaucoup agrandie et son fils en fit une résidence commode et confortable. Cicéron n'exploita pas en personne la terre de ses ancêtres ; il ne la faisait pas gérer par un intendant ; il la louait par parcelles (prædiola[25]), et nous désirerions qu'il eût donné quelques détails sur ses tenanciers et leurs méthodes de culture. La ferme primitive s'était donc transformée en une agréable habitation comme c'est le cas de beaucoup de manoirs que l'on voit en Angleterre. L'atrium, devenu cuisine, avait été relégué probablement à l'arrière du bâtiment ; on entrait directement dans le péristyle en traversant le vestibule, comme dans la plupart des maisons de campagne[26].

Le plan ci-contre de la villa de Diomèdes, à la sortie de Pompéï, peut servir d'exemple d'une disposition de ce genre ; c'était une maison de ville adaptée à des conditions rurales (villa pseudurbane.)

Quand Cicéron désirait quitter Arpinum pour une de ses villas sur la côte de Campanie, il n'avait qu'à suivre la vallée du Liris jusqu'à la mer, entre Minturnes et Formies, petite ville très vivante avec des vues charmantes sur la mer, dans le voisinage de la Gaëte moderne. Il y trouvait une de ses maisons, la première qu'il acheta après avoir hérité d'Arpinum. La situation de Formies lui convenait : elle était sur la Voie Appienne, par conséquent en communication directe par terre ou par mer, d'un côté avec Rome, de l'autre avec la baie de Naples. Au cas où Cicéron ne cherche pas un repos prolongé,

quand il se dispose à voyager, ou quand il s'attend à être dérangé, on le trouve souvent à Formies. Il y était au milieu de l'hiver de 50-49, à l'une des époques critiques de sa vie ; c'est là qu'à la fin de mars 49 il eut une entrevue célèbre avec César, qui le pressa en vain de l'accompagner à Rome. C'est encore à Formies que, las de tout, il passa les derniers jours de sa vie et qu'il fut assassiné par les scélérats à la solde d'Antoine, le 7 décembre 43.

Dans sa villa de Formies, située dans le voisinage ou à l'intérieur même de la petite ville, Cicéron ne trouvait pas le calme nécessaire à ses travaux littéraires. Le fâcheux se rencontrait, semble-t-il, ailleurs qu'à Rome ; dans une lettre adressée de Formies à Atticus en avril 59, Cicéron parle à son ami des ennuis qu'il subit : Quant à un travail littéraire, il n'en est pas question. Ma maison est une basilique. Ce n'est pas une villa ; on y vient en foule de Formies... C. Arrius demeure à ma porte ou plutôt il demeure chez moi et se refuse à aller à Rome, préférant passer ici avec moi des journées à philosopher. De l'autre côté, c'est Sebosus, le fameux ami de Catulus. Où me sauver ? A Arpinum, et sans tarder, s'il n'était pas plus commode pour toi de venir à Formies ; je t'y attendrai jusqu'à la veille des nones de mai. Tu vois que de fâcheux me rompent la tête[27].

Ses villas de Campanie auraient été pour lui d'accès aussi facile qu'Arpinum quand il voulait échapper à Formies et à ses fâcheux. La plus proche, dans le voisinage de Cumes, n'était pas à plus de soixante-cinq kilomètres en longeant la côte par la route qui passait par Minturnes, Sinuessa et Volturnum, ses étapes ordinaires. Nous ignorons presque tout de ce Cumanum. Les cataclysmes ont si profondément bouleversé toute cette région qu'il est impossible de retrouver la place de cette villa. Du reste, le propriétaire ne paraît pas s'y être jamais beaucoup plu : elle était trop près de Baies et de Baules pour se prêter aux goûts d'un écrivain qui aimait la tranquillité ; la haute noblesse, dans ses vastes et luxueux palais, était trop voisine pour qu'un homme nouveau se sentît tout à fait à son aise dans ce voisinage. Et cependant, vers la fin de sa vie, Cicéron ajouta à ses autres possessions une propriété située dans la même région, à Pouzzoles ou près de Pouzzoles. Cette ville était en train de prendre une grande importance ; mais le choix de Cicéron s'explique parce qu'un banquier de Pouzzoles nommé Cluvius, un de ses vieux amis, lui avait légué sa propriété, de moitié avec César. Redoutable testament, en vérité ! Il semble bien que Cicéron racheta la part de César, persuadé qu'il faisait là un bon placement. Il commença même à y élever une villa dont il n'eut guère l'occasion de se servir. Il est possible que ce soit là qu'il reçut César et sa suite à la fin de 45[28], ainsi qu'il le raconte dans une lettre célèbre du 21 décembre (ad Att., XIII, 52) ; comme il s'agissait de recevoir convenablement deux mille personnes, Cicéron avait bien le droit de dire, malgré le charme d'un entretien littéraire avec César, que son hôte n'était pas de ces gens qu'on souhaite de revoir souvent.

De l'autre côté de la baie, on apercevait, du haut du pli de terrain qui s'élève entre Baies et Cumes, la petite ville de Pompéi, au pied du Vésuve endormi. Là aussi, aux portes de la ville, Cicéron avait une villa qui paraît lui avoir été chère et y jouissait de la compagnie paisible et douce de son ami M. Marius. Il est très douteux qu'on parvienne à retrouver cette villa parmi les excavations de Pompéi. Cependant, suivant notre guide, une certaine 'raison hors de la ville, à gauche de la route, en face de la Porta Herculanea, serait bien celle que nous souhaiterions et qu'on désigne, depuis 1763, époque où elle fut découverte, sous le nom de maison de Cicéron. Il faut confesser honnêtement que l'identification n'est pas certaine et la trouvaille de quelque objet ou de quelque inscription qui justifierait l'hypothèse est bien improbable[29].

Si ses fonctions d'avocat ou les affaires politiques rappelaient subitement Cicéron à Rome, il se hâtait de gagner Formies ; il y couchait et de là, par la route que le voyage d'Horace à Brindes a rendue si célèbre, il arrivait à une autre maison, sur la côte, dans la petite ville d'Antium. C'était au bord de la mer sa résidence la plus proche de Rome ; il y habitait souvent quand il ne pouvait pas s'éloigner de la capitale. Après la mort de sa fille en 45, il paraît l'avoir vendue à Lepidus et, incapable de supporter le séjour à Tusculum, il acheta une petite maison dans un îlot nommé Astura au bord même des Marais Pontins. Là, dans cette contrée mélancolique et malsaine, il passait des journées entières à parcourir les bois, s'abandonnant à sa douleur. Et, malgré tout, c'était un lieu agréable, entouré de tous côtés par la mer, en vue des côtes d'Antium et de Circéi[30] et en harmonie avec ses sentiments. Il y resta longtemps, écrivant lettre sur lettre à Atticus, à propos de l'érection dans des jardins qu'il voulait acquérir près de Rome d'un monument à celle qu'il avait perdue.

Grâce à ces esquisses des maisons de campagne de Cicéron, nous pourrons nous faire une idée de ce que devait être la vie nomade d'un grand personnage de l'époque. Il n'était pas accoutumé à une vie calme et régulière ; dès son jeune âge, il avait l'habitude de voyager, d'aller en Grèce parachever son éducation ou de se rendre dans quelque province, peut-être pour y remplir les fonctions de questeur, puis de préteur ou de consul, ne rentrant à Rome que pour en ressortir aussitôt et gagner une de ses villas sans intention de s'y fixer, au moins pour longtemps. Ce n'était pas là une vie saine pour l'esprit ; la pensée sérieuse, le travail appliqué à la solution des grands problèmes philosophiques ou politiques est incompatible avec de perpétuels changements de lieux et des habitudes irrégulières[31]. Le fait est que personne à cette époque n'a cherché sérieusement à approfondir ces problèmes. Cicéron, par exemple, arrivait à Tusculum ou à Arpinum apportant quelques livres indispensables ; il en empruntait d'autres si possible et, à portée d'un original grec qu'il ne quittait pour ainsi dire pas des yeux, il se mettait à composer un traité d'éthique ou de rhétorique, avec une rapidité prodigieuse. A Baïes ou en tout autre lieu de ce genre un travail assidu était hors de question ; du reste, il y aurait passé pour ridicule. Cette époque ne produisit pas un seul penseur original. Quant à César, son tempérament le portait à raisonner sur des faits réels et non à spéculer sur des idées et des principes abstraits. Varron le rude Sabin était un savant de grand sens, capable de colliger avec diligence des faits et des traditions, mais aussi incapable que n'importe quel Romain de son temps de s'attaquer à des questions de philosophie ou de théologie. Sauf exception, la vie du riche était trop confortable, trop dissipée, pour lui faire rechercher des occupations intellectuelles.

Cette vie n'avait aucun rapport avec l'activité pratique ni avec l'emploi judicieux du capital. Cicéron et ses amis par exemple, ne mentionnent jamais l'agriculture ni ne témoignent jamais aucun intérêt pour les progrès, en supposant qu'il y en eût, dans les méthodes scientifiques appliquées à des cultures nouvelles[32]. Pour en savoir quelque chose il faut s'adresser à Varron et au traité d'agriculture qu'il composa dans sa vieillesse quelques années après la mort de Cicéron. Au troisième livre de cet ouvrage d'une valeur inestimable, on trouvera tout ce que l'on peut désirer savoir de la villa rurale à cette époque, de la ferme proprement dite avec ses celliers et ses moulins à huile, semblable à celle qui vient d'être excavée à Boscoreale, près de Pompéi. Il serait pourtant injuste envers Cicéron et ses amis, qui appartenaient à l'aristocratie la plus sage et la plus paisible, de qualifier toute leur œuvre. de stérile. Il est vrai qu'ils n'exercèrent aucune influence permanente sur la pensée et qu'ils ne surent pas améliorer la condition matérielle de l'Italie ou de l'Empire. Nous irons même jusqu'à convenir qu'on peut faire dater de leur temps le début de ce penchant au dilettantisme qui ne fit que s'exagérer à l'époque que le professeur Dill a brillamment décrite dans son livre Roman Society from Nero to Marcus Aurelius et qui grandit encore aux derniers temps de la société romaine que le même auteur a peinte aussi.

On peut douter que jamais, quelles qu'eussent été les circonstances, la race romaine eût produit un grand prophète ou un grand philosophe. La plus belle œuvre des Romains fut autre ; ce fut l'humanisation de la société par le développement rationnel de la législation et par la diffusion de la pensée et de la littérature grecques dans le monde occidental. Telle fut pour un Cicéron, pour un Sulpicius Rufus et pour beaucoup d'autres l'œuvre de leurs meilleures années. Ils réussirent en outre à créer, comme moyen d'expression, une langue de la prose qui peut passer pour une des plus parfaites que le monde ait connues ou connaîtra jamais. Cette œuvre ils l'accomplirent en s'aidant les uns les autres, en mettant dans leur commerce amical cette bonté, cette bonne humeur qui font l'agrément de la vie. C'est précisément cette humanité qu'un homme d'un admirable talent, mais un homme du Nord, Mommsen, en dépit de ce qu'il y avait en lui de romantique et de passionné, n'a jamais pu comprendre. Tout ce qu'il y eut de charme et de douceur dans cette existence au milieu de villas, de statues, de bibliothèques, lui paraissait tout simplement méprisable. Espérons qu'il n'a pas fait un tort irréparable à la mémoire de Cicéron, ni à celle des hommes de moindre mérite qui ont mené, comme lui, une vie honorable et élégante.

 

 

 



[1] Life in Anciens Athens, p. 55.

[2] Sur cette manière de comprendre le Lar, voir WISSOWA, Religion und Kultur der Römer (2e éd.), p. 168 sqq., et une note de l'auteur dans Archiv. für Religionszvissenschaft, 1906, p. 529 sqq. Voir aussi : W. WARDE FOWLER, The Religious Experience of the Roman people, p. 77, 78 (Macmillan and C°, London 1911).

[3] Fasti, VI, 299. Autrefois la famille prenait place sur de longs bancs devant le foyer et l'on croyait que les dieux assistaient au repas.

[4] CATON, de Agricultura, ch. II, finit. ; HORACE, Epode, 2, 65 ; Sat., II, 6, 65.

[5] Ou lectulus adversus, c'est-à-dire en face de la porte ; ASCONIUS, édit. K. S., p. 38, bon passage sur le contenu d'un atrium.

[6] Voir THÉDENAT, Pompéi (Vie privée), p. 49 sqq.

[7] MAU, Pompeji (2e éd.), p. 250.

[8] On jugera quelle pouvait en être l'étendue d'après SALLUSTE, Catilina, 12.

[9] Quintus Cicéron qui avait fait fortune par sa campagne en Gaule avec César, eut la fantaisie d'une domus suburbana : CICÉRON, ad. Q. Fratr., III, 1-7. Marcus dit à son frère qu'il ne se soucie guère d'une résidence de ce genre et que sa maison au Palatin a tous les charmes d'une suburbana. Sa villa de Tusculum avait les avantages d'une résidence de banlieue.

[10] Voir dans MAYOR, Notes to Juvenal, p. 173, 203, 207, une collection de passages sur les bruits et les foules de Rome.

[11] Quelques remarques intéressantes sur l'aspect général de la ville se trouvent dans le dernier chapitre de LANCIANI, Ruins and Excavations.

[12] Ad Fam., II, 12. Urbem, Urbem, mi Rufe, cole et in ista luce vive. Omnis peregrinatio (voyage à l'étranger) obscura et sordida est quorum industria Romæ potest illustris esse, etc.

[13] LUCRÈCE, II, 22 sqq ; III, 1060 sqq. Cp. SÉNÈQUE, Epist., 69, 1 : Frequens migratio instabilis animi est, etc.

[14] De Oratore, II, 22.

[15] Ces maisons ainsi que la côte où elles s'élevaient, se sont effondrées depuis longtemps dans la mer. C'est maintenant seulement que, grâce à la persévérance de M. R. F. GUNTHER, de Magdalen College, nous pouvons nous en représenter la position et l'ancienne magnificence. Voir son livre : Earth movements in the Bay of Naples.

[16] Voir CICÉRON, pro Cælio, 48, 50.

[17] Ciceros Villen, Leipzig, 1889.

[18] VARRON, R. R.

[19] La villa avait appartenu à Sylla ; et ces origines aristocratiques ne furent pas sans occasionner quelques ennuis à Cicéron.

[20] SCHMIDT, op. cit., p. 31.

[21] De Finibus, III, 2, 7.

[22] De Legibus, II, 1.

[23] SCHMIDT, op. cit., p. 15.

[24] Ad Q. Fratr., III, 1.

[25] Ad Att., XIII, 19, 2.

[26] Pour plus de détails sur les charmes de la Villa d'Arpinum, voir SCHMIDT, op. cit.

[27] Ad Att., XII, 14 et 15.

[28] O. E. SCHMIDT, Briefwechsel Ciceros, p. 66 et 454 ; mais voyez ses Ciceros Villen, p. 46, note.

[29] Voir MAU, Pompeji, p. 15 (2e éd.).

[30] Ad Att., XII, 19, init.

[31] Voir SÉNÈQUE, Epist., 69, sur l'influence troublante de ce perpétuel changement de scène.

[32] Il y a une exception dans la lettre de Cicéron le jeune à Tiron, citée plus haut.